VII

J'ai dû faire pénitence à une dose vraiment exceptionnelle car tenez-vous bien, un beau jour il est réapparu. Vous me croyez pas? je vois, vous me pensez dérangé, il prend les vessies pour des lanternes que vous éructez, c'est sa douleur qui lui est montée au cerveau, et pourtant j'invente rien, je vous le remets en capitales: IL EST RÉAPPARU, prenez vos lunettes et relisez s'il le faut, relisez donc ça me fait plaisir, servez-vous c'est ma tournée, il est réapparu alors que j'avais aucun espoir, et paradoxalement ce fut mon malheur qui causa son émergence. Je veux parler de l'article dans le journal, celui qui démultipliait ma honte et faisait de moi un antihéros. Vous avez vu n'est-ce pas comme cet article m'avait fait sortir de l'anonymat, or il se trouve que tout ce qui est connu devient monnayable, j'avais un prix maintenant, les papiers qui m'avaient appartenu faisaient saliver les collectionneurs, dans leurs catalogues ma cote montait et c'était bien le seul domaine où elle montait ma cote!

Avec ce tapage mercantile autour de mon nom, un matin je me réveille et j'apprends à la radio que mon Baccalauréat allait passer en vente publique à l'Hôtel des ventes. J'ai cru d'abord à une farce, elle est bien bonne celle-là je rigolais, quel est le comique qui a inventé cette histoire grotesque, lorsque le téléphone se met à sonner. C'était le collectionneur d'en face qui me confirma l'incroyable nouvelle: quelqu'un voulait profiter de ma soudaine notoriété et avait mis mon Baccalauréat en vente dans l'espoir de faire une bonne spéculation. Selon le collectionneur, ce quelqu'un c'était forcément moi, il avait l'esprit vicieux le collectionneur, il me soupçonnait d'avoir monté cette affaire pour me faire mousser et toucher le jackpot, tu es retors disait le collectionneur, c'est un beau coup de Trafalgar que tu fais à la profession d'antiquaire, mais t'en fais pas on te fera passer aux rayons X, tu ne pourras plus cacher tes petites combines, compte sur moi, à moins que tu ne me mettes au parfum, un petit dix pour cent me suffirait.

Au nez je lui ai raccroché, sur la moquette je me suis replié car j'avais les jambes flagada, c'était l'émotion vous vous en doutez, un choc terrible, mais aussi un sentiment de victoire, le chantage du sagouin j'en avais que faire, j'entendais le bourdonnement dans mes oreilles, Il est là, Il existe, des témoins l'avaient vu, t'as bien fait de t'acharner. Oui vous avez raison, on peut parler de miracle, que sont Lourdes et Notre-Dame-de-Lorette à côté de ce qui m'arrivait? Au moment où je vous écris, je la sens encore cette chair de poule qui me parcourt en geysers comme un mousseux un peu tiède qu'on verse, je sens ma gorge angineuse, les aisselles inondées, ah! quelle jouissance! il avait refait surface mon animal du loch Ness!

Mon second réflexe fut pour Marko, je l'appelle aussitôt, allez, il me dit, ce soir je t'invite au restaurant, un Baccalauréat qu'on retrouve ça s'arrose. Et comment! je lui fais, on va se faire une beuverie pour oublier les années noires, c'était grandiose à quel point mon attitude avait changé, je rayonnais d'optimisme, pourtant je n'avais pas plus mon Baccalauréat que trois heures auparavant, inconsciemment je me doutais bien que le récupérer ne serait pas une partie de plaisir, mais vous savez comment sont nos réglages internes, on se surprend à fantasmer alors que rien ne le justifie, on se laisse facilement berner par l'espérance, les chimères trouvent mille moyens de s'infiltrer.

Ça sonne à nouveau, c'est au tour d'un timbre familier de résonner dans le combiné, pendant une seconde je cherche mes repères, cette voix où l'avais-je entendue auparavant? et puis ça me revient, Françoise! Oui, qu'elle fait, je t'appelais pour un petit bonjour, j'ai appris pour la vente aux enchères, tu sais ça nous a soulagés qu'on le retrouve, la famille, les collègues, on a été ravis d'apprendre la nouvelle, on se faisait du mauvais sang pour lui, sa disparition nous avait traumatisés, par ailleurs je voulais t'encourager, c'est peut-être l'occasion ou jamais de le récupérer. Merci du conseil, je fais, je tâcherai de me débrouiller, c'est tout ce que t'avais à me dire? Non, vous pensez bien, elle voulait frimer aussi, me dire qu'elle était maman, pas de moi elle précise, de quelqu'un de plus solide. Mais ce n'est pas tout, elle avait un boulot d'enfer à la Bibliothèque nationale, d'enfer je dis ça dans le sens positif, avec ses talents pour le rangement ils l'ont embauchée dare-dare, directrice des archives ils l'ont mise rien que ça. Dis donc je fais, tu as bien fait de me larguer, ça t'a donné des ailes ma parole, elle se tait à l'autre bout du fil, puis elle dit qu'elle pense souvent à moi, j'en déduis qu'il lui reste du sentiment, ce n'est peut-être pas le feu de Bengale, mais l'étincelle n'est pas morte. Tu vois je lui fais, tu avais tort de me croire irresponsable, le Baccalauréat existe bel et bien, je n'ai pas volé mes diplômes. Eh faut pas pousser qu'elle répond, il existe peut-être et c'est un grand bonheur qu'on l'ait retrouvé mais tu l'as perdu quand même ce qui ne change rien à mon diagnostic, quand tu l'auras récupéré on en reparlera, si d'ici là je n'ai pas un meilleur parti qu'elle ajoute. Tope là! je raccroche et soudain je doute, vous savez ce genre de doute qui vous tétanise alors que la partie semble gagnée, je me demande si je rêve pas, j'en ai tellement eu des fausses bonnes nouvelles.


Du doute à la réalité il n'y a qu'un pas, plus exactement six stations de métro sans changement jusqu'à l'Hôtel des ventes, le jour venu je les enfile et… le voici! le doute n'est plus permis! c'est lui, je le reconnais! Comme on se retrouve! Je lis mon nom tapé à la machine en plein milieu du document, oui, c'est bien de moi qu'il parle, mes chevilles font la bascule, je n'ai plus la force de bouger, même tourner la tête est devenu impossible, je suinte l'extase, en adoration je suis devant mon Baccalauréat, ou devrais-je dire: devant ce Monument, car la feuille a jauni avec le temps et ça lui donne une patine, je suis ému c'est peu dire, comme j'aperçois en bas le tampon du Ministère et le profil de la République encapsulée dans une capote, j'ai le cœur qui se serre, le genre de réaction quasi mystique que l'on ressent parfois quand on lit une poésie. Ah j'oubliais de vous préciser, c'est l'émotion vous comprenez, nous sommes chez le commissaire-priseur. Mon Baccalauréat est dans une console blindée, de partout on l'éclairé, des spots lui chauffent la peau, c'est une vedette dans son genre mon Baccalauréat, Miss France n'en reçoit pas autant de lumière quand elle est en maillot, des messieurs très distingués genre banquiers à la retraite s'agglutinent devant lui, ils sont d'un âge conséquent ces messieurs, on peut dire que la mort les a repérés mais ça ne les empêche pas de baver comme des gamins devant un sex-shop, ils plissent les yeux pour en voir tous les détails, dans la salle d'exposition il fait chaud, ils transpirent sous leurs trois-pièces, les spots ça vous donne du rayonnement, l'oxygène a brusquement fondu, il a été remplacé par l'odeur du fauve, impossible d'entrer dans la salle sans que ça vous prenne au nez, heureusement une fois que vous y êtes l'organisme s'habitue. Je me faufile dans cette ambiance, on sent l'adrénaline, elle est palpable je vous dis, on pourrait y accrocher son manteau, c'est l'adrénaline des enchères, les collectionneurs comptent leurs sous, dans leur tête ils analysent leurs capacités financières, ils se fixent des limites à ne pas dépasser, on les sent fébriles, c'est leur argent qu'ils s'apprêtent à jouer. La veille, peu d'entre eux ont dormi, on voit leur teint blafard qui se découpe sur les tentures rouges, certains font semblant de lire le journal, leurs yeux sautent de titre en titre sans en saisir le sens, leur esprit est ailleurs, ils prient comme ils n'ont jamais prié, en secret ils espèrent que personne n'en voudra de cette feuille qu'ils convoitent, leur rêve serait que le commissaire commence les enchères et pas un chat qui se manifeste, alors ils raflent la mise pour une bouchée de pain, mon Dieu faites donc que je sois le seul, ô Dieu j'en ai tant envie de cette feuille dans ma collection, c'est une question vitale pour un collectionneur, vous devez le comprendre mon Dieu, vous qui collectionnez les âmes! Et moi je prie comme eux, sauf que c'est ma survie qui passe aux enchères, j'en ai follement besoin de mon Baccalauréat, pas la peine de vous faire un dessin, je ne peux pas le laisser à un inconnu, pourtant je n'ai pas un rond, comment ferai-je pour le récupérer? Accablé, je m'installe au fond de la salle, la grande braderie va commencer, je vais assister impuissant à la liquidation de ma merveille sans pouvoir réagir, c'est un sentiment curieux qui me tient au ventre, un peu comme si j'assistais à ma propre mise à mort.

Messieurs, la vente est ouverte, les frais sont de tant de pour cent en sus des enchères, le commis débite les mots d'usage, un silence respectueux se fait dans la salle, les gens sont comprimés les uns contre les autres. Le commissaire tape les trois coups réglementaires, et voilà que les objets se mettent à défiler, secrétaires Louis XV, banquettes Consulat, les prix sont affichés sur un grand tableau au-dessus du commissaire, ça lui fait comme une auréole. Les mains se lèvent mollement, allons messieurs un peu d'entrain! je vais adjuger, le marteau claque, lustre Régence pour la casquette à la cimaise, adjugé!

Ils sont rusés chez le commissaire, ils n'envoient pas mon Baccalauréat tout de suite, ils laissent la tension monter avec les meubles, ils font attendre pour que les nerfs se compriment davantage, ce sont des psychologues de premier ordre, ils balancent la camelote d'abord. Les prix restent raisonnables, on dirait que les marchands se réservent pour la suite, alors le commissaire fait venir quelques femmes de collection, dont une blonde très vulgaire, d'habitude ce genre de femmes plaît énormément aux vieux, le blond fait électrochoc. L'effet est là, ceux des premiers rangs se précipitent pour palper la marchandise, le commissaire laisse faire, avant de passer aux choses sérieuses il veut un peu de sérénité, que l'atmosphère se décharge des électrons, alors ils la couchent sur la commode en nouille, on la voit qui gigote style vous m'ennuyez, mais on ne lui demande pas son avis à celle-là! un ouistiti aux cheveux replantés s'introduit déjà, les vieux c'est très anguille, ça se faufile dans les moindres recoins pour peu qu'il y ait un peu de chaleur. Un chauve avec des plaques rouges sur le crâne s'affaire autour de la jolie bouche rose, la blondasse a une contenance prodigieuse, elle n'est plus debout depuis longtemps, sa chevelure s'est éparpillée sur l'acajou tandis qu'un grabataire s'en frotte le membrillon, et moi je reste au fond de la salle, de toute façon traverser la foule des vieilles peaux tient de la mission impossible, ils forment une masse compacte de touffes cramoisies, à ce stade je ne vois même plus ce qu'ils font, on entend des brames et le commissaire-priseur qui tempère les ardeurs, attention qu'il crie, si vous l'abîmez ça va baisser son prix, ménagez-vous messieurs, prenez garde à vos stimulateurs cardiaques, soudain il a peur de voir sa clientèle indisposée, alors il accélère la mise à prix, qui en veut de la fille? regardez le beau modèle, allez messieurs pour ce prix-là c'est donné, hop hop adjugé! et voici les manutentionnaires qui emmènent le corps parfumé dans les réserves, on lui épingle un numéro sur le sein gauche, elle fait un au revoir du menton, toute la salle est sous le charme.

Mais voilà que l'on fait un silence de mort, c'est le moment tant attendu, je vois mon Baccalauréat qui sort de la vitrine, le commissaire-priseur le manie avec de grandes précautions, on dirait qu'il tient le saint suaire, il le lève au-dessus de lui pour que toute la salle voie bien, nous en venons au clou de cette vente, aussitôt les téléphones se mettent à sonner, les grandes capitales sont en ligne, les collectionneurs du monde entier veulent passer des ordres, on se bouscule tandis que les retardataires s'incrustent dans la salle, comment font-ils pour entrer? La mise à prix est relativement basse, elle fait deux mois de mon salaire, alors sans hésiter je lève le bras: moi! preneur! le commissaire accroche mon regard et dirige vers moi son marteau, au fond de la salle la première enchère, les vieux tournent lentement leurs monocles vers moi, on dirait que le temps a un coup de fatigue, il reprend son souffle le temps tandis qu'on me jauge, je me mets à espérer, et si je m'étais trompé? et si j'étais le seul à en vouloir de mon Baccalauréat? c'est la griserie qui me suggère ces idioties, contre toutes les évidences l'homme a besoin de se rassurer, évidemment c'est un leurre, le fameux calme avant la tempête, car le temps de latence passé les hordes de marchands se jettent dans la bataille, je me fais déborder après deux tentatives, c'est maintenant le chauve en plaques qui tient l'enchère, il me regarde l'air de dire que je ne suis qu'un jeunot, petit bras je suis, grande gueule mais pisse-pas-loin, il a tort de se réjouir le chauve, l'enchère lui échappe, elle s'envole de l'autre côté de la salle vers le premier balcon, et je vois le chauve qui peine à suivre, nous en sommes à dix mois de mon salaire, alors il s'essouffle le chauve, il bat en retraite, même lui et ses économies d'une vie de travail ne suffisent pas, on le voit qui se prend la tête à deux mains, il pleure le chauve. Eh pleure pas, le chauve! je lui crie, regarde-moi, je tiens le coup, pourtant j'ai plus à perdre que toi, sois digne le chauve l Pendant ce temps l'enchère est partie, elle n'est plus dans la salle, c'est quelqu'un d'un autre continent qui la possède, il est blotti au fond du téléphone, il fait monter les prix à grands coups de dollars, le commissaire lui cause en anglais, on est à plusieurs millions, ceux de la salle sont dépassés, les pauvres collectionneurs français se font battre à plate couture, c'est un duo au téléphone qui se dispute mon Baccalauréat, l'enchère frôle le siècle de mon traitement de fonctionnaire, puis se calme, les ordres ralentissent, les passions retombent, un moment de silence gagne l'univers. Adjugé, souffle le commissaire presque en chuchotant et son marteau nous fait sursauter. C'est fini.

Je sors de l'Hôtel des ventes, je suis épuisé, un sentiment de défaite m'accompagne jusqu'à la maison, ceux qui ont eu dans leur vie des rêves brisés n'ont pas besoin de commentaires, ils me comprennent d'instinct, ils voient tout comme moi l'uniformité grise du trottoir, tout comme moi ils ont envie d'y disparaître à chaque pas. On dîne avec Marko, il n'est pas gai non plus, c'est à peine s'il mange, on dirait qu'on le force. Une chose est sûre, dis-je pour diluer le silence, c'est qu'il n'est pas dans mes affaires, ni chez mes parents, ni chez Françoise, ni à moins d'une centaine de kilomètres à la ronde, et pour cause! Tu ne peux plus m'accuser de laxisme dans mes recherches ô Marko. Les enchères auront eu le mérite de te calmer de ce côté-là.

Marko ne fait pas un plat de mon blocage, il tète sa tartine comme si je n'existais pas, ohé, je fais, je suis là. Stop! qu'il fait, je crois que j'ai une vision, la vie n'est pas aussi noire que tu l'imagines, tu as marqué un point sans même t'en rendre compte, tu as rapetissé aux yeux de l'opinion et c'est une grande victoire au point où tu en es. Écoute, le prix astronomique que ton Baccalauréat a atteint va faire la une des journaux, on a sans doute battu un record mondial pour un document, déjà on ne parle que de lui, dans les jours qui viennent le phénomène va sûrement s'amplifier, et cela prouve au moins une chose, c'est que ton Baccalauréat a éclipsé ta faute, il t'a volé la vedette mon pauvre ami. L'opinion le considère comme une relique, c'est un morceau de la sainte Croix ton Baccalauréat, une oreille de Van Gogh, et je parie que le fait que tu l'aies égaré est passé au second plan, ça fait partie de l'Histoire comme on dit et plus personne n'y pense. Pas moi, je lui fais remarquer, moi je n'arrête pas d'y penser. Je n'en attendais pas moins de ta part, qu'il continue, tu es réellement digne, cette foi dont je t'ai parlé l'autre jour quand nous avons prié ensemble tu l'as dans ton cœur. Cependant, à défaut de soigner ta conscience, on tient peut-être l'occasion de te réhabiliter, je veux dire du point de vue administratif. Car s'il est de notoriété publique que ton Baccalauréat existe, que tu sois réellement possesseur du document ou pas, je ne vois pas ce que tu aurais à prouver en plus vis-à-vis de l'Institut. En quoi une copie certifiée serait-elle plus importante qu'un compte rendu de commissaire-priseur qui stipule noir sur blanc que ton Baccalauréat est passé entre ses mains? Tu vois ce que je veux dire? Si t'allais voir la chef du personnel? Qui ne tente rien…

Ça paraissait logique et je me suis enflammé, t'es un génie je me suis écrié, le lendemain j'ai couru à l'Institut, j'ai demandé une audience à la chef du personnel, elle m'a reçu avec un sourire de politesse qui valait dix insultes, je lui ai répété mot pour mot notre raisonnement, là encore ça paraissait logique, mais il faut se méfier de la logique, c'est un piège que l'on soulignera jamais assez, il n'y a que les faits qui comptent dans ce monde, ce fut exactement l'opinion de la chef du personnel, vous êtes bien gentil, qu'elle me disait en articulant comme si elle parlait à un retardé, mais deux et deux font quatre et moi j'ai besoin d'une copie certifiée, c'est marqué dans le règlement, alors apportez-la-moi, c'est tout ce que je demande. Décidément elle reste rabat-joie: je suis d'accord avec vous jusqu'à un certain point, disait-elle, nous sommes très contents qu'il ait été retrouvé, ce fut une nouvelle merveilleuse, j'ajouterai que les événements récents à l'Hôtel des ventes parlent en votre faveur puisque nous avons la preuve qu'il existe, ce qui était loin d'être clair auparavant, mais comment fais-je concrètement pour compléter votre dossier? Soyez donc matérialiste au lieu de bâtir des théories, c'est un défaut de vous tous, paléontologues théoriciens, vous fantasmez au lieu de produire des preuves. Tenez, vous n'avez qu'à contacter celui qui a acheté votre diplôme, demandez-lui de vous le prêter pour une journée et courez à la mairie faire certifier. Il y avait de l'ironie dans l'air, la chef se payait ma tête à peu de frais, elle savait bien que l'acheteur du Baccalauréat était anonyme, on ne dévoile pas son nom quand on fait des transactions de ce niveau, j'étais dans une impasse, elle continuait à sourire en regardant sa montre, l'audience était terminée, et vous remarquerez pas un mot sur ma responsabilité comme si la perte n'avait jamais eu lieu. Il avait eu raison Marko, on ne parlait plus de ma faute, ça n'empêchait pas la chef de me détester, le résultat pratique était le même, mais l'éclairage avait changé, ça me réconforta, je me suis mis à chercher des parallèles historiques, au Temple de Salomon j'ai pensé, si un jour on le retrouvait intact, disons recouvert de quelques mètres de terre, eh bien personne n'irait critiquer les Romains qui l'avaient détruit, la joie serait trop grande, l'allégresse l'emporterait sur la rancœur. C'est ce qui m'arrivait.

Je sortis de son bureau et je suis passé voir Marko, il était occupé à étiqueter mes os d'iguanodon, je ne voulais pas le déranger alors je ne suis pas resté, je circulais avec nostalgie dans mes anciens locaux, je revis la machine à café, les grandes armoires de rangement me pincèrent le cœur, jamais je ne vous reverrai me disais-je, mes compagnons de vingt ans de vie m'accompagnaient dans les couloirs en silence. J'ai passé une tête au secrétariat, Nadine me reconnut et me salua avec tendresse, on voyait que je lui faisais des souvenirs, visiblement elle m'avait pardonné mes offenses elle aussi, on se promena ensemble dans le couloir, on critiqua la chef du personnel, le département des herbivores était sous sa coupe maintenant, Nadine n'en paraissait pas emballée. Ensuite on alla tranquillement dans les W.C. des filles, un travail sobre sans acrobaties, Nadine prit un laxatif en suppositoire, ses besoins se déversèrent dans la cuvette à grands bruits d'eau, avec mes doigts je l'aidais du mieux que je pouvais, libérer ses intestins est un plaisir intense, je la voyais ravie malgré l'odeur, alors je m'en suis barbouillé comme un gosse qui mange une tarte aux myrtilles, on s'embrassait dans la fureur du Niagara et c'est tout naturellement que je me suis calé dans son arrière-train, je dois dire que jamais Nadine n'avait été aussi lisse.

J'ai tout lu les journaux, qu'elle me dit ensuite, et vous ne pouvez pas savoir comme je vous plains, ça doit être terrible ce que vous vivez, c'est comme si vous aviez le cancer, un coup du sort d'une violence terrible qui vous détruit de l'intérieur, d'autant que ça doit vous faire mal de voir votre Baccalauréat exposé comme un vulgaire papier à la vitrine du Louvre des Antiquaires. Comment? je fais, répétez un peu, j'ai cru mal entendre. Ben oui, qu'elle répète, le Louvre des Antiquaires c'est un magasin rive droite, je passais devant l'autre jour et je l'ai vu, excusez-moi si je l'ai dit un peu brutalement, je suis très maladroite dans ces circonstances. Ça ne fait rien, chère Nadine, je l'embrasse, vous êtes adorable, ni une ni deux je fonce à l'adresse indiquée, et je le vois effectivement, il est exposé comme si de rien n'était dans la vitrine d'un marchand d'autographes, sauf que la couleur du papier est verdâtre, le reste c'est tout pareil, mon nom en plein milieu des lauriers, la République qui a l'air d'une maquerelle, le cachet tatoué au fond du document, mais il y a cette couleur dérangeante, et puis il est plus abîmé dans les marges, ça et là le papier est sali, l'ensemble me fait un choc désagréable, j'ai soudain l'impression de voir double, c'est pas possible que je me dis. Mais si! il faut se rendre à l'évidence, le vrai Baccalauréat je l'avais là devant les yeux, mon unique véridique, mon bachot égaré. Pauvre de moi! peut-on être sûr de ses impressions quand on n'a pas vu l'original depuis des années? Bouche bée je fixais la vitrine, mes pensées se mélangeaient on aurait dit un évier, alors le marchand me fait signe d'entrer, il me prend sans doute pour un collectionneur, que puis-je pour vous? il me demande, puis tout à coup: bon sang! je vous reconnais! vous seriez pas des fois le paléontologue dont tout le monde parle, oui je fais, c'est bien moi et je me serais bien passé de cette publicité. Sans vouloir vous faire du chagrin, il continue, je voudrais attirer votre attention sur notre vitrine, on y a exposé un morceau d'anthologie qui vous rappellera le bon vieux temps, oui je fais, j'ai remarqué, mais alors que dire de celui de la fameuse vente aux enchères? Il se braque comme si j'avais profané sa mère, un faux! s'écrie-t-il, c'est un scandale, une manipulation, ça ne se passera pas comme du beurre, vous verrez que les auteurs de cette sinistre affaire vont bientôt se retrouver devant les tribunaux, ah ils auront à répondre de leurs crimes ces escrocs du dimanche, je dis bien du dimanche car ce faux était décelable par n'importe quel dilettante muni d'une loupe, vous avez vu n'est-ce pas qu'il n'y avait même pas de filigrane sur ce prétendu Baccalauréat et dire qu'il y a des niais qui ont marché dans le panneau, c'est consternant à quel point le monde est pourri. Là je suis d'accord, je lui dis, le monde ne sent pas la rose, alors justement comment ferez-vous pour vendre le vôtre maintenant que le monde est persuadé que le vrai vient de passer à l'Hôtel des ventes? C'est pas grave qu'il me dit, j'ai déjà un comité de soutien, on va secouer le cocotier quelque chose de féroce, et quand les médias s'en mêleront je ne donnerai pas cher de leur peau de racaille. Vous voyez bien, vous au moins, que le mien est authentique? Il a un air convaincu comme s'il avait assisté en personne à la Résurrection. Je dis je sais pas, peut-être bien que oui, peut-être bien que non, comment voulez-vous que je le dise avec certitude, alors il se braque contre moi, j'aurais blasphémé en pleine eucharistie il n'aurait pas réagi plus vivement, comment osez-vous, monsieur vous êtes un goujat, vous avez donc réellement perdu tout sens éthique, vous seriez du genre à pas reconnaître votre enfant que ça ne m'étonnerait pas, espèce de monstre. J'ai compris qu'il ne fallait pas m'éterniser, ce n'était pas la première fois qu'on me chassait, j'étais habitué à toutes sortes de coups bas, j'avais la carapace solide, juste une parenthèse: rétrospectivement je crois que c'est précisément ce qui m'a sauvé, ces plaques qui font blindage autour de mes tripes comme chez le stégosaure, j'en connais qui n'auraient jamais survécu à un tiers de l'opprobre que j'ai dû digérer. Alors j'ai haussé les épaules et j'ai traîné ma carapace dans la rue, sur le boulevard je me suis assis, je cherchais à comprendre cette incroyable histoire de second Baccalauréat, ça me dépassait je vous avoue, j'avais pas les capacités intellectuelles pour résoudre un tel imbroglio, je pouvais juste hocher la tête et regarder passer les voitures.

Le mystère dura quelques jours, puis Marko apprit qu'on en avait un troisième, dans la collection Rothschild, puis un quatrième chez le bouquiniste des Saints-Pères, puis un cinquième je sais plus où, bref j'ai fini par comprendre. La nature humaine étant ce que l'on sait, des faux Baccalauréats ont commencé à fleurir dès que l'on apprit le prix faramineux atteint aux enchères. Partout il y en avait, dans toutes les capitales, chez tous les brocanteurs un peu roublards, la déferlante des diplômes s'annonçait terrible, chez les antiquaires du pont au Change, dans les coffres des grandes banques, et tous étaient persuadés d'avoir l'original, on calomniait son voisin, on s'étripait joyeusement. Moi j'avais la bonne humeur qui revenait, allez savoir pourquoi, je m'amusais terrible. Par ce scandale que je n'avais pas voulu, je me vengeais en quelque sorte, j'avais le sarcasme facile, évidemment j'étais souvent interviewé, alors je mettais de l'huile sur le feu, non je disais, celui du pont au Change me paraît un poil plus authentique que celui du Louvre des Antiquaires, le lendemain je changeais d'avis, il faudrait faire une expertise plus poussée que je disais, une datation au carbone 14 ne serait pas superflue, je versais le chaud et le froid, mes phrases je prenais soin de les conjuguer au conditionnel, du coup l'opinion publique ne savait plus où donner de la tête, c'était marrant de les voir s'agiter de la sorte, j'avais créé un tintamarre de tous les diables, notre pauvre ville vibrait comme une ruche.

T'en fais trop, disait Marko mon éternelle conscience, sois plus humble, t'es pas en position de fanfaronner comme tu le fais, et il avait raison comme il se doit, seulement il faut que vous compreniez que je vivais une période de soulagement, pour une fois c'était moi qui faisais la pluie et le beau temps. Là je me vante un peu, mais ce qui est vrai c'est que je revenais à la vie et à peu de frais. Assez curieusement, les gens finissaient par oublier que j'étais à l'origine de la tragique disparition, on me regardait différemment, j'étais devenu quelqu'un d'intéressant, l'attrape-snob des soirées mondaines, le général qu'il faut avoir à son mariage, en tout cas pour le petit peuple il suffit de passer dans les médias pour qu'on vous admire, et ça je vous assure que le regard des autres c'est comme un élixir de jouvence.

Marko avait tort de s'inquiéter, intérieurement je n'avais pas changé, mes bonnes résolutions j'y tenais encore, je prenais juste une minirevanche, bien innocente vous en conviendrez, il n'était pas question de me complaire, le diplôme je ne l'avais toujours pas, qu'il y en eût une dizaine en circulation ne réduisait en rien mon dénuement, je gardais la tête froide, et c'est sans doute cette lucidité qui m'a permis de réagir.

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