VI

Les parents j'y suis allé le week-end suivant, ça tombait un premier novembre jour des morts, j'avais fait exprès j'étais sûr de les trouver à la maison, c'était férié et il y avait le caveau des ancêtres à visiter, ils ne pouvaient manquer ça. La veille j'ai rendu visite au collectionneur, je lui ai vendu quelques bricoles sans importance, mon diplôme de secouriste, divers certificats de non-gage, deux-trois relevés bancaires de l'année dernière, j'avais besoin d'argent, je ne pouvais vivre indéfiniment aux crochets de Marko. Le collectionneur se montra excessivement dur en affaires, ça ne vaut pas grand-chose ce que tu m'apportes là, marmonnait-il, je doute de l'authenticité de certaines pièces, quant aux certificats de non-gage, j'en ai moi-même une tonne, je ne sais pas quoi en faire, je ne les garde même pas sur l'étagère, sous le lit je les entasse c'est te dire, il m’arrive de les jeter comme on noie les chatons d'une portée trop nombreuse. Il faut un début à tout, je lui répondais, laisse-moi le temps de faire le tri, je suis sûr que j'aurai des documents plus rares à te proposer. Tu sais, paléontologue c'est une profession qui donne accès à de nombreuses archives, j'ai des laissez-passer qui ne sont pas courants et je pourrais te les céder, aussitôt le regard du collectionneur s'allume, j'ai bien visé on dirait, alors je continue mon marchandage, laisse-moi le temps, que je pleurniche, il faut que je m'habitue à leur absence, en attendant si tu pouvais faire un geste pour le secouriste, je te serais reconnaissant. Bon d'accord grognait-il en ouvrant son portefeuille, je te fais une fleur, tu m'en dois une, voisin, nous sommes d'accord? bien entendu, je t'en dois une, tu peux compter sur moi, que je répondais, et me voilà avec quelques billets, de quoi passer la semaine.

J'achète un bouquet de tulipes pour maman, j'aurai l'air plus attentionné quand on m'ouvrira la porte, je leur dirai rien de mon accident, je leur demanderai des nouvelles de la vie en restant dans les généralités, style je viens moi aussi pour la fête des macchabées, voyez comme je respecte les traditions, et puis nonchalamment je demanderai s'ils n'ont pas vu passer mon Baccalauréat, ce sera subtil comme entrée en matière, je me creuse la tête tout le long du voyage, je me demande comment leur tirer les vers du nez sans me faire démasquer. Me voilà devant leur pavillon, ils ont mis des géraniums partout, c'est du plus mauvais goût, mais c'est la norme à Fontenay, les géraniums. Je fais carillonner la sonnette, la bonne vient m'ouvrir, ils sont tous à table, forcément il est quatre heures, ils en sont à taquiner le digestif, leur conversation s'interrompt en queue de poisson, la famille me fixe en silence. Ben quoi? c'est moi, je dis bêtement, qu'avez-vous, vous voulez ma photo? ils auraient vu loup-garou qu'ils auraient été plus accueillants, clairement ce n'est pas le retour du fils prodigue, on est loin du compte, les regards sont gelés, tiens on parlait de toi, que fait père, il est assis en bout de table, il a ses demi-lunes et le journal est déplié sous son assiette. Ta photo on l'a déjà, qu'il continue, elle est dans le journal ta photo, fils indigne, pour nous décevoir tu nous as déçus, avec toi on a été servi, regarde comme tu fais pleurer ta pauvre mère! Je ne comprenais rien, maman s'est mise à chialer, les petits fils à papa et filles à maman tripotaient leurs desserts sans piper, la bonne a fait semblant qu'elle avait un travail urgent à la cuisine et s'est sauvée, il n'y avait que moi et père face à face, et je vous jure je ne comprenais rien. Le journal, quel journal? Oh ne fais pas le malin! qu'il hausse le ton, ça ne marchera pas tes simagrées avec moi je te garantis, c'est bon pour canuler tes petits eunuques de l'Institut, moi je ne mange pas de ce pain-là! Bon sang, je lui crie, que se passe-t-il? vous êtes tous devenus fous! Tu manques pas d'arrogance qu'il me crie en retour, après ce qu'on dit de toi dans le journal, je pensais que tu aurais suffisamment de dignité pour te cacher, et ne pas jouer la majorette devant ta famille morte de honte!

Et là il me jette le journal à la figure, je l'attrape et je vois à la une ma photo, avec en titre “La chute de l'Homme”, je lis en diagonale qu'à l'Institut, une monstrueuse affaire, un directeur récemment nommé, iguanodons, depuis vingt ans, on lui donnerait le bon Dieu, soudain le scandale, Baccalauréat perdu, perdu Baccalauréat, perdu perdu, une affaire qui éclabousse, la question de la responsabilité morale, la société meurt-elle? l'homme est-il fondamentalement mauvais? lisez vite en page 16. Sur la photo, on me voit en cravate parfaitement décontracté en train de fêter ma promotion, je reconnais la secrétaire à ma droite, Marko à ma gauche, les éminents paléontologues, il n'y a que la chef du personnel qu'on ne voit pas, normal, c'est elle qui prenait la photo vous vous souvenez? Pas de doute sur la provenance de la fuite, c'est elle la fosse à purin qui est à la base de cette infamie, ça ne lui a pas suffi que je sois mis à la porte, elle veut m'écraser davantage, et puis je percute soudain, non, elle en a que faire de moi la chef du personnel, elle veut déboulonner mon patron, elle veut prendre l'opinion à partie contre le directeur principal, elle cherche à progresser dans la boîte en égratignant ses rivaux, c'est un jeu pour le pouvoir qui se joue à l'Institut et j'en suis qu'un rouage, on me sacrifie pire qu'un mouton.

Le premier choc passé, je pose le journal sur la table, et alors? je fais à ma petite famille, qu'attendiez-vous de la part d'une chef du personnel? qu'elle me jette des fleurs? Alors là paternel explose, il tape du plat sur la table à faire sursauter les couverts en argent, ma mère redouble de sanglots, et mes frangins frangines savourent la ratonnade bien contents que la foudre ne tombe pas sur eux. Quoi! qu'il hurle, retenez-moi ou je rétripe ce pourceau, tu oses trouver ça normal? ai-je bien entendu? tu t'en vanterais presque ou je me goure? t'es-tu seulement figuré ce qu'on va dire de nous à Fontenay? ma caisse de retraite? le club de bridge de ta mère? dois-je te rappeler que tes grands-parents dont c'est le jour commémoratif aujourd'hui n'ont jamais rien perdu de leur vie et ce malgré les guerres qu'ils ont traversées, malgré la maladie et le manque de confort, c'était autrement plus dur de leur temps, eh bien malgré ces difficultés ils ont accompli un parcours sans faute! Va-t'en de ma vue, disparais, que mes pauvres prunelles âgées ne voient plus ta face de rat, il se tient la poitrine le paternel, il nous fait un malaise cardiaque.

J'insiste pas, je les comprends en un sens mes vieux, ils ont investi dans mes études, ils se sont serré la ceinture pour que je monte à Paris, et puis surtout ils ont projeté leurs rêves sur votre serviteur, leurs grandes espérances. Et là je leur sers cette tuile, on serait acariâtre à moins. Pauvres vieux, je vous plains bien sincèrement. Allons les vieux, courage, vous avez encore frangins et frangines pour rattraper la maladresse du vilain prématuré, vous n'avez pas mis tous vos œufs dans le même panier, vous vous êtes reproduits à foison. Sur ce, je sors doucement de la salle à manger, je passe à côté de la pendule à l'entrée, et là maman me rattrape, on assiste à une scène d'Épinal, elle essuie ses larmes, elles court m'embrasser avant mon départ, allez mon petit n'écoute pas ce que dit ton vieux père, il t'aime quand même tu sais, je sais maman je sais, on se tombe mutuellement dans les bras, on se console tant qu'on peut, c'était émouvant je peux vous le dire, les moments de cette intensité on s'en souvient toute sa vie. Brave maman, que je me disais en lui caressant la joue, comme tu es douce, tu embrasses comme une reine, tu es bien la plus belle de toutes les femmes. Tu vois comme le fruit de tes entrailles s'en est pris plein la figure dans la vie? Mais tu vas le cajoler comme aucune Eve ne saurait le faire, oh oui t'es une experte maman, ton bambin tu le connais mieux que personne, tu sais où il faut que tu poses tes lèvres pour un maximum de plaisir, forcément je suis ta chair et ton sang, alors quand tu me prends dans ta bouche l'ajustement est parfait, le rythme ne souffre aucune critique, c'est du Mozart pur canne le long de mon sexe.

On est resté dix minutes dans le corridor maman et moi, après la bouche elle m'a offert le reste, elle s'est calée contre la tablette Louis XVI et j'ai retroussé sa vieille jupette, on s'est mis à faire des bruitages déplacés, des gémissements genre jouet couinant que l'on mord, et sa tête qui cognait contre le mur, elle s'appliquait comme si elle me voyait pour la dernière fois, c'est tout son amour maternel qu'elle voulait me donner pour que je reparte chargé à bloc. Que vous soyez beau ou laid, intelligent ou débile, consciencieux dans le rangement ou écervelé, une mère c'est comme un chien, ça vous aime d'instinct, alors je me suis pas fait prier, je me suis affolé dans le méat d'où je suis né, c'était un juste retour aux sources, l'histoire du saumon qui revient dans sa rivière, et là pour l'anecdote je me suis étonné qu'elle fût encore si étroite pour son âge, elle me serrait comme aucune des femmes d'aujourd'hui, c'est de la mécanique ancienne, que je me suis dit, pas du préfabriqué de maintenant, les cinq gosses qui sont passés par là ne l'ont pas dilatée d'un millimètre, je m'en plaignais pas soyez sûrs, au contraire, et puis la pendule s'est mise à sonner, je ne pouvais plus tergiverser, j'avais un train pour Paris, je me suis retiré et j'ai sali la carpette. Pendant que la bonne essuyait, j'ai baisé maman au front, je suis sorti en shootant dans un pot de géraniums, salut les parents! je vous reverrai pas de sitôt! en cinq minutes j'étais à la gare, au kiosque j'ai pris le journal, j'ai attrapé mon train de justesse, c'est quand je roulais bon an mal an à travers la banlieue sinistre que j'ai pu pleinement mesurer l'étendue des dégâts.


L'article dans le journal n'était pas pour me faire plaisir, c'était une nouvelle couleuvre à avaler, je devenais un paria, à ma honte personnelle venait s'ajouter le discrédit public. Effectivement, quand je débarquai du côté de mon immeuble, les gens du quartier se retournaient sur mon passage, on chuchotait dans mon dos, me voyant arriver la boulangère a baissé précipitamment son rideau, y a plus rien partez, qu'elle a crié sans me regarder, alors je suis monté avec l'idée de m'enfermer chez moi jusqu'à ce que mort s'ensuive, et là devinez qui je vois? le collectionneur qui m'attend auprès de ma porte, furieux il est au-delà de l'imaginable, rouge il est le collectionneur, il m'attrape par le col, dis donc toi! qu'est-ce que j'apprends par le journal? tu aurais perdu ton Baccalauréat et tu me l'as caché? à moi qui suis ton ami? à moi qui achète tes détritus de papiers? de qui tu te moques voisin, tu peux me le dire? Je le calme comme je peux. C'est pas un truc qu'on avoue facilement, je lui dis, surtout à quelqu'un que l'on connaît à peine, j'ignorais comment tu allais prendre la chose, ce n'est pas un exploit que l'on affiche sur les toits. T'as raison, il fait, seulement si j'avais su que t'avais perdu le Baccalauréat, j'aurais revendu tes papiers beaucoup plus cher. Comment? je fais, j'ai pas bien entendu, si il fait, tu as très bien entendu, j'aurais pu faire une belle plus-value sur le tas de maculatures que tu m'as refilé, tu comprends tu es célèbre maintenant, un peu comme Landru tu es, ou Pétain si tu préfères, ta signature vaut nettement plus cher, ah si j'avais su pour ton Bac, par trois je multipliais le prix, tu m'as fait passer pour un benêt auprès de la guilde de collectionneurs, j'en connais un qui se frotte les mains, à combien tu crois qu'il les aurait vendus l'Arménien? Je sais pas, je fais, je n'ai pas l'honneur de connaître d'Arménien, et puis si vous aviez été moins âpre au gain, si vous aviez attendu ne serait-ce qu'une journée au lieu de vous précipiter, vous les auriez encore chez vous vos précieux documents, je vous avais dit de me faire confiance. On se tutoie, qu'il me rappelle, enfin ce qui est fait est fait, j'espère que tu pourras me céder autre chose à un prix d'ami, ce n'est plus une fleur que tu me dois c'est un bouquet. Bien sûr, que je fais trop content d'en profiter, je t'avais promis des laissez-passer, tiens les voilà, je crois pas que j'en aurai besoin un jour compte tenu de l'ambiance qui règne à l'Institut, seulement mes tarifs ont augmenté, pas folle la guêpe. C'est de bonne guerre, admet-il, puis il sort son chéquier en roulant des mécaniques genre nabab, il me fait dans l'instant un chèque pour un montant ahurissant, six mois de mon salaire, jamais je n'aurais cru que mes papiers pouvaient valoir ce prix-là.

Enfin une bonne nouvelle, je me disais en regardant ce chèque, je pourrai rembourser Marko et vivre décemment. Mon honneur je m'en souciais comme du troisième forceps, envolés mes postulats sur le rangement, je me découvrais une âme de commerçant, à cet instant j'aurais pu vendre jusqu'à mon certificat de baptême, les années d'études pour me perfectionner dans le tri je m'en balançais pas mal, au-dessus du néant je me trouvais, je ne m'en rendais pas compte, c'est ça le pire, je ne pensais qu'à mon bonheur d'avoir une source de revenus. C'est affolant à quelle vitesse on les perd nos repères moraux quand on est fragilisé par une entorse du destin, la pente on la descend très vite, en deux minutes j'avais rayé vingt ans de travail consciencieux, j'avais démembré la colonne vertébrale de mon ego paléontologique si je puis m'exprimer avec de jolies phrases.

Dès lors ne vous étonnez pas que le lendemain on me retrouve en mauvaise compagnie, ce fut immédiat, l'article du journal les a attirés comme mouches à merde, j'en ai vu des pathologies de tous bords, ceux qui s'imaginent à la pointe de la contestation, certains étaient des repris de justice en liberté sous caution, d'autres des anarchistes accros à la dope, il y avait aussi des franchement clients de l'asile, tout ce que Paris comptait de marginal affluait chez moi chercher la bonne parole, par dizaines je les voyais ramper à ma porte, j'étais devenu leur porte-parole, une sorte de messie, le pape du papier perdu. Et moi j'avais la faiblesse de les écouter, ils flattaient mon orgueil blessé, on me chantait des odes sur mon indépendance vis-à-vis de la société, c'est Ravaillac! criait-on, Charlotte Corday! il est allé plus loin que nous, c'est le roi de la contestation, regardez sa désinvolture avec le Baccalauréat, c'est un gars qui a de la classe et, pardonnez-moi je cite encore, des couilles grosses comme des melons, ça vous donne une idée de leur vocabulaire. La lie de l'humanité s'entassait dans mon appartement, on aurait dit le Jardin des Délices, avec moi en idole au centre du capharnaüm, la déferlante des tarés faisait contrepoids à ma solitude, normal que l'on se laisse bercer par les paroles douces qui font de vous un héros. Par un curieux effet d'optique on avait inversé les rôles, je n'étais plus l'irresponsable qui avait perdu son Baccalauréat, ça non! j'étais l'utopiste qui avait fait exprès de s'affranchir des règles avilissantes, celui qui avait brisé ses propres chaînes à grands coups de massue, admettez que ça sonnait mieux pour l'amour-propre, c'était du nectar pour mes oreilles!

Dès huit heures du matin, j'avais la sonnette qui hurlait, complaisamment j'enfilais un peignoir telle une diva dans sa loge, j'allais ouvrir, j'accueillais chez moi le premier illuminé qui me regardait comme on regarde une œuvre d'art, celui-là ne parlait pas, non, il se contentait de me suivre comme une ombre, ma seule présence suffisait à son bonheur. À dix heures j'avais la visite d'un groupe d'objecteurs de conscience, ils se précipitaient sur la moquette, je leur racontais pour la vingtième fois l'histoire du Baccalauréat perdu, ils m'écoutaient fascinés, pour eux j'étais un mythe vivant, une sorte de gourou, une divinité incarnée. Vers midi ma secte comptait déjà une dizaine de personnes, les conversations devenaient plus animées, on critiquait la société, au vitriol on la moulinait, on trouvait mille raisons pour nous révolter, c'est un scandale! disait-on, l'esclavagisme du papier ne passera pas! Bien échauffés, on composait notre premier appel à la désobéissance civile, non! écrivait-on, la vie ne doit pas se résumer à un stockage de factures! soulevons-nous camarades contre la bureaucratie! brûlons tous les documents! et l'on signait en s'imaginant d'une finesse sans pareille: les “sans-papiers”.

Vers la fin de l'après-midi, une fois que l'on s'était bien excités à jouer aux Robins des Bois, on finissait par s'accoupler dans une espèce d'orgie sadomaso. Le signal, c'était moi qui le donnais, je piochais au hasard un de mes papiers et sans le regarder pour n'avoir aucun regret je le brandissais en criant: qu'en fait-on mes jumeaux? quel sort réserve-t-on à ce bout de papier, hein, dites-le-moi, j'attends votre verdict! Et l'on me répondait avec un bruit sourd comme une vague qui s'écrase sur les récifs: brûlons-le. Comment? fais-je semblant de mal entendre, que dites-vous mes jumeaux? Brûlons! crient-ils. Encore! j'ordonne, je veux le son de vos tripes! Qu'on le brûle! qu'ils hurlent. Ils sont déchaînés, du plasma en fusion ils sont, si je ne soulage pas leur pression dans la minute ils vont me brûler moi, mon papier et mon appartement, ça va être un brasier pire que le Hindenburg, je suis moi-même en transe, je choisis dans l'assistance une fille genre Harley, bardée de chaînes sur du cuir en piercing, elle a un joint au bec et un air de fausse sauvageonne, je l'appelle de l'index, viens je lui dis, monte avec moi sur la table, tu as sur toi un briquet je suppose, pendant qu'elle cherche je la déshabille en me piquant sur ses épingles, son tatouage sur la poitrine me fait une crispation au bas-ventre, en un mot je ne me contrôle plus, et tandis que le papier brûle en criant, on s'allonge l'un contre l'autre sur la table dans une ambiance de messe noire, elle me reçoit en écarquillant les yeux, je la croirais presque effarouchée, je sens une bien étrange résistance, j'y mets la main et je la découvre pleine de sang, surprise! comme quoi il ne faut pas juger l'arbre par l'écorce, jamais je n'aurais cru qu'elle pût être vierge, mais il est trop tard pour protester ma puce, je suis trop raide pour épargner ton petit capital, c'est avant qu'il fallait y penser, d'autant que l'assistance m'encourage par ses hurlements, elle a depuis longtemps basculé sur ma moquette, elle se donne du plaisir l'assistance, ça lui détend les nerfs à l'assistance, n'attends aucune aide de sa part mon chat.

La fête se termine à six heures, je mets les parasites dehors, à demain ils me font, c'est ça je réponds cassez-vous, laissez-moi seul, je les vire à grands coups de pied dans le derrière, précipitamment ils dévalent l'escalier, la Harley en oublie son blouson, l'orgie m'a épuisé, je me sens sale, j'ai un dégoût qui se renforce, la gueule de bois, vous savez quand on a envie de vomir sans raison particulière, plus l'impression d'avoir commis un blasphème.

Vous croyez que je vais me coucher avec une bonne aspirine? eh bien non, le diable me pousse vers la fenêtre, toujours cette pulsion d'insecte à vouloir me rapprocher de la lumière. Je regarde la journée grise qui tire sur sa fin, dans quelques heures elle mourra définitivement dans un dernier reflet morne du soleil, elle a bien de la chance, que je me dis, alors que nous autres nous en avons une qui nous attend le lendemain, une nouvelle journée grise qui nous sautera à la gorge, et puis une autre le surlendemain, et une autre à l'infini, c'est à se mutiler, comment font-ils les autres frères sapiens pour pas craquer? Le collectionneur je comprends encore, il a une passion qui le maintient en vie dans du formol, mais les autres? Prenez le nœud papillon, tiens ça fait longtemps que je ne l'ai pas observé, j'avais des occupations autrement plus vitales, alors je prends mes jumelles, sur la bonne distance je les règle, je chasse le flou de mes yeux, l'armoire chromée est toujours tirée à quatre épingles, le nœud papillon est affalé dans un fauteuil, il lit le journal sans se soucier de rien. A côté de sa main, il s'est préparé un cocktail qu'il remue, puis il se lève le nœud papillon, vers sa porte il se déplace, on a dû sonner, c'est le facteur qui lui apporte une lettre recommandée, il la réceptionne avec le sourire comme s'il s'agissait d'un prospectus, c'est étonnant à quel point il se maîtrise, une lettre recommandée ce n'est pas rien tout de même. Eh bien lui, il en a cure, il tourne la lettre dans ses mains, il porte le cocktail à la bouche, le liquide circule entre ses joues, puis il hésite un instant et jette l'enveloppe à la poubelle sans même l'ouvrir. J'ai manqué de laisser tomber les jumelles: une telle désinvolture! Quand je vous disais qu'il est irresponsable! Son forfait accompli, il est venu à la fenêtre lui aussi, se noyer sans doute dans la journée grise comme j'ai fait moi-même tout à l'heure, ça doit être dur à assumer une lettre recommandée que l'on jette, mais non, pensez-vous! il fourre ses mains dans les poches, il ricane comme si rien de particulier ne venait de se produire, son nœud papillon s'envole fièrement en haut de sa poitrine, il a l'air en pleine forme. Ce calme force mon admiration, cette dignité dans l'horreur, comment fait-il pour paraître aussi détaché du quotidien?

À force de l'observer, ai-je senti une communauté d'âme entre lui et moi, je ne saurais le dire, en tout cas je constatai que j'avais envie de lui parler, il fallait que je sache son mystère, comment faisait-il pour être aussi détaché vis-à-vis des papiers alors que moi j'étais bouffé par l'inquiétude, ça m'échappait. Je cherchai son numéro dans l'annuaire, immeuble en face, sixième étage, porte gauche, oui le voilà, je fais les dix chiffres, dans la jumelle je le vois qui s'arrache de la fenêtre, en diagonale il traverse la pièce, allô? j'entends sa voix posée, même pas émue! allô, je fais, excusez-moi de vous déranger, je suis votre voisin d'en face. Ah! s'exclame-t-il comme s'il s'y attendait, c'est vous le monsieur qui avez perdu votre Baccalauréat? j'ai lu votre histoire dans le journal. Figurez-vous que j'ai failli vous appeler, j'étais mort de curiosité, puis j'ai vu que vous aviez de la visite, alors j'ai préféré m'abstenir. Dites-moi, quel effet cela fait-il un Baccalauréat que l'on perd?

Un peu décontenancé, je bredouille des explications, comme quoi ma situation ne me réjouit absolument pas, non, je m'en serais bien passé de cette gloire stupide, oh que oui, les vagues de malades mentaux qui assiègent mon appartement ne guérissent pas ma mélancolie, alors je sens qu'il est un poil déçu à l'autre bout du fil. Vous avez tort de vous sentir fautif, qu'il proclame dans le combiné, certes ce qui vous arrive est regrettable, on peut même dire dérangeant, mais sachez que vous n'êtes pas seul dans votre cas, tenez moi par exemple… et le voilà parti pour me raconter sa biographie, remarquez je ne lui avais rien demandé au nœud papillon, surtout pas de me saper le moral en me disant que j'étais comme lui, aussi désorganisé dans le rangement. Vous parlez d'un modèle à suivre! Ses turpitudes me faisaient claquer des dents, entre les factures qu'il ne payait pas parce qu'il les égarait et les redressements d'impôts qu'il déchirait par caprice, sa vie ressemblait à une chute libre que même le sol ne pouvait arrêter, quant à la lettre recommandée de tout à l'heure, tenez-vous bien, c'était le contrat d'assurance de son logement. Ses diplômes en revanche il ne les avait jamais perdus, alors il me questionnait, il hésitait à se lancer dans l'aventure, j'essayais de le dissuader de toute mon éloquence, ne vous laissez pas happer par l'attrait du fruit défendu, le suppliais-je, il est suffisant qu'un seul ait vécu cette expérience douloureuse, laissez-moi l'amertume d'avoir goûté, à quoi bon perdre votre âme? Ma détresse a dû le toucher: je comprends vos arguments dit-il pour finir, et je ne vous envie pas votre parcours. Ouf! je soufflai, merci mon Dieu de l'avoir épargné, seulement méfiance, le nœud était du genre dégénéré, je n'avais aucune certitude qu'il ne me suivrait dans la déchéance, d'ailleurs il l'avait déjà fait, à une petite échelle certes mais impressionnant tout de même quand on sait que cela faisait vingt ans au moins qu'il n'avait rangé ses quittances de loyer, c'était à se demander comment il avait fait pour survivre jusqu'à ce jour. Attendez ce n'est pas tout. Quand il m'apprit que son armoire chromée lui servait aussi à ranger ses chaussures, j'ai eu comme un haut-le-coeur. On ne pouvait que le plaindre, le pauvre homme n'avait plus toute sa tête, c'était flagrant. J'avais terriblement pitié, surtout de voir sa santé mentale à ce point altérée, il y avait chez lui cette sorte de tranquillité qui chez les incurables ne présage rien de bon, son indifférence aux papiers sentait la mort. Il ne s'en rendait pas compte, au contraire il prétendait qu'il avait réussi à vivre libéré des soucis, il paradait devant la fenêtre en tripotant son nœud papillon, il me haranguait pour que je fasse comme lui. Vous verrez, disait-il calmement, votre vie deviendra passionnante, vous découvrirez d'autres horizons, la liberté. Cause toujours.

Je l'écoute poliment, il ne faut jamais contrarier les fous, alors je fais oui oui, vous avez sûrement raison, j'y songerai, et puis je décide d'abréger avant qu'il ne devienne dangereux, je change de conversation, à cent quatre-vingts degrés je tourne mes phrases. Vous avez une superbe armoire chromée, que je lui lance, c'est une Robert amp; Sons si je ne m'abuse? Dans le combiné on explose de fierté, oui! une vraie Robert amp; Sons, je me suis ruiné pour l'acheter mais je regrette pas, elle doit faire pas mal de jaloux ou je me trompe? Il se vantait, et moi je regardais son armoire, elle était belle à en crever, de mille feux elle brillait, le chrome quand c'est entretenu il n'y a rien de plus beau. L'effet de contraste avec sa vie déglinguée était saisissant, j'en ai eu la gorge nouée, au revoir, je lui ai dit un peu précipitamment. Portez-vous bien, qu'il m'a répondu, et méditez mon conseil, débarrassez-vous des papiers avant qu'il ne soit trop tard, vous avez déjà fait le premier pas, c'est le plus difficile, maintenant il faut persévérer. Oui oui bien sûr, j'ai fait lâchement et j'ai raccroché. Puis j'ai tiré les rideaux pour ne plus le voir.


C'est le moment que choisit Marko pour réapparaître, il vient de terminer sa journée à l'Institut, c'est chez moi qu'il va directement, une autre idée lui était venue, plus fine l'idée, plus réfléchie, vous verrez tout à l'heure. Il entre et il voit de suite mes yeux cernés, l'Arche de Noé dans l'appartement, ça lui fait de la peine, les bras lui tombent à mon pauvre ami, il doit se dire que je suis bien malade, que je ne fais aucun effort, un ingrat je suis. Oh il ne parle pas le Marko, aucun reproche non, c'est à sa mine consternée que je vois sa déception, et pourtant il ne se laisse pas abattre, il continue son travail de sape, sa prédication dans le désert. Il remarque les restes de papier brûlé, qu'est-ce que c'est? demande-t-il. Laisse tomber c'est un papier brûlé, j'avoue à contrecœur, ma honte est vivace à cet instant. Le moment de stupeur passé, il réagit très sobrement, c'est pas grave, me console-t-il, un peu de folie ne nuit à personne, l'essentiel c'est de se reprendre un jour, nous ne sommes pas des machines. Son attitude m'enlève une masse de la conscience, alors je lui confesse mes péchés, ma terrible complaisance envers moi-même, l'atroce sarabande des tarés. Je ne me sens même plus fautif, je lui dis, j'ai l'impression que je ne m'appartiens plus. Il m'écoute en m'écrasant l'épaule, je sanglote dans son pull-over qui me sert de refuge, sa compréhension c'est du baume au cœur qui se déverse sur votre serviteur, moi qui n'en ai jamais eu de compréhension de la part de personne, ça me fait du bien de pleurer, ça nettoie l'organisme, on se sent plus frais, si ce n'est pas du repentir que je ressens à cet instant, alors qu'est-ce que c'est?

La porte sonne, c'est la Harley avec sa bande, elle revient chercher son blouson l'imbécile, ça vaut la peine de voir comment Marko les accueille. On dirait qu'il a quadruplé de volume, il se dresse entre eux et moi, il serre ses poings, sa voix descend d'une octave, dehors! il leur ordonne, disparaissez démons, vade retro satanas! Et eux, impressionnés par son intransigeance, débarrassent le plancher, ils s'enfuient la queue entre les jambes, ils montrent leur vraie nature de poltrons, oubliés leurs beaux discours sur la Révolution, quand il s'agit de brûler les papiers des autres ils sont là ces pousse-au-crime, mais les a-t-on déjà vus brûler un des leurs? ça jamais, les risques ce sont les autres qui les prennent, je le voyais nettement, Marko me servait de révélateur sur leur nature hypocrite. Sus aux petits-bourgeois! ont-ils le temps de crier avant que Marko se lance à leur poursuite, on aurait dit la Justice poursuivant le Crime, ils décampaient dans l'escalier en faisant un boucan de Jugement dernier, plus jamais on ne reviendra! enrageaient-ils, vendus!

Quand l'immeuble fut nettoyé de leur présence, on se prit une tisane avec Marko, je buvais mon jus de sachet en regardant le monde avec reconnaissance, Marko surtout, encore une fois il était intervenu pour ma peau, cette fois-ci le péril était plus grand encore, imaginez un peu ce que je serais devenu si j'avais suivi ces enragés dans leur idéologie de rejet?

C'est en toute humilité que je lui parlai alors. Que dois-je faire Marko? guide-moi! et lui de me répondre le plus sérieusement du monde: cette nuit, à force de penser à ton problème, j'ai eu une illumination. Tu dois te repentir mon fils, tu dois faire pénitence. Je croyais entendre le curé alors j'éclatai de rire, il se lève aussitôt piqué, je dis holà! je ne voulais pas te vexer, excuse, je sais ce que je te dois et je cherche sincèrement à me sortir de l'ornière, seulement les références religieuses ne sont pas pour moi, ça fait longtemps que je ne crois plus, j'entre pas dans les détails mais c'est contraire à ma vision essentiellement évolutionniste de l'Univers. Rassure-toi, qu'il me dit, je ne vais pas te faire un catéchisme, moi-même je ne tiens pas la religion en grande estime, mon discours il fallait le comprendre au figuré, tu dois retrouver la foi du Baccalauréat, c'est une foi supérieure comme la foi en la dignité de l'homme, voilà ce que je dis. Regarde, un beau matin il a disparu comme un avion qui tombe du ciel, à première vue ce fut arbitraire et injustement brutal mais qui te dit que ce n'est pas la sanction pour un péché que t'aurais commis sans t'en rendre compte? Un péché? mais lequel? je voyais pas. Je ne sais pas non plus, qu'il fait, trop d'arrogance peut-être, une certaine désinvolture avec le Baccalauréat, tu n'y pensais peut-être pas aussi souvent que t'aurais dû, que sais-je encore? c'est un grand mystère, nous touchons là aux limites de la connaissance, un fait cependant reste certain: il n'est plus dans ton dossier “B”, et le principe de causalité nous dit qu'il doit y avoir une raison. Ce n'est pas parce qu'elle est invisible qu'elle n'existe pas. C'est là que la foi intervient. Je t'assure, qu'il continue, le Baccalauréat peut apparaître aussi brusquement qu'il a disparu, il n'y a rien d'impossible à ceux qui ont le credo, souviens-toi de Moïse et de la mer Rouge.

Alors nous nous sommes mis à prier. C'était une prière sans paroles, qu'on adressait dans le vide comme une bouteille à la mer, mais une prière d'une densité de diamant et d'une sincérité comparable, ô mon Baccalauréat, où que tu sois, entends le cri du martyr! soulage sa souffrance! je t'adore ô mon soleil! tellement transporté j'étais que je jurai repentir de tous les péchés que j'aurais pu commettre par ignorance, si fort je le criai dans ma tête qu'on devait sentir ma foi plus intense que jamais, de la foi en fusion comme de l'obsidienne qui coule, malléable par les accrocs du terrain mais translucide, et dure quand elle refroidit, de cette dureté que possède l'épingle d'un entomologiste.

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