V

Personne, ni femme ni boulot, personne autour de moi, rien que l'appartement et ses boîtes de rangement éventrées, personne, plus de bruit, je descends la pente, les factures s'accumulent, j'ai perdu la raison de vivre, je n'existe pas, Françoise partie, le calme s'est installé dans l'appartement, un calme qui ne présage rien de bon, le calme du mort après l'agonie. Dans ce calme je m'en vais à la fenêtre, voir les autres bouger en bas dans la rue m'occupe une bonne partie de la matinée, puis je descends personnellement, je vais à la boulangerie pour ma demi-baguette et quand je reviens le calme m'envahit à nouveau, il est en dedans le calme, dans ma tête il squatte, j'en jouirais presque, l'indifférence dans laquelle je m'enfonce me régale, j'en ai marre de souffrir vous savez, j'ai un ras-le-bol général comme quand c'est la dernière journée au bureau avant les vacances.

Je ne souhaitais qu'une chose, un peu de tranquillité, qu'on me laisse dormir pour que les journées défilent sans faire mal, à chaque réveil je me disais en voilà une de moins de journée, te voilà plus près de la mort, tu en es à attendre la délivrance, espérons qu'elle ne va pas tarder. Curieux n'est-ce pas comme mon état psychologique pouvait varier suivant les jours, tantôt j'étais rempli de haine envers moi-même, de me pendre j'avais envie, tantôt je me sentais plus inerte qu'un tabouret. Abruti par la fatalité, je regardais les séries télévisées, comme des saucisses huilées je les enfilais, et puis brusquement j'y repensais à mon Baccalauréat, j'avais le remords insupportable, genre meurtrier repentant, des dents je crissais comme une voiture qui freine, je m'agitais dans mon deux-pièces comme un ballon gonflé qu'on aurait relâché. Puis le calme revenait, ce calme digne de l'Antarctique, des arguments soulageaient ma conscience, après tout je n'avais pas prémédité la perte du diplôme, et puis je n'étais pas spécialement méchant, au contraire, je souffrais et cette souffrance devait suffire à me racheter.

Aujourd'hui quand j'analyse je me dis que c'est peut-être une caractéristique commune à tous ceux qui ont subi un choc, ce va-et-vient inexpliqué entre désespoir et passivité, quoiqu'il en soit je suis persuadé que c'est cette apathie qui m'a sauvé de l'irréparable, j'aurais été capable de m'exploser, essayez donc pour voir de vous retrouver en marge de la société avec en prime la Conscience qui vous met sur le gril, je voudrais bien vous y voir, celui qui me dit qu'il a pas les idées morbides dans ces conditions est un bonimenteur. Ce qui m'a sauvé, je le répète, c'est l'absence de tonus, je me suis habitué à mon état de dégénérescence, sans exagérer je m'y complaisais, c'est atroce de l'admettre, mais c'est la stricte vérité. Je finissais par me dire que j'en avais que faire du Baccalauréat, si je l'avais perdu c'était un signe du destin, ça devait être pour le mieux car on m'avait évité dix-huit années supplémentaires avec les iguanodons, jusqu'à ma retraite j'en aurais bouffé de l'iguanodon, alors youpi, vogue la galère, réjouissons-nous tous ensemble de mon aventure qui a bouleversé une vie somme toute insipide, à travers cette perte ma biographie prenait du volume, bien joué le destin que je me disais! Quand j'avais un moment de libre, avec un brin de masochisme je revivais dans ma tête l'entretien avec le président, je me rappelais ses répliques, je me mettais à sa place et c'était moi qui sacquais le sinistre crétin qui avait perdu son diplôme, ça me faisait du bien, je savourais presque ce double rôle de victime et de bourreau, et finalement je me sentais pas si mal dans ma peau. À la limite, je me disais que si je le retrouvais par hasard ce Baccalauréat sacré, eh bien je le détruirais aussitôt histoire de vivre à fond les manettes, je prenais du goût à aspirer ma ciguë, je m'inoculais le mortel virus comme ces médecins fous qui testent sur eux leurs découvertes. Et je mangeais ma demi-baguette.

Après avoir fait la vaisselle, devinez quoi? je rejoins la fenêtre, en milieu d'après-midi les gens circulent un peu moins, ils sont davantage fatigués, il y a plus de vieux, on les voit qui papotent entre eux le journal du tiercé à la main, je ne serai jamais comme eux que je me dis, je crèverai avant d'arriver au tiercé et c'est tant mieux, on tient pas longtemps avec une demi-baguette par jour. Je n'étais plus qu'une ombre, si vous saviez comme ma mort m'était égale à ce moment-là, d'ailleurs je serais mort volontiers, s'il suffisait pour cela d'éteindre un interrupteur comme quand on coupe les plombs du chauffe-eau je n'aurais pas hésité. Vous pensez que je force sur le mélodrame pour qu'on ait pitié de moi? Détrompez-vous, votre pitié m'est indifférente, économisez-la pour vous-mêmes, je suis la dernière personne à mériter un cheveu de vos effusions. Quand je dis que je pensais au suicide, c'est pas pour vendre plus d'exemplaires, je suis pas du genre autonécrophage, c'est pour que vous sachiez précisément ce qui vous attend si vous tombez dans une situation identique, Dieu vous en préserve! Mon expérience pourrait inciter certains lecteurs laxistes à faire plus attention à leurs affaires, voilà pour quelle raison je vous donne ces détails sur ma déchéance, ne croyez pas qu'un homme prévenu en vaut deux, c'est faux, un homme prévenu vaut dix milliards, il vaut l'humanité entière à lui tout seul, car quand un tordu perd un Baccalauréat c'est l'ensemble de l'humanité qui le perd, c'est l'honneur du sapiens dans son intégralité qui se lézarde par la faute d'un seul Caïn.

Eh! les vieux du tiercé! oui, vous! retenez bien ce que je raconte! Courez vite chez vous pour vérifier qu'il est encore là votre Baccalauréat, qu'il ne s'est pas fait la malle comme le mien, croyez-moi je divague pas, ça peut être très grave un Baccalauréat qu'on laisse sans surveillance, mais vous pensez qu'ils m'écoutent les vieux? que dalle ils entendent, leurs appareils ne captent que le bruit de la rue, la toux des voitures recouvre ma voix, ils s'en vont les vieux, ils tirent leur caddie, le troquet les attend.

En revanche, s'il y en avait un qui ne manquait pas un gramme de ce qui m'arrivait, c'était le maniaque d'en face, il vivait ma chute en direct, je le voyais qui se cristallisait derrière sa vitre, il délaissait sa paperasserie pour me mater comme si j'étais une revue pornographique, et j'avais parfois l'impression qu'il prenait des notes. Et puis un jour je l'ai aperçu qui me regardait à la jumelle, il avait ouvert sa fenêtre, son buste dépassait comme d'une tranchée, il m'a étudié ainsi pendant quarante minutes, puis il m'a fait signe comme l'autre jour, coucou! il faisait du bras, salut je lui fais de la tête, tu veux qu'on aille au photomaton ensemble? Il n'entendait rien évidemment, il répétait bêtement coucou! puis il fit un grand arc de cercle avec son avant-bras, venez! disait-il, venez chez moi, je vous invite, allez venez quoi, ne vous faites pas prier.

J'étais intrigué, alors je me suis dit pourquoi pas? j'ai mis une veste, en deux minutes j'étais en bas, je parlais à l'interphone, il m'ouvre la porte, il me salue en récitant des politesses qui sonnent comme des alexandrins, oh mon voisin, depuis le temps que nous sommes voisins s'il n'est pas regrettable qu'on ne se tutoie pas encore. Si fait, je lui dis, je vous vois tous les jours, “tu” on se dit “tu” qu'il insiste. Elle sonne faux cette familiarité qu'il m'impose, mais je me rends sans protester, bon d'accord je dis, je te vois tous les jours, tu es impressionnant avec ces quantités de papiers que tu ranges par jour. Oh ce n'est rien, qu'il me fait le modeste, je suis retraité alors j'ai pas mal de temps, et puis quand on quitte le monde actif ce n'est pas la nouba: dans la ligne droite avant le cimetière, il faut une occupation, on a souvent le cafard, heureusement j'ai ma petite drogue pour m'amuser en attendant le croque-mort, je veux parler de ma collection, la collectionnite je l'ai dans le sang, dans ma famille ils étaient tous des marchands.

Une collection? de quoi? Ben voyons une collection de papiers, rien que ça! pourquoi pas de meubles Jacob ou de gravures de Rembrandt? il ne se refusait rien le retraité, moi qui le prenais pour l'un de ces vieux qui puent le camphre à force de traîner dans les pharmacies! Et les tas que l'on voyait avec Françoise, ce n'étaient pas des notes de teinturier ou un plan d'épargne obsèques, rien à voir avec la navrante banalité de mes papiers personnels, il visait plus haut le voisin, c'étaient des collections qu'il achetait pour les revendre en doublant leur prix, des échantillons qu'on lui envoyait pour sa bourse aux échanges, des catalogues de ventes sur offre qu'il annotait. Mes loisirs, disait-il, je les consacre exclusivement à mon hobby, ce qui m'a permis de constituer une des plus belles collections de la place, et il se met à déballer ses trésors, c'est terriblement exhibitionniste les gens qui collectionnent, ça veut vous éblouir comme un bout de verre au soleil, il fait pas exception le voisin, il ouvre ses classeurs pour un strip-tease intégral, j'ai droit à une visite guidée.

Histoire de me mettre en appétit, il a commencé par des documents ordinaires, voilà une contremarque de l'opéra vieille de cinquante ans, rien de bien excitant mais il s'y était attaché, voilà un des premiers formulaires de transport, celui-là il l'avait hérité de sa grand-mère, elle gardait tout sa grand-mère, il pouvait lui dire merci à sa grand-mère. Le spectacle s'enlisait, entre les bordereaux, les reçus, les billets de loterie, on a escaladé son arbre généalogique fait de grands-mères prévoyantes et de grands-tantes économes, je le regardais comme on regarde un caniche qui pisse, je ne disais rien style je m'en fiche, c'est alors qu'il se cambra, passons à des documents plus rares fit-il, et là j'ai compris que j'avais bien fait de venir, dans un musée j'ai cru qu'on était, ce qu'il me montrait dépassait mes pauvres connaissances d'alors. Tenez, disait-il, voici la déclaration d'impôts du Premier Ministre, oui oui celui-là même, voici le permis de conduire de l'Ambassadeur, prenez-le, ne tremblez pas comme ça, regardez comme la couverture a jauni, on voit que le papier n'était pas de qualité à l'époque. Ah voici une pièce particulièrement intéressante, c'est un titre de propriété pour la villa du Grand Chambellan, voyez c'est un modèle peu courant, l'en-tête est gravé en taille douce, on en connaît que trois exemplaires, l'un est au British Muséum, l'autre à la Bibliothèque nationale, le troisième hé-hé vous l'avez entre vos mains, n'ayez pas peur il est assuré.

Je réceptionnais ses documents comme on reçoit l'hostie, je les manipulais doucement comme s'il m'avait donné un tube de nitroglycérine, j'avais la paume moite, je me trouvais tout bête, vous savez cette impression que l'on a quand on se retrouve devant un érudit, on se sent microscopique, comme écrasé par le cerveau d'autrui. Pas de doute, le sagouin s'était constitué une collection exceptionnelle, je n'ai jamais été collectionneur, les timbres par exemple je trouve ça plutôt ridicule, mais je savais apprécier une collection de papiers, j'en connaissais trop la valeur! Chaque feuille qu'il me tendait représentait une vie, souvent tragique, comme avec ce livret frappé de la croix-rouge avec une Marianne en filigrane où je reconnus un carnet de vaccinations de l'ancien modèle, celui-là même qu'avait perdu notre ex-ministre de la Santé et qui avait fait le bonheur de la presse à scandale. Pauvre homme! c'est pour cette brochure imprimée sur du papier chiottes qu'il s'était suicidé, honnêtement il n'y avait pas de quoi, c'était disproportionné comme réaction, si l'on se suicidait pour des pertes aussi banales on serait dépeuplé mieux qu'avec une bombe atomique, mais il avait le sens de l'honneur monté en épingle notre ministre, alors il n'a pas résisté à la chasse à l'homme des médias. Sacré bonhomme! puisses-tu reposer en paix, je priais, que Dieu ait ton âme, pauvre créature éclaboussée, je suis comme toi maintenant pensai-je, diablement ému j'étais devant le filigrane de Marianne, je pensais à mon diplôme chéri qui en avait une aussi de Marianne, quelque part dans le monde il se trouvait mon Baccalauréat, scellant mon destin par son absence. Si l'autre s'était suicidé pour un carnet de santé de rien du tout, que devais-je faire moi, je vous le demande?

Pour éloigner les pensées de mort, je devins curieux, et comment faites-vous, fais-tu, pour te procurer ces pièces inestimables? Il fait le coquet, c'est mon secret hi-hi-hi, j'ai mes informateurs un peu partout, quand il y a un papier significatif qui se perd ils m'avertissent aussitôt et je me mets en chasse, on dirait pas mais c'est beaucoup de travail, il faut courir les ventes aux enchères, établir des contacts avec les collectionneurs et les marchands du monde entier, il faut aussi en avoir les moyens, heureusement j'ai fait un délicieux petit héritage, tsoin tsoin. Vous en avez de la chance vieux débris, je pensais si fort que ma jalousie de quat' sous a dû transparaître sur ma figure, accompagnée la jalousie d'un zeste de ma honte, et toi tu fais quoi dans la vie qu'il me demande, et je vois qu'il me scrute de ses yeux de serpent.

Ce que je fais dans la vie? bonne question, je suis paléontologue à l'Institut, c'est pas vrai? son visage s'illumine, l'Institut il connaît, c'est là qu'il allait quand il était petit, à la grande galerie de l'évolution, là où un singe empaillé se transforme en homme en plastique, et alors ça se passe bien à l'Institut? t'es en vacances en ce moment, ou je me trompe? t'es vissé à ta vitre comme sœur Anne, on se demande ce que tu fabriques. J'ai une furieuse envie de le casser, j'imagine comment on s'approche de la fenêtre et je le cogne, ça donne du spectacle à mon immeuble, seulement j'en ai pas le cran, je suis lâche à mes heures, le fantasme c'est tout ce dont je suis capable. Oui, je suis en congé longue durée, que je mens, c'est une sorte d'année sabbatique, c'est pour mieux m'occuper de mes papiers, ou écrire une thèse, ça dépend. C'est bien de prendre le temps de trier ses papiers, qu'il m'encourage, je comprends mieux pourquoi c'est toujours le débarras chez toi, on dirait les écuries d'Augias, et comment fais-tu pour ne rien perdre dans un bordel pareil? À la façon dont il me regarde je me dis qu'il soupçonne quelque chose, alors j'essaye de noyer le poisson, je reviens à sa collection, de nouveau je m'émerveille, ce sont de grandes clameurs qui sortent de ma gorge, mais il continue à tourner autour du pot, je vois bien maintenant qu'il avait une idée derrière la tête quand il m'a fait coucou par la fenêtre, ce n'est pas pour rien qu'il s'est dérangé le collectionneur, mes iguanodons ne l'intéressent pas, il a du flair cet homme-là.

Soyons francs, qu'il me dit, je vois bien qu'il se passe du pas net dans ta vie, avec les jumelles je t'observe alors rien ne m'échappe, tu as maigri, ta femme n'est plus et tu ne vas pas au travail, moi je trouve ça louche tu comprends, on est en droit de se poser des questions tu crois pas, alors écoute-moi bien, peu importe tes ennuis, je ne suis pas là pour te juger, mais mon petit doigt me dit que tu t'es mal occupé de tes papiers importants, tu aurais sans doute égaré quelque pièce d'identité, hein? ou disons un relevé bancaire, je brûle? Non, je sens que tu veux rester cachottier, libre à toi, alors voilà ce que je te propose: je peux te dépanner pour quelque temps, je suis acheteur de papiers personnels qui ne t'intéressent pas, je te donnerai un bon prix, ça te permettra de passer ce cap difficile, on est pas des bêtes tout de même.

Je reste figé comme écrasé par un train, voilà où il voulait en venir le rapace, c'était de sa collection qu'il se souciait, comme le monde est égoïste frérots! on essaye de vous bouffer même quand vous êtes cadavre, il y a des amateurs pour vos tripes pourries, c'est pas une minute qu'on vous laisse en paix. Comme je restai submergé par un dégoût quasi physique, il a dû sentir qu'il avait été trop loin dans l'arrogance, il sortit une bouteille de champagne, bang! le bouchon qui explose, ça gicle autour de lui, on fête notre amitié préfabriquée! tchin! je bois à ta santé voisin, je te souhaite une bonne année, et si t'as des vieux papiers dont tu peux te séparer, n'hésite pas hein, je serai heureux de te faire une proposition. Mais on ne m'achète pas avec une bouteille de Champagne, j'en ai bu dans ma vie du Champagne, rien qu'à ma promotion je ne sais pas si vous vous en souvenez. Non! me rétractai-je, je vois pas, en ce moment je n'ai pas grand-chose, ça ne fait rien voisin, un jour viendra je suis sûr où l'on fera affaire, je ne suis pas pressé, qui veut aller loin ménage sa monture. On papote encore quelque temps sur terrain neutre, je m'apprête à rentrer chez moi quand on fait dring à la porte, je ne sais pas si c'est l'odeur du Champagne ou quoi, mais voici trois créatures qui débarquent chez le collectionneur, salut euh, on dérange pas? Ah c'est les filles, entrez les filles, on vous attendait les filles, pas vrai voisin? Appeler ça des filles, il fallait oser, elles nous sourient de leurs lèvres plissées, elles sont ravies qu'on les rajeunisse, je sens qu'on me dévore mon centre de gravité, je suis de la chair fraîche comparé au collectionneur, remarquez je dis pas non, surtout que les doyennes en question sont du genre expertes avec une expression vicieuse sur leur figure restaurée qui ferait peur aux mères, un mélange de boulevard et d'extrême-onction. Ni une ni deux on les embrasse le collectionneur et moi, on se jette dans leurs corps flétris tout en résilles, là-bas c'est chaud et parfumé, j'en profite au maximum de cette opportunité, j'en avais pas beaucoup des orgasmes à cette époque, on les bascule sur la moquette, le sweat-shirt du collectionneur est enlevé, alors il n'y a plus de collectionneur parmi nous, il n'y a qu'un taudis avec du poil délavé à la poitrine comme du lierre et une calvitie qui compense, il n'est qu'un ordinaire avec un entrejambe qui démange, alors il se laisse aller, le voilà qui s'écrase sur une grand-mère en lui malaxant la minijupe, je le suis dans son naufrage avec les deux autres, j'en ai une à mes pieds, l'autre à mon cou, je plonge vers la moquette, une bouée de sauvetage m'entoure le menton, c'est une prise de catch qu'on me fait, j'ai le dos qui touche le sol, on fourre mon nez dans le sanctuaire, à toi de bosser me suggère-t-on, alors je me débarrasse des derniers élans de torpeur, loin de moi je les jette, à fond je me donne, je m'active du bec et ça me distrait pour de bon.

La partouze avançait, on gigotait sur la moquette, l'autre à poil hoquetait avec des bruits ridicules, il a chopé mon regard alors il se donna un air noble, tu regrettes pas d'être venu j'espère? souffla-t-il en rampant vers moi, tu sais ça fait plusieurs semaines que je t'observe, je crois qu'on va bien s'entendre toi et moi, même si tu me caches des choses, oh je vois limpide, c'est pas la peine de nier, j'ai le coup d'œil. Je lui répondais rien, j'avais le visage occupé, je buvais aux sources qui s'étendaient devant moi, du plaisir j'en voulais comme rarement j'en ai voulu dans ma vie, un paradis en carton-pâte qui devait masquer mon désespoir comme on prend les montagnes russes, débranchez-moi! je criais dans ma tête, le quotidien j'en veux plus! c'était un comportement infantile, l'instant présent valait plus que ma vie bout à bout, cet instant où j'aurais voulu féconder tous les vétérans de la planète, un instant dont la brièveté me surprit.

Quand ce fut fini, les créatures sautillèrent jusqu'à la salle de bains, leurs fous rires résonnaient sur les carreaux et faisaient mal aux oreilles, on entendait les roucoulements de l'eau, nous on restait par terre à fixer le plafond, et de là où j'étais les étagères me paraissaient gigantesques, leurs merveilles me narguaient, moi qui avais tout perdu j'étais allongé à leurs pieds, j'étais un moins que rien, tandis que le collectionneur remettait son sweat-shirt froissé j'avais l'impression d'un festin pendant la peste, avec moi dans le rôle du porcin aux fruits exotiques. Je me remis sur pied en jurant, quelque chose ne va pas? s'inquiéta le collectionneur, oui, c'est ma vie qui va pas, elle est pourrie ma vie et elle pue, je voudrais bien la jeter ma vie, qu'on l'emporte à la décharge, et bon débarras, tandis que je commencerais une vie toute nouvelle, une vie sous garantie, celle-là ce n'était qu'un coup d'essai, la prochaine fois je serai meilleur, donnez-moi encore une chance, j'ai en moi une marge de progrès vous savez? Ah bon ah bon, fait-il l'air gourmand, je le savais que t'avais un problème, allons explique-toi, tu peux te confier à moi comme à ton médecin, holà! je l'interromps, on dirait que j'en ai trop dit, merci pour tout, je dois filer maintenant, mon Dieu j'ai oublié un rendez-vous urgent, merci, vous avez euh, tu as une collection superbe, mes félicitations au club du troisième âge, merci encore, à la prochaine, et hop je suis sur le palier, je finis de m'habiller en descendant dans l'ascenseur, le temps d'un flash j'ai traversé la rue, je suis dans ma tanière, je tire les rideaux, ha! tes jumelles tu peux te les encastrer dans ta cervelle de charognard, je ne suis pas encore suffisamment mort pour que tu me bouffes! Je respire.


Pour le rendez-vous je n'ai menti qu'à moitié, Marko devait passer, il m'avait appelé la veille pour m'annoncer qu'il avait des idées, vous vous souvenez de sa promesse de réfléchir à mon problème? alors j'ai dit viens tu me raconteras, les idées c'est exactement ce qui me manque en ce moment, et effectivement j'ai pas le temps de me boire une bière qu'il sonne à la porte, entre donc, je lui fais, ça me fait plaisir de te voir, tu sais pas ce qui vient de m'arriver? Je lui raconte, il est perplexe, à son avis le collectionneur est une sorte de spéculateur, tu devrais t'en méfier qu'il me conseille, je dis t'en fais pas pour moi, je ne suis pas né de la dernière pluie. D'accord mais tu traverses une passe difficile, certains escrocs ne demanderaient qu'à t'exploiter, le malheur d'autrui ça les attire. O.K., me voilà prévenu.

On change de sujet, il demande comment ça va avec les papiers du divorce, je lui dis que je fais ce que je peux, il y en a beaucoup à trier tous les jours, même si le juge a été gentleman avec nous, des lettres recommandées j'en ai une bonne poignée par semaine. Marko contrôle mon rangement, je lui montre ma boîte spéciale “D”, “D” comme “divorce”, il inspecte si j'ai bien trié les feuilles par date, il s'inquiète pour rien le Marko, je ne suis pas à ce point invalide pour oublier une méthode de classement aussi élémentaire, il a l'air content de son inspection, il me caresse l'épaule et je sens qu'il est de bonne humeur, c'est à cause de moi, il croit que je suis en meilleur état d'esprit, ça lui fait une étoile d'optimisme, de quoi inspirer sa tirade. Alors voilà mon idée, dit-il, tu devrais aller chez tes parents, je parie que t'habitais chez eux quand t'as passé ton Baccalauréat, il se peut que tu l'aies oublié là-bas. C'est tout comme idée ô Marko? je lui demande un peu désabusé. Oui, il me fait, je sais c'est pas grand-chose mais il ne faut négliger aucune piste, réfléchissons ensemble si tu veux bien.

Quand l'as-tu vu pour la dernière fois? je concentrais ma mémoire, sans forcer il va sans dire, démotivé j'étais je vous le répète, il voit que je ne percute pas, il est obligé de répéter Marko, il a une patience qui force mon admiration, jamais il ne hausse le ton jamais, quand l'as-tu vu pour la dernière fois? c'était il y a plus de vingt ans, depuis j'en ai eu des diplômes et des papiers divers à m'occuper, aussi rien d'étonnant que je ne me souvienne guère, c'était après l'avoir obtenu c'est logique, mais quand? Peut-être tu as raison, c'était chez mes vieux, je leur ai montré le papier, ils m'ont tous applaudi, papa a ouvert un château-yquem, c'était l'occasion ou jamais, il est monté sur le fauteuil à bascule pour chanter victoire, voilà que son spermatozoïde obtenait le Baccalauréat, il y avait de quoi être fier. Son discours exalté je m'en souviens bien, papa ne s'est jamais distingué par l'originalité, il récitait les stéréotypes qu'ont entendus des générations de bacheliers en de pareilles occasions, il y avait des phrases sur le futur qui m'attendait, un truc radieux, éblouissant de régularité, papa mentionna l'université où je devrais encore me battre, mais selon lui le plus dur avait été fait avec ce Baccalauréat, j'avais triomphé d'une sorte de rite initiatique qui me rendait digne d'entrer parmi les salariés, puis vint l'éternelle rengaine sur l'attention qu'il fallait que je déploie quant à mes affaires, tu as appris à être vigilant mon fils, disait papa enflammé par l'éloquence, maintenant il te faudra te surpasser, ce monde appartient à ceux qui sont rigoureux, certes tu peux être naturellement doué pour le rangement mon fils, il y en a qui naissent wunderkind, mais si tel n'est pas le cas, ça ne fait rien, n'aie pas de complexes par rapport à ceux que la Nature a avantagés, tu peux toujours compenser l'absence de talent par une application de tous les instants, à la force du poignet tu te hisseras, comme nous tous dans la famille tu parviendras à des sommets, une bonne épouse tu trouveras et un travail valorisant, alors buvons à la santé du petit! buvons à son diplôme! tu peux gonfler ta poitrine mon fils, te voilà bien parti dans la vie.

Et depuis tu ne l'as plus revu? Si bien sûr, je l'ai montré à diverses instances pour entrer à l'université, j'ai obtenu une copie certifiée conforme pour postuler à l'Institut, et puis je l'ai rangé, j'étais persuadé de l'avoir mis dans la boîte “B”, seulement tu vois ce qu'il advient des certitudes dans ce monde. Marko hochait la tête, il ne me faisait que moyennement confiance, tu devrais quand même essayer d'aller chez tes parents qu'il insistait. Tu crois qu'il le faut? demandais-je sans être emballé, moi ça ne me disait rien d'aller à Fontenay, j'avais pas vu mes vieux depuis le jurassique, leur existence cossue m'agaçait, leurs couverts en argent qui sentaient la province, le dîner hebdomadaire avec monsieur le préfet, la Légion d'honneur de papa à la boutonnière, les tournois de bridge de maman, on aurait dit une caricature. Ajoutez qu'ils n'ont jamais été sensibles à la paléontologie, ils appréciaient son côté maniaque du classement mais ils auraient préféré me voir avocat ou notaire ou médecin, instituteur à la rigueur, alors forcément quand on se rencontrait on n'avait rien à se dire. Pour être honnête, j'attendais qu'ils meurent pour toucher l'héritage, surtout en ce moment ça m'aurait dépanné, alors y aller je n'étais pas trop chaud, il n'y aurait eu Marko je crois que je me serais épargné le voyage, mais il insistait le bougre, ça l'a inspiré ce que je lui racontais sur mes vieux, faut que t'explores cette voie-là disait-il, tu ne peux cracher sur aucun indice. Il est du genre entêté, je ne sais pas si vous avez remarqué, alors au bout du centième refrain j'ai craqué, d'accord j'y vais que je lui ai dit, je cède mais c'est uniquement pour plus t'entendre, t'es plus obstiné qu'un ver solitaire, t'aurais dû faire carrière dans l'Inquisition à convertir les hérétiques, on t'aurait filé la médaille du travail.

Vous avez beau râler, une chose promise est une chose due, en route que je me suis dit, ça te fera des vacances, loin de Paris, de mon deux-pièces, le monde était peut-être différent? Meilleur il ne l'était sûrement pas, je n'étais pas naïf à ce point, mais différent pourquoi pas? Ce n'était pas trop demander il me semble.

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