IV

Vous dire que je n'avais pas le moral serait un euphémisme, j'étais anéanti, on avait pulvérisé le peu de témérité que j'avais en moi, tout me froissait, la dureté de l'existence venait de me toucher dans le mille, je me lamentais sur mon sort, je me croyais au fond du gouffre, quel sot entre parenthèses, je me croyais victime d'une grande injustice, j'étais le souffre-douleur du mauvais sort. Le matin quand je me levais, je collais un regard noir sur mon deux-pièces, j'étais encore dans le brouillard, j'avais la haine c'est peu dire, sans m'habiller j'allais brancher la cafetière, je revenais me coucher dans le grand lit tout vide, Françoise était partie à son travail depuis longtemps, en quelques jours Françoise avait drôlement changé, elle devenait distante comme si elle avait en permanence un problème mathématique à résoudre de tête, faut dire que les finances du ménage reposaient sur ses épaules maintenant, c'est elle qui assurait notre subsistance, alors elle avait des soucis que je me disais.

Bip bip la cafetière m'appelle, je plonge ma tartine beurrée, c'est un peu moi cette tartine beurrée, je m'enfonce dans le noir bouillant, ma carapace fond en deux secondes, je rumine le pain trempé, je ressasse mon échec à l'Institut, quelle faute ai-je commise peut-on me dire pour qu'on me traite de la sorte? Mais dès que le café me réveille au fond, une voix intérieure me ramène à la raison, je vais te le dire sombre crétin, je vais te remettre à ta place au pas de gymnastique, elle avait raison la chef du personnel, t'es un cul-de-sac à toi tout seul, regarde-toi en face sans complaisance, c'est toi qui as perdu le diplôme, toi seul! tu devais le garder toute ta vie, tu avais cette responsabilité minime mais tu n'as pas assumé, ce n'est pas si difficile que ça de faire attention à ses documents, regarde autour de toi: la plupart des gens s'en sortent très bien, regarde Françoise, elle a le rangement impeccable, elle ne perdra jamais rien Françoise, tu peux en être certain. Songe à tes grands-parents, ils ont connu les guerres et des privations autrement plus méchantes, et cependant ton grand-père a conservé ses papiers auprès de lui jusqu'à sa mort, son Baccalauréat il s'est fait incinérer avec, il avait de la dignité lui, une classe certaine, alors que toi t'es un sous-homme, la honte de ta race.

Une fois que le café s'installait dans mes voies digestives, le réveil était consommé et je comprenais l'effarante monstruosité de ma nature. Je ne faisais pas le malin, je vous jure, ça me retournait les tripes, je m'en voulais à mort, je n'étais pas fier de moi. Maudis sois-tu, que je me disais en me regardant dans la glace de la salle de bains, maudit soit le jour de ta naissance, je me giflais, allez dis-le où tu l'as mis ton Baccalauréat, baffe! allez dis-le, baffe! avoue chien! parle donc! Évidemment rien ne venait, ma mémoire avait un trou à cet endroit, j'étais persuadé de l'avoir mis dans la boîte “B”, je ne pouvais pas l'avoir rangé ailleurs, c'était impossible, pourquoi impossible puisqu'il n'y était pas? pourquoi impossible pauvre débile? et baffe et re-baffe, prends ça, c'est pas volé pour toi, cogne cogne, c'est meurtri que je ressortais de la salle de bains, autoflagellé comme un illuminé, je ne dis pas ça pour que vous ayez pitié, soyons clairs, c'est juste pour vous situer un peu mieux mon état d'esprit.

Que faisais-je ensuite de mes journées? Au début, je le cherchais cela va de soi, je passais aux endroits habituels, à commencer par les boîtes de rangement, puis je rampais le long des étagères de la bibliothèque, comme un robot je répétais les mêmes gestes chaque jour dans l'espoir de m'être trompé, qu'il était là sous mon nez et que je ne l'avais pas remarqué dans un moment d'éblouissement, mais soyons honnêtes, la frénésie des premiers jours avait disparu, je ne m'appliquais pas comme avant, mes gestes manquaient de tonus, curieusement je ne me sentais pas spécialement motivé, avais-je au fond de moi renoncé à le retrouver? Rétrospectivement, je me demande s'il n'y avait pas une pulsion inconsciente qui me bloquait, un désir purement masochiste de boire la tasse jusqu'au bout, sur le coup je ne m'en rendais pas compte mais maintenant que j'essaye d'analyser, mon comportement m'étonne, faudrait en parler avec un spécialiste.

Bref je ne mettais pas tout mon cœur à l'ouvrage, au bout de plusieurs semaines on peut dire que j'avais renoncé, je tripotais vaguement mes papiers en bâillant, j'en avais marre, il n'y avait que les affaires de Françoise que je n'avais pas touchées, vous vous rappelez de sa vexation de l'autre jour? alors j'évitais de jouer avec le feu, je les regardais de loin, pas question de mettre la main à la pâte, elle m'aurait tué. Faut dire qu'au début elle avait montré de la bonne volonté, elle cherchait avec moi, elle se sentait obligée, on était mari et femme, il y avait un contrat entre nous, je ne l'avais pas perdu celui-là, et dans ce contrat que lisait-on? que mari et femme se doivent assistance dans la maladie et le malheur, c'était marqué noir sur blanc, si vous avez le même dans votre couple vous pouvez vérifier que j'invente pas, Françoise le relisait de temps en temps pour être certaine de ses devoirs, puis elle se mettait à m'aider, c'est comme ça que l'on passa en revue ses affaires à elle et je dois dire que c'était plutôt pénible car cette sotte sursautait tous les quarts d'heure, je l'ai! je l'ai! qu'elle gueulait, alors vous imaginez à quelle accélération je soumets mon organisme, où ça? où qu'il est? donne-le-moi! ah flûte, qu'elle fait, fausse alerte je me suis trompée, c'était le mien de Baccalauréat, excuse-moi mon chéri, fais pas cette tête, seulement moi je retombe plus bas que terre, ces fausses joies me sapaient le moral, c'était comme si je le perdais à nouveau.

Finalement un matin on s'est dit qu'il fallait se rendre à l'évidence, le Baccalauréat n'était pas ici, il avait mystérieusement disparu, arrêtons les frais qu'on s'est dit, économisons les forces pour affronter l'existence. Elle n'avait pas tort, en ce sens que l'argent commençait à nous manquer, non seulement je n'avais plus de salaire, mais les impôts me réclamaient des tiers et des quarts que l'on avait oublié de payer à temps, pris qu'on était avec toute cette folie, les lettres recommandées commencèrent à arriver, je sortais leur bordure jaune agressive de la boîte aux lettres, je me mettais à trembler, il n'y a rien de pire qu'une lettre des impôts, vous devez la garder au moins dix ans, pas seulement la lettre mais aussi l'enveloppe qui va avec car le cachet de la poste fait foi, ce n'est pas à moi de vous l'expliquer, vous savez tous ce que c'est. Alors je remontais vers mon appartement avec cette atroce responsabilité dans les mains, encore un boulet à traîner que je me disais, comment allais-je faire avec cette lettre recommandée, moi qui n'avais même pas su garder mon Baccalauréat? Cette perspective m'affolait, j'avais la sensibilité à fleur de peau, je passais la journée à trier mon dossier “I”, “I” comme “impôts”, j'avais des crises d'angoisse, les insomnies m'exterminaient, cette histoire m'avait traumatisé. En plus de jouer avec mes nerfs, le percepteur aspira nos économies dans les pénalités, et l'on se retrouva sur la brèche, Françoise était verte, je n'en menais pas large non plus car je savais que c'était de ma faute.

Je ne sais pas comment on aurait survécu si un jour Marko n'avait pas téléphoné. Je te demande pas si ça va, qu'il fait au téléphone, je sais que non, alors je vais passer te voir ce week-end, te fais pas de bile en attendant, on trouvera bien une solution, va. J'ai raccroché et je me suis dit que c'était une illusion, ça me paraissait tellement extraordinaire que quelqu'un veuille bien s'intéresser à mon sort, vous ne pouvez pas savoir à quel point ça m'a touché qu'il m'appelle spontanément, je me suis dit bordel, les vrais amis ça existe alors, ce ne sont pas que des mythes, j'en ai eu des larmes aux yeux.

Il est toujours optimiste Marko, le bien que ça vous fait les personnes optimistes, surtout quand on est englué comme moi je l'étais, il est venu comme promis le week-end, comment ça va à l'Institut que je lui ai demandé, je ne leur manque pas? Apparemment pas trop, qu'il répondit, en tout cas la chef du personnel est rayonnante depuis que tu n'y es plus, la saloperie pensai-je, faut pas lui en vouloir qu'il la défendait, elle est obsédée par le rangement, on peut dire que c'est son flux vital, et voilà que tu lui perds un papier, tu crois qu'elle a apprécié? C'était comme si tu lui avais dit: Votre profession c'est de la merde”, elle l'a pris comme une insulte. Bon, je fais, je comprends, je n'ai pas de rancœur, je suis le seul à blâmer dans cette histoire, mais quand même elle aurait pu être plus compréhensive, quand un malheur comme le mien frappe une personne la moindre des politesses est de montrer un peu de pitié. On continue avec l'Institut et là il m'apprend une bien bonne, devine qui se tape tes iguanodons, qu'il fait mine de rien, et à la façon dont il avait posé la question je devine tout de suite la réponse: c'était lui évidemment qui se les tapait, ils l'avaient désigné d'office pour prendre mes iguanodons en plus de ses ichtyosaures, pour le coup il était loin de chanter Hosanna, apparemment j'étais la seule guimauve qui voulait s'occuper des iguanodons, alors il avait du vague à l'âme le Marko, les iguanodons n'ont jamais été sa tasse de thé, il se perdait dans mes classements, il n'avait plus le temps de perfectionner son rangement, la vie n'était pas rose pour lui non plus, rien à voir avec mon calvaire mais suffisamment pénible pour qu'il rouspète.

Françoise nous a servi le thé dans sa jolie jupe courte à fleurs, nous étions bien, l'après-midi s'écoulait doucement on aurait dit un robinet qui gouttait, tandis que Marko me remontait le moral, non, disait-il, il ne faut pas se laisser abattre, pense à ceux qui n'ont rien, aucun papier, aucun Baccalauréat, les petits enfants hindous sont plus à plaindre que toi, vous parlez d'une consolation. Oui, ce qui t'arrive est atroce, miaulait-il, c'est un peu comme si t'avais attrapé la lèpre, et je dois reconnaître que tu l'as bien cherché en n'étant pas suffisamment rigoureux, si si on peut le dire, attends je ne cherche pas à t'enfoncer mais ton vase de Soissons est cassé ou je me goure? il n'y a aucun moyen de récrire l'histoire n'est-il pas? alors maintenant tu dois te battre, allons creuse-toi la tête, tu n'as pas pu le perdre, je n'y crois pas, il ne doit pas être si loin que ça. J'ai déjà cherché partout que je lui réponds pour la centième fois, je suis las de cette histoire comme Jésus est las sur la croix, je ne peux tout de même pas le créer à partir du néant, lâche-moi la vie, je n'ai pas la moindre idée où il peut être, je crois même que je m'en fiche au point où j'en suis, je te demande rien. Il en fallait davantage pour décourager Marko, il avait le sermon coriace, les difficultés c'est le meilleur médicament contre l'ennui, disait-il, allons ressaisis-toi. T’es marrant tu crois que c'est facile? donne-moi des idées, je dis, toi qui es si intelligent, je suis prêt à tenter l'impossible, allez je t'écoute. J'avais dit ça un peu sur le ton de la provocation, style t'es qu'un beau parleur Marko mais j'aimerais t'y voir à ma place, ça m'énervait qu'on me fasse la leçon. Lui il restait calme, des idées je vais faire le maximum pour t'en apporter, pour l'instant je n'ai pas grand-chose, je n'ai jamais connu de cas semblable alors ne m'en veux pas si je reste à sec, mais d'ici quelque temps je te promets je la trouverai ta rustine, ensemble on y arrivera, c'est une question de jours. La seule chose dont je suis certain, continuait-il en me fixant solennellement comme quand on dit des choses désagréables, c'est que tu as le potentiel pour y arriver, tu vois je crois en toi, la situation est certes critique mais tu as plus de caractère que la plupart d'entre nous à l'Institut, t'es solide comme le Pont-Neuf. Ça me faisait un pansement qu'il me parle aussi gentiment, c'était mieux que d'entendre Françoise et ses reproches déguisés, pas de doute là-dessus, et quand il m'a dit qu'il me prêtait de quoi payer le loyer, je crus que j'allais m'envoler d'allégresse, vous en connaissez beaucoup qui auraient le portefeuille aussi facile?

J'échangerais pas un million contre un ami de la qualité de Marko, la plupart des soi-disant amis fréquentent par intérêt, ils tiennent à vous parce que vous êtes riche, c'est classique, ou que vous êtes médiocre et ça les valorise de s'afficher avec vous, mais quand vous n'avez rien de tout cela, quand vous êtes dans la zone et que la société vous a mis au ban, c'est là qu'ils se révèlent les amis comme Marko, c'est ça que j'appelle de l'amitié, c'est quand on prend des risques, et il en prenait des risques Marko en me fréquentant, l'opinion aime bien les rapprochements faciles, par osmose on l'aurait mis dans le même sac, tu es complice Marko on aurait dit. Remarquez, il venait peut-être pour Françoise, ça ne serait pas idiot, après tout elle est son genre, l'idée m'a effleuré plus d'une fois j'avoue, ils ont toujours eu des affinités l'un pour l'autre Françoise et Marko, mais je pense que c'était purement sexuel et qu'il n'y avait pas de sentiment là-dessous. La preuve, vous la lisez dans l'expression de Marko quand il la chevauche, une expression d'indifférence, ça ne lui fait ni chaud ni froid de la posséder, il a envie parce qu'il a sous la main ces courbures qui l'enveloppent, mais s'il fallait monter plusieurs étages à pied pour les avoir je ne suis pas certain du résultat.

Au fond ça m'était agréable de les voir se bécoter sur le canapé, la théière renversée sur les gâteaux secs, regardez-moi ce gâchis! Ils étaient très plastiques, on aurait dit du ballet, Marko embrassait dans la nuque comme s'il buvait avec une paille, il avait noué ses mains autour du buste, Françoise donnait le rythme avec ses hanches, la garce a toujours eu la musique dans la peau, elle avait jeté sa jupe sans faire attention et maintenant il y avait une tache de thé en plein milieu des fleurs, je peux vous dire qu'elle sera déçue quand elle s'en apercevra. Objectivement parlant j'aurais pu me joindre à eux, à force de les regarder j'avais comme une tension au bas-ventre, la bouche de Françoise semblait m'inviter, mais je n'avais pas le moral à m'amuser ce jour-là, je ressentais un étrange mélange de faim et d'écœurement. Les conseils de Marko étaient encore tout frais dans ma tête, ça m'avait redonné un coup de fouet qu'il croie encore en moi, je me creusais pour trouver une solution à mon problème, alors les signaux de l'entrejambe sont un peu passés au second plan, je n'ai fait que caresser Françoise par-devant, c'était ma seule concession à leur débauche, j'avais d'autres soucis vous comprenez, mais là aussi j'ai dû commettre un impair car quand ils eurent fini Françoise me piqua de son air courroucé, je m'étais conduit comme un pète-sec, ah vraiment j'étais devenu sinistre, plus moyen de rigoler avec moi, et en plus j'avais pas fait attention à sa jupe. Ça sentait la scène de ménage alors Marko s'éclipsa, tchao mon pote, n'oublie pas ce que je t'ai dit, tu dois remonter la pente, je compte sur toi, je vais pas tenir longtemps avec tes iguanodons, et sur le palier il a l'air joyeux mais je sens qu'il se force un peu, c'est l'attitude que l'on doit avoir quand on parle à un grand malade, et quand son air faussement optimiste s'éloigne je me retrouve comme abandonné.

Marko parti, on se dispute avec Françoise comme prévu, elle me dit un tas d'insultes sur mon tempérament, comme quoi je suis trop mou, que je manque de virilité, en somme je ne pensais qu'à mes petites affaires, mon égoïsme était prodigieux, pour une fois qu'elle passait du bon temps je n'ai pas jugé bon de participer, je serais une sorte de gâcheur universel, alors je craque, je lui rends la monnaie, ça commence à devenir impossible que je lui dis, tu m'es d'aucun soutien, pire tu me sapes le moral comme une tronçonneuse, j'en peux plus de tes reproches, ça me tue mieux que les vexations de l'Institut, si t'es pas contente tu devrais te chercher un autre mari, que je fais, vous savez comme on s'emporte facilement parfois, je ne le pensais pas je vous jure, car qui j'aurais eu d'autre si elle avait décidé de partir? On avait commencé par se crier dessus, on finit par plus se parler, elle boude avec un journal de mode, et moi je me colle à la fenêtre histoire de voir autre chose que mon appartement pourri. Quelle vie de chien, je me dis. Si au moins j'avais l'armoire chromée du type en face, elle aurait été plus fluide la vie, jamais je n'aurais égaré ce fichu Baccalauréat, quelle injustice au fond, pourquoi peut-on savoir certains naissent tout équipés d'armoires, la vie leur vient facilement à ceux-là, alors que d'autres suivez mon regard se hissent à la sueur, ils sont toujours en équilibre au-dessus du précipice ces pauvres bougres, un petit coup de vent de rien du tout suffit à les faire trébucher, expliquez-moi ce phénomène, je voudrais bien comprendre, il doit bien y avoir une raison pour tant d'inégalité, et qu'on me parle pas de petits Hindous, comme quoi ils sont plus dans la merde que moi, ça n'explique rien sur le fond les petits Hindous, j'en ai déjà soupé avec Marko des petits Hindous.

J'enrageais ainsi contre la vitre, mes poings serrés, j'étais à deux doigts de me sentir communiste, quand j'aperçus le maniaque qui me faisait signe, un geste amical du genre coucou, il nous avait vus en plein érotisme avec Françoise et Marko, mince alors! je m'aperçois que j'avais oublié de tirer le rideau, il nous avait matés comme à la télé sauf qu'il lui manquait le son, il semblait apprécier le spectacle, il souriait, coucou! qu'il me faisait de sa main, je lui répondais coucou coucou, mais oui je te vois enfoiré, c'est ainsi qu'on a lié connaissance à vol d'oiseau. Le maniaque ne resta pas longtemps devant sa fenêtre, il avait du nettoyage à faire, je le voyais qui avait retroussé les manches de sa veste cinq boutons, il triait une énorme poubelle pleine à craquer, et je me disais qu'il avait bien de la chance d'avoir une occupation, il n'était pas aussi légume que moi, remarquez ce n'était pas difficile, j'avais fait très fort dans le genre légume, j'avais battu un record, dans toute cette ville que je regardais par la fenêtre il n'y avait aucun spécimen qui me valait, ils s'affairaient tous à ranger leurs diplômes, même les handicapés en étaient capables. T'es le seul de ton espèce que je me disais, t'es le seul sapiens capable d'une telle infamie, t'es un mutant en quelque sorte, t'es pire qu'une pourriture, tu n'avais que les apparences avec ton Institut et ton salaire de directeur adjoint, au fond de toi tu portais les germes de ta décrépitude, ce n'est pas par hasard que t'as égaré ce que t'avais de plus sacré, c'était prédestiné car t'es un microbe, une infection qu'aurait attrapée l'humanité, oui! la maladie du monde tu es! Quelle honte, ô camarades bacheliers, quel horrible dégoût de moi-même m'était venu ce jour-là devant la fenêtre!

C'était insupportable alors pour me distraire je fis une tentative un peu absurde je dois le reconnaître, je suis allé à l'Académie pour quémander une copie de mon diplôme, c'est ridicule je savais que j'avais aucune chance et j'y suis allé quand même. Comme un gangster qui sort à découvert et tire dans la foule, je me suis précipité dans une voie sans issue, j'ai osé les déranger en plein travail avec mon problème, j'ai fait la queue aux Renseignements, j'ai souri abondamment à la préposée dans le guichet, il y en avait partout de mon sourire nerveux, il inondait l'hygiaphone. Excusez-moi de vous déranger, voilà pourquoi je viens, globalement c'est une histoire un peu comique ha ha ha, vous ne devinerez jamais ce qui m'est arrivé l'autre jour, ma femme Françoise dans un accès de colère a brûlé mon diplôme, si si si véridique, on s'est disputés, elle a pris une allumette et hop elle y a mis le feu, juste pour se venger, vous comprenez elle est un peu mégère, c'est son hobby que de me torturer, j'ai un peu honte de l'avouer mais les faits sont là: j'ai besoin d'une confirmation, vous pouvez faire ça pour moi?

La préposée n'avait jamais entendu pareille histoire, elle fut très émue, mon pauvre citoyen qu'elle s'est mise à me plaindre, mon pauvre pauvre citoyen, vous auriez dû faire plus attention en vous mariant, tomber sur une folle c'est pas rigolo, remarquez vous ne pouviez pas savoir avant, eh oui c'est toujours comme ça on ne la voit jamais l'anguille sous roche, les femmes c'est cruel j'en sais quelque chose, bon allez citoyen ne vous faites pas du mauvais sang, je vais voir ce que je peux faire, en attendant entrez donc par la porte de service, mettez-vous là sur la chaise, je vous apporte un café. Elle s'est mise aux petits soins pour moi la préposée, elle m'a servi un long café crème, elle me demandait si j'avais pas trop chaud parce que dans ces satanés bureaux, je cite, on cuit comme dans une cocotte. J'ai dit que non, ça va pour moi, vous êtes un ange je lui ai dit, je l'ai un peu touchée à travers le jeans, elle s'est mise à gémir ma tourterelle, son buste s'est affaissé sur la table en zinc, sa main pleine de bagues à trois francs a défait mon paquet cadeau, le bruit de nos zips respectifs a stoppé le tic-tac de la montre, on perd la notion du temps dans ces occasions-là, c'est d'ailleurs le but de l'opération, cueillir cette contraction qui vous libère de l'emprise des secondes. C'est parce qu'ils ne copulaient pas assez que les dinos ont disparu, hypothèse personnelle, ils ont laissé le temps s'avancer, il a empiété sur leur vie de cons, il les a asphyxiés le temps, ils ne se sont pas défendus avec suffisamment d'orgasmes, ils n'avaient pas notre intuition à moi et à la préposée, les mammifères que nous sommes faisons barrage de nos sexes, le temps nous obéit mieux, encore que c'est loin d'être l'idéal car les autres dans la queue derrière moi s'impatientaient à nous voir gigoter derrière l'hygiaphone, c'est pas bientôt fini? qu'ils s'exclamaient, alors on est revenu à nos moutons, la préposée s'est plongée dans l'ordinateur, nom? prénom? nom de jeune fille? ah oui suis-je bête. Année de naissance? Vous avez une pièce d'identité? Ça y est, nous y sommes citoyen, voici votre fiche, attendez je la sors, voilà, vous avez effectivement votre Baccalauréat, vous l'avez passé à Paris il y a vingt-cinq ans et je vois que vous l'avez eu avec mention, bravo citoyen, moi je n'ai que mon brevet des collèges.

Formidable! que j' hurle, vous me sauvez mademoiselle! Faites-moi une copie dare-dare, je vais les remettre à leur place à l'Institut, je vais les saigner à blanc ces mollusques, je vais leur exploser la rate, on ira aux prud'hommes, ça va être un feu d'artifice! Merci mademoiselle! Dire que je pensais du mal de l'Académie, je me disais qu'elle refuserait de m'aider! Mais non, elles ne sont pas sans cœur nos institutions, il y a encore des humanistes qui y travaillent.

La préposée est toute contente, oui qu'elle me dit, l'Académie est là pour vous aider, citoyen je suis heureuse de vous voir en si bon état d'esprit, cependant nous ne délivrons pas de copies certifiées, ça nous est formellement interdit, nous n'avons pas le tampon idoine, je comprends que ça ne vous arrange pas, mais je ne peux rien faire pour vous, les gens sont responsables de protéger leurs diplômes, nous on ne fait que les délivrer, et croyez-moi ce n'est pas une mince affaire. J'ai eu comme un vent glacial sur l'échiné, attendez que je fais, mais puisque vous l'avez dans l'ordinateur avec mes nom prénoms date de naissance, ça ne doit pas être si compliqué d'avoir la même chose sur un bout de papier. Certes certes citoyen, des bouts de papiers je pourrais vous en produire autant que vous voulez, mais l'ordinateur il vous mettra pas le cachet officiel du Ministère et votre bout de papier on pourra s'en torcher. Ça ne fait rien, que je lui dis, si je montre ce papier à l'Institut, ils pourront venir vous voir et contrôler que j'ai bien mon Baccalauréat, stop! me coupe la préposée, je vous arrête avant que vous ne disiez une aberration, vous semblez ignorer que nos informations sont confidentielles, nous sommes couverts par le secret académique, personne d'autre que vous n'a le droit d'accéder à votre dossier. Imaginez que n'importe qui puisse venir et consulter n'importe quel dossier, vous voyez d'ici les atteintes à la vie privée? Elle disait ça en faisant de grands yeux affolés mais j'insistai avec arrogance, qu'à cela ne tienne je lui dis, je viendrai avec la chef du personnel et je lui montrerai ici même votre écran d'ordinateur. Vous êtes du genre obstiné qu'elle me fait alors, vous savez moi j'invente rien, c'est marqué dans le règlement, et que dit-il le règlement? voyons ensemble si vous le voulez bien, je lis paragraphe trois alinéa cinq: “L'information contenue dans un dossier ne peut être divulguée qu'à une personne à la fois”, c'est pas moi qui le dis, c'est le règlement, alors arrêtez vos barbarismes.

En somme vous ne servez à rien, que je fis un peu crûment, c'était le diable qui m'avait tiré par la langue, si j'avais réfléchi jamais je n'aurais été aussi direct car elle monta aussitôt sur son grand cheval: comment osez-vous? après tous les efforts que j'ai faits pour vous parler gentiment! dites tout de suite que les fonctionnaires sont des parasites! et ça continuait sur le même ton jusqu'à la porte qui fit clac!


Ce n'est pas pimpant que je rentrai chez moi, oh non vous pouvez me croire, j'avais les larmes qui diluaient les lumières des voitures, mes pieds écorchaient l'asphalte et au fond de moi j'avais cette petite voix qui me disait: c'est bien fait pour ta pomme, tu n'as que ce que tu mérites. Et là je voudrais attirer l'attention du jeune lecteur, ce n'étaient pas les difficultés matérielles qui me chagrinaient, absolument pas, la perte de mon emploi à l'Institut était certes regrettable, j'avais le loyer qui me prenait à la gorge, mais ce n'étaient pas ces ennuis-là qui me minaient l'humeur. C'était l'hécatombe morale dans laquelle j'avais sombré, un gouffre terrifiant, comme si j'avais personnellement appuyé sur le bouton nucléaire qui aurait effacé la race humaine, c'était la Conscience qui me torturait. Les jeunes lecteurs qui ont peu vécu auront sans doute du mal à comprendre mon angoisse, ils ne verront que l'aspect matériel de ma tragédie, les jeunes ne pensent qu'à l'argent et c'est normal car ils n'en ont jamais, mais ceux qui se sont frottés aux aspérités de la vie, ceux qui ont accumulé un peu de sagesse, ceux-là savent ce que la Conscience peut faire quand elle se manifeste, et chez moi elle explosait la Conscience, elle se transcendait. Moi l'homme de science, moi le paléontologue adulte qui était passé maître dans l'art du rangement, eh bien j'avais commis l'irréparable, la faute grossière, j'avais perdu mon Baccalauréat, et il n'y a plus rien à ajouter, j'avais perdu mon Baccalauréat, si vous saviez comme ça me fait mal de l'écrire, j'avais perdu mon Baccalauréat, je me sens obligé de le répéter, j'avais perdu mon Baccalauréat, oh je suis prêt à le copier un milliard de fois si ça pouvait atténuer ma culpabilité! J'avais perdu mon Baccalauréat, point, lessivé je suis.

En rentrant à la maison j'étais tellement abattu que ce n'est pas tout de suite que j'ai remarqué les deux valises posées sur la table avec des dessous féminins qui en débordaient. Françoise dansait autour avec un air d'anthropophage, que fais-tu ma chérie que je lui demande. Ça ne se voit pas mon molly? je divorce. Ah bon, fais-je sans trop réfléchir, bon débarras, ça me fera plus de place dans l'appartement. Que voulez-vous, j'étais K.-O. debout, je ne m'attendais pas à ce retournement, c'était vrai que l'on se disputait beaucoup ces derniers temps, mais quand même pas jusqu'au divorce, il y a là un Rubicon à franchir. Je prends note de ta sympathique réaction, qu'elle me fait, j'en attendais pas moins de ta part, c'est bien dans la lignée du personnage, qu'est-ce que j'ai pu être cruche de gâcher dix ans de ma vie pour toi. Soudain je comprends: elle est sincère, elle veut plus de moi, c'est la fin, le monde s'écroule, je me laisse tomber sur le divan, il me manquait plus qu'un divorce! elle veut ma mort ou quoi? comment ferais-je avec cette avalanche de paperasserie administrative qui accompagne un divorce, les convocations chez le juge, les publications au Journal officiel, les droits de timbre et que sais-je encore? Sans me regarder une seconde, sa garde-robe déménageait, les différentes Françoise que j'avais connues s'empilaient dans la valise, voici la jupette bleue du premier jour qui se fait écraser par les chaussures jetées en tas.

Pour la place dans l'appartement, dit-elle, je suis contente pour toi et je ne ferai pas d'ennuis devant le juge, mais pour nos papiers communs, j'en demande la garde vu que tu en es incapable, comment ça incapable? me révoltai-je, oui incapable et ça m'étonne que toi tu t'en rendes pas compte, non fais-je de mauvaise foi je ne vois pas, et là elle met mon nez dans le caca: quand on est pas capable de garder son Baccalauréat personnel, on est pas en position de réclamer la garde d'un papier même mineur, n'importe quel juge sera de mon avis. Je me pris la tête à deux mains dans un étau, elle avait raison la Françoise, j'étais anéanti. J'ai de l'affection pour toi, dis-je en pleurnichant, les sentiments étaient le seul argument qui me restait, et vous pensez que ça l'attendrit? que pouic, elle resta de glace, et le pire c'était que je la comprenais, elle avait raison de partir, on ne pouvait rester avec un tel boulet au pied, j'étais capable d'entraîner le meilleur nageur dans la grande fosse des Mariannes, alors pour la survie de l'espèce il valait mieux qu'elle parte, sauve-toi Françoise! je lui criais dans ma tête, Dieu sait ce que je suis capable de perdre si j'ai perdu mon Baccalauréat, tu ne seras en sécurité que loin de moi, sauvez-vous tous, les femmes et les enfants d'abord! Seulement elle ne se contentait pas de partir Françoise, non, elle remuait le couteau dans la plaie, tu m'as trompée sur la marchandise qu'elle disait et ses yeux m'exterminaient au lance-flammes, je croyais que l'on pouvait compter sur toi pour le souci du rangement, je te supposais un minimum de dignité, mais ce que tu disais n'était que poudre aux yeux, ah je me suis bien trompée sur ton compte, en fait t'es un faux cul de première, j'ai les yeux qui s'ouvrent maintenant, ta vraie nature s'est révélée au grand jour, t'es un ignoble individu, hypocrite comme pas deux. Quelle aveugle j'ai fait! J'avais des indices qui auraient dû m'inquiéter! Quand tu perdais tes formulaires de transport, ce n'était pas par bêtise innocente comme chez les gens ordinaires, je le comprends maintenant, je fermais les yeux sur les formulaires de transport et j'avais tort, c'étaient les gouttes d'eau qui annoncent la rupture du barrage, les rats qui quittent le navire, c'était prémonitoire que t'allais te surpasser dans l'horreur. Quand c'est arrivé, pauvre gourde j'y ai pas cru, naïvement je me suis dit: il va le retrouver, c'est une éclipse, il suffit d'attendre et tout redevient comme avant. Bernique!

On se revoit deux semaines plus tard chez le vieux juge, j'ai admis tous les torts, j'avais pas le choix vous vous en doutez. On m'a retiré la garde des papiers qu'on avait eus ensemble, le certificat de mariage, le livret de famille, les comptes joints, tout quoi, on m'a dépouillé pour ainsi dire, au néant on m'a laissé, et encore selon le juge j'avais de la chance que Françoise fût gentille, j'aurais pu être condamné à lui verser une pension compensatoire pour frais d'entretien.

Voyant que je ne contestais pas, Françoise n'a pas cherché à me faire boire la tasse, elle s'est contentée d'essuyer quelques larmes, on voyait qu'elle avait de la peine, alors le juge est venu lui caresser les cheveux, allons ma brave dame, ne vous en faites pas, vous en trouverez un autre de mari. À mon âge? sanglotait Françoise, j'ai vu pire dit le juge et en même temps il pelotait, tandis que j'admirais la propreté de son bureau. Chez lui aussi, le bureau était impeccable, il était comme manucure, il pointait son doigt vers moi son bureau et il m'accusait, regarde t'es le seul qui ait le rangement boiteux, là-dessus je ne pouvais qu'être d'accord, je suis la vermine de la planète je me disais.

Je ne voyais plus le juge, je ne voyais que ses mains sur les fesses de Françoise, il la serrait contre lui sur la banquette en cuir bon marché, elle était nue depuis longtemps et les mains poilues du juge se découpaient nettement sur sa peau blanche. Le juge parlait par saccades, les arguments juridiques et les articles de la loi se diluaient dans des bruits de ventouse, j'avais du mal à comprendre ce qu'il me disait, je ne voyais que le petit derrière de Françoise qui sautillait, le devant de Françoise avait l'air occupé par le membre du juge, il a la santé que je me disais pour quelqu'un qui n'est pas loin de la retraite. Le juge me parlait toujours par borborygmes, il insistait sur quelque chose en remuant ma Françoise, il devenait presque suppliant, alors je commençai à saisir, il avait de la classe le juge, il m'invitait à se joindre à lui, profite encore de ta femme qu'il avait l'air de dire, profite pendant qu'il est encore temps, dans dix minutes l'article untel s'interposera définitivement à votre jouissance sous peine d'annulation de la procédure, alors fais pas l'imbécile, vas-y t'es démarqué, aliène-la à titre gratuit, vas-y donc! et j'y suis allé mes frères et je ne l'ai pas regretté, oh non. Pour une fois la loi était de mon côté, la loi n'est pas forcément inique la loi, elle peut être suprêmement douce et vous faire du bien la loi, en ce moment elle me donnait le derrière de Françoise, j'avais l'autorisation légale, j'étais enthousiasmé comme vous pouvez le comprendre. Elle s'est mise à transpirer Françoise, coincée entre nous deux, nous étions tous ravis, le juge était devenu de très bonne humeur, il décida de nous faire une fleur, je limiterai la paperasserie au strict minimum disait le juge, vous suivrez la procédure allégée, et nous ne sûmes comment le remercier, ça nous facilitait la vie quelque chose de terrible, pourquoi ne peut-on divorcer tous les jours dans ces conditions?

In fine on a signé plusieurs documents, on a rendu le contrat de mariage et le juge l'a solennellement déchiré devant nous, Françoise a encore pleuré, puis on s'est séparé. Allez bonne chance, fit-elle sur les marches du Palais de Justice en m'évitant du regard comme quand on donne l'aumône à un clochard, son paletot me tourna le dos, elle disparut dans la circulation.

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