Pistolets le long d’un corridor blanc… montagnes vertes se profilant derrière les draps sentant l’éther… plafond citron… ombres feutrées de la lumière du jour faisant place à l’éclat bleuté et fluorescent du bloc opératoire… pistolets des gardes qui retendent sur la table roulante dans la tiédeur d’un oreiller douillet… aiguille de penthotal d’indifférence somnolente… mouvement de la table qui roule sur un fond de montagnes flottantes… blouses blanches et froides de docteurs blancs et froids… infirmiers mélangeant des liquides… acier impersonnel des bistouris bleuis par le scialytique… tampons d’ouate dans la tiédeur du lit montagnes ombrées flottant au plafond… odeur d’hôpital mêlée aux senteurs de pins… aiguille instillant le sommeil au creux de son bras… Et derrière lui il sentit les vibrations d’une autre table roulée sur le théâtre des opérations (Sara ?) dans une semi-conscience faite d’indifférence-incapacité de bouger ses membres… les blouses blanches… le scalpel électrique… éclat bleuté de l’acier contre la blancheur des draps plafond citron montagnes froides, vertes… euphorie de l’anesthésie léthargie du réveil… odeur d’éther senteur flottante des aiguilles de pins docteurs citron…
Ensuite (quand ?) le chaos devint le souvenir d’un moment du passé et Jack Barron se réveilla, rétrospectivement conscient d’un interminable séjour à la frontière interface de la veille et du sommeil, images du passé préopératoire brouillées dans le présent postopératoire comme si l’instant insaisissable de la transition se trouvait prolongé de dix mille années. Mais il avait maintenant pleinement conscience qu’il était :
Allongé dans un lit d’hôpital, la tête au creux d’un oreiller douillet les yeux fixant le vague d’un plafond citron, à sa gauche une longue baie vitrée donnant sur les montagnes Rocheuses et l’odeur des pins filtrait à travers l’écran thermique frémissant qui empêchait la brise froide des montagnes de pénétrer.
Zut, se dit-il, quel jour sommes-nous ? Combien de temps suis-je resté inconscient ? Aucun calendrier dans la chambre aux murs blancs et nus, rien que le lit et une petite table d’hôpital, même pas une montre. Et s’ils m’ont mis en sommeil artificiel, ce qui est probable, pas moyen de savoir combien de temps ça a duré.
Des souvenirs affluèrent confusément dans son esprit. Ces gorilles armés m’ont conduit à la salle… Non, une seconde, ils ont commencé par me conduire ici, ils m’ont allongé sur une table roulante et m’ont fait une piqûre, et j’étais déjà à moitié inconscient quand ils m’ont conduit à la salle d’opération. Puis ils ont amené quelqu’un d’autre – sans doute Sara – la dernière chose dont je me souvienne. Sara doit être immortelle elle aussi maintenant…
Immortel ?… Je ne me sens pas différent, tout au moins je ne le crois pas. Se concentrant sur son corps, Barron sentit un léger tiraillement dans ses muscles abdominaux, un élancement à peine perceptible dans son dos et une impression de faiblesse somnolente pareille à ce que l’on éprouve au lit après une nuit pénible. Pas différent, vraiment, je me sens toujours moi, rien de plus.
Est-ce qu’il y a quelque chose de différent ?
Barron tendit tous ses sens, essayant de se rappeler comment il avait toujours ressenti son corps, comme quelque chose dont on n’a pas conscience, sauf si on est vraiment fatigué ou malade. Mon imagination, parce que je le cherche, ou bien est-ce que vraiment je me sens différent ? Difficile à dire. Je ne me sens pas malade. Un peu faible des suites de l’opération, quoi que ce soit qu’on ait pu me faire, peut-être, mais pas de pouvoir surhumain genre vision aux rayons X, ça c’est sûr. De la faiblesse, oui, mais d’une drôle de sorte, presque trop bonne, comme si j’allais pouvoir me lever et faire un mille mètres… ou est-ce de penser que je suis peut-être immortel qui fait que je me raconte des histoires ?
Immortel… mais merde, comment savoir si on est immortel ou pas tant qu’on n’a pas vécu deux cents ans ? Aucune raison de se sentir soudain différent. En réalité, je suppose qu’on doit rester le même, jeune et fort comme au commencement, quand on passe le cap des quarante, soixante-dix, cent ans… ce qui change, sans doute, c’est qu’on ne doit jamais sentir de différence. Quarante ans, cent ans, deux cents ans, on se sent toujours le même, et ce changement-là on ne s’en aperçoit qu’après qu’il ne s’est pas produit.
Immortel… Aucune raison de sentir le changement, ils pourraient aussi bien vous dire que c’était pour vous enlever votre appendice, et vous ne le sauriez même pas…
Hé, suis-je pour de vrai immortel, ou bien toute cette histoire n’est-elle qu’un bateau ? Comment faire pour savoir, alors que tout ce que j’ai c’est la parole de Bennie. Ils m’ont peut-être monté une mise en scène pour me calmer, je ne peux pas savoir, tout ce qui est sûr c’est qu’on ne peut pas faire confiance à Bennie. Mais perdant ou gagnant, de toute façon les jeux sont faits et ça ne change rien. Dès que je rentre à New York je m’occupe de lui. À ma prochaine émission je le finis pour de bon… j’ai ces bandes en lieu sûr comme garantie de partir d’ici vivant, immortel ou non, et peut-être…
Pourquoi pas ? Mettre Bennie sur la sellette, et lui passer les bandes… Qu’est-ce qu’il peut faire ? Me poursuivre pour diffamation alors que c’est sa propre voix qui l’accuse ? Sais pas, mieux vaut peut-être demander d’abord aux avocats. Les bandes magnétiques peuvent être truquées, et ne servent pas de preuve auprès des tribunaux. Ça veut dire que je suis obligé de trouver un autre moyen pour l’accuser de meurtre si je ne veux pas me retrouver avec un procès sur les bras ? À moins que je ne me serve des bandes pour le faire avouer sur les ondes… ça ne devrait pas être très difficile à faire. On dirait qu’il débloque complètement maintenant, d’après les yeux qu’il avait… j’y arriverais peut-être. C’est sûr que ce serait un beau coup, mais dangereux comme tout s’il ne se laisse pas bluffer. Mieux vaut y réfléchir, et demander conseil… peut-être les avocats du G.O.P… ?
La porte s’entrouvrit, et un homme brun vêtu d’une tunique blanche, visiblement un docteur, passa la tête à l’intérieur et dit :
— Ah, monsieur Howards. Il est éveillé. C’est fini.
Benedict Howards entra dans la chambre à la suite du médecin.
— Eh bien, examinez-le tout de suite, Palacci, et dites-moi si cela a pris.
— Inutile, monsieur Howards. S’il est éveillé maintenant c’est que l’opération a réussi. Le seul danger était que le traitement immunosuppressif échoue et qu’apparaisse une réaction d’allergie aux greffons. C’est une chose qui arrive, voyez-vous, environ deux fois sur cent. Mais si c’était le cas, il serait probablement plongé dans le coma avec une forte fièvre. En fait, il serait sans doute déjà mort. Mais tout s’est bien passé, il est immortel et en bonne santé, et la femme aussi.
— Sara ! s’écria Barron avec un sentiment de culpabilité. Comment va-t-elle ?
— Elle va parfaitement bien, fit Howards dont le regard avait le même éclat de démence que la dernière fois (combien de temps s’était écoulé ?) dans son bureau… Elle est immortelle maintenant, tout comme vous et moi. Qu’est-ce que vous en dites, Barron, quel effet cela vous fait-il de vous réveiller immortel, de sentir cette odeur de pins, de vous dire que vous ne mourrez jamais… aussi longtemps que vous coopérerez, bien sûr… ?
— Je ne sens rien, Howards, dit Barron, sur ses gardes. Je ne me sens pas du tout différent. Et qu’est-ce qui me prouve que vous ne m’avez pas ouvert puis refermé, ou simplement mis en sommeil pendant… combien de temps, au fait ? Quel jour sommes-nous ?
— Nous sommes lundi, répondit Palacci. Vous êtes resté…
Benedict Howards leva la main pour l’interrompre :
— Laissez-moi parler. Quand peut-il se lever ? J’ai quelques petites choses à montrer à Mr Barron. Il est temps qu’il sache qui commande pour de bon.
— Après quarante heures de sommeil artificiel, il pourrait se lever maintenant. Ce n’est pas une opération majeure techniquement parlant. Nous n’avons pas besoin d’implanter les greffons très profondément.
— Dans ce cas, allez lui chercher ses vêtements, dit Howards. Mr Barron et moi nous avons quelques mots à nous dire en privé.
Tandis que le docteur sortait en refermant la porte derrière lui, Barron s’adossa à la tête de lit. Il se sentit étonnamment fort et beaucoup plus maître de la situation qu’allongé sur le dos.
— Allez-y, Howards, dit-il. Prouvez-moi que je suis immortel. J’avoue que je n’ai pas la moindre idée de ce que je devrais ressentir, mais jusqu’à présent je n’ai eu aucune autre assurance que votre parole. Et vous savez le grand cas que je fais de votre parole, Bennie. N’oubliez pas les bandes. Vous avez intérêt à être compréhensif pour que je ne sois pas en colère. Et tant que je ne suis pas en colère, vous avez une chance de continuer à vivre.
— Vous et vos sacrées bandes, ricana Howards. Une fois rentré à New York, vous allez m’expédier toutes les copies et nous en ferons un bon feu de joie.
Barron ne put réprimer un sourire. Il est complètement dingue, se dit-il.
— De quelle planète venez-vous, Bennie ? Prouvez-moi que vous avez rempli votre part du marché et je vous laisserai peut-être tranquille. Je dis bien peut-être – ça dépendra de mon humeur du moment. Mais une chose est sûre, ces bandes appartiennent à bibi et je m’en servirai pour vous garder – pardonnez-moi l’expression – dans le droit chemin. La peine encourue pour un meurtre est la chaise électrique, et vous feriez bien de ne pas l’oublier.
— J’essaierai, Barron, fit Howards (mais ses yeux de paranoïaque riaient. Riaient !). Et vous feriez bien de ne pas l’oublier non plus. Vous êtes immortel, et je vais vous le prouver. Je vais tout vous montrer, vous faire faire la visite des lieux, et vous allez voir comment on vous a rendu immortel. Vous n’aurez pas besoin d’autre preuve, pour ça vous pouvez me faire confiance.
— Vous radotez, Howards. En quoi cela prouverait-il quoi que ce soit ?
Benedict Howards éclata de rire, et la certitude glacée de son regard paranoïaque emplit Barron d’une mortelle appréhension. D’une façon ou d’une autre, Howards ne doutait pas un seul instant de son triomphe.
— Chaque chose en son temps, dit-il. Vous verrez. Vous verrez pourquoi j’avais intérêt depuis le début à vous rendre immortel. Peut-être que ces bandes magnétiques mettent ma vie entre vos mains, mais ce qui met la vôtre entre les miennes c’est votre propre immortalité. Je vous possède sur toute la ligne, Barron, vous êtes ma créature maintenant, et vous ne pourrez plus jamais l’oublier. Mais attendez que vos vêtements arrivent, et je vous le prouverai. Oh, oui, je vous le prouverai !
— Voyez-vous, Barron, d’après ce qu’ils m’ont expliqué, tout réside dans les glandes, fit Benedict Howards tandis que l’ascenseur s’immobilisait après une longue descente dans les entrailles de l’hôpital.
Ça ne m’étonnerait pas de voir un souterrain humide à la Frankenstein, pensa Barron tandis que la porte de l’ascenseur coulissait silencieusement pour révéler un banal corridor d’hôpital aux murs blancs sans fenêtres baignés d’une lumière fluorescente.
— Question d’équilibre endocrinien, paraît-il, continua Howards en emboîtant le pas aux deux gardes armés, pistolets à l’étui mais bien en évidence, qui étaient descendus avec eux dans l’ascenseur.
Apparemment, ils avaient des ordres précis, car Howards ne leur avait pas adressé un seul mot depuis qu’ils avaient quitté la chambre d’hôpital. Il avait seulement débité un tas de propos incohérents sur les hormones et les glandes. Barron l’écoutait à peine. Le regard lointain et vitreux de Howards, son débit de mitraillette et sa façon de tourner la tête de tous les côtés comme un oiseau apeuré lui semblaient on ne peut plus éloquents. Bennie avait fini par perdre complètement les pédales. Et ce putain de jargon médical dont je suis sûr qu’il ne comprend pas la moitié…
Oui, mais c’est là le hic, se dit Barron. Si c’était vraiment un attrape-couillon il aurait appris sa leçon par cœur et ce serait à peu près cohérent. Bennie n’est pas assez vicieux pour jouer la comédie à ce point. Ce qui signifie…
C’est pour de bon. Du moins, il y a des chances. L’immortalité. Peut-être que je l’ai vraiment, qu’il ne me fait pas marcher ? Immortel ! Je ne sens aucune différence, mais après tout je suis jeune et en bonne santé, et si c’est vrai je ne me sentirai jamais différent, ni maintenant ni dans un million d’années…
Mais qui sait ? Howards a changé, ça ne fait aucun doute. Plus le temps passe et plus il est paranoïaque. En fait, toute cette foutue Fondation repose sur une idée paranoïaque. Et plus Howards a de l’argent, plus il a de temps à vivre, plus il chie dans son froc à l’idée de perdre tout ça. Ce qui l’amène exactement où je voulais qu’il soit.
D’accord, mais pourquoi Bennie est-il persuadé que c’est lui qui m’a amené là où il voulait ?
Drôle de merdier… Mais soudain une illumination glacée le traversa : Howards avait été prêt à faire n’importe quoi pour le rendre immortel. Et maintenant il est arrivé à ses fins. Il m’a eu ? Mais comment ? Il ne peut plus me toucher maintenant, et je crois le tenir dans le creux de ma main. Le traitement… oui, il est entré en transe chaque fois que j’ai abordé ce sujet devant lui. Et maintenant qu’il est en train de tout m’expliquer, je ne l’écoute même pas ! Une chose est à peu près certaine en tout cas : ce traitement, quel qu’il soit, ils me l’ont fait subir. Mais écoute, bougre de con, écoute-le ! N’est-ce pas pour cela que tu es venu ?
— Un homme a l’âge de ses glandes, expliquait Benedict Howards. Si vous pouviez conserver l’équilibre hormonal que vous aviez étant gosse, vous ne cesseriez jamais de grandir… Non, c’est le contraire, je pense… ou plutôt… mais ce n’est pas ça qui est important. Le fait est que vous n’êtes jamais plus vieux que vos glandes. Dans une certaine mesure, les glandes d’un gosse empêchent son corps de vieillir. Son anabolisme excède son catabolisme, ou quelque chose comme ça. Enfin, quoi qu’il en soit, au moment où le processus s’inverse vous commencez à vieillir, à vous rapprocher de la mort, du cercle noir… D’après ce qu’ils m’ont dit, normalement un être humain est toujours soit en train de grandir soit en train de vieillir, jamais au milieu, selon l’équilibre de ses glandes. C’est comme une horloge à minuit tapant. Entre un coup de balancier et le suivant, vous changez de jour. Un coup vous grandissez, un coup vous vieillissez. Continuez à grandir, me disent-ils, et tôt ou tard ça finira par vous tuer. Je n’ai pas très bien compris pourquoi… mais quoi qu’il en soit, au moment où vos glandes dépassent cette ligne, quelque part entre treize et dix-neuf ans paraît-il, c’est là que vous commencez à mourir. Vous saisissez, Barron ? Vous comprenez ? L’immortalité est dans le coup de balancier.
— Balancier… balancier…, répondit finalement Barron. C’est le vôtre qui est détraqué, Howards.
— Vous êtes vraiment bouché, Barron. Vous ne comprenez pas ? Si c’est exactement mardi minuit, et si vous arrêtez l’horloge au moment précis où mardi finit et où mercredi n’a pas encore eu le temps de commencer, vous êtes coincé au milieu. Ni en train de grandir ni en train de vieillir. C’est ce que Palacci appelle « l’équilibre homéostatique endocrinien ». Arrêtez l’horloge entre deux battements et vous avez l’immortalité. C’est ce que nous avons découvert : le moyen d’équilibrer les glandes. Vous et moi, Barron, nous avons des glandes qui resteront toujours jeunes. Nous sommes immortels ! Immortels !
Ce serait presque convaincant, se dit Barron en fouillant ses souvenirs de deux trimestres de biologie à Berkeley. « Anabolisme plus catabolisme égale métabolisme. » Cette formule obscure issue de quelque vieux mémento jaillit à la surface. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Le métabolisme est une sorte de compte en banque biologique : l’anabolisme représente la croissance, et le catabolisme l’usure… ou bien tout le contraire ? N’importe comment, chez un gosse la croissance est supérieure à l’usure de sorte que le compte est créditeur. Et chez un adulte c’est l’inverse ; vous êtes débiteur, donc vous commencez à mourir. Oui, mais si vous pouviez être juste entre les deux, et rester comme cela indéfiniment, vous seriez immortel, d’après ce que dit Howards ! Ce serait ça, l’immortalité, un réglage des glandes analogue au réglage de l’allumage par le mécanicien ? Mais comment procèdent-ils ?
— Je crois que je commence à saisir maintenant, Bennie. Mais je serais curieux de savoir comment vos hommes s’y prennent pour… trafiquer toutes ces glandes ?
Howards lui jeta un drôle de regard et les mots glacés qu’il lui répondit sonnèrent d’une façon curieusement obscène :
— Des radiations. Beaucoup de radiations. Une dose massive émise pendant deux jours.
Barron eut un frisson. Des radiations – un mot maléfique, comme le cancer. Une dose massive pendant deux jours ! Mais cela signifie…
Howards se mit à rire :
— N’ayez pas peur, Barron, vous n’allez pas en mourir. Je n’en suis pas mort, et j’ai subi exactement le même traitement que vous. Mes hommes ont découvert une particularité de certaines radiations : À dose élevée et mortelle, elles sont capables de stabiliser les glandes, si on les prend assez jeunes, à ce fameux point d’équilibre homéostatique…
— Mais toutes ces radiations… quel effet ont-elles sur le corps humain ?
Howards fit la grimace, et son regard devint vitreux comme s’il se projetait un film porno sur quelque écran à l’intérieur de sa tête. Il murmura quelques paroles incohérentes où il était question de Nègres, puis parut sortir de son hébétude au moment où les gardes s’immobilisaient devant une porte d’acier.
— Je ne l’ai jamais vu moi-même, mais il paraît que c’est quelque chose d’horrible, fit-il. Les chairs pourrissent et se désagrègent, et le corps entier devient le foyer d’un million de cancers… mais les glandes restent intactes, si les toubibs calculent bien leur coup. Mieux que…
— Espèce de cinglé ! hurla Barron, qui faillit sauter à la gorge de Howards mais s’arrêta net lorsque les gardes sortirent leur pistolet.
— Ne vous excitez pas, Barron ; je n’ai pas dit que vous aviez été irradié, dit Howards en caressant le bouton de la porte d’acier. (Il sourit :) Je vais vous montrer maintenant pourquoi nous nous portons tous les deux à merveille, et cela pour l’éternité, et aussi pourquoi vous êtes à ma merci. J’ai dit que vous aviez des glandes qui resteraient jeunes, qui vous garderaient jeune pour l’éternité… mais je n’ai pas dit que c’étaient vos glandes ! (Et avec un regard de démence bestiale, Howards ouvrit la porte.)
À première vue, le spectacle qui les attendait derrière la porte de fer était celui d’une section d’hôpital tout à fait normale : Une grande salle étroite, avec une allée centrale séparant deux rangées d’environ douze lits chacune disposée perpendiculairement aux deux murs. À l’extrémité opposée de la salle se trouvaient une série de pupitres électroniques entourant un petit bureau derrière lequel un homme en blouse blanche était assis. À la droite de ce bureau il y avait une autre porte.
Mais c’étaient les occupants des lits qui donnaient à la salle ce caractère grotesque et monstrueux qui emplissait Barron d’une nausée incrédule.
Vingt-quatre lits, et dans chacun un jeune enfant, âgé de six ans au moins et d’une dizaine d’années au plus. Plus de la moitié étaient noirs. Tous étaient nourris par voie intraveineuse, mais les tuyaux alimentant les aiguilles fixées avec du sparadrap à leurs aisselles étaient reliés non pas à des flacons goutte-à-goutte mais à une conduite principale qui aboutissait au complexe de monitoring au fond de la salle. Une installation analogue servait à vider les sondes qui sortaient de chaque lit et chaque enfant avait des électrodes fixées à sa poitrine et à son front. Tous ces fils convergeaient en un câble central qui aboutissait aux pupitres de contrôle. On n’entendait pas un seul bruit dans la salle, aucune tête ne se tourna, aucun muscle ne bougea. Tous ces enfants étaient plongés dans un profond coma.
Leur âge… la prédominance des Noirs… Jésus en Harley-Davidson ! pensa Barron. Ce sont les malheureux gosses achetés par la Fondation !
— Du beau travail, hein ? fit Howards. Quand on pense au spectacle que pourrait donner toute une marmaille déchaînée, et au personnel qu’il faudrait pour s’en occuper… À court terme, c’est un équipement extrêmement coûteux ; mais si vous songez aux économies de nourriture, salaires et énergie, avec un amortissement même à moyen terme ça fait pas mal d’argent de gagné.
— Mais qu’est-ce que vous faites à ces pauvres gosses ? s’écria Barron. Qu’est-ce qu’ils ont ? Pourquoi sont-ils tous dans le coma ?
— Qu’est-ce qu’ils ont ? fit Howards d’une voix neutre, mais dans son regard était tapie une terrible lueur de démence. Ils n’ont rien du tout, ce sont des spécimens physiques irréprochables, car sinon, croyez-moi, nous ne dépenserions pas tout cet argent pour les conserver ici. Nous ne leur faisons rien dans cette salle, c’est notre garderie. Le processus entier est parfaitement indolore pour tous ces gosses. Du début jusqu’à la fin ils ne sentent rien. Pour qui me prenez-vous, pour une espèce de sadique ? Ils restent endormis et nourris au glucose jusqu’à ce qu’ils soient prêts à être traités. De cette façon nous économisons du temps et de l’argent et aussi une belle pagaille. Un seul homme aux commandes du moniteur peut faire tout le travail.
Ce n’est pas possible, se dit Barron tandis qu’Howards le précédait ainsi que les gardes le long de l’allée centrale. Mais c’était on ne peut plus réel, il le savait. Il n’était que de sentir l’affreuse odeur de mort qui émanait des rangées d’enfants endormis reliés par des tuyaux et des câbles à un démentiel circuit d’horreur. Et c’est tout ce qu’il y voit ? Une putain de chaîne de production ! Mais production de quoi ? Bennie est complètement déboussolé… la prochaine fois que je l’ai sous la main à mon émission, j’en fais de la charpie…
Mais il se prit à écouter, dans une sorte de fascination épouvantée, les explications que continuait à lui donner Howards sur le ton d’un directeur des ventes commentant la visite guidée d’une foutue usine de réfrigérateurs :
— Naturellement, nous n’en sommes qu’au stade expérimental… Si nous pouvions résoudre la question de la réanimation au sortir des Hibernateurs, nous n’aurions pas besoin de toute cette comédie – il nous suffirait de les irradier dès qu’ils arrivent, puis de les fourrer dans un hibernateur pour les utiliser au fur et à mesure de nos besoins ; cela nous économiserait pas mal d’argent. La technique est en ce moment à l’étude, mais il paraît que ce ne sera pas au point avant quelques années. Alors, en attendant, on utilise les moyens du bord. Le plus difficile est de les maintenir en vie après l’irradiation. Avec la dose reçue, sans compter le cancer, aucun d’entre eux ne dure plus d’une quinzaine de jours. Aussi la synchronisation est-elle difficile à établir, et le mieux est d’en avoir toujours une douzaine ou plus sous la main. Si seulement ils pouvaient trouver le moyen de conserver les glandes en bon état dans un hibernateur, songez aux tracas qui nous seraient épargnés.
Lorsqu’ils arrivèrent à hauteur de la porte au fond de la salle, l’homme en blouse blanche quitta un bref instant des yeux ses cadrans tandis qu’Howards lui disait :
— Ne faites pas attention à nous. Je fais faire le tour du propriétaire à notre tout premier client. (Puis tournant vers Barron un regard de folie insondable :) Nous sommes tout de même assez bien montés pour une installation pilote, vous ne trouvez pas, Barron ?
Ce dernier se sentit finalement saturé. Un assassin !
Un salaud d’infanticide ! Il est en train de tuer tous ces gosses à petit feu ! Mais pourquoi me montre-t-il ça ? Pour qui me prend-il, moi… il doit savoir que je ne le laisserai jamais…
— Vous n’avez pas fini avec toutes vos conneries ! hurla-t-il. (Et voyant la partie vitrée de la porte devant lui opacifiée par une série de lignes sinueuses comme une lucarne de W.-C, il se dirigea dessus.) Et qu’est-ce qu’il y a derrière cette putain de porte ?
Avec l’agilité d’un chat, Howards s’interposa entre lui et la porte, les yeux agrandis de terreur.
— N’entrez pas là, dit-il d’une voix sifflante. Croyez-moi, vous ne supporteriez pas ce spectacle. C’est la section post-radiations. Des chairs putréfiées… tombant en lambeaux… cancéreuses… C’est horrible, Barron, il paraît que c’est insupportable. Je n’y ai jamais mis les pieds moi-même, je ne veux pas voir ça. Les docteurs, ils sont habitués à ce genre de spectacle… Mais nous serions malades tous les deux si vous ouvriez cette porte.
— Qu’est-ce que vous leur faites ? BON SANG DE BORDEL, QU’EST-CE QUE VOUS LEUR FAITES ?
— Ne gueulez pas comme ça, Barron. Vous n’avez pas encore deviné ? Avec juste la dose de radiations nécessaire, les glandes de ces gosses peuvent être maintenues au point d’équilibre homéostatique qui empêche le corps de vieillir. C’est l’immortalité, mais il y a deux pépins majeurs. Primo, ça ne marche qu’avec des enfants de moins de douze ans, ce qui signifie pas d’immortalité pour les adultes – pour nous. Et secundo ça n’irait pas loin de toute façon puisque les radiations que nous utilisons pour stabiliser les glandes constituent une dose mortelle. Ironique, n’est-ce pas ? Nous avons trouvé le moyen de rendre les gosses immortels, mais le traitement leur est fatal – « L’opération a parfaitement réussi, mais le patient a succombé »…
« Mais les glandes, elles, ne meurent pas, Barron. Après avoir été irradiées elles restent saines et parfaitement stabilisées pour maintenir un homme en vie pendant l’éternité. Les radiations ne tuent pas les glandes, et tout ce qu’elles demandent c’est un nouveau corps bien sain qui les nourrira et qu’elles maintiendront jeune et vivant indéfiniment. Une simple greffe, et avec les techniques dont nous disposons les greffes réussissent presque toujours. Ils ne sont même pas obligés de placer les glandes à l’endroit du corps où elles seraient normalement situées, un simple greffon dans l’abdomen et un autre dans le dos suffisent – même pas une opération majeure, du gâteau pour mes hommes. Vous voyez ce que je veux dire ? Nous avons maintenant des glandes qui nous feront vivre éternellement, mais ça ne veut pas dire que ce sont forcément les nôtres.
Serpents ondulants limaces visqueuses bavant sur sa peau, Barron éprouva l’incoercible besoin de s’arracher le ventre de ses propres ongles, d’extirper les globes de chair verdâtre et gluante qui distillaient en lui leurs fluides vitaux éternels et l’emplissaient à jamais d’une vie usurpée… Images d’enfants endormis de montagnes… bidonvilles d’Evers visage écrabouillé de Franklin guêpe de métal sifflant à ses oreilles cadavres répandant leurs viscères poubelles éclatées d’où jaillissaient des flots de sanie visqueuse où il se noyait ! se débattait parmi des corps de petits Nègres qui grouillaient sur lui dans lui comme des vers… tout cela traçait un épouvantable sillon d’angoisse indélébile dans la chair frissonnante de son cerveau.
— Espèce d’assassin forcené de mes couilles ! s’écria-t-il d’une voix hystérique. Bâtard monstrueux ! Vous n’avez pas le droit de vivre ! Je vous tuerai, Bennie, je vous le promets, d’une façon ou d’une autre je vous tuerai ! J’ai ces bandes magnétiques… Je vous ferai la peau, même si vous m’abattez ici même à l’instant même ! Allez-y, dites à vos gorilles de me descendre ! Ça vaudrait mieux pour vous ! Tuez-moi ! Tuez-moi ! Parce que de toute façon j’aurai votre peau ! Sale bâtard d’enculé…
Avec un grognement bestial, il se jeta sur Howards, sentit l’extrémité de ses doigts effleurer la peau sèche et squameuse du cou de Howards… et les gardes le saisirent, chacun par un bras, et l’immobilisèrent en une double clé irrésistible.
— Assassin ? glapit Howards. Pourquoi me traitez-vous d’assassin ? D’accord, nous sommes vivants, et ils sont morts… Mais combien de temps croyez-vous qu’ils auraient vécu ? Même pas un siècle et ensuite, de toute manière, ils en seraient au même point – morts. Leurs deux vies ont été sacrifiées en échange de deux millions de vies. Vous ne comprenez pas ? La vie sort victorieuse à un million contre un. Ce n’est pas de l’assassinat, c’est le contraire, repousser le cercle noir qui s’estompe, le repousser, empêcher de se refermer le cercle noir de la mort qui s’estompe, reculer l’échéance d’un million d’années ! Assassin, vous plaisantez ! C’est si je ne l’avais pas fait que je serais un assassin… assassin de soi-même, livré au cercle noir qui s’estompe, Nègres éviscérés six pieds sous terre asticots dix millions d’années de vautours ricanants aux becs de plastique pénétrant dans le nez la gorge cercle noir qui s’estompe de mort et de meurtre…
Tandis que Howards hurlait, roulant des yeux de pure terreur, son visage haine à haine à quelques centimètres du sien, Barron sentit quelque chose se glacer en lui – la froide logique d’un circuit électrique isolé par des années-lumière de distance, l’horreur kinesthésique des choses cousues dans son corps se muant en images de mort point-de-phosphore sur l’écran de télé de son esprit. Il lutta pour trouver un terrain solide, le trouva dans le réflecteur interface formé entre sa connaissance et l’image-mosaïque-point-de-phosphore de la folie qui se lisait dans le regard de Howards.
Mollo, se dit-il. Tu es toujours Jack Barron le donneur de coups de pied au cul, et tu es vivant. Posément, il s’obligea à reprendre son sang-froid et à absorber la réalité interface. Il faut que je l’arrête, que je le tue, que je le finisse pour de bon. J’ai ce qu’il faut pour ça, les bandes, Bug Jack Barron, cent millions de téléspectateurs au sondage Brackett, la protection du G.O.P. ; je peux l’avoir comme je veux… Mais ces glandes à l’intérieur de ton corps comme des crapauds visqueux distillant le sang de bébés assassinés pour te maintenir en vie…
— Vous voyez, poursuivit Howards, revenu lui aussi à un niveau plus raisonnable de réalité, pourquoi finalement je vous ai amené où je voulais. Légalement, oui, c’est du meurtre, et il me faudra encore quelque temps avant de changer la loi. Il nous faudra quelque temps, Barron – parce que vous êtes concerné exactement autant que moi à présent. Le contrat que vous avez signé… Je parie que vous n’avez pas lu les petites lignes, celles où vous reconnaissez être légalement responsable de toutes les conséquences du traitement. Vous pensiez que c’était simplement pour nous couvrir au cas où vous seriez mort ? Le contrat a été rédigé par un groupe d’experts et il est en béton armé. Il constitue une reconnaissance légale de complicité d’assassinat devant n’importe quelle juridiction du pays. C’est pratiquement une confession, et si vous faites quoi que ce soit contre moi j’achèterai vingt témoins qui jureront que vous saviez tout du traitement quand vous avez signé. Nous sommes dans la même barque, Barron, et si vous tenez à la vie vous avez intérêt à m’obéir.
Une rage furieuse et désespérée envahit Barron : Chairs putréfiées limaces molles distillant goutte à goutte des fluides usurpés liquides innommables emplissant ses veines du sang de bébés disloqués mâchoires de crocodile d’un Howards démoniaque arrachant des lambeaux de chairs cancéreuses, s’en foutant du moment qu’il était immortel du moment qu’il était entouré de gardes armés cinquante milliards de dollars projet de loi d’Hibernation Président corrompu (corrompu avec quoi ?), Congrès corrompu impuni à jamais vampire immortel dominant à jamais la terre…
— Vous croyez me faire peur, Howards ? hurla-t-il. Vous croyez que c’est ça qui va vous sauver ? Avec… avec… (tordant son corps d’angoisse) ces choses en moi, vous êtes si sûr que ça que je tiens à la vie ? Je vous aurai, Howards, et il n’y a rien que vous puissiez faire pour m’en empêcher. Je vous aurai, même si je dois y laisser ma vie.
— Pas seulement votre vie, dit Benedict Howards. Vous n’appréciez pas l’immortalité, d’accord, c’est votre droit d’être cinglé. Vous vous sentez souillé, vous voulez mourir, personnellement je m’en fous. Mais si la découverte a été si terrible pour vous, qu’est-ce que ce sera pour votre femme ?
— Sara…
— Vous avez la mémoire courte, Barron. Votre femme a signé le même contrat que vous ; elle peut être inculpée de complicité d’assassinat. Qu’il y ait un procès, et nous sommes tous les trois dans le bain. Et c’est vous qui l’avez poussée à signer, pas vrai ? Si vous ne jouez pas le jeu c’est vous qui serez responsable de sa mort. Ne venez pas me parler de meurtre, Barron. Vous aussi vous êtes un meurtrier, de quelque côté que vous vous tourniez.
— Vous… vous lui avez tout dit ?
— Ai-je l’air d’un crétin ? Vous êtes un fou, Barron. On ne peut pas prédire ce que vous êtes capable de faire, même si votre propre vie est dans la balance. Mais miss Westerfeld – ou Mrs Jack Barron, comme vous préférez – nous savons très bien comment elle risque de réagir, n’est-ce pas ? Je ne lui ai rien dit, bien sûr. C’est ma meilleure garantie. Tant que vous filerez doux elle ne saura rien. Voilà comment je vous tiens. Oui ou non, Barron ? Allez-y, dites-le, je veux l’entendre de votre propre bouche.
Merde, pensa Barron ; c’est vrai qu’il me tient comme ça. Il le sait, et il sait que je le sais… je suis pris au piège ! Je ne peux pas le dire à Sara, elle… pire que de me quitter, elle en deviendrait complètement dingue. Il faut que… il faut… merde, je ne peux rien faire !
— D’accord, Howards, pour l’instant vous gagnez.
— Pour l’instant ! Elle est bonne, elle est vraiment bien bonne, Barron. Pour l’instant. Un instant qui durera un million d’années ! Et vous voulez savoir, mon vieux ? Tôt ou tard vous viendrez me remercier, vous comprendrez comment je vois les choses. Vous ne pouvez pas vous empêcher de vouloir rester en vie, n’est-ce pas ? Immortel… d’ici à cinquante ans peut-être vous comprendrez que l’immortalité mérite que l’on fasse n’importe quoi pour l’avoir, n’importe quoi… Nègres éviscérés, chairs putréfiées… vous me direz merci, Barron. Vous êtes immortel, vous êtes plus qu’un homme, votre vie vaut un million des leurs. Laissez faire le temps. Vous apprendrez à m’aimer, c’est moi qui vous le garantis.
Dans le regard dément de Howards, Barron capta la peur, une peur mortelle d’une espèce qu’il n’avait jamais ressentie jusqu’alors. Peur que Howards eût raison, peur que dans cinquante ou cent ou mille ans ces choses qui étaient en lui le rendissent pire qu’une horrible carcasse pourrie, peur qu’un jour il ne regardât ces yeux de monstre paranoïaque que pour… se voir lui-même.