Sara Westerfeld laissa tomber la capsule et s’assit sur le canapé face aux lumières crépusculaires de Brooklyn en attendant que l’acide agisse. Il devrait y avoir sept cents microgrammes là-dedans, se dit-elle, mais c’est resté ici depuis que j’ai emménagé chez Jack, jamais songé à en reprendre jusqu’à ce que… jusqu’à…
Son corps frissonna, bien qu’il fît une chaleur de juin, une chaleur moite comme de la mélasse coulant sous sa peau, comme des choses molles et visqueuses dans son corps…
Elle se leva, se dirigea vers la console murale proche, actionna une manette et les parois de verre de la terrasse se refermèrent en coulissant. Elle mit le thermostat à 21°, régla l’humidité à « mi-sec », et le climatiseur se mit à pomper de l’air frais par la série d’ouvertures disposées en cercle à la base du dôme à facettes.
Elle alla jusqu’au panneau de commande électronique, bloqua la bande qui diffusait des bruits de ressac sur un cycle perpétuel, programma l’orgue chromatique dans la gamme des bleus et des verts, se rassit sur le canapé en se plongeant dans la contemplation de l’horizon assombri par-delà le fleuve. Le spectacle évoquait maintenant une peinture murale, séparée par la vitre interface de la terrasse de la réalité intérieure baignée de bleu et de vert, d’odeurs de pins et de bruits de ressac.
Elle fit un effort pour se concentrer, pour mêler en un même tourbillon les couleurs et les sons, pour aider le L.S.D. à faire son effet. Le meilleur moyen de faire un mauvais voyage, se dit-elle. Être anxieuse que cela marche… Quelle idée, aussi, d’avoir pris de l’acide juste le soir de l’émission, avec Howards, l’homme-reptile en sécurité dans son antre de pouvoir et ces choses sanglantes en moi, volées à des enfants morts…
Un sombre frisson la traversa (l’acide commençait à agir ?) et elle songea à l’inconscience avec laquelle elle s’était tournée vers le L.S.D., comme si c’était l’acide qui la prenait au lieu du contraire, comme si c’était une chose qui attendait de naître ou de mourir en elle, une chose avec laquelle son esprit conscient n’avait aucun contact, hors de portée de l’arc-réflexe de son bras, extérieure à sa volonté, une chose douée de formes et de raisons propres qui pouvaient ou pas correspondre à l’idée de Sara qu’elle se faisait elle-même, un capitaine aveugle guidant son navire intérieur pour un voyage inconnu sur une mer enténébrée, et elle comprit que l’acide agissait.
Une peur viscérale s’empara d’elle tandis que l’autre Sara, à l’intérieur, se moquait d’elle, lui rappelant qu’il pouvait y avoir des raisons et des compulsions de prendre de l’acide à n’importe quel moment, et que certaines d’entre elles pouvaient être inspirées par des forces maléfiques.
Maléfique… le mot avait des résonances médiévales, chuchotis de robes de moines, sombres complots issus de Sade ou des livres d’histoire européenne… Maléfique… quelque chose d’inquiétant et de sournoisement reptilien, de sinistre et visqueux mais de quelque peu désuet aussi… un mot aux dents de crocodile comme le sourire de Benedict Howards dans son antre à la blancheur de squelette de dieu de la mort… Maléfique… des choses vertes et molles rampant sous des roches humides dans un clair de lune turquoise, suçant les fluides vitaux des cadavres, cadavres de bébés disloqués, éventrés…
Maléfique… Les bleus et les verts tournoyaient comme des reptiles dans un vivarium, comme des tentacules sous le dôme à facettes, et le bruit du ressac était un long soupir issu d’un océan sans fond que la nuit enveloppait… Maléfique… L’air était froid et sec dans la chambre, comme la peau d’un reptile…
Maléfique… Il y avait dans ce mot une odeur de vieillesse inéluctable, odeur musquée d’un marécage hors du temps… odeur de Benedict Howards, d’éternité malsaine, comme si l’homme-reptile parcourait la vie à l’envers, comme si l’ombre d’un futur d’un million d’années de folie de pouvoir et de peur avait déjà fait de lui un être non humain, mort comme aucun homme encore n’était mort avant lui, mort d’une vieillesse en fermentation depuis un million d’années, vampire étiolé se nourrissant de sang comme un cancer peureux, mort mais incapable de connaître la mort.
Embrasse-moi et tu deviendras immortel. Tu seras mué en crapaud mais tu vivras éternellement. Une vision grotesque de plastique verdâtre flotta devant ses yeux, un monstre qu’elle avait vu quelque part dans un appartement de Berkeley il y avait une éternité de cela… hideuse parodie de crapaud loucheur et baveux en plastique vert, assis sur un socle évoquant un marécage de Walt Disney entouré de petits crapauds bondissant frénétiquement comme des têtards vers un écriteau que tenait le monstre et qui proclamait : « Embrasse-moi et tu deviendras immortel. Tu seras mué en crapaud mais tu vivras éternellement. »
Et la tête de crapaud monstrueuse commença à se transformer sous les bruits de ressac qui se déversaient autour d’elle comme un flot maléfique et noir. Les yeux grotesques et loucheurs devinrent les yeux glacés et reptiliens de Benedict Howards ; et le rictus idiot devint ricanement de crocodile, sourire blafard d’homme-reptile impatient, implacable et omniscient. Les silhouettes bondissant avec adoration vers l’écriteau levé étaient des êtres humains de plastique en nombre incalculable, véritable fleuve de corps vivants et gesticulants qui se disputaient pour être engouffrés les premiers par les mâchoires béantes de crocodile et être réduits en une bouillie de plastique vert et de chair de crapaud qui coulait comme une bave visqueuse entre les dents à la blancheur de squelette. Et plus haut, beaucoup plus haut, levant son écriteau comme un sceptre dans un ciel déchiqueté, était Benedict Howards, ses yeux de reptile fouillant tels deux trous noirs les ténèbres finales, sa bouche de crocodile ressemblant à une vaste caverne qui engloutissait les adorateurs du signe : « Embrasse-moi et tu deviendras immortel. Tu seras mué en crapaud mais tu vivras éternellement. » Le signe de l’immortalité.
Et voilà, se dit-elle, l’immortalité de Howards. Oh, l’avons-nous embrassé, ce crapaud, avec ses lèvres vertes et visqueuses comme des glandes palpitantes ; ses lèvres de reptile courant sur notre corps comme celles d’un vieux pervers… dedans, dehors, embrassant, léchant, dégoulinant de bave sanglante, monstre vert d’immortalité…
Elle frissonna, essayant de chasser cette vision, regarda par-delà la paroi vitrée le ciel presque sombre dominant la cité tandis que les bruits de ressac l’entouraient comme le murmure éternel de toute chose et qu’elle luttait saisie d’une angoisse mortelle, environnée des ombres sinueuses bleues et vertes de l’orgue chromatique… et soudain l’écran interface entre la réalité glauque et maléfique qui l’enveloppait et la réalité bidimensionnelle de la cité au-delà des parois de verre s’inversa, et elle ne fut plus à l’intérieur regardant au-dehors mais à l’extérieur regardant au-dedans.
La lumière bleue et verte ondulant derrière elle se tordant comme une forêt de tentacules le grondement du ressac pareil au soupir exhalé par quelque mammifère marin échoué sur la grève, semblaient la pousser contre la paroi vitrée de réalité interface comme une bulle de méthane expulsée des profondeurs verdâtres d’un marais huileux. Elle sentait le poids, la pression derrière elle de tout l’univers de la chambre, comme si les monstres verts et aveugles tapis au fond des plus inexplorables profondeurs de son subconscient remontaient bouillonnants à la surface et poussaient son esprit conscient à abandonner son crâne.
Elle gémit, s’appuya contre la paroi vitrée et tourna la poignée frénétiquement ; mais quand les vitres coulissèrent enfin, elle se retrouva prise au piège dans la zone interface de la réalité elle-même : les brumes vertes de démence le déchaînement du ressac derrière elle devenant un cauchemar irréel n’étaient que le résultat d’un mauvais voyage à l’acide ; mais devant elle la brise moite venue de la cité obscure aux millions de lumières semblait porter le souffle de quelque jungle côtière immuable. Plus réel que toutes les réalités, il y avait là un gouffre, un vide qui s’ouvrait sur un infini dans lequel elle pouvait se laisser aspirer et monter, plus haut, éternellement plus haut, jusqu’à ce qu’elle se noie dans l’océan d’elle-même et se perde à jamais.
Elle perçut quand même le chant de sirène de ce néant sans fond qui l’appelait, qui l’attirait… et elle se sentit forcée d’aller regarder, d’aller jusqu’à la rive de cet océan noir et infini – et elle sortit sur la terrasse.
À nouveau la réalité changea.
C’était comme si elle venait d’entrer dans un monastère tibétain perché au sommet de quelque montagne ascétique. Elle sentit la paroi interface entre sa personnalité et l’Univers exécuter un saut quantique vers l’extérieur, comme si un télescope interne venait d’accroître brusquement son grossissement. En franchissant le seuil de la terrasse elle sentit le dôme éclater en morceaux, comme un écran de satellite éjecté, la laissant nue aux marches noires et mystérieuses d’une infinité qui commençait à la limite de son être pour se déployer dans l’éternité extérieure.
Et loin au-dessous d’elle, scintillante arabesque de lumières et de bruits de rue, la cité électrique brillait comme une feuille continue de protoplasme incandescent, miroitant en ondes kinesthopiques du halo de Brooklyn à l’horizon jusqu’au pied de la montagne de béton sur laquelle elle était perchée comme un œil solitaire au bout du pseudopode d’une amibe humaine à l’échelle d’un continent contemplant sa propre vastitude chatoyante.
Avec le murmure du ressac toujours derrière elle, elle alla jusqu’au parapet, se pencha en ayant l’impression d’être sur l’interface, d’être l’interface entre l’organisme de lumières vivantes, humaines, tendues vers elle, et le sombre gouffre de néant infini qui béait au-dessus d’elle.
L’immortalité… était une boue de lumière électrique dressée vers les étoiles, et elle était en équilibre sur le fil du rasoir entre la vie et la mort, l’éphémère et l’éternel, l’humain et l’immortel, la raison et la sainte démence plus réelle que la raison, plus cohérente, menant à un infini hors du temps qui pouvait être à elle si seulement elle avait le courage de rompre les amarres qui la retenaient au rivage du moi et de remettre son destin à cet océan miséricordieux.
Elle se retourna à demi comme pour regarder derrière elle, et le carrousel bleu et vert de la chambre aux bruits de ressac lui fut un rappel méchant et moqueur des choses visqueuses usurpant la vie de bébés disloqués qui l’avaient attirée dans les présentes ténèbres.
Maintenant le bruit du ressac semblait venir d’en bas, comme si une vaste mer invisible venait briser ses lames au bord du parapet contre lequel elle s’appuyait, l’appelant d’une voix d’éternité inarticulée, l’incitant à se précipiter dans les flots bouillonnants pour se faire emporter très loin… très loin… loin du visage de reptile de Benedict Howards, loin de ses yeux glacés de crocodile qui la dévisageaient dans son antre de mort à la blancheur de squelette… très loin, même, des monstruosités qui distillaient le meurtre dans son corps… très loin… très loin…
Sur un socle de pierre à quelques mètres d’elle se trouvait un vidphone. L’écran vide et gris parut bondir sur elle. Jack ! Jack ! Oh, Jack…
JACK JACK JACK… La forme de son nom était un miroitement dur devant son regard, et sa main composa toute seule le numéro privé du studio. JACK JACK JACK…
— Sara… ! (Le visage de Jack était une petite lune de phosphore à la blancheur de squelette sur l’écran du vidphone.) Qu’y a-t-il ? Tu sais bien que l’émission commence dans une demi-heure !
Malgré la taille dérisoire de l’écran, la folle chevelure bouclée et le regard sans fond faisaient crépiter d’électricité phosphorescente l’obscurité qui entourait Sara.
— Qu’est-ce que tu comptes faire à l’émission de ce soir ? demanda-t-elle. (Mais la voix qui disait ces mots semblait avoir une mesure d’avance sur elle, et elle ne sut ce qu’elle était en train de dire qu’une fois que les mots eurent quitté sa bouche.)
— Tu plaisantes, Sara. Tu sais très bien ce qui va se passer. C’est Bennie Howards qui commande ce soir.
— Tu ne peux pas faire ça. (À nouveau, c’étaient les mots qui forçaient ses lèvres, sa langue, ses joues, à faire les mouvements nécessaires. Elle ne les disait pas, ils se disaient eux-mêmes.) Il faut que tu arrêtes Howards. Quel que soit le prix à payer, il le faut.
Le visage de Jack se plissa de colère :
— J’ai assez d’emmerdements comme ça. Ne reste pas dans mes jambes, veux-tu, Sara !
Ne reste pas dans mes jambes… Dans mes jambes… Les mots étaient une accusation de plus. Je suis dans ses jambes, pensa-t-elle. C’est à cause de moi qu’il fait ça.
— Je ne te laisserai pas faire. (Elle entendit le son de sa propre voix étrangement réverbéré.) Tu fais ça à cause de moi et je ne le permettrai pas, c’est trop injuste. Je ne te laisserai pas te vendre à Benedict Howards pour que je puisse rester en vie. Ce serait trop horrible.
— Épargne-moi tes états d’âme, veux-tu ? J’ai déjà assez du merdier où je suis. Et ne te raconte pas d’histoires, ça ne ferait aucune différence si j’étais tout seul. J’ai envie de continuer à vivre, c’est tout. C’est si difficile que ça de faire entrer une chose pareille dans ta petite tête ?
Il ment, se dit-elle. Il ment pour moi, et je l’aime pour ça. Mais je ne peux pas le laisser faire.
— C’est pour moi que tu le fais, dit la voix mécanique intérieure de Sara. Je le sais, et je sais que tu mens pour moi également. Mais je ne vais pas te laisser faire, Jack, je ne vais pas te laisser faire.
— Qu’est-ce que tu racontes ? dit-il, et sa voix métallique, bizarrement, sonnait plus réelle que la réalité dans le circuit amplifié du vidphone. Qu’est-ce que tu t’imagines ? Écoute, Sara, tu sais ce que j’éprouve pour toi, mais ne va pas croire des choses… personne ne joue avec ma tête, pas même toi.
— Pas même Benedict Howards ?
Sur l’écran minuscule du vidphone elle vit les mots qu’une autre avait prononcés pour elle torturer cruellement le visage de Jack. Il répondit :
— Pas même Howards… ce sont les circonstances, je n’y peux rien, mais ce n’est pas laisser Howards jouer avec ma tête, c’est accepter de vivre dans la réalité. Tu devrais essayer un de ces jours, Sara.
Elle tourna les yeux vers le tapis de lumière vivante qu’était la cité, vers le grand corps d’humanité angoissée dont elle n’était qu’une insignifiante partie tandis que les ténèbres qui la cernaient l’appelaient par les bruits de ressac d’un océan intemporel dans les profondeurs bouillonnantes de l’éternité ; l’appelaient, promettant le pardon et l’issue… la seule issue…
— Ne t’es-tu jamais dit, murmura-t-elle, qu’il y a mieux que la réalité, qu’il y a des choses plus pures, plus propres, où l’on est à l’abri du sang des enfants morts et de tout ce qui est pourri et souillé et maléfique…
— Merde, jeta Barron, tu es complètement cinglée ! Tu t’es défoncée à l’acide ! Reprends tes esprits, Sara, reviens… Jésus à bicyclette, tu n’aurais pas pu choisir un autre moment pour prendre de l’acide ? Avec ce merdier où nous sommes, tu savais que tu ferais un mauvais voyage. Pourquoi bordel as-tu fait ça ?
Devant l’image de Jack fantôme gris sur blanc à un million de kilomètres et un millier d’années de là, elle-même s’interrogea : Pourquoi ? Bien sûr qu’elle avait su, au fond d’elle-même, que ce serait un mauvais voyage. Mais qu’est-ce qui pouvait être pire que la réalité, pire que les fragments mutilés d’enfants assassinés cousus dans son corps et dans celui de Jack, tandis que Benedict Howards poursuivrait impuni son chemin pendant l’éternité ? Avec ou sans acide c’était un mauvais voyage, un mauvais voyage qui durerait toute l’éternité, sans aucun moyen de revenir, d’en sortir, à moins que…
Elle souleva le vidphone de son socle et le posa sur le rebord du parapet. L’écran lui arrivait maintenant à hauteur de poitrine, et le visage de Jack était un spectre noir et blanc qui tournait vers elle un regard aveugle, incompréhensif. Il faut que je lui fasse comprendre, se dit-elle. Il faut qu’il comprenne.
— Jack, il faut me laisser t’expliquer… (Les mots avaient jailli d’eux-mêmes.) Il n’y a pas d’issue, poursuivit-elle. Ce que tu appelles la réalité est un piège. Pas d’issue pour nous deux, à moins de… à moins de s’évader, de dormir en faisant des rêves innocents jusqu’à la fin des temps… Réalité… Ne vois-tu pas que la seule réponse c’est quelque chose de plus grand que la réalité, de plus pur, de plus propre, quelque chose d’infini, quelque chose à quoi on puisse se donner pour se purifier, pour s’incorporer et ne faire qu’un avec…
— Épargne-moi ton bouddhisme de salon, veux-tu ? J’aimerais que tu puisses t’entendre, Sara, que tu puisses t’entendre vraiment, parce que tu débloques à pleins tubes. Et tu commences à me faire peur. Écoute-moi bien, Sara, et pour l’amour du ciel fais exactement ce que je te dis. Rentre t’asseoir gentiment, mets-toi une belle musique, et attends que ça passe. N’oublie pas que tu es défoncée. Tu es en train de faire un mauvais voyage, c’est tout. Tu iras mieux quand l’effet de l’acide sera dissipé. Quoi qu’il puisse se passer dans ta tête, n’oublie pas que ça ne durera pas toujours et que tu reviendras. Souviens-toi que tu reviendras.
— Revenir ! hurla-t-elle. Je n’ai pas à revenir ! Ce n’est pas l’acide, c’est moi. Les glandes d’enfants morts dans mon ventre, ce n’est pas l’acide, Benedict Howards, ce n’est pas l’acide, ce que je suis en train de te faire ce n’est pas l’acide… c’est moi, moi, moi, et ça me dégoûte !
— Sara ! Tu ne m’as rien fait, c’est moi qui suis responsable au contraire…
Elle fixa longtemps le visage parlant sur l’écran de vidphone irréel, et l’essence de l’être appelé Jack Barron fondit sur elle à travers les années-lumière de la réalité phosphorescente, image-pulsation du chevalier de Berkeley à l’armure de chair, le Caucasien Noir comme ils l’appelaient, goût de sa langue sur sa langue et de son corps contre son corps, image sur image de JACK BARRON l’atteignant à travers l’écran de réalité noir et blanc, s’incorporant à elle et dansant sur le mur interface de son esprit. Bondissant, explosant, se chevauchant et s’inversant en une configuration de pulsations enchevêtrées, la somme des images formait une essence semblable à un train d’ondes stationnaires figé dans le flux, une essence brillant d’un éclat qui ne faiblissait jamais – une essence qui était le pur JACK BARRON.
Et l’être qu’elle voyait pâlot et réduit à la taille d’un nain sur le vidphone minuscule semblait lancer un démenti angoissé à l’autre Jack qui resplendissait sur l’écran de son esprit. Ce dernier était le véritable Jack, un Jack Barron qui ne pourrait jamais baisser froc, qui quoi qu’il advînt serait toujours JACK BARRON (en lettres capitales écarlates). Combien de fois ai-je douté de lui alors qu’il avait raison ? JACK BARRON… un être plus grand sous tous les aspects qu’elle-même, et elle l’avait toujours su, même quand elle ne savait pas qu’elle le savait. N’était-ce pas pour cela qu’elle l’aimait ? Plus grand qu’elle-même… plus grand que quiconque. Elle lui appartenait, et comment aurait-elle pu souhaiter qu’il en fût autrement ?
JACK BARRON… Voilà ce qu’il perd par amour pour moi, parce qu’il ne peut pas accepter de me voir mourir – et s’il perd Jack Barron, moi aussi je perds Jack Barron et le monde entier le perd aussi. Parce que je l’aime et qu’il m’aime… Ce n’est pas juste !
— Jack… Jack… Je t’aime, pardonne-moi, je n’y peux rien, je t’aime !
— Moi aussi je t’aime, Sara, dit-il d’une voix calme, apaisante.
Elle éprouva comme un tourbillon de tendresse, et l’aima pour cela et se mit à se haïr elle-même pour l’amour qu’il lui portait. Je suis en train de le détruire…
— Je le sais, et je t’en demande pardon… pardon de t’aimer et d’être aimée par toi. Cela te détruit, Jack, cela te force à devenir quelque chose de moins que ce que tu étais destiné à être. Je ne peux pas l’accepter… Je ne le permettrai pas !
Ne le permettrai pas ! Cette pensée emplissait son esprit. Je ne peux pas le permettre. Il faut que je sauve Jack… que je le sauve de Howards, l’homme-reptile… des choses mortes dans mon corps… il faut que je le sauve de moi-même. De moi !
Tandis qu’elle contemplait les lumières sans nombre de la cité-amibe qui s’étendaient à ses pieds comme les pèlerins devant la Montagne, elle se dit qu’elle savait qui était en réalité au sommet de cette montagne, celui vers qui tout le monde levait les yeux, le seul qui pût réussir à faire crouler les murs de la Fondation Président des États-Unis de la Coalition pour la Justice Sociale, le Caucasien Noir. Luke ne s’était pas trompé, c’était Jack – Jack sur toute la ligne, suivi par toute une nation, et il n’y a que moi qui l’arrête.
Moi seule l’empêche d’être Jack, le JACK BARRON dont tout le monde a besoin. Il m’aime, il m’aimera toujours, il ne me quittera jamais et aussi longtemps que je vivrai je ne pourrai jamais le quitter, nous sommes trop l’un à l’autre. Aussi longtemps que je vivrai…
D’un bond soudain et insensé, elle se retrouva accroupie sur l’étroit parapet de béton dans le champ du vidphone, contemplant l’écran à moins d’un mètre de son visage, les muscles tendus souplement comme ceux d’un chat prêt à bondir.
— Sara ! Ne fais pas l’idiote ! cria Barron. (Et elle le sentit lutter pour contrôler sa peur, et sut qu’il allait gagner. Il gagnerait toujours.) Tu es chargée ! lança-t-il d’une voix volontairement dure qui était comme une gifle en pleine figure. N’oublie pas que tu es chargée et descends de là… mais doucement, sans te presser, sans faire de faux mouvement ; mets d’abord une jambe par terre, et fais passer ton poids sur elle avant de descendre… Sara ! Secoue-toi ! Fais ce que je te dis !
— Je t’aime, Jack, dit-elle à l’image lointaine sur l’écran du vidphone. Je t’aime, et je sais que tu m’aimeras toujours. C’est pourquoi il faut que je le fasse. Pour que tu sois libre – libre de moi afin de pouvoir être vraiment Jack Barron, libre de voir ce que tu es et ce que tu as toujours été, libre de faire ce que tu as à faire. Il le faut ! Et tant que je serai là tu ne seras jamais libre. Je le fais parce que je t’aime et parce que tu m’aimes. Adieu, Jack… Souviens-toi, seulement parce que je t’ai aimé…
Elle se dressa convulsivement sur ses jambes, et vacilla sur l’étroit parapet tandis que le vidphone à ses pieds hurlait :
— Ne fais pas ça, Sara, bon Dieu ne fais pas ça ! Tu es chargée, tu ne sais pas ce que tu fais ! Pour l’amour du ciel, ne saute pas ! ne saute pas !
Mais la voix qui la suppliait était faible et mécanique et semblait venir d’un autre monde, un monde noir et blanc, irréel, pris au piège à ses pieds dans une boîte sans signification et qu’elle ne voyait même pas ; une voix noyée par le bruit du ressac qui enveloppait ses épaules de verts tentacules bruissants, de l’haleine fétide de bébés éventrés, verts tentacules de lumière se coulant dans son dos, issus du gouffre de son corps la poussant en avant dans une avalanche d’enfants morts, de millions d’asticots grouillant dans sa peau. Et devant elle, au-dessus d’elle, sous elle, l’entourant de partout, était l’apaisante douceur veloutée d’un océan de néant noir prometteur d’un sommeil infini, sans rêves, tranquille et pur, à l’abri pour l’éternité de la douleur et du remords et des corps disloqués de bébés éventrés, un océan sans fin qui lui murmurait : « Je t’attends, je t’attends, je t’attends, donne-toi à moi… »
— Sara !
La voix de Jack était le cri lointain d’un monde déjà abandonné, souvenir estompé d’un cauchemar irréel de tentacules verts et de bébés disloqués distillant leurs fluides visqueux dans son ventre, sourire de crapaud de Benedict Howards sur un socle de plastique vert sur un monceau de cadavres asservis pour l’éternité, avec Jack enchaîné à lui par un millier de liens dont chacun était une partie de son corps à elle…
Je le fais pour toi, mon amour ! Pour toi !
La sensation de Jack enfin libre Jack enfin Jack entièrement Jack fut un délicieux spasme orgastique qui traversa les muscles de ses jambes (Sara ! Sara ! Sara ! entendit-elle crier une voix lointaine), tandis que l’air sifflait dans les rémiges de ses cheveux, libre et légère et flottante, sa pensée éclatant en ondes concentriques qui s’incorporaient à l’obscurité comme une nuée diluée jusqu’à ce que tout ce qui restât d’elle fût un long cri, une forme tactile-olfactive qui saturait chacune de ses synapses sensorielles :
JACK et dans ses rétines un tourbillon d’étoiles JACK et
son visage se tire se tord JACK sensation de chute
libre nausée JACK masse grise qui monte JACK
cris en bas JACK peur JACK mauvais voyage
à l’acide JACK pour toi JACK j’ai peur
JACK aide-moi JACK je ne veux pas
JACK la mort JACK l’éternité
JACK non JACK non JACK n
on non JACK non JACK
éclair de douleur
aveuglante
JAC-
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