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Sara
Non ! Cela
n’a pas pu ar-
river. Sara tu n’es
pas morte Sara, non pas
ça pas morte écrasée sur le
trottoir d’en bas au milieu d’une
flaque de… Sara, non ! Sara, non ! Tu
ne peux pas ne peux pas être morte ! Sara !
Sara folle garce, comment as-tu pu me faire ça !
Comment as-tu pu me faire ça… l’horrible égoïsme de cette pensée arracha Jack Barron au néant d’hébétude où il avait pris refuge comme un chien battu et qui geint et lui permit de regagner la réalité.
L’écran de vidphone en face de lui montrait un pan de ciel noir formant un angle insensé avec la partie du parapet de béton d’où un instant avant…
Il tendit vivement le bras, débrancha le vidphone et dans un même mouvement tira une Acapulco Gold du paquet qui était sur son bureau. Il la planta entre ses lèvres, l’alluma et inhala la fumée à grandes bouffées haletantes.
Comment as-tu pu me faire ça… oh, Barron, pauvre chié ! Comment as-tu pu lui faire ça ! Salaud sans cœur ! Enculé de la mort ! Sara ! Sara !
Il se mortifia en évoquant ses yeux : yeux sans fond au moment de lui faire une pompe ; yeux brillants de petite fille mon héros quand elle était nue à côté de lui dans la soupente de Berkeley ; yeux glacés qui le transperçaient en lui criant baisse-froc ! le jour où ils avaient rompu ; yeux vitreux qui étaient devenus opaques comme des miroirs en acier tandis que leurs corps s’écartaient l’un de l’autre la dernière nuit (la dernière nuit ! la dernière qu’il y avait jamais eu pour eux, et ils l’avaient passée comme des étrangers !) pauvres grands yeux perdus points de phosphore fenêtres ouvertes sur une jungle d’acide grise et nue, et ça s’est passé sous mes yeux et tout ce que j’ai su faire c’est gueuler des conneries dans ce putain de vidphone alors que ses yeux devenaient de plus en plus fous alors qu’elle s’enfonçait dans son cauchemar de voyage à l’acide, ses yeux dans le néant d’insanité du L.S.D., et je n’ai su que la regarder sauter ; pauvres grands yeux perdus, et je n’ai pas été foutu de trouver quelque chose à faire pour l’en empêcher !
SaraSaraSara… plus de Sara, jamais, plus de trou noir béant en forme de Sara Sara Sara Sara dans le ciel de sa nuit qui ne serait jamais comblé, même en un million d’années, et ce million d’années de merde il l’avait, un million d’années à être sans elle, un million d’années à la regarder sauter, un million d’années à savoir qu’il l’avait tuée…
Tu déconnes, mon vieux, se dit-il. Cesse d’essayer de te raconter des histoires. Peut-être que tu devrais, mais tu ne te sens pas coupable. Tu ne l’as pas tuée, c’est ce putain d’acide, tu ne pouvais rien y faire, elle a voulu repiquer au truc, elle l’a fait pour me sauver, pour me rendre libre d’être le foutu héros Bébé Bolchevique que je n’ai jamais été… pour me sauver… De quoi ? De tenir à la vie ? De m’accrocher ? Sara… Sara… Je ne t’ai pas tuée, c’est toi qui m’as tué… tué le meilleur à l’intérieur de moi-même. Déchiré mes entrailles de chair et de sang pour les remplacer par un circuit électronique… Je n’arrive même pas à pleurer sur ta mort. Ce n’est rien de ce que j’ai fait qui t’a tuée, Sara, c’est ce que j’étais. Assassin… vampire de bébés… pas même ça, hein, Sara ?
Un putain de baisse-froc, voilà ! Vendu à cet enculé de Benedict Howards, même mon corps ne m’appartenait pas, livré aux limaces vertes distillant goutte à goutte leur immortalité visqueuse… Tu ne m’as pas tué, je ne t’ai pas tuée, nous étions déjà morts tous les deux, si morts que nous ne supportions même plus de nous toucher… cet enculé de Howards nous a tués tous les deux. Tués en nous rendant immortels, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus con ?
Sara… Je ne sais pas te pleurer, Sara, il ne me reste plus de larmes. Mais… je peux tuer pour toi, tuer cette ordure de Howards. Oh, oui ! Je peux encore haïr ! Peut-être que tu n’étais pas si folle que ça, après tout, parce que tu vas avoir ce que tu voulais, toi et ces cent millions de pauvres couillons qui attendent.
Oui, ils vont avoir une émission telle qu’ils n’en ont jamais rêvée ! Ils veulent un foutu héros, je vais leur en donner un sur un plateau d’argent, on va voir s’ils aiment ça ! Pour une fois tous ces pauvres crétins ils vont en avoir pour leur argent.
Le vidphone se mit à sonner. Il prit la communication et le visage de Gelardi apparut sur l’écran, livide et blême. Barron sut qu’il était au courant avant même que l’autre murmurât :
— Jack… la police vient d’appeler… Sara…
— J’ai assisté à tout, Vince, dit-il rapidement, décidé à lui épargner l’embarras d’annoncer la chose. Ne me dis rien, même pas ce que tu éprouves. Je sais… Je sais…
— Jack… Je regrette d’être obligé d’en parler, mais nous commençons l’émission dans neuf minutes. J’essaie de contacter les gros pontes du réseau pour qu’ils nous autorisent à passer une vieille bande, afin que tu n’aies pas à…
— Inutile ! lança Barron. Ce soir je fais quand même l’émission, pour Sara ! C’est ça le show-business, que veux-tu… le spectacle continue…
— Jack, tu n’es pas obligé…
— J’ai pris ma décision, Vince ! Plus qu’aucune autre dans l’histoire de ce foutu métier, cette émission doit avoir lieu ce soir. Je te verrai tout à l’heure au studio, Vince – mais merci quand même.
— Jack, fit Gelardi dans l’interphone, son visage livide trop réel pour coller à la réalité noir et blanc du studio derrière la paroi de verre de la cabine de contrôle. Écoute, tu n’es pas obligé de prendre l’antenne ce soir, j’ai le feu vert de la direction pour passer une bande du mois dernier si tu… c’est-à-dire…
Jack Barron s’assit dans le fauteuil blanc devant le rideau noir sur fond kinesthopique, reluqua l’opérateur (jamais il ne s’apercevait de sa présence pendant une émission) qui le regardait avec un visage terreux et constata que le téléguide était allumé et indiquait « 3 minutes ». Il régnait une atmosphère de catastrophe qui semblait s’étendre jusqu’à la régie.
Cette pensée l’irrita. Ces putains de gros manitous du réseau font comme s’ils étaient sincèrement navrés de ce que… de ce qui… Oui, je sais, tout ce qui les intéresse c’est est-ce que ce cinglé de Barron est capable de s’en tirer s’il prend l’antenne maintenant avec ce cadavre encore chaud sur les bras, qu’est-ce qu’il a dans la tête Gelardi vous le croyez capable d’éviter le fiasco, bon Dieu, si on leur passe une reprise ce soir sans l’avoir annoncée, après ces trois ou quatre dernières semaines… oh, mon pauvre indice Brackett !
Mais ça, pensa Barron, c’est le show-business. Le spectacle doit continuer, et il n’y a rien à faire. Mais pourquoi faut-il que le spectacle continue ? Il n’y a pas de secret là-dedans, s’il ne continue pas les téléspectateurs pourraient s’imaginer qu’il n’y a qu’un être humain comme eux derrière leur petite boîte, et ça ferait dégringoler la cote. Ce qui est un motif suffisant dans ce foutu métier pour demander n’importe quoi.
Cependant Barron était emmerdé de voir que le studio tout entier s’apprêtait à soigner son ulcère après une catastrophe massive. Le spectacle continue – c’est de la connerie, d’accord, un jeu idiot, mais pas plus qu’autre chose. Et le spectacle va continuer, ça c’est sûr ; ils n’en croiront pas leurs yeux quand ils verront la cote. Parce que ce soir c’est le Grand soir, le super-show des super-shows : Avec deux vedettes en couleurs vivantes de la scène et de l’écran et de la politique de ruisseau qui vont s’affronter devant vous dans un combat mortel.
— Remue-toi, Vince ! fit-il en faisant claquer sa voix comme un fouet pour regagner le contrôle. Je vais prendre l’antenne, et faire une émission comme personne n’en a jamais vue. Reste derrière moi, vieux, laisse-moi l’antenne quoi qu’il arrive, tu peux me faire confiance, je sais ce que je fais, et si tu m’enlèves l’antenne et que le réseau ne te soutient pas tu es sacqué.
— Dis donc, geignit Vince d’une voix blessée tandis que le téléguide annonçait « 2 minutes ». C’est ton émission, Jack…
— Pardon, Vince, je n’avais pas l’intention de te menacer, je dois simplement m’assurer que tu es de mon côté et que tu ne me reprendras l’antenne sous aucun prétexte, même s’il faut dire merde au réseau et à la F.C.C. J’ai à faire une chose qui est plus importante que le réseau, et j’ai besoin de savoir que tu ne tenteras pas de m’arrêter. C’est l’heure du choix, vieux : pour qui travailles-tu, pour le réseau ou moi ?
— Qu’est-ce que j’étais il y a huit ans ? dit Gelardi, toujours blessé. Tu es le meilleur dans le métier, l’émission c’est toi, ce n’est ni l’affaire du réseau ni la mienne. Tu n’avais pas besoin de le demander – tu sais que je travaille pour toi et pour personne d’autre.
— O.K. Dans ce cas, accroche-toi bien. Appelle-moi Benedict Howards – et ne t’en fais pas, je te garantis qu’il ne se défilera pas.
Le téléguide indiqua : « 90 secondes ».
— Tu appelles d’abord ?
— Ce soir c’est spécial. Grande première mondiale. C’est moi qui suis sur la sellette.
Gelardi haussa les épaules, et un semblant de sourire revint sur son visage :
— Qui veux-tu comme réserve en cas de défaillance ?
— Pas de réserve ce soir. On travaille sans filet. Rien que Howards et moi – au corps à corps.
Vince lui décocha un étrange regard apeuré, puis un faible sourire, et se tourna vers son vidphone. Le téléguide indiqua : « 30 secondes ».
Tandis qu’il attendait, Barron contempla immobile la face gris-vert du moniteur. Il se sentait un vide aux tripes – caverne moite hantée par des fantômes – et l’écran était hypnotique ; il avait l’impression que son vide intérieur sortait à la rencontre du vide cathodique pour fusionner avec, pour former un tunnel de réalité dans le non-espace du studio, comme si rien d’autre n’existait dans l’univers entier que cet écran et le circuit qui les reliait. Mais même le réseau logiquement censé le faire communiquer avec cent millions d’autres écrans-réalités ne lui paraissait pas réel. Il n’y avait que lui et le tube à rayons cathodiques.
L’écran du moniteur s’anima de couleurs vivantes, image point-de-phosphore allant au fond des yeux : son propre nom, « BUG JACK BARRON » en lettres écarlates imitation du YANKEE GO HOME avec une voix off grosse et bourrue : « Quelque chose vous fait suer ? »
Montage sonore de clameurs de colère, puis la même voix reprend : « Alors, faites suer Jack Barron ! »
Et il se trouva confronté avec son propre visage, réalité-miroir en couleurs vivantes qui bougeait chaque fois qu’il bougeait, les yeux dans l’ombre, le pli de la bouche sinistre. Il prit quelque recul par rapport à lui-même, vit le visage sur l’écran devenir un peu moins tendu, moins âpre, et répondre à sa volonté comme un mannequin actionné à distance.
Pendant qu’ils passaient le premier commercial pour Acapulco Golds, il s’arracha à sa vertigineuse communion avec l’écran, vit que le téléguide annonçait : « Howards en ligne » – et ce fut comme si un circuit nerveux annonçait à son propre cerveau que son poing était prêt à entrer en action. Il avait du mal en vérité à sentir la dualité interface de son corps. Ses capacités sensorielles étaient autant dans le téléguide et le moniteur que dans sa propre chair. Il était à la fois le studio, la salle d’enregistrement, la régie, la cabine de contrôle – tout cela faisait partie de lui et inversement.
Et tout le reste – souvenir de Sara, limaces molles dans son corps, tout ce qu’il avait jamais été – se trouva remisé par réflexe, bouclé, irréel. Il eut conscience du mécanisme qui était en train de se mettre en place – le circuit électrique prenait la relève – et éprouva un sentiment de soulagement à l’idée que ce qui allait se passer maintenant se situerait non pas au niveau des tripes mais à celui de l’image en couleurs vivantes de Jack Barron le donneur de coups de pied au cul retour sur la sellette magique.
Son visage réapparut sur l’écran du moniteur.
— Voici Bug Jack Barron, dit-il en sentant bouger ses lèvres et en les voyant bouger sur l’écran du moniteur. Mais ce soir, mes amis, vous allez assister à une émission légèrement spéciale. Depuis des années vous faites suer Jack Barron en vous servant de lui comme d’un porte-parole pour arriver jusqu’aux pontes intéressés lorsque vous avez un problème. Ce soir, les choses vont se passer d’une manière légèrement différente. Nous allons jouer à intervertir les rôles. Ce soir, c’est Jack Barron qui a un problème.
Par une étrange distorsion de la perspective, il eut l’impression de faire mouvoir ses lèvres directement sur l’écran dans un circuit réflexe électronique cerveau-points de phosphore. Et il ajouta :
— Ce soir, Jack Barron fait suer Jack Barron.
Il modela le visage sur l’écran en un indéchiffrable masque diabolique (faisons transpirer Bennie, qu’il ne se doute de rien jusqu’à ce qu’il soit trop tard et qu’il ne puisse pas faire autrement que de vider son sac devant les caméras !), puis reprit :
— Ce soir, nous allons apprendre quelques petites choses sur la cryogénie humaine que personne ne sait encore. Depuis quelques semaines, il semble que nous n’ayons pu faire deux émissions d’affilée sans mentionner la Fondation pour l’immortalité humaine, et ceux d’entre vous qui pensent qu’il s’agit d’une simple coïncidence risquent sous peu d’avoir un choc. Beaucoup de gens vont d’ailleurs avoir des surprises ce soir. Aussi ne quittez pas vos postes, chers téléspectateurs, car dans quelques instants vous allez assister à une tranche d’histoire vivante et vous allez voir ce qui se produit quand Jack Barron fait suer Jack Barron. (Inclinant la tête en avant pour capter dans ses yeux des reflets d’ombres kinesthopiques, rendant son image sur l’écran menaçante et sournoise, il enchaîna :) D’ailleurs, vous n’aurez pas à attendre longtemps car je vois que Mr Benedict Howards est déjà en ligne.
Transmettant l’ordre à Vince de lui donner les trois quarts de l’écran, il prit la communication sur son vidphone numéro 1 et le visage de Benedict Howards apparut dans le coin inférieur gauche du moniteur, pâle fantôme de vidphone gris sur gris enveloppé par l’image hyper-réelle en couleurs vivantes de Jack Barron. Ce soir tu es sur mon terrain, Bennie, pensa-t-il, et d’ici que je te lâche tu vas avoir une idée de ce que la paranoïa peut être vraiment…
— Vous êtes en ce moment à Bug Jack Barron, monsieur Howards, et ce soir nous allons tout dire aux téléspectateurs sur… (il marqua une pause exprès, grimaça un sourire menaçant de sous-entendus qui pétrifia Howards puis lui tendit la perche)… le projet de loi d’Hibernation publique !
Il vit les traits d’Howards se liquéfier, chaque muscle tendu s’affaisser en un répit momentané qui n’était qu’un prélude à l’estocade. Qu’il croie que je joue le jeu jusqu’au moment où la vapeur sera renversée et où il sera trop mouillé pour pouvoir me raccrocher au nez.
— Avec plaisir, dit Howards d’une voix mal à l’aise. Il est temps en effet d’éclaircir toutes ces histoires à dormir debout qui courent sur la Fondation pour l’immortalité humaine.
Barron fit un magnifique sourire, tapa du pied deux fois pour que Vince partage l’écran entre eux et répondit :
— Ne vous inquiétez pas pour ça, monsieur Howards. Avant la fin de cette émission, tout sera… éclairci. (Et une nouvelle fois, il vit Benedict Howards se raidir sous l’emphase du dernier mot. Mouille, salaud, mouille, pensa Barron. Et ce n’est que le début…) Parlons donc de ce projet de loi d’Hibernation, reprit-il, en ayant l’impression de jouer au ping-pong avec la tête d’Howards. On peut penser que si la loi était votée, elle donnerait à la Fondation pour l’immortalité humaine le monopole de la cryogénie ; est-ce exact ? Aucun autre organisme n’aurait légalement le droit de mettre des corps en Hibernation ; la Fondation aurait le champ libre pour…
— Pas tout à fait, dit Howards en saisissant la perche arrangée à l’avance au Colorado. La Fondation deviendrait plutôt un service public comme le téléphone ou l’électricité – ce serait un monopole, bien sûr, dans la mesure où certains services publics ne peuvent fonctionner qu’en tant que monopoles, mais un monopole strictement contrôlé par le gouvernement fédéral dans l’intérêt public. (Bravo, exactement ce qu’on avait prévu, hein, Bennie ? Mais il y a une petite modification au programme.)
— Eh bien, tout ceci me paraît raisonnable, ne trouvez-vous pas, chers téléspectateurs ? fit Barron.
Et sur l’écran l’image de Benedict Howards parut adresser à son homologue un sourire complice qui signifiait : « Ça y est, je t’ai dans la poche. » Barron téléguida sur les lèvres du mannequin électronique une moue de larbin obséquieux, et pendant une folle seconde eut l’impression d’être sur l’écran face à face avec un Howards en chair et en os.
— Je ne vois pas, reprit-il, comment qui que ce soit pourrait élever une objection. Mais puisque c’est si simple que ça, monsieur Howards, pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? Et pourquoi tout ce remue-ménage au Congrès autour de votre projet de loi ? Voulez-vous que je vous dise d’où proviennent tous vos ennuis, monsieur Howards ?
— Essayez toujours, Barron, fit prudemment Howards.
Jack Barron actionna sa pédale pour demander à Vince cinq minutes avant le prochain commercial. La synchronisation allait être essentielle.
— De vos tripatouillages sémantiques, dit Barron d’un air si candidement innocent que Benedict Howards flaira le sarcasme et que la peur s’insinua dans son regard gris sur gris ; mais tout cela se passait à un niveau encore trop subtil, jugea Barron, pour que les téléspectateurs se doutassent de quelque chose. Ce qui lui rappela brusquement la présence, de l’autre côté de l’écran, de cent millions de témoins recensés au sondage Brackett.
— Que voulez-vous dire ? glapit Howards, et Barron sentit qu’il luttait pour rester maître de lui.
— Votre projet de loi est en difficulté parce qu’il est mal rédigé, voilà tout. Trop compliqué et trop long pour quelque chose qui se veut simple et direct… Toutes ces petites clauses vicieuses et contournées comme un alambic… c’est difficile de les interpréter. (Il tira de sa poche une feuille de papier vierge, le vieux truc à la Joe McCarthy.) Écoutez, poursuivit-il en agitant sa feuille de papier vers l’image de Howards sur le moniteur. Pourquoi ne pas s’expliquer tout de suite, sans plus attendre ? Cent millions d’Américains ne demandent qu’à vous écouter, monsieur Howards, et qui sait si votre projet de loi ne passera pas ensuite comme une lettre à la poste, pour peu que nous ayons pris la peine de débroussailler un peu le terrain tout autour, ne croyez-vous pas ?
Ayant prononcé ces paroles empoisonnées, il transmit le signal à Vince de lui donner les trois quarts de l’écran et aussi sec Howards ne fut plus qu’un avorton mort de frousse serrant les fesses sur son coin de sellette magique. Soudain, Barron se rendit compte que pour cent millions de personnes la scène était réelle, plus réelle que la réalité parce que c’était un pays tout entier qui participait à cette expérience sensorielle directe ; l’histoire était en train de se créer sous leurs yeux, encore que ce fût une histoire non événementielle qui n’avait de réalité que sur leur écran. Un étrange frisson glacé le parcourut tandis qu’il prenait pour la première fois conscience de la puissance sans précédent que représentait son image sur cent millions de récepteurs.
Comme une horloge intérieure toujours présente, le téléguide annonça : « 4 minutes ».
Il composa sur son image un masque dur d’inquisiteur, mais parla d’une voix suave, innocente, qui créait par contraste une inquiétante aura :
— Voyons voir… selon ce projet de loi, il serait mis sur pied une commission de cinq membres nommés et révoqués à la discrétion du Président. Drôle de clause, vous ne trouvez pas ? Il semble que la commission serait entièrement contrôlée par le Président qui pourrait nommer qui il veut quand il veut…
— L’Hibernation humaine est un problème délicat, fit Howards sur la défensive comme un garçon surpris en train de voler des confitures. Si les membres de cette commission étaient nommés pour une durée déterminée, ils risqueraient de commettre des erreurs qu’on ne pourrait pas réparer pendant des années. Et dans le cas présent, ce sont des vies humaines qui sont en jeu.
— Il est vrai que la Fondation pour l’immortalité humaine a le plus grand respect pour la… vie humaine, dit Barron tandis que le téléguide annonçait : « 3 minutes ». Mais voici qui est encore plus intéressant. C’est le passage qui donne à la Commission pour l’Hibernation tout pouvoir de « délibérer et de statuer sur l’opportunité de toutes opérations actuellement entreprises par la Fondation pour l’immortalité humaine ou à entreprendre ultérieurement par ladite Fondation dans le cadre de l’extension de la vie humaine ». En langage clair, il semble que cela signifie que la Commission opérerait indépendamment du Congrès et qu’elle aurait en fait le pouvoir de fabriquer ses propres lois dans le domaine de… l’extension de la vie humaine.
— Eh bien… euh… cela ne répond-il pas à votre première question ? demanda habilement Howards, essayant de se raccrocher à ce qu’il pouvait. Le Congrès est beaucoup trop lent à réagir. Disons… disons que nous mettions au point un jour un traitement d’immortalité : il pourrait s’écouler des années avant que le Congrès ne l’approuve, et pendant ce temps des êtres humains mourraient inutilement. Une commission comme celle que nous envisageons pourrait nous permettre d’agir aussitôt. Bien sûr, c’est une lourde responsabilité pour les membres de la commission, mais c’est justement pour cela que le Président doit pouvoir nommer et révoquer à volonté ces hommes, pour que la commission reste soumise au contrôle de… l’opinion publique. Tout cela a l’air compliqué, mais c’est absolument nécessaire.
Tu parles d’un merdier, se dit Barron. En réalité, le projet de loi n’est rien d’autre qu’un blanc-seing accordé à la Fondation tant que le Président est d’accord. Et Bennie compte bien mettre dans sa poche le prochain Président, et si ce n’est pas celui-là ce sera l’autre. Une chose qu’il a à profusion, c’est du temps. Que son projet de loi soit adopté et qu’il ait son larbin en place à la Maison-Blanche, et il pourrait… faire décréter légal le meurtre de jeunes enfants, ou tout au moins demander à la commission de fermer les yeux. Il est temps de montrer à cet enculé l’autre côté du rasoir.
— En d’autres termes, Howards, vous et le Président serez seuls maîtres à bord. La Fondation aura la haute main sur l’Hibernation et… l’extension de la vie humaine, et seul le Président, en tout état de cause, pourra vous dire ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire.
L’image d’Howards lança des éclairs comme un rat pris au piège, et la paranoïa intérieure commença à percer dans son regard.
— Le Président…, bredouilla-t-il pratiquement. Quel mal y a-t-il à cela ? Croyez-vous que…
— Je me demande simplement s’il est sage de confier un tel pouvoir à un seul homme, fût-il le Président, répondit Barron tandis que le téléguide indiquait « 2 minutes ». Je veux dire qu’un homme, et même un Président, peut toujours être acheté. Avec tout votre argent, et peut-être… quelque chose de plus… ?
— Vous êtes cinglé, Barron ! glapit Howards, perdant tout son calme, les pupilles en feu. Vous diffamez le Président des États-Unis !
— Qui, moi ? fit Barron en demandant à Vince de couper le son et de donner à Howards les trois quarts de l’écran. Je suis trop poli pour diffamer qui que ce soit. Je suis en train de parler d’un hypothétique Président dans des circonstances hypothétiques, aussi tout ce que je risque c’est un procès hypothétique, pas vrai ?
Le visage de Howards était un masque de paranoïa muette et impuissante encerclant celui de Barron sur l’écran.
— Considérons donc une situation parfaitement hypothétique et farfelue, reprit-il en faisant donner tout l’écran à Howards. Supposons, dis-je, que la Fondation pour l’immortalité humaine finisse par mettre au point un traitement pour l’immortalité…
Un tressaillement de pure terreur convulsa le visage de Howards devant cent millions de témoins recensés au sondage Brackett tandis que Barron demandait tout l’écran pour lui-même et que le téléguide annonçait « 90 secondes ».
— Plaçons notre petite histoire juste après les prochaines élections présidentielles et disons, sans citer aucun nom, que le Président qui vient d’être élu est le candidat soutenu par la Fondation. Tout cela nous semble impossible, n’est-ce pas, chers téléspectateurs, car voyez-vous la Fondation n’a que cinquante milliards de dollars de marge de manœuvre, avec en prime l’immortalité… et ce ne serait pas un pot-de-vin suffisant…
Son visage sur l’écran lui renvoyait des taches de phosphore en couleurs vivantes dans un circuit de pouvoir à rétroaction ; il se sentait en communication directe avec cent millions de téléspectateurs pendus à ses lèvres, aspirant les images de leur écran de verre et conscients de la gravité de l’instant. Approchez mesdames et messieurs, vous allez assister à quelque chose de sensationnel, le spectacle de l’histoire en train de se faire, en direct et sans tromperie, et ça c’est du show-business !
— Disons donc… simplement par amour de la discussion, n’est-ce pas, prononça lentement Barron tandis que le téléguide affichait : « 60 secondes », que notre hypothétique traitement pour l’immortalité comporte un os. Disons… vous savez tous, n’est-ce pas, à quel point j’ai l’esprit mal tourné, que ce traitement implique une sorte de greffe d’organe qui confère l’immortalité au receveur mais qui, malheureusement, provoque la mort du donneur. Processus extrêmement délicat et coûteux, comme vous le voyez, puisque d’une façon ou d’une autre il s’agit de se procurer des victimes. Autrement dit, pour rendre quelqu’un immortel, la Fondation doit tuer quelqu’un d’autre. Je crois que dans le jargon juridique il y a un terme pour ça… Je crois qu’ils appellent cela un assassinat.
Juste le temps de préparer Bennie, se dit Barron au moment où le téléguide marqua « 30 secondes ». Et il laissa filtrer dans son image électronique un rayon de la haine qu’il sentait en lui histoire de suggérer à cent millions de conards recensés au sondage Brackett que tout ce qu’il racontait n’était pas forcément du vent.
— Vous voyez donc où nous en sommes ? Ce n’est qu’une situation des plus hypothétiques, mes amis, dit-il avec une intonation sardonique. Mais hypothétiquement, si le projet de loi d’Hibernation publique est accepté dans l’état où il est, et si la Fondation pour l’immortalité humaine fait élire son candidat à la Présidence, et si elle découvre un hypothétique traitement pour l’immortalité nécessitant le recours au meurtre, alors, hypothétiquement, la Fondation pour l’immortalité humaine pourrait très bien assassiner des gens et être couverte légalement… (Il marqua un temps d’arrêt, emplissant trois secondes d’émission d’un silence mortel, afin d’être bien sûr que personne ne risquait de perdre ce qu’il allait dire) Hypothétiquement…, articula-t-il lentement (et le mot dans sa bouche était presque une accusation). Mais il reste que la Fondation fait tout ce qu’elle peut pour que le projet de loi soit adopté, et cela ce n’est pas hypothétique, et beaucoup de gens bien placés pour savoir de quoi ils parlent font état de certaines bisbilles entre la Fondation et un candidat à la Présidence qui est mort récemment dans des circonstances… douteuses, et cela non plus n’a rien d’hypothétique. Mais nous tâcherons d’en savoir un peu plus sur toutes ces hypothèses – si Mr Benedict Howards n’a pas peur de rester en ligne – juste après ce petit mot de notre sponsor bien réel, lui.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? lui demanda Vince à l’interphone dès que défilèrent les premières images du commercial. (Ses traits étaient crispés et tendus, mais laissaient transparaître une sorte d’excitation ravie.) Les vidphones sont déchaînés, et Howards radote. Il déconne littéralement, Jack ! Il parle de te tuer, et de Nègres éviscérés et de cercles noirs… ça n’a aucun sens. Il est complètement sonné, Jack. Dieu sait ce qu’il est capable de raconter si on le lâche sur l’antenne maintenant.
Pris par l’odeur du combat, Jack Barron se trouva en train de répliquer de sa voix gouailleuse de Bug Jack Barron :
— Le Dieu des hippies n’a rien à voir là-dedans, Vince, la seule chose qui compte c’est que moi je sache ce que Bennie va dire, compris ? Ne le laisse pas raccrocher, et passe-le-moi dès que nous reprendrons l’antenne.
Le téléguide marqua « 60 secondes ». Derrière la paroi vitrée de la cabine de contrôle, Vince fit la grimace en disant nerveusement :
— Tu es déjà à la limite, Jack. Si tu laisses un fou comme Howards, qui connaît le secret de la moitié des tombes du pays, raconter n’importe quoi sur l’antenne, nous allons avoir sur les bras des procès à n’en plus…
— C’est moi qui décide, fit abruptement Barron. Mais… tu n’as peut-être pas tout à fait tort. (Serait-ce possible de me tirer quand même des pattes de Howards, de le laisser couler sans m’enfoncer avec lui ?) Écoute bien ce que je vais te dire. Quand je parlerai, donne-moi les trois quarts de l’écran et coupe le son de Howards. Quand je lui lancerai la balle, donne-lui les trois quarts, laisse-le radoter une ou deux secondes et coupe-lui le son en me redonnant l’écran. On fera ça sans arrêt, et ainsi il ne pourra pas placer plus de quelques mots, vu ?
— Voilà qui ressemble davantage au vrai Jack Barron que nous aimons tous, dit Gelardi tandis que le téléguide annonçait « 30 secondes ».
Les dernières images de la publicité pour Chevrolet disparurent du moniteur et Barron ressentit une fois de plus le pouvoir absolu qu’il exerçait sur l’écran, pouvoir d’une configuration de points de phosphore artificiels reliant directement son esprit à cent millions de cerveaux, pouvoir d’une réalité-illusion qui n’avait même pas d’existence. La vie et la mort, pensa-t-il. Rien que Bennie et moi, et ce pauvre con n’a pas une seule chance. Quels que soient les atouts qu’il détient en réalité, sur ce terrain-là il n’aura jamais la moindre chance parce que sur ces cent millions d’écrans il ne dira jamais que ce que je lui ferai dire, il ne sera que ce que je le laisserai être. C’est ma réalité, c’est comme s’il était pris au piège à l’intérieur de ma tête.
Et il comprit, finalement, le point de vue de Luke et de Morris. Quelle importance, qu’il soit ridicule comme Président ? Ce qu’est l’homme de chair et de sang à l’intérieur du studio ne compte absolument pas, la seule chose qui compte c’est ce que voient cent millions de crétins sur l’écran, il n’y a que cela de réel, l’image, parce que quand il s’agit de savoir ce qui se passe dans Ce Vaste Monde Qui Nous Entoure l’image c’est tout ce que connaissent ces pauvres cons.
Tu parles d’une farce ! se dit-il tandis que le téléguide affichait « Début d’émission » et qu’il contemplait son propre visage électrique, ses yeux des puits sinistres de pouvoir rien que parce qu’il inclinait un peu la tête de façon à capter les reflets kinesthopiques de la toile de fond derrière lui. Je peux faire ce que je veux sur ce putain d’écran, ce que je veux – personne n’est de taille à se mesurer à moi dans ce type de réalité, quelle que soit sa stature par ailleurs dans la réalité privée de chair et de sang que personne ne voit. Ce qui se passe sur l’écran, c’est ma volonté faite chair ; c’est moi qui fais la règle du jeu, moi qui contrôle chaque foutu point de phosphore que le pays voit. Pourquoi ne me feraient-ils pas Président aussi bien que n’importe quoi – merde, depuis Truman ils n’ont pas élu président un seul homme, ils votent pour une image et c’est tout ; et au jeu des images, qui est meilleur que Jack Barron ?
Dans le quadrant inférieur gauche le visage irréel en noir et blanc de Benedict Howards était rien moins que pathétique. Howards n’avait pas le plus petit commencement d’une chance, parce que ce que le pays tout entier était en train de regarder c’était non pas Bennie Howards mais une édition d’un Howards revue et corrigée par Jack Barron.
— Eh bien, annonça-t-il avec un sentiment de confiance qu’il jugeait presque obscène, revenons à notre petite histoire hypothétique. Il y a quelques instants au cours de cette émission nous avons évoqué certaines recherches sur l’immortalité, n’est-ce pas, monsieur Howards ? (Howards se mit à hurler muettement sur l’écran et Barron, pensant à Sara, éprouva une joie sauvage à l’idée des affres de frustration paranoïaque que devait endurer Howards, sachant que c’était sa vie qui partait à vau-l’eau et qu’il n’y avait absolument rien qu’il pût faire, même pas crier.) Vous disiez alors que la Fondation n’avait mis au point aucun traitement pour l’immortalité… Et si moi je prétendais le contraire ? Et si j’étais en mesure d’en apporter la preuve ? (Fais gaffe, Jack, baby, aux lois sur la diffamation !) Qu’est-ce que vous avez à répondre à cela, Howards ? Allez-y, je vous défie de m’apporter le démenti ici même, devant cent millions de témoins !
Le visage de Jack Barron était un monstre en triple grandeur en couleurs vivantes entourant l’image muette de Benedict Howards. Tandis que Vince inversait le rapport, Barron comprit ce qui allait se produire au moment même où…
Le regard d’Howards se figea, et chaque pore de son visage grossièrement dilaté par l’écran noir et blanc sembla diffuser une diabolique démence. Lorsque Vince lui coupa le son, il était en train de hurler :
— … tuerai, Barron ! Je vous tuerai ! (Puis il blêmit soudain en se rendant compte que le son passait.) C’est un mensonge ! réussit-il à crier d’une voix un peu moins rauque. C’est un mensonge scandaleux ! Il n’existe aucun traitement pour l’immortalité, je vous en donne ma parole, rien que le cercle noir qui s’estompe et que nous combattons, nous sommes du côté de la vie contre le cercle noir contre les Nègres évisc… (Son visage se mit à trembler lorsqu’il prit conscience de ce qu’il avait failli dire, et il se tut au moment même où Vince lui coupait le son pour donner les trois quarts de l’écran à Barron.)
Merde, qu’il parle ou pas c’est la même chose, se dit Barron. Je n’ai qu’à faire mon petit numéro et les laisser voir le résultat sur son visage…
— Ne vous énervez pas, Howards ! dit-il d’un ton glacé. Mais si ça peut vous faire plaisir, nous allons reprendre notre petite hypothèse par l’autre bout. Supposons donc, puisque vous insistez, qu’il existe un traitement pour l’immortalité nécessitant oh… disons la transplantation de certaines glandes qui implique la vivisection de jeunes enfants…
Il marqua un temps d’arrêt. À nouveau Howards hurlait muettement sur son petit morceau d’écran comme un insecte impuissant empalé au bout d’une épingle : Tortille-toi, ordure ! Continue ! S’il te restait deux sous de cervelle tu raccrocherais mais tu ne peux pas, hein ? C’est trop tard pour toi maintenant.
— Vous me suivez ? reprit Barron. Si un tel traitement existait, et s’il reposait sur le meurtre de jeunes enfants, cela expliquerait pas mal de choses amusantes, n’est-ce pas ? Par exemple pourquoi Mr Howards est si pressé de voir passer son projet de loi au Congrès et de se constituer une petite commission sur mesure pour que la Fondation ne soit responsable que devant le Président… Spécialement si le Président que nous élirons n’est responsable que devant lui. Qu’est-ce que vous en pensez, monsieur Howards ? Vous n’approuvez pas mon petit raisonnement ?
Gelardi inversa les images, et le visage égaré de Howards domina l’écran une fois de plus.
— Espèce de…, commença-t-il à crier.
Puis Barron discerna presque le rideau tiré sur son regard d’halluciné, un rideau de silence, sa seule retraite possible.
— O.K., fit Barron en reprenant les trois quarts de l’écran. Il semble que Mr Howards n’apprécie pas tellement… les situations hypothétiques. Prenons donc des faits bien réels. Parlons des candidats présidentiels (Fais gaffe aux lois sur la diffamation !). Je me contente de répéter ce que tout le monde a pu lire dans les journaux, mais de l’avis de pas mal de gens feu le sénateur Hennering était bien placé pour décrocher l’investiture démocrate. Et les choses étant ce qu’elles sont, cela signifie qu’il était bien placé pour les Présidentielles. Ce avant d’avoir eu son… malencontreux accident. Mais dites-nous, monsieur Howards : étiez-vous un homme à Hennering, ou Hennering était-il un homme à la Fondation ?
Cette fois-ci, Howards se rebiffa lorsque le son lui fut restitué et que les images furent interverties : « C’est de la diffamation, Barron, et vous le savez ! » Mais avant qu’il ait pu placer un autre mot, Vince le relégua dans le coin silencieux.
— Diffamation ? Envers qui ? demanda Barron. Voilà qui serait intéressant à savoir : Hennering ou vous ? De toute façon, je ne diffame personne, je pose simplement une question. Et force m’est de constater que primo Hennering était rapporteur du projet de loi d’Hibernation devant le Sénat, et que secundo le ballon présidentiel de Hennering avait derrière lui une quantité de fric impressionnante. J’ai ces lois sur la diffamation suspendues au-dessus de ma tête, aussi je vous laisse finir tout seuls. Et comme deux et deux font… Vous saisissez, tout le monde ? Bon, parce que voici quelques nouvelles hypothèses très intéressantes.
« Supposons qu’une Fondation que je ne peux pas nommer à cause des lois sur la diffamation ait acheté un candidat présidentiel que je ne peux pas nommer non plus qui soutient un certain projet de loi – que je ne nomme pas – destiné à couvrir un traitement à la dzim boum boum équivalent à une série d’assassinats en règle ; et supposons toujours que notre innommable sénateur de l’Illinois ne sait rien de ce traitement. Tout le monde m’a bien suivi jusqu’à présent ? Si ce n’est pas merveilleux de vivre dans un pays libre où on peut… faire des hypothèses autant qu’on veut pourvu de ne citer aucun nom. Même quand tout le monde sait quoi mettre à la place des espaces blancs… (Il marqua un instant de pause et contempla le visage de Howards réduit à un masque terreux, indifférent à ce qui se passait, convaincu que c’était fini pour lui.) Allons un peu plus loin. Imaginons que notre sénateur découvre en quoi consiste le… traitement. Imaginons que ça ne lui plaise pas du tout, et qu’il appelle le président de cette fondation dont je ne peux pas dire le nom pour lui dire où il peut se mettre son fameux traitement. Imaginons que notre sénateur lui dise qu’il va s’opposer au projet de loi qu’il avait jusqu’ici parrainé et dévoiler tout ce qu’il sait sur notre hypothétique fondation à la tribune du Sénat. Cela signifie que le président de la fondation en question sera jugé pour meurtre, à moins que… à moins que quelque chose ne vienne empêcher notre sénateur de parler. Pouvez-vous nous dire, monsieur Howards – à titre hypothétique, naturellement – ce que vous feriez si vous étiez le président de cette fondation hypothétique et qu’un sénateur menaçait de vous envoyer à la chaise électrique ?
— … vous poursuivrai ! cria la voix de Howards lorsque Vince lui restitua le son. Je vous traînerai devant les tribunaux, Barron ! Je vous ferai monter sur la chaise électrique ! Vous serez…
Gelardi le réexpédia prestement dans son coin inférieur gauche, et Barron ressentit tout le poids de l’instant en suspens. Maintenant ou jamais, pensa-t-il. Je n’ai plus qu’à donner le signal ; il est prêt pour la boucherie. Ça signifiera ma mort, peut-être, avec ce contrat qui équivaut à une confession signée, par Sara et moi… Sara ! SaraSaraSara… Plus de Sara… Il sentit en lui les limaces molles distillant goutte à goutte les fluides usurpés de bébés disloqués, et dans un éclair pur de rage destructrice il sut que ce serait d’abord avoir la peau de Bennie et ensuite essayer de sauver la sienne.
— Essayons maintenant de regagner ce qu’on appelle par manière de plaisanterie la réalité, reprit Barron. Fait numéro un, le sénateur Theodore Hennering a trouvé la mort dans une explosion d’avion en plein vol qui ne laisse aucune preuve qu’il ait pu s’agir d’un meurtre, hypothétique ou pas. Fait numéro deux, quelques semaines plus tard la veuve de Hennering passe sous les roues d’un camion de location dont le chauffeur prend la fuite. Qu’est-ce que vous dites de ça, monsieur Howards ?
Vince lui donna les trois quarts de l’écran juste assez longtemps pour qu’on l’entendît murmurer : « Je ne sais pas, moi… une coïncidence… », puis lui reprit le son et remit Barron à la place d’honneur.
Et voilà le plus périlleux, se dit Barron. Si je réussis maintenant, au moins je n’aurai pas de procès en diffamation.
— Voici maintenant un fait dont personne n’a eu connaissance à part moi : Peu de temps avant son assassinat, Madge Hennering m’a appelé pour me dire que Howards avait menacé son mari, juste avant sa mort, de le tuer car il avait découvert quelque chose de si terrible au sujet des activités de la Fondation qu’il avait décidé de changer de camp. Et là, ce n’est pas non plus de la diffamation de ma part, mentit Barron, car je peux prouver ce que j’avance. La conversation tout entière a été enregistrée au magnétophone.
— C’est un mensonge ! hurla Howards dans le bref laps de temps imparti par Vince. Un mensonge du cercle noir qui s’estompe ! Un foutu mensonge !
— Attention à ce que vous dites, Bennie, fit Barron en plaçant un sourire ironique sur les lèvres de son double électronique. Vous me traitez de menteur et ça c’est de la diffamation, j’ai la bande pour le prouver.
Il marqua un temps d’arrêt, sachant ce que le prochain maillon de la chaîne allait devoir être. Il faut que je l’accuse carrément de meurtre, et ça c’est de la diffamation de quelque côté qu’on le prenne, à moins qu’il ne m’apporte la preuve que je n’ai pas encore – et que je n’aurai que si je risque le tout pour le tout. Mais d’accord, allons-y gaiement !
— La semaine dernière, j’ai fait un voyage éclair dans le Mississippi pour interroger un homme – vous l’avez vu ici même – qui prétendait que quelqu’un lui avait acheté sa fille pour cinquante mille dollars, poursuivit Barron, flirtant toujours avec les lois sur la diffamation. Peut-être quelque fondation en quête de matière première pour ses transplantations de glandes… vous voulez que je vous fasse un dessin ? Toujours est-il que trois personnes, et pas une de plus, étaient au courant de mon déplacement : le gouverneur Lukas Greene, un ami de très longue date ; la femme que j’aimais ; et… Benedict Howards. Cet homme à qui je devais parler s’est fait descendre sous mes yeux par un tueur professionnel qui m’a manqué de peu. Une de ces trois personnes a payé ce tueur pour descendre George Franklin et pour essayer de m’assassiner. De laquelle s’agissait-il ? Mon ami, ma femme, ou…
Barron s’interrompit de nouveau, à la fois pour jouir de l’effet produit et parce qu’il hésitait à franchir ce nouveau Rubicon au-delà duquel sa vie même risquait d’être en danger. Le visage de Howards sur l’écran du moniteur était cendreux mais étrangement calme, comme s’il se reconnaissait impuissant contre ce qui allait venir mais se consolait à l’idée qu’il ne serait pas le seul à être détruit. Je t’emmerde, Bennie ! pensa Barron. Et vive l’Empereur… pendant un million d’années !
— … ou Benedict Howards, qui a acheté la fille de cet homme pour l’assassiner froidement dans son laboratoire du Colorado, Benedict Howards qui est immortel grâce aux glandes d’enfants innocents cousues dans son misérable corps, Benedict Howards qui a assassiné Theodore Hennering et sa femme et Henry George Franklin, Benedict Howards qui a essayé de m’assassiner. Après tout, monsieur Howards, c’est la première fois qui coûte le plus, n’est-ce pas ? On ne peut mourir qu’une seule fois sur la chaise électrique.
Il transmit l’ordre à Vince de restituer le son à Howards et de lui donner toute l’image. Le moment de vérité, pensa Barron tandis que le visage de Benedict Howards s’étalait sur l’écran comme une vessie bouffie. Je suis bon pour une attaque en diffamation si Bennie n’est pas assez cinglé pour se laisser prendre à mon jeu. Il laissa le visage muet d’Howards engloutir trois ou quatre secondes de temps d’émission ; dans son regard il perçut la lutte entre une rage paranoïaque aveugle et les vestiges cyniques de l’esprit amoral et calculateur qui avait édifié la Fondation et s’était hissé jusqu’à sa fichue immortalité en massacrant en chaîne des enfants innocents et en trouvant encore à redire sur le prix de revient.
Deux côtés de la même médaille, se dit Barron. Un paranoïaque à froid s’en prendra sans pitié à n’importe qui parce qu’il est persuadé que tout le monde en a après lui ; et le même type dès qu’il craque ne sera plus qu’une loque hurlante frappant aveuglément tout ce qui bouge. Il faut que j’arrive à lui faire sauter le pas !
— Quel effet cela vous fait-il, Howards ? demanda-t-il en laissant parler ses propres viscères. Quel effet cela vous fait-il d’avoir en vous des glandes volées à un enfant mort, des choses visqueuses comme des limaces molles qui vous rampent sous la peau – vous les sentez ? – qui vous dévorent lentement lentement lentement et vous dévoreront pendant un million…
— Arrêtez ! Arrêtez ! hurla Howards, et son visage emplit l’écran d’un masque de terreur animale, ses yeux roulant comme des derviches, ses lèvres tremblantes et molles comme celles d’un homme en transe. Je ne veux pas qu’ils me tuent ! Je ne veux pas être étouffé par le cercle noir qui s’estompe de Nègres éviscérés de tuyaux de plastique dégoulinants pénétrant dans mon nez ma gorge ! Je ne veux pas qu’ils me tuent ! Personne ne peut tuer Benedict Howards ! Je les achète je les possède je les tue sénateurs président, cercle noir qui s’estompe… je ne veux pas mourir ! Non ! Non ! Je ne veux pas qu’ils me…
Dzing ! À la fin Vince n’avait pas pu tenir le coup ; le visage d’Howards avait disparu de l’écran, le son était coupé et l’image de Jack Barron emplissait tout l’écran.
Bordel de merde ! avait failli s’exclamer Barron. C’est bien le moment de faire du sentiment ! Qu’est-ce qui… Mais soudain, un éclair de compréhension le traversa : Bennie est complètement déboussolé ! Il ne sait même plus ce qu’il dit. Peut-être que je peux faire plus que lui faire avouer qu’il a tué Hennering. S’il pouvait reconnaître sur l’écran qu’il m’a entortillé, que j’ignorais en quoi consistait le traitement… la vérité ! Peut-être qu’il est assez sonné pour avouer la vérité. Mais il faut que je déballe tout, que je désamorce sa machine infernale et que je remette mon sort entièrement entre leurs mains, ma vie et tout. Tu parles d’une grande première télévisée… la vérité chiée dans toute sa splendeur !
— Racontez-leur, Howards, racontez à tout le fichu pays comment vous les avez roulés. Parlez-leur de Teddy Hennering, parlez-leur de la Fondation pour l’immortalité humaine, parlez-leur de l’immortalité vue de l’intérieur. Dites-leur quel effet ça fait d’être un assassin.
Il marqua un moment d’arrêt, appuya une fois sur la pédale gauche… et rien ne se produisit. Derrière la paroi vitrée de la cabine de contrôle, Vince secoua négativement la tête. Barron appuya à nouveau sur la pédale ; même réaction de Vince. Barron écrasa la pédale au sol. Vince grogna muettement, et capitula. Le visage d’Howards emplit les trois quarts de l’écran.
— Racontez-leur, ou c’est moi qui serai obligé de le faire à votre place, reprit Barron en enfonçant à deux reprises la pédale de droite pour demander un commercial dans deux minutes. (Il faillit sourire en voyant Gelardi joindre les deux mains pour mimer une prière de gratitude.)
— Écoutez-moi, Barron, il n’est pas encore trop tard, geignit Howards, son visage rendu blême par une terreur abjecte d’où avait disparu toute trace de rage. Pas trop tard pour arrêter le cercle noir qui se referme qui se referme… Je ne dirai à personne, je vous le jure, je ne le dirai à personne… vous et moi nous pouvons vivre éternellement, Barron, nous n’aurons jamais besoin de mourir, nous serons jeunes et forts pendant un million d’années, il n’est pas trop tard, je le jure, vous et moi et votre femme aussi…
Donnant l’ordre à Vince de laisser l’écran partagé comme il l’était, Barron répondit doucement, modérément, en laissant passer dans les yeux de son double quelque chose de plus dur qu’un regret et de plus glacé que de la colère :
— Ma femme est morte, Howards. Elle a sauté du haut du vingt-troisième étage, du vingt-troisième. Un suicide… mais pas pour moi. Pour moi, vous l’avez tuée, de façon aussi sûre que si vous l’aviez poussée. Vous avez peur maintenant, Bennie ? Vous commencez à voir où je veux en venir ?
Incroyablement, la terreur totale qui déformait le visage d’Howards accomplit un saut quantique. Ce n’était plus de la peur maintenant, c’était un abîme de désespoir paranoïaque. Tout ce qu’il put faire, c’est murmurer : « Non… non… non… non… non… » comme un enfant obscène âgé d’un million d’années qui bavait de ses lèvres tremblantes. Maintenant il savait que c’était fini.
Barron demanda et obtint l’écran et le son pour lui tout seul ; le téléguide afficha « 90 secondes ».
— Ma femme est morte parce que Benedict Howards l’a rendue immortelle, reprit-il. Elle était immortelle et ça l’a tuée, vous saisissez l’humour ? Elle ne pouvait pas continuer à vivre avec elle-même quand elle a découvert… Son immortalité a fait une autre victime, voyez-vous. Quelqu’un qu’elle n’avait jamais vu et qui est mort pour qu’elle puisse être immortelle – un pauvre gosse dont le corps a été irradié par la Fondation jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un cancer vivant, afin de lui prélever ses très précieuses glandes pour les greffer dans le corps de ma femme. Et la faire vivre éternellement.
« Mais elle ne vivra pas un million d’années. Elle est morte. Elle s’est tuée parce qu’elle ne supportait pas de vivre en sachant ce qu’on lui avait fait. J’aimais cette femme, aussi vous me pardonnerez si je pense qu’elle n’a pas agi simplement sous le poids de la culpabilité. Elle me l’a dit, juste avant de sauter. Elle savait qu’il s’en tirerait, qu’il vivrait éternellement pour tuer, pour corrompre ou éliminer tous ceux qui se mettraient en travers de son chemin à moins que… à moins que quelqu’un ne soit assez fou ou désespéré ou se fiche suffisamment des conséquences pour clamer sur les toits ce qu’il était en train de faire. Sara Westerfeld s’est tuée pour me faire faire exactement ce que je suis en train de faire. Elle est morte pour vous ! Qu’est-ce que vous dites de ça, téléspectateurs de mon cœur ?
Barron se sentit enveloppé par la brume de cristal de la légende. Le studio, le moniteur, les silhouettes derrière la vitre de la cabine de contrôle étaient des choses qui ne pouvaient pas exister. Les paroles qu’il avait prononcées étaient des choses qu’il n’avait jamais prononcées en public, devant cent millions de personnes. Ce qui était en train de se passer n’avait jamais été filmé par des caméras et on pourrait regarder le petit écran pendant toute l’éternité sans jamais rien y voir qui s’en approchât.
Mais c’était en train d’arriver, à cause de lui, et il n’y avait rien de plus facile au monde. L’histoire, pensa-t-il, je suis en train de faire l’histoire, et c’est quand même du show-business. Des images qui bougent et qui fabriquent un putain de mythe…
Il actionna du pied la pédale et Howards reparut sur le quart de l’écran avec le son. Mais il était aussi rigide et muet qu’une photo en noir et blanc.
— Allez-y, Howards, profitez de votre dernière chance, racontez-leur le reste. Dites-leur pourquoi vous avez rendu Sara Westerfeld immortelle, dites-leur qui d’autre vous avez rendu immortel. Allez-y, défendez-vous !
Howards demeura silencieux. Il ne semblait même pas entendre. Le téléguide annonça « 30 secondes » et Barron sut qu’il était prêt pour le dernier round. Après ce commercial, Howards allait saigner pour de bon.
— Tant pis, poursuivit-il avec des lames de rasoir dans la voix. C’est moi qui vais leur dire. (Il fourra la main dans sa poche et en sortit la même feuille de papier vierge qui lui avait servi précédemment.) Vous voyez ceci, mes amis ? C’est un contrat d’Hibernation, mais d’un modèle très spécial. Il y est écrit que la Fondation pour l’immortalité humaine s’engage à faire subir au titulaire du contrat un traitement à l’issue duquel il devient immortel…
Il s’interrompit, agita le morceau de papier devant la caméra comme un linge sanglant :
— Ce contrat, c’est le mien, dit-il.
Pendant que le commercial passait, Barron vit l’atmosphère de confusion et de veillée funèbre qui régnait dans la cabine de contrôle. Le visage de Gelardi à travers la paroi vitrée semblait avoir vieilli de dix ans. Il parla dans l’interphone :
— Jack, qu’est-ce que tu…
— Laisse-moi l’antenne, Vince.
— Mais que se passe-t-il ? Est-ce que tu te rends compte de ce que tu es en train de faire ?
Si je me rends compte ! pensa Barron. Est-ce que je me suis jamais rendu compte de ce que je faisais avant ce soir ?
— Ne m’enlève pas l’antenne, Vince, dit-il, et assure-toi que Howards reste au bout du fil.
Gelardi hésita, et ce fut d’une voix bouleversée qu’il continua :
— Les gros pontes sont déchaînés. Ils gueulent que tu les exposes au plus grand procès que l’histoire ait jamais connu. Ils m’ordonnent de te retirer l’antenne. Je suis désolé, Jack…
— C’est mon émission, Vince ! hurla Barron. Tu peux dire à ces enculés d’aller se faire foutre ! Tu peux leur dire aussi que tout ce que j’ai dit est vrai, et que la seule façon pour eux d’éviter un procès en diffamation est de me laisser continuer ce que j’ai commencé.
— C’est une sale histoire, dit Gelardi tandis que le téléguide annonçait : « 60 secondes ».
— C’est un sale monde, Vince, dit Barron en coupant l’interphone.
Le vieux junkie de pouvoir va avoir son compte, ça c’est sûr, pensa-t-il. Benedict Howards est à ma merci malgré son pouvoir, malgré le fromage démocrate qu’il tient entre ses sales pattes. Sur ce terrain, c’est moi qui dicte les règles du jeu. Et je peux faire plus que sauver ma peau – ce qui n’est plus un problème à présent – je peux foutre en l’air la cabale qui déchire le pays ; saccager tellement les prochaines élections que n’importe qui aura une chance de l’emporter ; et je peux le faire sur-le-champ, en direct en couleurs vivantes !
Un rêve, oui, un rêve de Jack et Sara de Berkeley, Jack Barron sous les projecteurs en train de foutre le bordel. Un rêve devenu réalité. J’ai sous la main l’ordure qui connaît l’endroit où sont les cadavres (mais qui les a enterrés au départ ?), prêt à être taillé en pièces.
Sara ! Sara ! Si seulement tu pouvais être là pour voir ce qui va suivre ! Bug Jack Barron coulera peut-être mais il ne coulera pas tout seul et ça risque de faire du bruit. Sara… Sara… C’est la seule façon de pleurer pour toi que je connaisse.
Il contempla le commercial dénué de sens qui passait sur le moniteur tandis que le téléguide affichait « 30 secondes », et il sut que d’ici une demi-minute son image, réalité plus réelle que la réalité, allait faire brûler cent millions de regards tout comme s’ils étaient avec lui dans la pièce.
Il allait leur faire beaucoup plus que ça, il allait les faire regarder par ses yeux, entendre par ses oreilles, il allait les réduire à la dimension d’un point de phosphore dans sa tête.
En un étrange renversement de perspective, il comprit que s’ils faisaient partie de lui, l’image de Jack Barron faisait aussi partie d’eux. Ce à quoi il s’était toujours dérobé lui était tombé sur le coin de la gueule de l’endroit qu’il soupçonnait le moins. Bug Jack Barron, que ça lui plaise ou pas, était le pouvoir, un pouvoir terrible et sans précédent, qui le plaçait devant l’alternative à laquelle chaque camé de pouvoir depuis le commencement des temps avait été confronté : avoir assez d’aplomb pour prétendre être quelque chose de plus qu’un homme, ou baisser froc vis-à-vis de millions de gens qui ont mis une partie d’eux-mêmes dans l’image qu’ils se font de vous, et être moins qu’un homme.
Tandis que le téléguide annonçait : « Début d’émission », Jack Barron comprit qu’il n’y avait qu’une façon pour lui de jouer cette partie. J’ai été traité de beaucoup de noms, se dit-il, mais de modeste jamais.
Sur l’écran, le paquet d’Acapulco Golds disparaît en fondu pour faire place à un visage, une image de vidphone grise et floue, quelque peu distendue. Il y a quelque chose d’inhumain dans le regard, un vide un peu trop luisant, et la bouche tremble tandis que la salive perle au coin des lèvres.
Par-dessus ce gros plan de Benedict Howards, une voix mesurée, ferme, mais empreinte d’une douleur réprimée qui lui donne son caractère d’authenticité totale, la voix de Jack Barron :
— Tiens ! Tiens ! Nous reprenons donc le cours de notre émission, et pour les téléspectateurs qui viennent d’ouvrir leur poste je précise que l’homme que vous voyez en ce moment sur votre petit écran est Benedict Howards, celui qui croyait pouvoir acheter n’importe qui aux États-Unis, moi y compris – et entre nous, mes amis, il avait raison.
Le visage noir et blanc sur l’écran semble crier muettement quelque chose, comme si les mots ne sortaient pas de sa gorge, puis il disparaît, remplacé par le visage en gros plan de Jack Barron. Les cheveux blond-roux sont en désordre, comme si l’importance du moment l’empêchait de les coiffer ; les yeux semblent immenses, prêts à bondir de leurs orbites nappées d’ombre pour transpercer l’écran ; et assez étrangement, il paraît à la fois vieilli et rajeuni.
— Vous croyez peut-être qu’on ne peut pas vous acheter ? poursuit Barron, et sa voix est amère, désillusionnée et pourtant ironiquement indulgente. Vous en êtes bien sûrs ? Vous en êtes si sûrs que ça ? Moi aussi je l’étais, mes amis. Mais si l’acheteur s’appelle Benedict Howards ? Si le prix est la vie éternelle ? Vous êtes toujours sûrs ? Imaginez un peu ce que c’est que d’être mort. Vous dites que vous ne pouvez pas ? Bien sûr que vous ne pouvez pas. Vous ne pouvez rien faire quand vous êtes mort. Pensez-y, parce que tous vous allez mourir un jour, vous serez livrés au néant, morts – à moins que Benedict Howards n’estime avoir de bonnes raisons de vous accorder la vie éternelle. Et il pensait avoir une bonne raison de m’acheter, et moi je me suis vendu. Je n’ai aucune excuse, mes amis, sinon que je ne voulais pas mourir. Et vous ? Ainsi, tel que vous me voyez, je suis immortel avec des glandes d’enfants morts cousues dans mon corps. Qu’est-ce que vous dites de ça ? Vous me haïssez – ou ce picotement dans vos entrailles est-il simplement de l’envie ? Mais avant de juger…
Maintenant toute la moitié gauche de l’écran est occupée par le visage de Benedict Howards, spectre gris de paranoïa menaçante que Jack Barron cloue de ses grands yeux verts en disant :
— Allez, Howards, racontez-leur le reste.
— Le reste… ? marmonne Howards comme un petit garçon perdu. Quel reste ? Il ne reste plus rien que le cercle noir qui s’estompe de la vie qui s’enfuit dans des bocaux de plastique Nègres éviscérés… vous êtes en train de me tuer, Barron, le cercle noir de la mort se referme sur moi et m’étouffe, m’étouffe… Le reste ? Le reste… ?
La sportjac ciel, la chemise jaune, les cheveux blond-roux de Barron et son regard meurtri semblent une oasis d’humanité en bataille à côté de la démence gris sur gris émanant de la deuxième moitié de l’écran, aussi irréelle et surnaturelle qu’un documentaire vacillant sur Adolf Hitler.
— Vous n’oubliez pas quelque chose, Bennie ? Rappelez-vous ce que vous me disiez dans le Colorado, vous me disiez que jamais je n’aurais le courage de faire ce que je fais en ce moment. Rappelez-vous le contrat, et la petite clause spéciale justement prévue pour une telle occasion. Vous avez oublié ce que vous me disiez ?
Le visage d’Howards semble se gonfler comme un ballon gris qui remplit l’écran tout entier ; il en sort un jet saccadé de paroles sur un registre de plus en plus aigu :
— J’aurai votre peau, Barron, je me vengerai assassin au service du cercle noir qui m’étouffe, vous m’avez assassiné Barron, je vous aurai je vous tuerai comme vous me tuez… (L’image de Jack Barron en couleurs vivantes apparaît dans le quadrant inférieur gauche, fragment d’humanité fragile menacée par le monstre gris qui l’entoure mais pourtant plus forte que lui.) J’ai votre nom noir sur blanc dans le contrat, glapit Howards. Devant n’importe quelle cour du pays c’est une confession. Complicité de meurtre ! Oui, je peux le prouver, j’ai son nom dans le contrat, il accepte les conséquences légales du traitement – si je vais sur la chaise électrique il y va avec moi. Vous aussi vous êtes un assassin, Barron !
Venant du monstre gris, les mots sont irréels et une sorte de soulagement s’instaure lorsque les images permutent et que le visage de chair et de sang de Barron emplit les trois quarts de l’écran, reléguant la photo de journal de Benedict Howards dans le coin gauche comme pour rétablir l’ordre naturel des choses.
— Moi aussi ? Je suis un assassin moi aussi ? demande Barron, et chaque syllabe semble impliquer une totale conviction, venant d’un homme et non plus d’une image.
— Oui, vous aussi ! Vous le savez très bien et je peux le prouver ! Vous êtes un assassin aussi, Barron !
Jack Barron se détourne de cette chose qu’il domine, et dans son regard, son regard humain tourné vers les téléspectateurs, se lit une rage meurtrie.
— Je suis un assassin aussi, dit-il. Vous l’avez entendu, tous : un assassin aussi. Ne vous avais-je pas dit que je m’étais vendu à Howards ? Il m’a rendu immortel, mais d’abord il m’a fait signer un contrat où je reconnais endosser toutes les responsabilités légales du traitement subi, y compris celle de meurtre. Oui, de meurtre, car la Fondation achète des enfants pour les tuer et transplanter leurs glandes et j’ai en moi des morceaux de l’un de ces malheureux gosses. Je suis donc un assassin moi aussi.
L’image de Benedict Howards s’éclipse, et le visage de Jack Barron emplit l’écran. À cet instant, une transformation paraît se produire dans ce visage aux traits incisifs. Il s’adoucit, revêtant presque une tendresse vulnérable, et ses grands yeux brillants se voilent de culpabilité et d’auto-accusation – un visage qui vous donne envie de consoler l’âme blessée qu’il recèle, un visage qui dans sa douleur porte la marque d’une indubitable et bouleversante franchise.
Et lorsque Barron parle, sa voix est pondérée, tranquille, sans l’ombre d’un artifice :
— Maintenant, je vais vous demander quelque chose que jamais je n’ai demandé à personne. Je n’en ai pas le droit, mais je vais vous demander de me croire sur parole quand je dis que je n’étais pas au courant. Je ne savais pas que l’immortalité pour moi signifiait la mort pour un gosse jusqu’au moment où je me suis éveillé sur un lit d’hôpital et où Benedict Howards me l’a dit. Je ne suis pas un petit saint, et vous le savez comme moi. J’avoue que je tenais assez à l’immortalité pour me vendre à Howards, et vous avez tous les droits de me mépriser pour cela. Mais tuer des enfants, c’est une chose que je ne puis avaler sous aucun prétexte et en aucun cas, et c’est la seule chose que je vous demande de croire. Des preuves ? Howards les a toutes de son côté, ainsi que les meilleurs témoins que l’argent puisse acheter pour jurer que j’étais au courant de ce que je faisais. Ma seule preuve de bonne foi, c’est que je me trouve en ce moment devant vous pour remettre ma vie entre vos mains et vous dire la vérité parce que je ne pourrais pas me supporter autrement. Il ne me reste plus qu’à espérer que vous me croirez.
Un silence, trois secondes entières de silence mortel qui semble durer une éternité, et le regard de Barron emplit l’écran comme une blessure béante, une fenêtre ouverte sur son âme. Regard meurtri et étrangement humble qui contient une certaine mesure de défi, honnête et sans artifice, et qui n’a d’autre appui que la vérité. Pourtant, dans ce défi ouvert et sans défense, brille la certitude de la vérité.
Un insoutenable moment de réalité humaine jailli de la configuration de points de phosphore sur l’écran en deux dimensions…
Puis soudain le moment passe et le visage de Barron retrouve une certaine dureté (rendue poignante par la douceur que l’on devine derrière) tandis que le regard se fait à nouveau résolu.
— Il me reste une chose à vous dire, mes amis, pour que vous connaissiez la vérité affreuse. Je vous ai expliqué ce que Bennie avait fait pour moi. La question, maintenant, c’est : Qu’étais-je censé faire pour lui ?
Le visage en papier journal de Benedict Howards apparaît dans le quadrant inférieur gauche, et Barron n’est plus une victime mais un inquisiteur lorsqu’il abaisse son regard vers lui.
— Qu’est-ce que vous en dites, Howards ? C’est vous qui le leur racontez, ou moi ? Dites-leur comment vous achetiez des enfants, dites-leur combien de membres du Congrès vous avez dans vos poches, et ce que vous comptez faire à la prochaine convention démocrate. Dites-leur pourquoi vous aviez besoin de moi, comment vous pensiez pouvoir utiliser mes services.
Le visage d’Howards s’agrandit, occupant les trois quarts de l’écran avec Barron en haut à droite fustigeant du regard l’image grise.
— Non ! Non ! s’écrie Howards. Vous vous méprenez, vous ne comprenez pas, il n’y en a aucun qui comprenne, le cercle noir qui s’estompe doit être repoussé, repoussé… Je veux la vie, je suis du côté de la vie contre la mort ! Sénateurs, membres du Congrès, président… doivent être du côté de la vie et pas du côté du cercle noir qui s’estompe qui se referme sur les Nègres éviscérés becs de vautours pénétrant dans le nez la gorge la vie qui s’enfuit goutte à goutte dans des éprouvettes des bocaux de plastique…
Howards est soudain comprimé dans le coin gauche de l’écran, vociférant silencieusement pendant que Jack Barron l’ignore et dit en regardant droit devant lui :
— Et voilà, chers téléspectateurs ; tout ce que j’étais censé faire, c’est vous mentir. Vous raconter assez de bobards pour faire passer son projet de loi sur l’Hibernation, puis l’aider à hisser au pouvoir son président fantoche – vous ne devinerez jamais quel parti il paye ? J’empeste peut-être l’odeur de la Fondation, mais la moitié des Démocrates du Congrès empestent plus que moi. Je ne puis vous donner de noms ; peut-être que certains auront le courage qu’a eu le pauvre Hennering et se lèveront pour être comptés. Et s’ils ne le font pas… eh bien, vous n’aurez qu’à lire la liste des membres du Congrès qui défendent le projet de loi de la Fondation. On ne peut pas poursuivre le Journal officiel pour diffamation !
Le visage de Howards emplit maintenant la totalité de l’écran. Son regard est vitreux et de petites pustules de salive pointent au coin de ses lèvres tremblantes tandis que la voix invisible de Barron chantonne presque :
— Vous êtes un homme mort, Bennie. Mort… mort… mort. Vous allez rôtir sur la chaise électrique. Vous allez être mort… mort… mort…
— Nooooon ! hurle Howards. Je vous tuerai vous achèterai tous vous écraserai détruirai les forces du cercle noir qui s’estompe personne ne peut faire mourir Benedict Howards, sénateurs gouverneurs membres du Congrès, les tuerai tous les achèterai tous… Personne ne peut tuer Benedict Howards, personne ! Jamais ! Jeune et fort pour l’éternité…
Les yeux déments percent l’écran, et le cri devient rauque, dur, sauvage.
— Barron ! Barron ! Je vous aurai, Barron ! Je vous tuerai ! Tuerai ! Tuerai !
Surgi de nulle part, un grand poing gris s’abat soudain sur tout l’écran dans un scintillement de taches grises et d’éclairs de phosphore accompagnés d’un grésillement électrique.
Rien que l’écran mort et le bruit parasite l’instant d’une mesure, puis le champ gris d’impulsions erratiques est repoussé dans le quadrant supérieur droit comme par la main de Barron. Plan rapproché de ce dernier qui occupe le reste de l’écran et indique le carré vacant (néant grésillant de la tombe) de son regard.
— Vous tous, bande de gogos, écoutez-moi ! crie-t-il. Contemplez ce que vous avez fait ! Nous sommes tous responsables de Benedict Howards, nous aurons toujours nos Benedict Howards parce qu’il y aura toujours des hommes pour connaître le Grand Secret : tout le monde peut être acheté. Qui a envie de mourir ? Qui a envie de passer sa vie dans un piège à rats ? Qui a envie de bouffer de la crotte ? Ils connaissent la réponse, et ils vous bernent… Politiciens, camés de pouvoir qui vous donnent juste assez pour vous garder à leur merci avec leur Aide sociale, Aide médicale, Aide aux Nègres et autres duperies du même genre… des miettes de leur gâteau, voilà tout ! Juste assez pour vous maintenir bien sages, et pas une miette de plus ! Respirez un grand coup, bouchez-vous le nez et regardez autour de vous pour changer… Des Benedict Howards, il y en a des milliers parmi nous, qui portent le nom de gouverneurs, sénateurs, membres du Congrès, présidents… La seule différence, c’est qu’ils n’ont pas la même envergure que lui, c’est tout. Et qu’est-ce que vous comptez faire pour les arrêter ? Rester les fesses bien calées dans votre fauteuil comme vous avez toujours fait, ou bien profiter de l’occase ? Il suffit de posséder un gosse pour se faire un beau tas d’oseille – beaucoup plus de trente deniers.
Qu’en dites-vous ? Vous en avez assez ? Ou bien laisserez-vous les choses continuer ainsi jusqu’à ce que vous mouriez ? Mais attention, je vous préviens, désormais quand vous mourrez vous serez tout seuls ! (Barron se tait et semble rigoler doucement tout en enchaînant avec ce haussement d’épaules de garnement incorrigible qui lui est familier :) Et j’ai bien peur, chers téléspectateurs, que vous ne soyez obligés avant de tenter votre chance d’attendre la fin de ce petit mot palpitant de notre sponsor.