Jamais… jamais… jamais… tu ne me tueras jamais, Barron ! Personne personne personne ne fera mourir Benedict Howards, Votre Honneur ! Je vous tuerai vous achèterai pouvoir tout-puissant de la vie contre la mort… vous rendrai immortel Votre Honneur… Jack Barron est du côté du cercle noir qui s’estompe… Je suis innocent je suis du côté de la vie Votre Honneur… Personne ne fera mourir Benedict Howards, personne ! Jeune et fort et puissant femmes à la peau douce cercles réfrigérés du pouvoir Los Angeles, Dallas, Vegas, New York, Washington pour l’éternité, Votre Honneur…
Benedict Howards arpentait sans répit la petite chambre ; calculant, tramant, murmurant des menaces entre ses dents. C’était une jolie chambre, un peu nue, pas tout à fait ce à quoi il était habitué, mais pas tout à fait non plus une cellule de prison. Ouais, pensa-t-il, peut-être qu’après tout ces bougres d’avocats savaient ce qu’ils faisaient.
« Nous demandons l’ajournement du procès pour cause d’incapacité mentale. »
Tu vois, Barron, même toi tu n’as pas réussi ! Personne ne pourra tuer Benedict Howards ! Jeune et fort et puissant pendant un million d’années ! L’éternité ! Ni chaise électrique ni prison, rien qu’un petit séjour dans un sanatorium d’État jusqu’à ce que ces fichus avocats de luxe trouvent le moyen de me faire sortir intact. Et ils m’ont donné leur parole qu’ils le feraient ! Ils ont tout le temps, ils ont un million d’années devant eux (« … délire paranoïaque… »), et j’ai tout le temps de former de nouveaux avocats (« … état semi-hallucinatoire… ») des générations de putains d’avocats (« … dans l’incapacité d’assurer sa défense… l’accusé devra être transféré dans un établissement pénal pour malades mentaux jusqu’à ce qu’il soit déclaré apte à passer en jugement… ») mutation contrôlée, des générations de nouveaux avocats chargés de tenir à distance cette inculpation pour meurtre jusqu’à ce qu’ils puissent me tirer d’affaire.
Benedict Howards, un malade mental ! Quelle blague ! Quelle blague jouée à Jack Barron et aux sénateurs, président, membres du Congrès, Votre Honneur. Pauvre conard, je n’ai même pas eu besoin de vous acheter, Votre Honneur. Vous auriez pu vivre éternellement, Votre Honneur, mais vous êtes trop crétin, vous avez fait exactement ce que mes avocats demandaient en me mettant ici où le cercle noir qui s’estompe de la chaise électrique ne peut rien contre moi, ne pourra jamais rien tant que mes avocats le repousseront, l’empêcheront de se refermer pendant le million d’années à venir.
Tout ce qu’ils ont à faire, c’est invalider cette inculpation de meurtre et dès le lendemain je sors d’ici, parce que je ne suis pas fou, Benedict Howards est l’homme le plus sain d’esprit du monde, plus sain que n’importe quel homme, mieux qu’un homme, immortel comme un dieu…
Howards arpenta la chambre en pensant : j’ai payé très cher pour avoir des chambres d’hôtel bien pires que ça du temps de mes débuts dans les plaines stériles du Texas quand je ne pouvais pas m’offrir mieux. Après tout ce n’est pas un mauvais marché, cet idiot de gouvernement me nourrit et me loge pour rien pendant que j’attends tranquillement que l’inculpation soit levée… Alors je n’aurai plus besoin de simuler, je me ferai déclarer sain d’esprit et il n’y a rien de plus facile au monde parce que personne n’a jamais été moins fou que je ne le suis…
Oui, elle n’est pas vilaine, cette chambre… la vue est jolie, le lit n’est pas trop mal, on m’apporte mes repas à domicile quand je le demande, et il y a même… il y a même… il y a même…
Howards se glaça soudain. Ne pas y penser ! Je ne dois pas y penser ! Elle se met en marche dès que j’y pense ! Ce bâtard de Barron ! Cet enculé ! Il l’allume de l’intérieur, quand il veut ! Il suffit que j’oublie une seconde, que j’oublie que je ne dois pas y penser, et elle s’allume… toute seule… ne pas y penser… ne pas…
Mais Benedict Howards savait qu’il était trop tard. Il avait déjà pensé à la télé encastrée dans le mur, là-haut, à un endroit qu’il ne pouvait atteindre de ses poings rageurs pour fracasser le cercle noir de Jack Barron qui le menaçait, immortel comme moi, m’épiant ! M’épiant pour l’éternité ! M’épiant ! M’épiant !
Malgré lui, il avait levé les yeux pour guetter le visage redouté sur l’écran. Il fallait être vigilant, ce salaud de Barron l’épiait sans relâche ! Et Barron est immortel, c’est moi qui l’ai rendu immortel, je ne peux pas me débarrasser de lui il est du côté du cercle noir qui s’estompe… être vigilant, ne jamais lui tourner le dos…
Benedict Howards secoua le poing vers l’écran de télé, cet écran qu’ils lui avaient juré de débrancher du circuit général le jour où il avait essayé de grimper au mur pour le fracasser. Mais ils avaient menti ! Ils avaient menti !
— Je t’aurai, Barron ! Ordure, j’aurai ta peau ! Je te tuerai, je t’achèterai ! Tu entends, Barron, tu es à moi ! À moi jusqu’à la semelle de tes chaussures !
Mais le visage phosphorescent embusqué derrière l’écran de verre se tient coi et sourit sardoniquement, ses yeux luisant dans l’ombre du cercle noir, noir et moiré qui se ferme, se ferme, cercle noir de la mort qui s’estompe…
Howards recula chancelant, sentit le bord du lit s’enfoncer dans le bas de son dos, tomba à la renverse, les tuyaux de plastique pénétrant dans son nez sa gorge, l’étouffant, drainant sa vie goutte à goutte dans des bocaux point-de-phosphore tandis que les visages de Barron des docteurs et des infirmières se tordaient en des rictus moqueurs au milieu du cercle noir qui s’estompe emportant sa vie goutte à goutte dans des tuyaux de plastique pénétrant dans son nez sa gorge pour l’éternité…
— Nooooon ! (Howards hurla, hurla, hurla.) Je vais mourir je vais mourir je vais mourir…
Des bruits de pas dans le couloir, l’homme avec sa seringue à nouveau, seringue de sommeil, d’obscurité, de rêves du cercle noir qui s’estompe qui se referme, obscurité qui se referme, visage de Jack Barron, la vie qui s’enfuit goutte à goutte pour l’éternité… l’éternité…
— Je ne suis pas fou ! hurla Howards. Je ne suis pas fou ! Je vais mourir… Je ne veux pas mourir, pas mourir pas mourir… ne les laissez pas me tuer ! Ne les laissez pas me tuer !
Lukas Greene repoussa son vidphone et passa sur ses yeux une main lasse. Malcolm aussi, se dit-il… ça en fait combien ? Quatre ? Cinq ? Tout le monde veut se présenter ! Comment disent les Chinois quand le ventilateur commence à faire voler la merde : « Nous vivons une époque bien curieuse. »
Difficile de prévoir ce qui va se passer maintenant. Quand Jack a torpillé Howards, toute la merde a volé dans le ventilateur de la nation. Teddy le Prétendant bloquant l’investiture démocrate « normale », si tant est que ça puisse exister encore… Vieux Démocrates « tendance Fondation » évincés du parti, présentant leur propre candidat… Démocrates ralliés à la C.J.S… Républicains dissidents boudant la coalition et présentant leur candidat… et à présent Malcolm Shabazz qui se présente, et même le vieux Withers qui fait des vagues. Mais avec Jack à la tête de la coalition C.J.S.-Républicains, nous avons probablement une longueur d’avance.
Ce qui est sûr, c’est que la situation est un vrai cauchemar de bookmaker ! Oui, nous vivons une époque bien curieuse. Mais ce qui me console, c’est que nous avons au moins autant de chances que les autres de sortir au-dessus du paquet quand les masses sacro-saintes se réuniront pour le verdict final.
Il soupira. Président Jack Barron, pensa-t-il, et vice-président Lukas Greene… cesse donc de chialer, pauvre Nègre, tu savais que c’était comme ça ou rien du tout, Jack en tête et toi le numéro deux de couleur, couleur de la merde, et tu seras allé aussi loin qu’un Nègre peut aller.
Le Caucasien Noir, tu parles d’une rigolade, pauvre Nègre blanc que tu es, comme si un Nègre blanc ou un Caucasien noir ça pouvait exister ! Et qui sait, se dit-il, peut-être que c’est pour ça que je me suis lancé là-dedans. S’il peut y avoir vraiment un Caucasien noir, pourquoi pas un Nègre blanc… à la Maison-Blanche, peut-être, un jour… Mais inutile de te raconter des bobards, mon vieux, c’est en ce moment que ça se joue, et si la C.J.S. doit finalement se payer un Président ce sera Jack et pas toi, un Blanc pas un Noir.
Allons, se dit Greene, secoue-toi, rappelle-toi pourquoi tu as tout monté au départ. Ça t’avait pris aux tripes, tu te souviens ? Et tu n’as commencé à changer d’avis que quand les évènements se sont précipités. Mais maintenant c’est fini, ce n’est plus la même main, et peut-être qu’on a quelques atouts cette fois-ci.
Et puis, sans Jack, nous ne serions nulle part. Quoi qu’il en tire, il l’a mérité amplement, il a payé son dû, le pauvre vieux, avec la mort de Sara et lui immortel, le seul immortel en dehors de Howards confiné je ne sais où dans un asile de dingues. Non, tu n’as pas à envier Jack ! Peut-être qu’il n’a jamais été aussi près d’un Caucasien noir, de la seule façon qui compte, comme un Noir est un étranger sur la terre de quelqu’un d’autre… tout seul… Et qui est plus seul à présent que ce pauvre Jack Barron ?
Greene frissonna en pensant à cet homme qui était son ami et qui serait peut-être encore en vie alors que lui aurait regagné la poussière depuis un million d’années. À moins qu’ils ne découvrent à temps un nouveau traitement d’immortalité. Mais en attendant, qui peut se vanter d’être plus seul que Jack, qui peut voir ce qu’il voit, sentir ce qu’il ressent… ?
Qui peut le regarder dans les yeux et l’appeler son ami… ?
Jack Barron retourna l’Acapulco Gold dans ses doigts, hésitant à la porte de son bureau. Mollo, Jack, baby, pas plus d’une par jour, et cesse de te ronger comme ça je te dis. Tu ne vas pas nous faire le coup du vague à l’âme pendant dix mille ans…
Mais il y a tant de choses que je voudrais oublier et qui ne devraient jamais l’être. Sara… je n’oublierai jamais Sara…
Ah oui, tu crois ? Jamais… Le mot avait des tas de significations nouvelles, comme tout le reste quand on le regardait avec des yeux nouveaux. Des yeux qui seraient toujours neufs, jeunes, qui se transformeraient chaque matin au réveil comme ceux d’un gosse qui sait qu’il a toute sa vie devant lui, pour toujours, à quoi ressemblerai-je dans un millier d’années ?
Mille ans tout seul…
Non, c’est une façon périmée d’envisager les choses. Un jour ils découvriront le moyen de donner l’immortalité à tout le monde sans avoir besoin de ne tuer personne. Maintenant que le public est au courant et que la loi d’Hibernation publique est sûre de passer quel que soit le nouveau président… ce n’est plus qu’une question de temps pour que tout le monde se retrouve où je suis, et en attendant je peux rester seul, j’ai tout le temps qu’il faut. En attendant…
En attendant, je suis en plein dans la politique jusqu’aux élections – il fallait bien contenter Morris pour sauvegarder l’émission. Et puis c’est assez marrant après tout, avoue-le.
Quarante-sept candidats à la présidence se démenant dans tous les sens comme autant de poulets décapités, jurant que tout ça va changer, qu’ils apportent la solution dont le pays a besoin. Et qui sait, je peux même gagner – et c’est là que ces bons vieux É.-U. d’A. recevront leur plus beau coup de pied au cul. Mais pas à la manière qu’imaginent Luke et ses copains…
La tête que fera Luke, pensa-t-il. Un coup à le faire pisser dans son froc ! « La Justice Sociale »… Je voudrais gagner rien que pour que cet enculé de Morris puisse voir ce que c’est que la Justice Sociale selon Jack Barron. Une fois qu’on aura fait entrer un Noir à la Maison-Blanche, même par la petite porte, plus rien ne sera pareil.
La politique ! Les politiciens ! Ces cons n’ont pas le moindre sens de l’humour. Ils croient qu’ils ont trouvé une figure de proue pour gagner à leur place, un pantin qu’ils pourront baiser en coulisse après les élections.
Mais ils se foutent le doigt dans l’œil. Si je gagne, il y en a qui vont chier des briques au moment de l’Investiture ! Quand le vieux Jack Barron annoncera qu’il renonce à la Présidence en faveur du vice-président Lukas Greene. Le vice-président noir Lukas Greene !
Ça leur apprendrait à tous ces conards à jouer au jeu des figures avec le champion du monde. Une bonne tarte à la crème bien onctueuse au visage de la nation, exactement ce dont elle a besoin, quatre années de présidence noire… et qui sait, peut-être qu’à la fin ils aimeraient tellement ça qu’ils en redemanderaient.
En attendant…
Il ouvrit la porte, entra dans le bureau de Carrie Donaldson. Carrie leva les yeux vers lui en demandant avec circonspection :
— Oui, monsieur Barron ?
Après tout, pourquoi pas ? se dit Jack Barron. Tes blessures guériront, et tu lui dois bien quelque chose. Et puis, elle se débrouille bien au lit, rappelle-toi.
— Si on allait déjeuner ensemble, Carrie ? demanda-t-il. Je n’ai pas envie de travailler cet après-midi.
— Est-ce une proposition… Jack ?
Barron se mit à rire. Cela faisait du bien.
— C’en est une. Tant que tu continueras de m’appeler Jack.
— Jack… fit-elle, en lui prenant la main. (Et ensemble ils quittèrent le bureau.)
Une fille comme les autres ? se demanda Barron. Ou quelque chose de plus ? Bah, quelle importance, ce que ça durera, une nuit, une semaine ou bien cent ans, qu’est-ce que ça peut faire ?
Soudain plus rien ne paraissait compter de ce qui allait se passer dans une minute, un an ou un siècle. Il avait presque appris à penser à Sara sans que cela soit aussi douloureux. Il avait compris finalement qu’il avait tout le temps de cicatriser même ses blessures les plus profondes, de concevoir tous les plans qu’il voulait autant de fois qu’il le voudrait et puis d’en changer ensuite. Il avait tout le temps devant lui pour faire n’importe quoi.
Tout le temps au monde.