Cependant Blaireau continuait à être le meilleur client du bar.
Il avait dit à la jeune fille qui servait de caissière:
– Marquez bien toutes mes consommations, mademoiselle, je vous réglerai ma petite note ce soir quand j’aurai touché mon profit.
Jusqu’à présent, le profit ne semblait pas prendre des allures de vertige, et, en dépit des: «Ça va bien, ça va bien», de notre optimiste baron, l’assistance persistait à être des plus clairsemées.
Blaireau mettait une extrême coquetterie à ne pas faire Suisse, comme on dit au régiment, c’est-à-dire à ne pas boire seul.
Chaque nouvel arrivant, il l’invitait.
– C’est bien le moins que ce soit ma tournée, aujourd’hui!
Mademoiselle et toi, mon vieux Fléchard, encore un petit verre de champagne.
– Je ne voudrais pas vous désobliger, monsieur Blaireau, dit Arabella, mais…
– C’est ça qui ne serait pas gentil de me désobliger après tout ce que j’ai souffert.
– Vous exagérez, monsieur Blaireau, vous n’avez pas tant souffert que vous le dites. Et puis, bien souvent, vous receviez des petites douceurs, du vin, des cigares, des confitures.
– C’est vrai… Comment diable savez-vous ça?
Embarrassée, elle balbutia:
– Je sais cela, parce que…
Fléchard vint au secours de son amie:
– Mademoiselle est la présidente d’une œuvre qui a pour but d’envoyer des secours à tous les innocents qui sont dans les prisons.
– Tiens, tiens, tiens! Je n’avais jamais entendu parler de cette organisation-là.
– C’est la Ligue pour réparer dans la mesure du possible les inconvénients des erreurs judiciaires.
– Elle doit avoir de l’occupation votre ligue! Mais, au fait, mademoiselle, comment saviez-vous que j’étais innocent?
– Ah, voilà! Notre ligue a sa police.
– Alors, toi, mon pauvre Fléchard, on ne t’enverra pas de cigares pendant ta rude captivité?
– Hélas, non! Moi, je suis un vrai malfaiteur!
– Ne te fais pas trop de bile, je vais te recommander à mon ancien patron. Il te soignera bien. Hé! monsieur Bluette, un petit mot, s’il vous plaît?… On ne reconnaît donc plus son ancien pensionnaire?
– Ma foi, je l’avoue, je ne vous reconnaissais pas. Peste! mon cher, comme vous voilà mis!
– C’est gentil, ça, d’être venu à ma fête.
– J’ai tenu à vous serrer la main: vous ayant connu à la peine, je suis enchanté de vous contempler à l’honneur. Je vous dirai même, mon cher Blaireau, que je me suis permis d’entrer sans payer.
– Vous avez joliment bien fait, monsieur Bluette!… Eh bien! il n’aurait plus manqué que cela… Est-ce que vous m’avez fait payer un sou, pendant tout le temps que je suis resté dans votre établissement?
– Jamais, en effet! De plus, deux de mes pensionnaires m’ont demandé une faveur que je n’ai pas cru devoir leur refuser. Ils sont ici qui m’attendent à l’entrée.
Le baron de Hautpertuis ne put se défendre d’une vague inquiétude.
– Vous avez amené deux de vos détenus ici, dans cette fête!
– Deux charmants garçons, baron, que Blaireau a connus chez moi, Feston et Durenfort.
– Oui, confirma Blaireau, deux bons gars et pas fiers.
– Vous voudrez bien, baron, leur prêter une de vos baraques pour leur permettre d’accomplir leurs curieux exercices.
– En quoi consistent ces exercices?
– L’un d’eux joue du trombone à coulisse, pendant que l’autre mange des lapins vivants.
– Des lapins vivants? Pauvres bêtes! gémit une des jeunes filles du bar.
– Affaire d’habitude, mademoiselle, simple affaire d’habitude!
– Pour vos saltimbanques, oui, mais pas pour les lapins.
– Et, s’informa le baron, à la suite de quel délit furent condamnés ces artistes?
– Le trombone pour avoir emprunté nuitamment le lapin d’autrui, et l’autre pour l’avoir mangé.
– Parfaitement! dit M. Lerechigneux, je me souviens, c’est moi qui les ai condamnés. J’assimilai, fort habilement, au recel, le cas du dernier
– Fort ingénieux, en effet. Par ici, mes amis, par ici.
– Un verre de champagne en passant, n’oublia pas Blaireau.
– Ce n’est pas de refus.
– Ce vieux Feston! Ce vieux Durenfort!
– Ce vieux Blaireau!