PREMIER MOUVEMENT

C’est là un procédé fort avantageux, et son économie, jointe à la qualité des fibres rend cette méthode particulièrement intéressante !

(René Escourrou, « Le papier », Librairie Armand Colin, 1941, page 84.)

I

Alors, comme il avait faim, Athanagore Porphyrogénète reposa son marteau archéologique, et, fidèle à sa devise (sit tibi terra levis[2]), entra sous sa tente pour déjeuner, laissant là le pot turcique qu’il achevait de désincrustir.

Puis, pour la commodité du lecteur, il remplit la fiche de renseignement suivante, reproduite ci-dessous in extenso, mais en typographie seulement :

Taille : 1 m 65

Poids : 69 kilogrammes force

Cheveux : grisonnants

Système pileux résiduaire : peu développé

Âge : incertain

Visage : allongé

Nez : foncièrement droit

Oreilles : type universitaire en anse d’amphore

Vêture : peu soignée et les poches déformées par un bourrage sans scrupule

Caractères annexes : sans aucun intérêt

Habitudes : sédentaires en dehors des périodes de transition.

Ayant rempli cette fiche, il la déchira, car il n’en avait absolument pas besoin, vu qu’il pratiquait depuis son jeune âge, le petit exercice socratique nommé vulgairement :

γνωθι σεαυτον[3]

La tente d’Atha était formée d’une pièce de toile taillée spécialement, munie d’œillets en de certains points judicieusement choisis, et reposant sur le sol par l’intermédiaire de perches de bois de bazooka cylindre, qui lui donnaient une assise ferme et suffisante.

Au-dessus de cette pièce de toile, se trouvait tendue une autre pièce de toile, à une distance convenable, assujettie par le truchement de cordons reliés à des piquets métalliques, qui mettaient le tout à la terre pour éviter les ronflements désagréables.

Le montage de cette tente, excellemment réalisé par les soins de Martin Lardier, le factotum d’Athanagore, procurait au visiteur, toujours éventuel, un ensemble de sensations en rapport avec la qualité et l’acuité de ses facultés intrinsèques, mais réservait l’avenir. Il ne couvrait, en effet, qu’une surface de six mètres carrés (et des fractions, car la tente venait d’Amérique, et les Anglo-Saxons expriment en pouces et en pieds ce que les autres mesurent en mètres ; ce qui faisait dire à Athanagore : dans ces pays où le pied règne en maître, il serait bon que le mètre prît pied) et il y avait encore plein de place à côté.

Martin Lardier, qui s’occupait, dans les parages, à redresser la monture de sa loupe tordue par un grossissement trop élevé, rejoignit son maître sous la tente. À son tour, il remplit une fiche ; il la déchira malheureusement trop vite pour que l’on ait le temps de la recopier, mais on le recoincera au tournant. D’un coup d’œil, on pouvait se rendre compte qu’il avait les cheveux bruns.

— Servez le repas, Martin, pria l’archéologue qui faisait régner la discipline de fer dans son champ de fouilles[4].

— Oui, maître, répondit, sans vain souci d’originalité, Martin.

Il déposa le plateau sur la table et s’assit en face d’Athanagore ; les deux hommes entrechoquèrent bruyamment leurs fourchettes à cinq doigts en piquant, d’un commun accord, dans la grosse boîte de ragoût condensé que venait d’ouvrir Dupont, le serviteur nègre.

Dupont, le serviteur nègre, préparait dans sa cuisine une autre boîte de conserve pour le repas du soir. Il lui fallait, tout d’abord, faire cuire avec l’assaisonnement cérémonial, sur un feu laborieusement entretenu au moyen de sarments solennels en état d’ignition, puis distiller la soudure, remplir de méture la boîte de tôle étamée avec la nourriture cuite à grande eau, non sans avoir vidé la grande eau dans le petit lévier ; et puis souder le couvercle avec la soudure comme du fer et ça faisait une boîte de conserve pour le repas du soir.

Dupont, fils d’artisans laborieux, les avait tués afin qu’ils puissent enfin s’arrêter et se reposer en paix. Évitant les félicitations ostensibles, il vivait à l’écart, d’une vie de religion et de dévouement, espérant être canonné par le Pape avant de mourir, comme le Père de Foucault prêchant la croisière. En règle générale il bombait le torse, pour l’instant il s’affairait, empilant les bûchettes sur du feu en équilibre instable, lardant de coups de serpe des seiches humides dont il jetait l’encre aux porcs avant de les noyer dans l’eau minéralogique qui bouillait dans un seau constitué de lamelles étroitement jointives de tulipier à cœur rouge. Au contact de l’eau bouillante, les seiches prenaient une belle couleur indigo ; la lueur du feu ricochait sur la surface frissonnante, posant au plafond de la cuisine des reflets en forme de cannabis indica, mais dont l’odeur différait à peine de celle des lotions d’arôme Patrelle que l’on trouve chez tous les bons coiffeurs, André et Gustave en particulier.

L’ombre de Dupont parcourait la pièce à gestes coudés et rompus. Il attendait la fin du repas d’Athanagore et de Martin pour desservir.

Cependant Martin faisait à son maître le récit en forme de dialogue des événements de la matinée.

— Quoi de neuf ? dit Athanagore.

— Rien de nouveau quant à ce qui concerne le sarcophage, dit Martin. Il n’y en a pas.

— On continue à creuser ?

— On continue. Dans tous les sens.

— Nous réduirons à une seule direction quand nous pourrons.

— On a signalé un homme dans la région, dit Martin.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il est arrivé par le 975. Il s’appelle Amadis Dudu.

— Ah, soupira Athanagore, ils ont enfin ramassé un voyageur…

— Il est installé, dit Martin. Il a emprunté un bureau et il écrit des lettres.

– À qui a-t-il emprunté un bureau ?

— Je ne sais pas. Il a l’air de travailler dur.

— C’est curieux.

— Pour le sarcophage ? dit Martin.

– Écoutez, Martin, ne vous habituez pas à l’idée que nous allons trouver un sarcophage tous les jours.

— Mais nous n’en avons encore trouvé aucun ?…

— Ceci prouve bien qu’ils sont rares, conclut Athanagore.

Martin secoua la tête, écœuré.

— Ce coin ne vaut rien, dit-il.

— Nous venons à peine d’amorcer, observa Athanagore. Vous êtes trop pressé.

— Excusez-moi, maître, dit Martin.

– Ça n’a pas d’importance. Vous me ferez deux cents lignes pour ce soir.

— Quel genre, maître ?

— Traduisez-moi en grec une poésie lettriste d’Isidore Isou. Prenez-en une de la longueur.

Martin repoussa sa chaise et sortit. Il en avait pour jusqu’à sept heures du soir, au moins, et il faisait très chaud.

Athanagore termina son repas. Il reprit son marteau archéologique en sortant de la tente ; il tenait à finir de désincrustir son pot turcique. Mais il avait l’intention de se dépêcher ; la personne du dénommé Amadis Dudu commençait à l’intéresser.

Le pot, de grande taille, en porcelaine grossière, était peint, au fond, d’un œil que le calcaire et la silice obstruaient à moitié. À petits coups précis, Athanagore fit sauter les éclats pétrifiés, dégageant l’iris et la pupille. Vu en entier, c’était un assez bel œil bleu, un peu dur, aux cils plaisamment recourbés. Athanagore regardait plutôt d’un autre côté pour se dérober à l’interrogation insistante qu’impliquait l’expression de ce vis-à-vis céramique. Lorsque le nettoyage fut chose faite, il remplit le pot de sable, pour ne plus voir l’œil, le retourna sens dessus dessous et le brisa de plusieurs coups de marteau, puis il ramassa les fragments épars. Ainsi, le pot tenait très peu de place et pourrait entrer dans une boîte du modèle standard, sans déparer la régularité des collections du maître, qui tira de sa poche le réceptacle en question.

Ceci fait, Athanagore se désaccroupit et partit en direction présumée d’Amadis Dudu. Si ce dernier montrait, pour l’archéologie, des dispositions, il méritait que l’on s’y intéressât. Le sens infaillible qui guidait l’archéologue dans ses démarches ne manqua point à le diriger vers la bonne place. Effectivement assis à un bureau, Amadis Dudu téléphonait. Sous son avant-bras gauche, Atha vit un sous-main dont le buvard portait déjà les marques d’un travail intense ; une pile de lettres devant lui, prêtes à l’expédition, et, dans une corbeille, le courrier déjà reçu.

— Savez-vous où l’on peut déjeuner par ici ? demanda Amadis, couvrant le récepteur de sa main, sitôt qu’il eut aperçu l’archéologue.

— Vous travaillez trop, répondit Athanagore. Le soleil va vous abrutir.

— C’est un pays charmant, assura Amadis. Et il y a beaucoup à faire.

— Où avez-vous trouvé ce bureau ?

— On trouve toujours un bureau. Je ne peux pas travailler sans bureau.

— Vous êtes venu par le 975 ?

Le correspondant d’Amadis devait s’impatienter, car le récepteur se tordait violemment dans sa main. Avec un mauvais sourire, Amadis saisit une épingle dans le plumier et la planta dans le petit trou noir. Le récepteur se roidit et il put le reposer sur l’appareil.

— Vous disiez ? s’enquit Amadis.

— Je disais : vous êtes arrivé par le 975 ?

— Oui. Il est assez commode. Je le prends tous les jours.

— Je ne vous ai jamais vu par ici.

— Je ne prends pas ce 975-là tous les jours. Comme je vous le disais, il y a beaucoup à faire ici. Accessoirement, pourriez-vous m’indiquer où l’on peut déjeuner ?

— Il doit être possible de trouver un restaurant, dit Athanagore. Je vous avoue que depuis mon arrivée ici je ne m’en suis pas préoccupé. J’avais amené des provisions, et puis on peut pêcher dans le Giglyon.

— Vous êtes ici depuis ?

— Depuis cinq ans, précisa Athanagore.

— Vous devez connaître le pays, alors.

— Pas trop mal. Je travaille plutôt en dessous. Il y a des plissements siluro-dévoniens, des merveilles. J’aime aussi certains coins de pléistocène où j’ai trouvé des traces de la ville de Glure.

— Connais pas, dit Amadis. Le dessus ?

– Ça, il faut demander à Martin de vous guider, dit Athanagore. C’est mon factotum.

— Il est pédéraste ? demanda Amadis.

— Oui, dit Athanagore. Il aime Dupont.

– Ça m’est égal, dit Amadis. Tant pis pour Dupont.

— Vous allez le peiner, dit Atha. Et il ne me fera pas la cuisine.

— Puisqu’il y a un restaurant…

— Vous êtes sûr ?

— Venez avec moi, dit Amadis. Je vous y mène. Il se leva, remit sa chaise en place. Dans le sable jaune, il était facile de la faire tenir droite.

— C’est propre, ce sable, dit Amadis. J’aime bien cet endroit. Il n’y a jamais de vent ?

— Jamais, assura Athanagore.

— Si nous descendons le long de cette dune-là, nous allons trouver le restaurant.

De longues herbes vertes, raides et cirées, tachaient le sol d’ombres filiformes. Les pieds des deux marcheurs ne faisaient aucun bruit et creusaient des empreintes coniques aux contours doucement arrondis.

— Je me sens un autre homme, ici, dit Amadis. L’air est très sain.

— Cela simplifie tout. Avant de venir ici, j’ai eu des moments de timidité.

– Ça paraît vous avoir passé, dit Athanagore. Quel âge avez-vous ?

— Je ne peux pas vous donner de chiffre, dit Amadis. Je ne me rappelle pas le début. Tout ce que je pourrais faire, c’est répéter quelque chose que l’on m’a dit et dont je ne suis pas sûr. J’aime mieux pas. En tout état de cause, je suis encore jeune.

— Je vous donnerais vingt-huit ans, dit Athanagore.

— Je vous remercie, dit Amadis. Je ne saurais qu’en faire. Vous trouverez sûrement quelqu’un à qui ça fera plaisir.

— Oh, bon ! dit Atha. Il était un peu vexé.

La dune descendait maintenant en pente raide, et une autre, aussi haute, masquait l’horizon ocre. Des dunes adventives, plus petites, formaient des replis, dessinant des cols et des passes à travers lequel Amadis se dirigeait sans la moindre hésitation.

— C’est assez loin de ma tente, dit Atha.

– Ça ne fait rien, dit Amadis. Vous suivrez nos empreintes pour revenir.

— Mais si on se trompe de chemin en y allant ?

— Eh bien, vous vous perdrez en revenant, voilà tout.

— C’est embêtant, dit Atha.

— N’ayez pas peur. Je sais sûrement où c’est. Tenez, regardez.

Derrière la grosse dune, Athanagore aperçut le restaurant italien : Joseph Barrizone, propriétaire. On l’appelait Pippo. Les stores de toile rouge se détachaient gaiement sur la peinture laquée des murs de bois. Laquée blanche. Pour préciser. Devant le soubassement de briques claires, des hépatrols sauvages fleurissaient sans répit dans des pots de terre vernissée. Il en poussait aussi aux fenêtres.

— On sera très bien là, dit Amadis. Ils doivent avoir des chambres. Je vais y faire transporter mon bureau.

— Vous allez rester là ? dit Atha.

— On va construire un chemin de fer, dit Amadis. J’ai écrit à ma maison pour ça. J’ai eu l’idée ce matin.

— Mais il n’y a pas de voyageurs, dit Athanagore.

— Vous trouvez que ça arrange les chemins de fer, vous, les voyageurs ?

— Non, dit Athanagore. Évidemment non.

— Donc, il ne s’usera pas, dit Amadis. Ainsi, dans le calcul des frais d’exploitation, on n’aura jamais à tenir compte de l’amortissement du matériel. Vous vous rendez compte ?

— Mais ce n’est qu’un poste du bilan, observa Athanagore.

— Qu’est-ce que vous y connaissez, en affaires, hein ? répliqua brutalement Amadis.

— Rien, dit Athanagore. Je suis juste archéologue.

— Alors venez déjeuner.

— J’ai déjà déjeuné.

– À votre âge, dit Amadis, vous devez pouvoir déjeuner deux fois.

Ils arrivaient à la porte vitrée. Tout le rez-de-chaussée était vitré sur la façade, et l’on voyait les rangées de petites tables propres et les chaises de cuir blanc.

Amadis poussa le battant et une sonnette s’agita fiévreusement. Derrière le grand comptoir à droite, Joseph Barrizone que l’on appelait Pippo, lisait du langage majuscule dans un journal. Il avait une belle veste blanche toute neuve et un pantalon noir, et un col ouvert, parce qu’il faisait tout de même relativement chaud.

— Faccé la barba à sept houres c’to matteigno ? demanda-t-il à Amadis.

— Si, répondit Amadis.

S’il en ignorait l’orthographe, il comprenait le patois de Nice.

— Bien ! répondit Pippo. C’est pour déjeuner ?

— Oui. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tout ce qu’on peut trouver dans ce restaurant terrestre et diplomatique, répondit Pippo avec un fameux accent italien.

— Du minestrone ?

— Aussi du minestrone et des spaghettis à la Bolognese.

— Avanti ! dit Athanagore pour rester dans le ton.

Pippo disparut vers la cuisine. Amadis choisit une table près de la fenêtre et s’assit.

— Je voudrais voir votre factotum, dit-il. Ou votre cuisinier. Comme vous voudrez.

— Vous avez le temps.

— Ce n’est pas sûr, dit Amadis. J’ai pas mal de travail. Vous savez, bientôt, il y aura beaucoup de monde par ici.

— Charmant, dit Athanagore. Ça va être la bonne vie. On fera des raouts ?

— Qu’est-ce que vous appelez un raout ?

— C’est une réunion mondaine, expliqua l’archéologue.

— Vous parlez ! dit Amadis. Comme on aura le temps de faire des raouts !

— Oh, zut ! dit Athanagore.

Tout d’un coup, il se sentait déçu. Il retira ses lunettes et cracha dessus pour en nettoyer les vitres.

II. RÉUNION

À cette liste on peut également ajouter le sulfate d’ammoniaque, le sang desséché et les gadoues.

(Yves Henry « Plantes et fibres », Colin, 1924.)

1)

L’huissier arriva, comme d’habitude, le premier. La réunion du Conseil d’Administration était prévue pour dix heures et demie. Il avait à ouvrir la salle, disposer des cendriers devant chaque sous-main et des images obscènes à la portée des Conseillers, vaporiser par endroits du désinfectant car plusieurs de ces messieurs souffraient de maladies contagieuses dépouillantes, et aligner les dossiers des chaises sur des parallèles idéales aux côtés de la table ovale. Il faisait à peine jour, car l’huissier boitait et devait calculer largement son temps. Il était vêtu d’un vieux complet rupinant en serge moisée de couleur vert sombre, et portait une chaîne dorée au cou avec une plaque gravée où l’on pouvait lire son nom si l’on voulait. Il se déplaçait par saccades, et son membre perclus battait l’air en spirales à chacune de ses progressions fragmentaires.

Il saisit la clé contournée du placard à accessoires et gagna du terrain vers l’angle de la pièce contiguë au lieu de réunion, où l’on rangeait toutes ces choses très indispensables. Il se hâtait à grands ahans. Le panneau démasqua les étagères, coquettement garnies de papier rose festonné, peint par Léonard de Vinci à une époque reculée. Les cendriers s’étageaient dans un ordre discret, suggéré plutôt qu’imposé, mais rigoureux quant à l’esprit. Les cartes obscènes de divers modèles, certaines en plusieurs couleurs, étaient classées dans des pochettes assorties. L’huissier connaissait plus ou moins les préférences des messieurs du Conseil. Il sourit du coin de l’œil en voyant, à l’écart, un petit paquet innocent dans lequel il avait rassemblé toutes celles qui lui plaisaient personnellement, et il esquissa le geste de déboutonner sa braguette, mais le contact de son engin désolé fit se rembrunir sa figure ridée. Il se rappela la date et se souvint qu’il n’y trouverait rien de sérieux avant deux jours. À son âge, ce n’était pas si mal, mais il lui revenait à la mémoire un moment où il pouvait le faire jusqu’à deux fois par semaine. Cette réminiscence lui rendit un peu de gaieté et les coins sales de sa bouche en sphincter de galline dessinèrent l’amorce d’un sourire, tandis qu’une vilaine lumière clignotait dans ses yeux ternis.

Il prit les six cendriers nécessaires et les posa sur le plateau japonais à fond de verre dont il se servait généralement pour ces sortes de transports. Puis, se référant à l’index punaisé au dos de la porte, il choisit les cartes, une par une, quatre pour chacun. Il se souvint, sans avoir besoin de vérifier, que le président préférait les groupes cycliques à doubles liaisons, c’était une conséquence de ses études de chimie, et regarda la première carte avec admiration, ça représentait vraiment une performance acrobatique. Sans s’attarder davantage, il secoua la tête avec complicité et termina rapidement son choix.

2)

Le baron Ursus de Janpolent roulait en voiture vers le lieu du Conseil.

3)

Ils arrivèrent en même temps, vers dix heures moins le quart, trois personnages que l’huissier salua respectueusement. Ils portaient de légères serviettes de cuir de porc à peine patiné, des complets à veston croisé et gilet fantaisie, quoique uni et de teinte assortie au tissu du complet, et des chapeaux du genre boléro. Ils parlaient très sérieusement, dans un langage parsemé d’inflexions nettes et décisives, en levant assez haut le menton, et en faisant des gestes avec la main droite qui ne tenait pas la serviette. On peut noter, sans préjuger de la suite des événements, que deux de ces serviettes s’ouvraient par une fermeture Éclair répartie sur trois de leurs côtés, le dernier jouant le rôle de charnière. La troisième, à poignée, était la honte de son propriétaire qui signalait, de trois minutes en trois minutes, l’acquisition projetée, dans l’après-midi, d’une identique aux deux autres, à laquelle condition les possesseurs des deux autres continuaient à échanger des inflexions définissantes avec lui.

4)

Il restait encore deux membres à venir, sans compter le baron Ursus de Janpolent, qui roulait en voiture vers le lieu du Conseil.

L’un, Agathe Marion, entra dans l’immeuble à dix heures vingt-sept. Il s’arrêta, se retourna et regarda avec insistance, dans la lumière de la porte, le bout de son soulier droit qu’un importun venait d’érafler ; le cuir luisant portait une balafre et le petit bout de peau triangulaire qui se soulevait, en projetant une ombre de forme différente car elle tenait compte du contour apparent de la chose, était horrible à voir. Agathe Marion frissonna et, chassant d’un geste des épaules les vibrations en chair d’oie qui s’agitaient entre ses omoplates, pivota de nouveau. Il reprit sa marche, dit au passage un bonjour à l’huissier et son premier pied entama le plan légèrement matériel de la porte du Conseil, une minute avant l’heure réglementaire.

5)

Le baron Ursus de Janpolent le suivait à trois mètres.

6)

Le dernier était en retard et la séance commença sans lui. Ce qui fait cinq personnes et un huissier, et une personne en retard, qui compte tout de même, soit sept en tout ; en chiffres ronds ? Malheureusement non, car pour un nombre inférieur à dix, il n’y a qu’un chiffre rond : c’est zéro, et c’est différent de sept.

— Messieurs, la séance est ouverte. Je donne la parole au rapporteur qui va vous exposer, beaucoup mieux que je ne saurais le faire moi-même, les progrès de notre affaire depuis la dernière séance.

— Messieurs, je vous rappelle que notre Société, fondée à l’instigation du Directeur technique Amadis Dudu, a pour but la création et l’exploitation en Exopotamie d’un chemin de fer.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Mais si, vous vous rappelez bien.

— Oui, c’est vrai. Je confondais…

— Messieurs, depuis notre dernière séance, nous avons reçu du Directeur Dudu une série d’études importantes que les services techniques de la Société ont étudiées dans tous les détails. Il ressort de ceci la nécessité d’envoyer d’urgence à Amadis Dudu un personnel de maîtrise et des agents d’exécution.

— Le secrétaire a été chargé du recrutement à l’issue de la séance dernière, et va, maintenant, nous indiquer les résultats de ses démarches.

— Messieurs, j’ai assuré à notre entreprise le concours d’un des plus remarquables techniciens de l’heure en matière de chemin de fer.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Voyons, vous savez bien qu’il ne parle pas de ça !

— Ah ! bon !

— J’ai nommé Cornélius Onte.

— C’est tout ?

— Malheureusement. Cornélius Onte a été victime d’un accident d’automobile. Cependant, grâce aux démarches incessantes effectuées depuis cette date, j’ai réussi à remplacer le technicien remarquable qu’est M. Onte par un ingénieur de grand mérite. Qui plus est, faisant d’une pierre deux coups et un morceau, j’ai fait signer un contrat à un autre ingénieur de talent et à une secrétaire ravissante. Voyez la carte quatre de M. Agathe Marion ; la figure en haut à gauche a un profil, quoique déformé par l’action exercée, sensiblement identique à celui de ladite secrétaire.

— Messieurs, faites passer la carte.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Vous nous faites perdre notre temps avec vos interruptions perpétuelles.

— Excusez-moi, je pensais à autre chose.

— Et les agents d’exécution ?

— L’entreprise se présente bien.

— Messieurs, j’ai également embauché à ce jour un médecin et un interne dont la présence sera précieuse lorsque les accidents du travail auront atteint leur plein rendement.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Et les agents d’exécution ?

– À la suite d’une convention signée sur place par le Directeur Dudu, la nourriture et le logement du personnel technique de direction seront assurés par le restaurant Barrizone.

— Messieurs, le travail accompli par le secrétaire se révèle d’ores et déjà fructueux. Je vous signale par ailleurs qu’un de mes neveux, Robert Gougnan du Peslot, me paraît la personne rêvée pour accepter les fonctions de directeur commercial de l’affaire. Je vous propose de lui laisser le soin de fixer lui-même ses appointements et d’engager sa secrétaire.

— Parfaitement.

— Quant au personnel technique, on pourrait lui affecter le traitement en vigueur ici, majoré d’une prime de déplacement.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Pour une fois il a raison.

— Qu’est-ce qu’un technicien ? Cela ne demande pas de qualités spéciales. Il suffit d’appliquer mécaniquement des choses toutes faites qu’on vous apprend.

— Pas de prime de déplacement.

— Une petite prime de déplacement.

— Il faut réfléchir à la question.

— Messieurs, la séance est levée.

— Rendez-moi ma carte.

— On n’a pas parlé des agents d’exécution.

— Il faut en parler à la prochaine séance.

— Je ne suis pas de cet avis.

Ils se levèrent tous sans ensemble, et dans un remue-ménage peu harmonieux, quittèrent la salle. L’huissier les salua au passage et, traînant sa patte folle, se rapprocha avec lenteur du lieu de la réunion défunte, qu’empuantissaient des fumées révoltantes.

III

Il semble bien établi que les petits enfants et les jeunes animaux tètent tout ce qui leur vient à la bouche, et qu’il faut leur apprendre à téter au bon endroit.

(Lord Raglan, « Le Tabou de l’Inceste », Payot 1935, page 29.)

Anne trouvait sa valise bien lourde ; il se demandait s’il n’avait pas eu tort de s’encombrer d’un certain nombre d’articles de seconde nécessité. Il ne se répondait pas par pure mauvaise foi, et ceci lui fit rater la dernière marche de l’escalier ciré. Son pied partit en avant, et dans un geste concomitant, son bras droit projeta la valise à travers la vitre de l’imposte. Il se releva rapidement, franchit la porte d’un bond et rattrapa sa valise comme elle retombait de l’autre côté. Le poids le fit fléchir, et sous l’effort qu’il exerça, son cou se gonfla et rompit le bouton de col en métal radieux qu’il avait acheté cinq ans plus tôt dans une kermesse d’actions de grâces. Sa cravate se desserra aussitôt de plusieurs centimètres, et tout était à refaire. Il ramassa la valise, la lança de l’autre côté de l’imposte au prix d’un cruel effort, courut à reculons la recevoir au pied de l’escalier, et grimpa très vite, en montée arrière, les dix dernières marches. Il poussa un soupir de soulagement en sentant sa cravate se resserrer, et son bouton de col lui chatouiller à nouveau la pomme d’Adam.

Cette fois, il sortit de la maison sans encombre et tourna pour suivre le trottoir.

Rochelle quittait aussi son appartement, et elle se dépêchait pour arriver à la gare avant que le conducteur du train ne tire le coup de pistolet du départ. Par raison d’économie, les Chemins de Fer Nationaux utilisaient de la vieille poudre mouillée, et appuyaient sur la gâchette une demi-heure à l’avance, pour que le coup parte à peu près au moment voulu ; mais certaines fois, il retentissait presque tout de suite. Elle avait perdu beaucoup de temps à s’habiller pour le voyage ; le résultat était exceptionnel.

Par l’ouverture d’un manteau léger de laine perfrisée, on entrevoyait sa robe vert tilleul de coupe très simple. Ses jambes s’inséraient étroitement dans une paire de nylon fin et des souliers grébichus de cuir fauve gainaient ses pieds délicats. Sa valise la suivait à quelques pas, portée par son petit frère ; il était venu l’aider bénévolement, et Rochelle, pour le récompenser, lui confiait ce travail de précision.

Le métro béait non loin de là, attirant dans sa gueule noire des groupes d’imprudents. Par intervalles, le mouvement inverse se produisait et, péniblement, il vomissait un paquet d’individus pâlis et amoindris, portant à leurs vêtements l’odeur des entrailles du monstre, qui puent fort.

Rochelle tournait la tête de droite et de gauche, cherchant des yeux un taxi, car l’idée du métro l’épouvantait. Avec un bruit de succion, ce dernier absorba sous ses yeux cinq personnes dont trois de la campagne, car elles portaient des paniers d’oies, et elle dut fermer ses paupières pour se ressaisir. Il n’y avait pas un seul taxi en vue. Le flot de voitures et d’autobus qui dévalaient la rue en pente lui donnait un vertige défilant. Son petit frère la rejoignit au moment où, brisée, elle allait se laisser happer à son tour par l’escalier insidieux et réussit à la retenir en empoignant le bas de sa robe. Son geste eut pour effet de dévoiler les cuisses ravissantes de Rochelle et des hommes tombèrent évanouis ; elle remonta la marche fatale et embrassa son petit frère pour le remercier. Heureusement pour elle, le corps d’une des personnes qui venaient de se trouver mal s’abattit devant les roues d’un taxi libre dont les pneus pâlirent et qui s’arrêta.

Rochelle courut, donna l’adresse au chauffeur, saisit la valise que lui lançait son petit frère. Il la regardait s’en aller, et, de la main droite, elle lui envoya des baisers, par la vitre de derrière devant laquelle pendait un chien de peluche macabre.

Le ticket de location pris par Angel la veille portait des numéros caractéristiques, et l’ensemble des indications que lui fournirent successivement cinq employés concordait avec l’idée générale qu’elle tira de l’examen des pancartes. Aussi, c’est sans mal qu’elle trouva son compartiment. Anne venait d’arriver et posait sa valise dans le filet ; son visage était en sueur ; sa veste gisait déjà au-dessus de sa place et Rochelle admira ses biceps à travers la popeline rayée de sa chemise de laine. Il lui dit bonjour en lui embrassant la main et ses yeux brillaient de contentement.

— C’est merveilleux ! Vous êtes à l’heure !

— Je suis toujours à l’heure, dit Rochelle.

— Pourtant, vous n’avez pas l’habitude de travailler.

— Oh ! dit Rochelle. J’espère que je ne la prendrai pas trop vite.

Il l’aida à loger ses affaires, car elle tenait toujours sa valise.

— Excusez-moi. Je vous regardais…

Rochelle sourit. Elle aimait bien cette excuse.

— Anne…

— Quoi ?

— C’est long, ce voyage ?

— C’est très long. Il faut prendre le bateau ensuite, et de nouveau un train, et puis une voiture, à travers le désert.

— C’est merveilleux, dit Rochelle.

— C’est très merveilleux.

Ils s’assirent côte à côte sur la banquette.

— Angel est là… dit Anne.

— Ah !..

— Il est reparti chercher des choses à lire et à manger.

— Comment est-ce qu’il peut penser à manger alors que nous sommes là tous les deux… murmura Rochelle.

– Ça ne lui fait pas le même effet.

— Je l’aime bien, dit Rochelle, mais il n’est pas poétique du tout.

— Il est un peu amoureux de vous.

— Il ne devrait pas penser aux choses à manger, alors.

— Je ne crois pas qu’il y pense pour lui, dit Anne. Peut-être que si, mais je ne crois pas.

— Je ne peux pas penser à rien d’autre qu’à ce voyage… avec vous…

— Rochelle… dit Anne.

Il parlait tout bas.

— Anne…

— Je voudrais vous embrasser.

Rochelle ne dit rien, mais elle s’écarta un peu.

— Vous gâchez tout, dit-elle. Vous êtes comme tous les hommes.

— Vous aimeriez mieux que je vous dise que vous ne me faites aucun effet.

— Vous n’êtes pas poétique.

Son ton était désabusé.

— On ne peut pas être poétique avec une fille jolie comme vous, dit Anne.

— Alors vous auriez envie d’embrasser n’importe quelle idiote. C’est bien ce que je pensais.

— Ne soyez pas comme ça, Rochelle.

— Comme quoi ?

— Comme ça… vilaine.

Elle se rapprocha légèrement, mais elle restait boudeuse.

— Je ne suis pas vilaine.

— Vous êtes adorable.

Rochelle avait très envie qu’Anne l’embrasse mais il fallait un peu le dresser. Il ne faut pas les laisser faire.

Anne ne la touchait pas, il ne voulait pas la brusquer. Pas tout en même temps. Et puis, elle était très sensible. Très douce. Si jeune. Attendrissante. Pas l’embrasser sur la bouche. Vulgaire. Caresses, les tempes, peut-être les yeux. Près de l’oreille. D’abord passer le bras autour de la taille.

— Je ne suis pas adorable.

Elle fit mine d’écarter le bras qu’Anne venait de passer autour de sa taille. Il résista très peu. Si elle avait voulu, il l’aurait enlevé.

— Je vous ennuie ?…

Elle n’avait pas voulu.

— Vous ne m’ennuyez pas. Vous êtes comme tous les autres.

— C’est pas vrai.

— On sait tellement bien ce que vous allez faire.

— Non, dit Anne, je ne vais pas vous embrasser si vous ne voulez pas.

Rochelle ne répondit pas et baissa les yeux. Les lèvres d’Anne étaient tout près de ses cheveux. Il lui parlait à l’oreille. Elle sentait son souffle, léger et contenu ; elle s’écarta de nouveau.

Anne n’aimait pas ça. La dernière fois, dans l’auto qu’est-ce qu’il lui filait comme patin… Et elle se laissait faire. Mais là, tout de suite, ça pimbêche. On ne peut pas écraser un type toutes les fois qu’on a envie d’embrasser une fille. Pour la mettre en état de réceptivité, il se rapprocha délibérément, lui saisit la tête et posa ses lèvres sur la joue rosée de Rochelle. Sans appuyer. Elle résistait un peu. Pas longtemps.

— Non… murmura-t-elle.

— Je ne voulais pas vous ennuyer, dit Anne dans un souffle.

Elle tourna un peu sa figure et lui laissa sa bouche. Elle le mordit pour jouer. Un si grand garçon. Il faut aussi leur apprendre. Elle entendit du bruit du côté de la porte, et, sans changer de position, regarda ce que c’était. Il y avait le dos d’Angel qui s’en allait dans le couloir du wagon.

Rochelle caressait les cheveux d’Anne.

IV

… Je ne mettrai plus de petits machins comme ça que de place en place, parce que cela devient emmerdant.

(Boris Vian, « Pensées inédites. »)

Filait sur la route le Pr Mangemanche, dans un véhicule personnel, car il se rendait en Exopotamie par ses propres moyens. Le produit de ces moyens, voisin de l’extrême, défiait toute description, mais l’une d’entre elles releva le gant, et le résultat suit :

Il y avait : à droite et en avant, une roue,

en avant et à gauche, une roue,

à gauche et en arrière, une roue,

en arrière et à droite, une roue,

au milieu et dans un plan incliné à 450 sur celui déterminé par trois des centres de ces roues (dans lequel il arrivait que se trouvît aussi la quatrième), une cinquième roue, laquelle dénommait Mangemanche le volant. Sous l’influence de celle-ci, l’ensemble prenait par moment des mouvements d’ensemble et c’est bien naturel.

À l’intérieur, entre des parois de tôle et de fonte, on aurait pu dénombrer un grand planté d’autres, diverses, roues, mais en se mettant de la graisse plein les doigts.

On citera encore du fer, de l’étoffe, du phare, de l’huile, du carburant départemental, un radiateur, un pont dit arrière, des pistons volubiles, des bielles, du vilebrequin, du magna et de l’interne, assis à côté de Mangemanche, et qui lisait un bon livre : La Vie de Jules Gouffé, par Jacques Loustalot et Nicolas. Un étrange système ingénieux, dérivé du coupe-racines, enregistrait instantanément l’allure immédiate du tout, et Mangemanche surveillait l’aiguille y afférente.

– Ça gaze, dit l’interne en levant les yeux. Il posa son livre et en prit un autre dans sa poche.

— Oui, dit Mangemanche.

Sa chemise jaune éclatait de joie sous le soleil qui leur faisait face.

— Nous y serons ce soir, dit l’interne, feuilletant rapidement son nouveau bouquin.

— Voire… répondit Mangemanche. Nous n’y sommes point encore. Et les embûches peuvent se multiplier.

— Se multiplier par quoi ? dit l’interne.

— Par rien, dit Mangemanche.

— Alors il n’y en aura pas, dit l’interne, parce que quelque chose qu’on multiplie par rien, ça fait toujours rien.

— Vous me faites suer, dit Mangemanche. Où avez-vous appris ça ?

— Dans ce livre, dit l’interne.

C’était le cours d’arithmétique de Brachet et Dumarqué. Mangemanche l’arracha des mains de l’interne et le jeta par-dessus bord. Il s’engloutit dans le fossé par un grand jaillissement d’éclairs lumineux.

– Ça y est, dit l’interne. Brachet et Dumarqué vont sûrement mourir.

Il se mit à pleurer amèrement.

— Ils en ont vu d’autres, dit Mangemanche.

— Pensez-vous, dit l’interne. Tout le monde aime Brachet et Dumarqué. C’est de l’envoûtement à rebours, ce que vous faites là. C’est puni par la loi.

— Et piquer à la strychnine des chaises qui ne vous ont rien fait ? dit sévèrement le professeur. Ça n’est pas puni par la loi, non ?

— Ce n’était pas de la strychnine, sanglota l’interne. C’était du bleu de méthylène.

— C’est pareil, dit Mangemanche. Cessez de m’asticoter. Ça vous retombera toujours sur le nez. Je suis très méchant.

Il rit.

— C’est vrai, dit l’interne.

Il renifla et passa sa manche sous son nez.

— Vous êtes un sale vieux bonhomme, dit-il.

— C’est exprès, répondit Mangemanche. C’est pour me venger. C’est depuis que Chloé[5] est morte.

— Oh, n’y pensez plus ! dit l’interne.

— J’y suis bien forcé.

— Pourquoi continuez-vous à porter des chemises jaunes, alors ?

– Ça ne vous regarde pas, dit Mangemanche. Voilà encore une phrase que je vous répète quinze fois par jour et vous recommencez quand même.

— Je déteste vos chemises jaunes, dit l’interne. Voir ça toute la journée, ça vous ravage un type.

— Je ne les vois pas, dit Mangemanche.

— Je le sais bien, dit l’interne. Mais moi ?

— Vous, je m’en fous, dit Mangemanche. Vous avez signé le contrat, hein ?

— C’est du chantage ?

— Mais non. La vérité, c’est que j’avais besoin de vous.

— Mais je suis nul en médecine !

— D’accord, constata le professeur. Ça, c’est un fait. Vous êtes nul en médecine. Plutôt nuisible, dirais-je même. Mais j’ai besoin d’un garçon solide pour tourner l’hélice des modèles réduits.

— C’est pas dur, dit l’interne. Vous auriez pu prendre n’importe qui. Ça part au quart de tour.

— Vous croyez ça, hein ? Pour un moteur à explosions je veux bien ; mais j’en ferai aussi avec du caoutchouc. Vous savez ce que c’est, remonter un moteur de caoutchouc à trois mille tours ?

L’interne s’agita sur son siège.

— Il y a des systèmes, dit-il. Avec une chignole, c’est rien du tout non plus.

— Pas de chignole, dit le professeur. Ça esquinte l’hélice.

L’interne se renfrogna dans son coin ! Il ne pleurait plus. Il grogna quelque chose.

— Quoi ? dit Mangemanche.

— Rien.

— Rien, dit Mangemanche, ça fait toujours rien.

Il rit encore en voyant l’interne se retourner vers la portière en faisant semblant de dormir, et pressa l’accélérateur en chantant joyeusement.

Le soleil avait tourné et ses rayons arrivaient obliquement sur la voiture qui, à un observateur placé dans des conditions adéquates, fût apparue brillante sur fond noir, car Mangemanche appliquait ainsi les principes de l’ultramicroscopie.

V

Le bateau longeait le môle pour prendre son élan et franchir la barre. Il était plein à craquer de matériel et de gens pour l’Exopotamie, et touchait presque le fond quand il avait le malheur de se trouver entre deux vagues. À bord, Anne, Rochelle et Angel occupaient trois cabines inconfortables. Le directeur commercial, Robert Gougnan du Peslot, n’était pas du voyage : il devait arriver dès que la construction du chemin de fer serait terminée. Temporairement, il toucherait ses appointements, sans quitter son ancienne situation.

Dans l’entrepont, le capitaine courait de long en large, cherchant son pavillon à donner des ordres ; il ne parvenait pas à mettre la main dessus, et si le navire continuait dans cette direction sans nouveaux ordres, il allait se fracasser sur la Toupie, un récif renommé pour sa férocité. Finalement, il aperçut l’engin tapi derrière un rouleau de corde, qui guettait le moment où une mouette passerait pour se jeter dessus. Le capitaine l’empoigna et galopa lourdement le long de la coursive, puis monta l’escalier qui le mena sur le pont, d’abord, et plus haut, sur la passerelle. Il était temps, car on venait juste de signaler la Toupie.

De grosses vagues mousseuses couraient les unes après les autres, et le navire roulait tant soit peu, mais dans le mauvais sens, pas celui de la marche, aussi cela ne servait pas à le faire aller plus vite. Un vent frais, saturé d’ichneumon et d’iode, s’engouffrait dans les replis auriculaires de l’homme de barre, produisant une note douce comme le chant du courlis ; et voisine du ré dièse.

L’équipage digérait lentement la soupe au biscuit de mer intérieure que le capitaine obtenait du gouvernement par faveur spéciale. Des poissons imprudents se précipitaient tête basse sur la coque et les chocs sourds qui en résultaient ne manquaient pas d’intriguer certains des passagers dont c’était le premier voyage, et notamment Didiche et Olive. Olive, la fille de Marin et Didiche, le fils de Carlo. Marin et Carlo, les deux agents d’exécution embauchés par la Compagnie. Ils avaient d’autres enfants, mais bien cachés pour le moment dans les recoins du bateau, car il leur restait des choses à voir, dans le bateau et sur eux. Le contremaître Arland était du voyage. Un beau salaud.

L’étrave écrasait les vagues sous elle comme un pilon à purée, car les formes commerciales du navire ne le destinaient pas à la vitesse pure. Néanmoins, l’effet produit sur l’âme des spectateurs restait élégant, à cause que l’eau de mer est salée et que le sel purifie tout. Comme de juste, des mouettes gueulaient sans arrêt et jouaient à virer sec autour du grand mât, et puis elles se mirent toutes en rang sur la quatrième vergue en haut à gauche, pour voir passer un cormoran qui faisait un essai de vol sur le dos.

À ce moment-là, Didiche marchait sur les mains pour montrer à Olive, et le cormoran se troubla en voyant cela ; il voulut monter, et se dirigea dans le mauvais sens. Sa tête percuta un bon coup dans le plancher de la passerelle. Cela fit un bruit sec. Il ferma les yeux parce que la douleur le forçait à cligner, et il se mit à saigner du bec. Le capitaine se retourna et lui tendit un mouchoir crasseux en haussant les épaules.

Olive avait vu tomber le cormoran. Elle courut pour demander si on pouvait le prendre dans ses mains. Didiche marchait toujours la tête en bas, et il dit à Olive de regarder ce qu’il allait faire, mais Olive n’était plus là. Il se remit debout et jura sans ostentation ; un assez gros mot, mais bien proportionné ; puis il suivit Olive, mais sans se presser, parce qu’elles exagèrent. Il tapait sur la rambarde avec le plat de sa main sale, tous les deux pas à peu près, et ça résonnait tout du long avec un beau bruit vibrant ; en même temps, ça lui donna l’idée de chanter quelque chose.

Le capitaine aimait bien qu’on vînt le déranger sur sa passerelle, car il avait horreur du gendarme et c’était formellement interdit de lui parler. Il fit un sourire à Olive. Il appréciait ses jambes bien tournées et ses cheveux raides et blonds, et son chandail trop serré, avec les deux jeunes renflements par devant, dont le petit jésus venait de lui faire présent trois mois plus tôt. Juste à ce moment le bateau longeait la Toupie et le capitaine porta à sa bouche son pavillon à donner les ordres, il voulait se faire admirer par Olive et Didiche, dont la tête apparaissait au bas de l’échelle de fer. Il se mit à crier très fort. Olive ne comprenait pas ce qu’il disait, et le cormoran avait déjà horriblement mal à la tête.

Le capitaine lâcha son pavillon et se retourna vers les enfants avec un sourire satisfait.

— Qui est-ce que vous appelez, monsieur ? dit Olive.

— Appelle-moi capitaine, dit le capitaine.

— Mais vous, répéta Olive, qui appelez-vous ?

— Le naufragé, expliqua le capitaine. Il y a un naufragé sur la Toupie.

— Qu’est-ce que c’est la Toupie, capitaine ? demanda Didiche.

— C’est ce gros récif, dit le capitaine.

— Il est là tout le temps ? demanda Olive.

— Qui ? dit le capitaine.

— Le naufragé, expliqua Didiche.

— Bien sûr, dit le capitaine.

— Pourquoi ? demanda Olive.

— Parce qu’il est idiot, dit le capitaine, et aussi parce que ça serait très dangereux d’aller le chercher.

— Il mord ? demanda Didiche.

— Non, dit le capitaine, mais il est très contagieux.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— On ne sait pas, dit le capitaine.

Il éleva de nouveau son pavillon à ses lèvres et cria dedans, et des mouches marines tombèrent à une encablure de là.

Olive et Didiche étaient accoudés au garde-fou de la passerelle. Ils regardaient des grosses méduses tourner très vite sur elles-mêmes en produisant des vortex où venaient se prendre des poissons imprudents, méthode inventée par les méduses australiennes, et qui faisait fureur à ce moment sur la côte.

Le capitaine reposa son pavillon à côté de lui et s’amusa de voir que le vent séparait les cheveux d’Olive par une ligne blanche sur sa tête ronde. Quelquefois sa jupe remontait jusqu’à ses cuisses et claquait en entourant ses jambes.

Le cormoran, triste de voir qu’on ne faisait pas attention à lui, poussa un gémissement douloureux. Olive se rappela soudain pourquoi elle était venue sur la passerelle, et se retourna vers le pauvre blessé.

— Capitaine, dit-elle, est-ce que je peux le prendre ?

— Naturellement, dit le capitaine, si tu n’as pas peur qu’il te morde !

— Mais ça ne mord pas, un oiseau, dit Olive.

— Ah ! Ah ! Ah ! dit le capitaine. C’est que ce n’est pas un oiseau ordinaire !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Didiche.

— Je ne sais pas, dit le capitaine ; et ça prouve bien que ce n’est pas un oiseau ordinaire, parce que les oiseaux ordinaires, je les connais : il y a la pie, le fanfremouche et l’écubier, et le caillebotis, et puis la mouture, l’épervuche et l’amillequin, la bêtarde et le cantrope, et le verduron des plages, le marche-à-l’œil et le coquillet ; en dehors de ça, on peut citer la mouette et la poule vulgaire qu’ils appellent en latin cocota deconans.

— Mince !.. murmura Didiche. Vous en savez des choses, capitaine.

— C’est que j’ai appris, dit le capitaine.

Olive avait tout de même pris le cormoran dans ses bras et le berçait en lui racontant des bêtises pour le consoler. Il se rembobinait dans ses plumes, tout content, et ronronnait comme un tapir.

— Vous voyez, capitaine, dit-elle. Il est très gentil.

— Alors c’est une épervuche, dit le capitaine, les épervuches sont des oiseaux charmants, c’est dans le bottin.

Flatté, le cormoran prit, avec sa tête, une pose gracieuse et distinguée, et Olive le caressa.

— Quand est-ce qu’on va arriver, capitaine ? demanda Didiche qui aimait bien les oiseaux, mais pas tellement.

— C’est loin, dit le capitaine. On en a un bon bout à faire, tu sais. Où est-ce que vous allez, vous deux ?

— On va en Exopotamie, dit Didiche.

— Fichtre ! apprécia le capitaine. Pour la peine, je vais donner un tour de roue de plus.

Il fit comme il disait et Didiche le remercia.

— Vos parents sont à bord ? demanda le capitaine.

— Oui, répondit Olive. Carlo, c’est le papa de Didiche, et Marin c’est mon père à moi. Moi j’ai treize ans, et Didiche, il en a treize et demi.

— Ah ! Ah ! dit le capitaine.

— Ils vont construire un chemin de fer à eux tous seuls.

— Et nous, on y va aussi.

— Vous êtes des veinards, dit le capitaine. Si je pouvais, je viendrais avec vous. J’en ai marre de ce bateau.

— C’est pas drôle d’être capitaine ?

— Oh, non ! dit le capitaine. C’est un boulot de contremaître.

— Arland, c’est un beau salaud, assura Didiche.

— Tu vas te faire gronder, dit Olive. Il ne faut pas dire ça.

– Ça ne fait rien, dit le capitaine. Je ne le répéterai pas. On est entre hommes.

Il caressa les fesses d’Olive. Elle était flattée d’être assimilée à un homme et prit ça pour une de ces marques d’amitié que se témoignent les mâles. La figure du capitaine était toute rouge.

— Venez avec nous, capitaine, proposa Didiche. Ils seront sûrement contents de vous avoir.

— Oui, dit Olive, ça sera amusant. Vous nous raconterez des aventures de pirates, et on jouera à l’abordage.

— Bonne idée ! dit le capitaine. Tu crois que tu es assez forte pour ça ?

— Oh, je comprends ! dit Olive. Tâtez mes bras !

Le capitaine l’attira vers lui et lui manipula les épaules.

– Ça peut aller, dit-il. Il parlait avec difficulté.

— C’est une fille, dit Didiche. Elle ne pourra pas se battre.

– À quoi vois-tu que c’est une fille ? dit le capitaine. C’est pas à cause de ces deux petits machins-là.

— Quels machins ? demanda Didiche.

– Ça… dit le capitaine.

Il toucha pour montrer à Didiche.

— C’est pas si petit que ça, dit Olive. Pour faire voir, elle bomba le torse après avoir déposé le cormoran endormi à côté d’elle.

— Mais non, murmura le capitaine. Pas si petit.

Il lui fit signe de s’approcher.

— Si tu tires dessus tous les matins, dit-il en baissant la voix, ça deviendra encore plus gros.

— Comment ? dit Olive.

Didiche n’aimait pas que le capitaine devienne rouge comme ça et que ses veines sortent sur son front. Il regarda ailleurs, l’air gêné.

— Comme ça… dit le capitaine.

Et puis Didiche entendit qu’Olive se mettait à pleurer qu’il la pinçait, et elle se débattit et il vit que le capitaine la tenait en lui faisant mal. Il prit le pavillon et en donna, de toutes ses forces, un coup sur la figure du capitaine qui lâcha Olive en jurant.

— Foutez-moi le camp, petits malheureux !.. brailla le capitaine.

On voyait une marque là où Didiche visait en le frappant. Des grosses larmes coulaient sur les joues d’Olive et elle se tenait la poitrine où le capitaine venait de la pincer. Elle descendit l’échelle en fer. Didiche la suivait, il était très en colère, furieux et vexé sans savoir pourquoi exactement, et il avait la sensation qu’on venait de le rouler. Le cormoran passa au-dessus de leurs têtes, projeté d’un coup de pied du capitaine et s’abattit devant eux. Olive se baissa et le ramassa. Elle pleurait toujours. Didiche passa un bras autour de son cou et avec son autre main, il écarta ses cheveux jaunes qui se collaient sur sa figure mouillée, et il l’embrassa aussi doucement qu’il put, sur la joue. Elle s’arrêta de pleurer, et elle regarda Didiche et baissa les yeux. Elle tenait le cormoran tout contre elle, et Didiche la serrait avec son bras.

VI

Angel arrivait sur le pont. Le bateau était maintenant en pleine mer et le vent du large le parcourait en long ; cela faisait une croix, phénomène normal, car le royaume du Pape rapprochait.

Anne et Rochelle venaient de s’enfermer dans une de leurs cabines, et Angel aimait mieux s’en aller ; c’était assez épuisant pourtant, de penser à autre chose. Anne restait toujours aussi gentil avec lui. Le plus terrible, c’est que Rochelle également. Mais tous deux dans une seule cabine, ils n’allaient pas parler d’Angel. Ils n’allaient pas parler. Ils n’allaient pas… Peut-être si… Peut-être ils allaient…

Le cœur d’Angel battait assez fort, parce qu’il pensait à Rochelle sans rien, comme elle était en bas, dans la cabine, avec Anne, ou, sans ça, ils n’auraient pas fermé la porte.

Elle regardait Anne d’une façon très désagréable pour Angel, depuis plusieurs jours, avec des yeux pareils à ceux d’Anne, quand il l’embrassait dans l’auto, des yeux un peu noyés, horribles, des yeux qui bavaient, avec des paupières comme des fleurs meurtries, aux pétales légèrement écrasés, spongieux et translucides.

Le vent chantait dans les ailes des mouettes et s’accrochait aux choses qui dépassent les ponts des bateaux, laissant des petites queues de vapeur à chaque aspérité, comme la plume de l’Everest. Le soleil s’envoyait dans l’œil en se reflétant sur la mer clignotante et blanche par places. Cela sentait très bon la blanquette de veau marin et les fruits de mer mûris à la chaleur. Les pistons de la machine pilaient avec consistance et la coque vibrait régulièrement. Une fumée bleue montait au-dessus du toit lamellé du lanterneau d’aération desservant la chambre des mécaniques, aussitôt dissipée par le vent. Angel voyait tout ça ; un tour en mer, ça vous console un peu, et puis le chuintement doux de l’eau, le frottis des écumes sur la coque, les cris et les claquements d’ailes des mouettes lui montaient à la tête, et son sang s’allégea, et, malgré Anne, en bas, avec Rochelle, se mit à pétiller comme du champagne dans ses veines.

L’air était jaune clair et bleu turquoise lavé. Les poissons continuaient à frapper la coque de temps à autre. Angel aurait aimé descendre et regarder s’ils ne bosselaient pas dangereusement les tôles déjà vieilles. Mais il chassa cette pensée et il n’avait déjà plus dans les yeux les images d’Anne et de Rochelle, parce que le goût du vent était merveilleux, et le goudron mat sur le pont portait des craquelures brillantes comme des nervures de feuilles capricieuses. Il alla vers l’avant du bateau et voulut s’accouder à la rambarde. Olive et Didiche, penchés par-dessus, regardaient les drôles de gerbes d’écume qui collaient des moustaches blanches au menton de l’étrave, curieux endroit pour des moustaches. Didiche tenait toujours Olive par le cou et le vent ébouriffait les cheveux des deux enfants en leur chantant sa musique dans l’oreille. Angel s’arrêta et s’accouda près d’eux. Ils s’aperçurent de sa présence et Didiche le regarda d’un air soupçonneux, qui s’adoucit à mesure ; sur les joues d’Olive, Angel vit les traces sèches des larmes, et elle reniflait encore un petit peu sur sa manche.

— Alors, dit Angel, vous êtes contents ?

— Non, dit Didiche. Le capitaine est un vieux veau.

— Qu’est-ce qu’il vous a fait ? demanda Angel. Il vous a chassé de sa passerelle ?

— Il a voulu faire mal à Olive, dit l’enfant. Il l’a pincée là.

Olive mit sa main à l’endroit désigné et elle renifla un bon coup.

– Ça me fait encore mal, dit-elle.

— C’est un vieux cochon, dit Angel. Il était furieux contre le capitaine.

— Je lui ai donné un coup d’entonnoir sur la gueule, observa le garçon.

— Oui, dit Olive, c’était drôle.

Elle se mit à rire tout doucement, et Angel et Didiche rirent aussi en pensant à la figure du capitaine.

— S’il recommence, dit Angel, venez me chercher. Je lui casserai la figure.

— Vous, au moins, remarqua Didiche, vous êtes un pote.

— Il voulait m’embrasser, dit Olive. Il sentait le vin rouge.

— Vous n’allez pas la pincer aussi ?… Didiche, soudain s’alarmait. Ne pas aller trop vite avec ces adultes.

— N’aie pas peur, dit Angel. Je ne la pincerai pas et je n’essaierai pas de l’embrasser.

— Oh, dit Olive, je veux bien que vous m’embrassiez, mais pas pincer, ça fait mal.

— Moi, observa Didiche, je ne tiens pas du tout, à ce que vous embrassiez Olive. Je peux très bien le faire…

— Tu es jaloux, hein ? dit Angel.

— Pas du tout.

Les joues de Didiche prirent une belle teinte pourpre et il regarda délibérément par-dessus la tête d’Angel. Ça lui faisait renverser le cou en arrière à un angle très incommode. Angel riait. Il attrapa Olive sous les aisselles, l’éleva à sa hauteur et l’embrassa sur les deux joues.

— Voilà, dit-il en la reposant, maintenant on est des potes. Serre-moi la pince, dit-il à Didiche.

Celui-ci tendit sa patte sale à contre-cœur, mais il se dérida en voyant la figure d’Angel.

— Vous en profitez parce que vous êtes plus vieux que moi, mais, après tout, je m’en fiche. Je l’ai embrassée avant vous.

— Je te félicite, dit Angel. Tu es un homme de goût. Elle est très agréable à embrasser.

— Vous venez en Exopotamie aussi ? demanda Olive.

Elle préférait qu’on parle d’autre chose.

— Oui, dit Angel. Je suis engagé comme ingénieur.

— Nos parents, dit Olive avec fierté, sont des agents d’exécution.

— C’est eux qui font tout le travail, compléta Didiche. Ils disent toujours que les ingénieurs tout seuls, ils ne pourraient rien faire.

— Ils ont raison, assura Angel.

— Et puis, il y a le contremaître Arland, conclut Olive.

— C’est un beau salaud, précisa Didiche.

— On verra ça, dit Angel.

— Vous êtes le seul ingénieur ? demanda Olive.

Alors Angel se rappela qu’Anne et Rochelle étaient ensemble dans la cabine, en bas, et le vent fraîchit. Le soleil se cachait et le bateau dansait plus fort. Les cris des mouettes se firent agressifs.

— Non… dit-il avec effort. Il y a un de mes amis qui vient aussi. Il est en bas…

— Comment qu’il s’appelle ? demanda Didiche.

— Anne, répondit Angel.

C’est marrant, observa Didiche. C’est un nom de chien.

— C’est un joli nom, dit Olive.

— C’est un nom de chien, répéta Didiche. C’est idiot, un type avec un nom de chien.

— C’est idiot, dit Angel.

— Vous voulez voir notre cormoran ? proposa Olive.

— Non, dit Angel, il vaut mieux pas le réveiller.

— On vous a dit quelque chose qui vous a ennuyé ? demanda doucement Olive.

— Mais non, dit Angel.

Il posa sa main sur les cheveux d’Olive et caressa la tête ronde, et puis il soupira. En haut, le soleil hésitait à revenir.

VII

… et il n’est pas toujours mauvais de mettre un peu d’eau dans son vin…

(Marcelle Véton. « Traité de Chauffage » Dunod éditeur, Tome I. page 145.)

On tapait à la porte d’Amadis Dudu depuis déjà cinq bonnes minutes. Amadis regardait sa montre pour compter combien de temps il fallait avant que sa patience fût à bout et à six minutes dix, il se dressa en donnant un formidable coup de poing sur la table.

— Entrez, rugit-il d’une voix rageuse.

— C’est moi, dit Athanagore en poussant la porte. Je vous dérange ?

— Naturellement, dit Amadis.

Il faisait des efforts surhumains pour se calmer.

— C’est parfait, dit Athanagore, comme ça, vous vous rappellerez ma visite. Vous n’avez pas vu Dupont ?

— Mais non, je n’ai pas vu Dupont.

— Oh ! dit Athanagore, vous allez fort ! Alors où est-il ?

— Enfin, nom de Dieu ! dit Amadis. Est-ce que c’est Martin ou moi qui s’envoie Dupont ? Demandez à Martin !

— Bon ! c’est tout ce que je voulais savoir, répondit Atha, Ainsi, vous n’avez pas encore réussi à séduire Dupont ?

– Écoutez, je n’ai pas de temps à perdre. Les ingénieurs et le matériel arrivent aujourd’hui et je suis en plein baccarat.

— Vous parlez comme Barrizone, dit Athanagore. Vous devez être influençable.

— Je vous en fous, dit Amadis. Ce n’est pas parce que j’ai le malheur de sortir une expression diplomatique à Barrizone que vous devez m’accuser d’être influençable. Influençable ? Vous me faites rigoler, tenez !

Amadis se mit à rigoler. Mais Athanagore le regardait et ça le rendit furieux de nouveau.

— Au lieu de rester là, dit-il, vous feriez mieux de m’aider à tout préparer pour les recevoir.

— Préparer quoi ? demanda l’archéologue.

— Préparer leurs bureaux. Ils viennent ici pour travailler. Comment voulez-vous qu’ils fassent s’ils n’ont pas de bureaux ?

— Je travaille bien sans bureau, dit Athanagore.

— Vous travaillez ? Vous ?… Vous vous rendez bien compte que sans bureau, il n’y a pas de travail sérieux, non ?

— J’ai l’impression que je travaille autant qu’un autre, dit Athanagore. Vous croyez que c’est léger un marteau archéologique ? Et casser des pots toute la journée pour les mettre dans des boîtes standard, vous vous imaginez que c’est une plaisanterie ? Et surveiller Lardier, et engueuler Dupont, et écrire mon livre de bord et chercher dans quelle direction on devrait creuser, alors, tout ça, ce n’est rien ?

— Ce n’est pas sérieux, dit Amadis Dudu. Faire des notes de service et envoyer des rapports, à la bonne heure ! Mais creuser des trous dans du sable ?…

— Qu’est-ce que vous allez faire en fin de compte ? dit Athanagore. Avec toutes vos notes et tous vos rapports ? Vous allez bâtir un ignoble chemin de fer, puant et rouillé, qui mettra de la fumée partout. Je ne dis pas qu’il ne servira à rien, mais ce n’est pas un travail de bureau non plus.

— Vous devriez bien vous dire plutôt que le plan a été approuvé par le Conseil d’Administration et Ursus de Janpolent, dit Amadis avec suffisance. Vous n’êtes pas en mesure de juger de son utilité.

— Vous me cassez les pieds, dit Athanagore. Au fond, ce que vous êtes, c’est un homosexuel. Je ne devrais pas vous fréquenter.

— Vous ne risquez rien, dit Amadis. Vous êtes trop vieux. Dupont, à la bonne heure !

— Oh, la barbe, avec Dupont. Qu’est-ce que vous attendez, aujourd’hui, finalement ?

— Angel, Anne, Rochelle, un contremaître, deux agents d’exécution et leur famille, le matériel. Le docteur Mangemanche arrive par ses propres moyens, avec un interne, et un mécanicien nommé Cruc nous rejoindra dans quelque temps. Nous recruterons sur place les quatre autres agents d’exécution indispensables, s’il y a lieu, mais je crois qu’il n’y aura pas lieu.

– Ça fait une considérable quantité de travailleurs, dit Athanagore.

— Au besoin, remarqua Amadis, on débauchera votre équipe en lui offrant un salaire supérieur.

Athanagore regarda Amadis et se mit à rire.

— Vous êtes drôle avec votre chemin de fer.

— Qu’est-ce que j’ai de drôle ? demanda Amadis, vexé.

— Vous croyez que vous débaucherez mon équipe comme ça ?

— Certainement, dit Amadis. Je leur offrirai une prime supérieure au rendement, et des avantages sociaux et un comité d’entreprise et une coopérative et une infirmerie.

Peiné, Athanagore secoua sa tête grisonnante. Tant de méchanceté le confondait avec le mur et Amadis crut le voir disparaître, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Un effort d’accommodation le fit émerger à nouveau au milieu de son champ visuel en friche.

— Vous n’y arriverez pas, assura Athanagore. Ils ne sont pas fous.

— Vous verrez, dit Amadis.

— Ils travaillent pour rien, avec moi.

— Raison de plus.

— Ils aiment l’archéologie.

— Ils aimeront la construction des chemins de fer.

— Enfin, oui ou non, dit Athanagore, avez-vous fait les Sciences Politiques ?

— Oui, dit Amadis.

Athanagore resta silencieux quelques instants.

— Quand même, dit-il enfin. Vous aviez des prédispositions. Les Sciences Politiques ne suffiraient pas à expliquer ça.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, mais cela ne m’intéresse pas du tout. Voulez-vous m’accompagner ? Ils arrivent dans vingt minutes.

— Je vous suis, dit Athanagore.

— Savez-vous si Dupont sera là ce soir ?

— Oh ! dit Athanagore excédé. Foutez-moi la paix avec Dupont.

Amadis grommela et se leva. Son bureau occupait maintenant une pièce au premier étage du restaurant Barrizone, et, par la fenêtre, il pouvait voir les dunes et les herbes raides et vertes où se collaient de petits escargots jaunes vifs et des lumettes de sable aux irisations changeantes.

— Venez, dit-il à Athanagore, et il passa le premier avec insolence.

— Je vous suis, dit l’archéologue. N’empêche que vous faisiez moins votre directeur en attendant le 975…

Amadis Dudu rougit. Ils descendaient l’escalier frais et peu éclairé, et cela fit sortir de l’ombre des objets de cuivre luisant.

— Comment le savez-vous ?

— Je suis archéologue, dit Athanagore. Les vieux secrets n’en sont pas pour moi.

— Vous êtes archéologue, d’accord, convint Amadis, mais vous n’êtes pas voyante.

— Ne discutez pas, dit Atha. Vous êtes un jeune homme mal élevé… Je veux bien vous aider à recevoir votre personnel, mais vous êtes mal élevé… Personne n’y peut rien, car vous l’êtes mal, mais également vous êtes élevé. C’est l’inconvénient.

Ils arrivèrent en bas des marches et traversèrent le couloir. Dans la salle du restaurant, Pippo lisait encore son journal, assis derrière le comptoir, et secouait la tête en marmottant dans son patois.

— Salut, La Pipe, dit Amadis.

— Bonjour, dit Athanagore.

— Bon giorno, dit Pippo.

Amadis et Athanagore sortirent devant l’hôtel. Il faisait chaud et sec et l’air ondulait au-dessus des dunes jaunes. Ils se dirigèrent vers la plus haute d’entre elles, une forte bosse de sable couronnée de touffes vertes, d’où l’on voyait assez loin en rond.

— De quel côté viennent-ils ? demanda Amadis.

— Oh, dit l’archéologue, ils peuvent venir de n’importe quel côté ; il suffit qu’ils se soient trompés de route.

Il regarda avec attention en tournant sur lui-même et s’immobilisa lorsque son plan de Symétrie passa par la ligne des pôles.

— Par là, dit-il en montrant le nord.

— Où ça ? demanda Dudu.

— Ouvrez vos châsses, dit Atha, usant d’un argot archéologique.

— Je vois, dit Amadis. Il n’y a qu’une voiture. Ce doit être le Pr Mangemanche.

On ne voyait encore qu’un petit point vert brillant et, derrière, un nuage de sable.

— Ils sont à l’heure, dit Amadis.

– Ça n’a aucune importance, dit Athanagore.

— Et l’horloge pointeuse, qu’est-ce que vous en faites ?

— Ce n’est pas avec le matériel qu’elle arrive ?

— Si, dit Amadis, mais, en son absence, je pointerai moi-même.

Athanagore le considéra avec stupéfaction.

— Mais, qu’est-ce que vous avez dans le ventre ? demanda-t-il.

— Des tas de saloperies, comme tout le monde, dit Amadis…

Il se tourna dans la direction opposée.

— Des tripes et de la merde. Voilà les autres annonça-t-il.

— On va à leur rencontre ? proposa Athanagore.

— On ne peut pas, dit Amadis. Il en vient des deux côtés.

— On pourrait y aller chacun d’un côté ?

— Pensez-vous ! Pour que vous leur racontiez des bobards ! D’abord, j’ai des ordres. Je dois les recevoir moi-même.

— Bon, dit Athanagore. Eh bien, foutez-moi la paix, moi je m’en vais.

Il planta là Amadis interloqué dont les pieds se mirent à prendre racine, car, sous la couche superficielle de sable, ça poussait bien. Puis il descendit la dune. Il allait à la rencontre du grand convoi.

Cependant, le véhicule du Pr Mangemanche progressait parmi les pleins et les creux avec une grande vitesse. L’interne, plié en trois par le mal au cœur enfonçait sa tête dans une serviette éponge humide et hoquetait avec la dernière inconvenance. Mangemanche ne se laissait pas abattre par si peu de chose et fredonnait gaiement un petit air amerlaud intitulé « Show me the way to go home », tout à fait approprié à la circonstance, tant par les mots que par les notes. Il enchaîna avec habileté en haut d’une forte élévation de terrain, sur « Taking a chance for love » de Vernon Duke et l’interne gémissait à apitoyer un marchand de canons paragrêle. Puis, Mangemanche accéléra dans la descente et l’interne se tut car il ne pouvait pas gémir et dégueuler en même temps, grave lacune due à une éducation trop bourgeoise.

Dans un dernier ronflement du moteur et un râle ultime de l’interne, Mangemanche stoppa finalement devant Amadis qui suivait d’un œil courroucé la progression de l’archéologue à la rencontre du convoi.

— Bonjour, dit Mangemanche.

— Bonjour, dit Amadis.

— Rrrououâh !.. dit l’interne.

— Vous êtes à l’heure, constata Amadis.

— Non, dit Mangemanche, je suis en avance. Au fait, pourquoi ne portez-vous pas des chemises jaunes !

— C’est affreux, dit Amadis.

— Oui, dit Mangemanche, je reconnais qu’avec votre teint terreux, ça serait un désastre. Les jolis hommes seuls peuvent se permettre ça.

— Vous trouvez que vous êtes un joli homme ?

— D’abord, vous pourriez me donner mon titre, dit Mangemanche. Je suis le Pr Mangemanche et pas n’importe qui.

— Question accessoire, dit Amadis. Moi, en tout cas, je trouve que Dupont est plus joli que vous.

— Professeur, compléta Mangemanche.

— Professeur, répéta Amadis.

— Ou docteur, dit Mangemanche, c’est comme vous voudrez. Je suppose que vous êtes pédéraste ?

— Est-ce qu’on ne peut aimer les hommes sans être pédéraste ? dit Amadis. Vous êtes emmerdants, tous à la fin !..

— Vous êtes un vilain mufle, dit Mangemanche. Heureusement que je ne suis pas sous vos ordres.

— Vous êtes sous mes ordres.

— Professeur, dit Mangemanche.

— Professeur, répéta Amadis.

— Non, dit Mangemanche.

— Quoi, non ? dit Amadis. Je dis ce que vous me dites de dire, et vous me dites ensuite de ne pas dire ce que je dis.

— Non, dit Mangemanche, je ne suis pas sous vos ordres.

— Si.

— Si, Professeur, dit Mangemanche et Amadis répéta.

— J’ai un contrat, dit Mangemanche. Je ne suis sous les ordres de personne. Qui plus est, je donne des ordres du point de vue sanitaire.

— On ne m’a pas prévenu, docteur, dit Amadis qui s’amadisouait.

— Ah, dit le professeur, voilà que vous devenez obséquieux.

Amadis passa la main sur son front ; il commençait à être chaud. Le Pr Mangemanche s’approcha de sa voiture.

— Venez m’aider, dit-il.

— Je ne peux pas, professeur, répondit Amadis. L’archéologue m’a planté là, et je ne peux plus me déplanter.

— C’est idiot, dit le Pr Mangemanche. C’est juste une façon qu’on a d’écrire.

— Vous croyez ? dit Amadis anxieux.

— Broutt ! dit le professeur, en soufflant brusquement au nez d’Amadis, qui eut très peur et se sauva en courant.

— Vous voyez ! lui cria Mangemanche.

Amadis revenait, l’air empoisonné.

— Est-ce que je peux vous aider, professeur ? proposa-t-il.

— Ah !.. dit Mangemanche. Enfin vous devenez conventionnel. Attrapez ça.

Il lui lança dans les bras une énorme caisse. Amadis la reçut, chancela, et se la laissa tomber sur le pied droit. Une minute plus tard, il faisait au professeur une imitation réellement convaincante du flamand zazou sur sa patte unique.

— Bien, dit Mangemanche qui se réinstallait au volant. Descendez-la jusqu’à l’hôtel. Vous m’y retrouverez.

Il secoua l’interne qui venait de s’assoupir.

— Hé ! Vous !.. On est arrivés !

— Ah !.. soupira l’interne avec une expression de bonheur béat.

Et puis la voiture descendit la dune en trombe, et il plongea précipitamment dans sa serviette dégoûtante. Amadis regarda le derrière de la voiture et la caisse, et, en boitant, il entreprit de la charger sur ses épaules. Par malheur, il avait le dos rond.

VIII

Au-devant du convoi venait Athanagore, à pas menus, assortis à ses souliers pointus dont la tige de drap beige donnait à ces supports une dignité révolue. Sa culotte courte de toile bise laissait trois fois la place à ses genoux osseux de passer sans encombre et sa chemise kaki, décolorée par les mauvais traitements, blousait à la ceinture. Plus un casque colonial qui restait accroché dans sa tente. Donc, il ne le portait jamais. Il pensait à l’insolence d’Amadis et à comme quoi ce garçon méritait une leçon, ou plusieurs, et encore, ce ne serait pas suffisant. Il regardait par terre, ainsi font d’habitude les archéologues ; ils ne doivent rien négliger, car souvent une découverte est le fruit du hasard, qui rôde ordinairement au ras du sol, ainsi qu’en témoignent les écrits du moine Orthopompe ; ce dernier vivait au Xe siècle, dans un couvent de barbus dont il était le supérieur car lui seul savait calligraphier. Athanagore se rappelait le jour que Lardier venait de lui signaler la présence dans la région du sieur Amadis Dudu, et la lueur d’espoir allumée dans sa cervelle, si c’est là, entretenue par la découverte ultérieure du restaurant et que sa dernière conversation avec Amadis venait de ramener à son état initial d’extinction.

Maintenant, le convoi venait secouer un peu la poussière de l’Exopotamie ; encore du changement, peut-être des gens aimables. Athanagore avait un mal fou à réfléchir, car c’est une habitude qu’on perd très rapidement dans le désert ; voilà pourquoi ses pensées revêtaient un mode pompier d’expression, un mode de lueurs d’espoir allumées et tout le reste à l’avenant comme la poire.

Or, surveillant ainsi le hasard et le ras du sol, et pensant au moine Orthopompe et au changement, il aperçut un fragment de pierre à moitié recouvert de sable ; à moitié préjugeait de la suite, comme il s’en aperçut dès qu’agenouillé, il s’efforça de le dégager, car il creusa tout autour sans en rencontrer la fin. D’un coup sec de son marteau, il choqua le granit lisse et posa presque immédiatement son oreille contre la surface tiédie par le soleil, dont un rayon moyen tombait plus tôt à cet endroit. Il entendit le son se divertir et s’égarer dans de lointains prolongements de la pierre et comprit qu’il trouverait là de grandes choses. Il repéra le lieu d’après la position du convoi, pour être sûr de le retrouver, et recouvrit soigneusement de sable l’angle usé du monument. Il finissait à peine, et le premier camion passa devant lui, chargé de caisses. Le second suivait de près, il n’y avait encore que des bagages et du matériel. C’étaient de très gros camions, longs de plusieurs dizaines de piédouches, et ils faisaient un bruit jovial ; les rails et les outils brinqueballaient entre les ridelles bâchées, et le chiffon rouge, derrière, dansa devant les yeux de l’archéologue. Plus loin, venait un troisième camion chargé de gens et de bagages, et enfin, un taxi jaune et noir, dont le petit drapeau baissé décourageait l’imprudent. Athanagore aperçut une jolie fille dans le taxi, et il salua de la main. Le taxi s’arrêta un peu plus loin, l’air de l’attendre. Il se hâta.

Angel, assis près du conducteur, descendit et s’avança vers Athanagore.

— Vous nous attendiez ? lui dit-il.

— Je suis venu à votre rencontre, dit Athanagore. Vous avez fait un bon voyage ?

— Ce n’était pas trop dur, dit Angel, sauf quand le capitaine a essayé de continuer sur terre par ses propres moyens.

— Je vous crois sans peine, dit Athanagore.

— Vous êtes Monsieur Dudu ?

— Absolument pas ! Je ne serais pas M. Dudu pour toutes les poteries Exopotamiennes du Britiche Muséomme.

— Excusez-moi, dit Angel. Je ne peux pas deviner.

– Ça ne fait rien, dit Athanagore. Je suis archéologue. Je travaille par ici.

— Enchanté, dit Angel. Moi, je suis ingénieur ; je m’appelle Angel. Dedans, il y a Anne et Rochelle.

Il désigna le taxi.

— Et il y a moi aussi, grommela le chauffeur.

— Certainement, dit Angel. On ne vous oublie pas.

— Je regrette pour vous, dit Athanagore.

— Pourquoi ? demanda Angel.

— Je pense que vous n’aimerez pas Amadis Dudu.

— C’est ennuyeux, ça, murmura Angel. Dans le taxi, Anne et Rochelle s’embrassaient. Angel le savait et il avait mauvaise mine.

— Voulez-vous venir à pied avec moi ? proposa Athanagore. Je vous expliquerai.

— Mais oui, dit Angel.

— Alors, je m’en vais ? dit le chauffeur.

— Allez-vous-en.

L’homme embraya après avoir jeté sur son compteur un regard satisfait. C’était une bonne journée.

Angel regarda malgré lui la vitre arrière du taxi au moment où il démarra. On se rendait compte qu’Anne, de profil, ne s’occupait pas du reste. Angel baissa la tête.

Athanagore le regardait avec étonnement. La figure fine d’Angel portait les marques du mauvais sommeil et du tourment quotidien, et son dos élancé se courbait un peu.

— C’est drôle, dit Athanagore, vous êtes pourtant un beau garçon.

— C’est Anne qui lui plaît, dit Angel.

— Il est épais, remarqua Athanagore.

— C’est mon ami, dit Angel.

— Oui…

Athanagore passa son bras sous celui du jeune homme.

— Vous allez vous faire engueuler.

— Par qui ? demanda Angel.

— Par ce Dudu de malheur. Sous prétexte que vous serez en retard.

— Oh, dit Angel, ça m’est égal. Vous faites des fouilles ?

— En ce moment, je les laisse travailler, expliqua Athanagore. Je suis sûrement sur la piste de quelque chose de supérieur. Je sens ça. Alors, je les laisse. Mon factotum Lardier s’occupe de tout. Le reste du temps je lui donne des pensums parce que, sans cela, il ennuie Dupont. Dupont, c’est mon cuisinier. Je vous dis toutes ces choses pour que vous soyez au courant. Il se trouve, par un phénomène curieux et assez désagréable, que Martin aime Dupont, et que Dudu s’est amouraché de Dupont aussi.

— Qui est Martin ?

— Martin Lardier, mon factotum.

— Et Dupont ?

— Dupont s’en fout. Il aime bien Martin, mais il est putain comme tout. Excusez-moi… À mon âge je ne devrais pas employer ces expressions-là, mais aujourd’hui je me sens jeune. Alors, moi, avec ces trois cochons-là, qu’est-ce que je peux faire ?

— Rien du tout, dit Angel.

— C’est bien ça que je fais.

— Où est-ce que nous allons habiter ? demanda Angel.

— Il y a un hôtel. Ne vous en faites pas.

— Pourquoi ?

– À cause d’Anne…

— Oh, dit Angel, il n’y a pas à s’en faire. Rochelle aime mieux Anne que moi, et ça se voit.

— Comment, ça se voit ? Ça ne se voit pas plus qu’autre chose. Elle l’embrasse et c’est tout.

— Non, dit Angel, ça n’est pas tout. Elle l’embrasse, et puis il l’embrasse, et partout où il la touche, sa peau n’est plus la même, après. On ne le croit pas d’abord, parce qu’elle a l’air aussi fraîche quand elle sort des bras d’Anne, et ses lèvres aussi gonflées et aussi rouges, et ses cheveux aussi éclatants, mais elle s’use. Chaque baiser qu’elle reçoit l’use un petit peu, et c’est sa poitrine qui sera moins ferme, et sa peau moins lisse et moins fine, et ses yeux moins clairs, et sa démarche plus lourde, et ce n’est plus la même Rochelle de jour en jour. Je sais ; on croit ; on la voit ; moi-même j’ai cru au début et je ne m’apercevais pas de ça.

— C’est une idée que vous vous faites, dit Athanagore.

— Non, ce n’est pas une idée. Vous savez bien que non. Maintenant, je le vois, je peux le constater presque d’un jour à l’autre, et chaque fois que je la regarde, elle est un peu plus abîmée. Elle s’use. Il l’use. Je ne peux rien y faire. Vous non plus.

— Vous ne l’aimez plus, alors ?

— Si, dit Angel. Je l’aime autant… Mais cela me fait mal et j’ai un peu de haine, aussi, parce qu’elle s’use.

Athanagore ne répondit pas.

— Je suis venu ici pour travailler, continua Angel. Je pense que je ferai de mon mieux. J’espérais qu’Anne viendrait tout seul avec moi, et que Rochelle resterait là-bas. Mais je ne l’espère plus, puisque ce n’est pas arrivé. Pendant tout le voyage, il est resté avec elle, et pourtant, je suis toujours son ami et, au début, il plaisantait quand je lui disais qu’elle était jolie.

Tout ce que disait Angel remuait de très vieilles choses au fond d’Athanagore, des idées longues et minces et complètement aplaties sous une couche d’événements plus récents, si aplaties que, vues de profil comme en ce moment, il ne pouvait ni les différencier ni distinguer leur forme et leur couleur : il les sentait seulement se déplacer en dessous, sinueuses et reptiliennes. Il secoua la tête et le mouvement s’arrêta ; effrayées, elles s’immobilisaient et se rétractaient.

Il chercha quoi dire à Angel, il ne savait pas. Il essaya désespérément. Ils marchaient côte à côte, les herbes vertes chatouillaient les jambes d’Athanagore, et frottaient doucement le pantalon de toile d’Angel, et sous leurs pieds, les coquilles vides des petits escargots jaunes éclataient avec un jet de poussière, et un son clair et pur, comme une goutte d’eau tombant sur une lame de cristal en forme de cœur, ce qui est cucu.

Du haut de la dune qu’ils venaient de gravir, on apercevait le restaurant Barrizone, les gros camions rangés devant, comme si c’était la guerre, et rien d’autre autour ; de nulle part, on ne pouvait voir la tente d’Athanagore, non plus que son chantier, car il en avait choisi l’emplacement d’une façon très habile. Le soleil restait dans les parages. On le regardait le moins possible, à cause d’une particularité désagréable : il donnait une lumière inégale ; il était entouré de couches rayonnantes, alternativement claires et obscures, et les points du sol en contact avec les couches obscures restaient toujours sombres et froids. Angel n’avait pas été frappé par cet aspect curieux du pays, car le conducteur du taxi s’arrangeait, depuis le début du désert, pour suivre une bande claire, mais, du haut de la dune, il apercevait la limite noire et immobile de la lumière et il frissonna. Athanagore était habitué. Il vit qu’Angel, mal à son aise, regardait avec inquiétude cette espèce de discontinuité, et lui tapa dans le dos.

– Ça frappe au début, dit-il, mais vous vous y ferez.

Angel pensa que la réflexion de l’archéologue valait aussi pour Anne et Rochelle.

— Je ne crois pas, répondit-il.

Ils descendirent la pente douce. Maintenant ils entendaient les exclamations des hommes qui commençaient à décharger les camions, et les chocs hauts et métalliques des rails les uns contre les autres. Autour du restaurant, des silhouettes allaient et venaient dans une activité confuse d’insectes, et l’on reconnaissait Amadis Dudu, affairé et important.

Athanagore soupira.

— Je ne sais pas pourquoi je m’intéresse à tout ça dit-il. Je suis pourtant vieux.

— Oh, dit Angel, je ne voudrais pas que mes histoires vous ennuient…

– Ça ne m’ennuie pas, dit Athanagore. Ça me fait de la peine pour vous. Vous voyez, je croyais que j’étais trop vieux.

Il s’arrêta un instant, se gratta la tête, et reprit sa marche.

— C’est le désert, conclut-il. Ça conserve, sans doute.

Il posa une main sur l’épaule d’Angel.

— Je vais vous quitter là, dit-il. Je ne tiens pas à rencontrer de nouveau cet individu.

— Amadis ?…

— Oui. Il…

L’archéologue chercha ses mots un moment.

— Positivement, il me casse le cul.

Il rougit et serra la main d’Angel.

— Je sais que je ne devrais pas parler comme ça, mais c’est cet intolérable Dudu. À bientôt. Je vous reverrai sans doute au restaurant.

— Au revoir, dit Angel. J’irai voir vos fouilles.

Athanagore secoua la tête.

— Vous ne verrez que des petites boîtes. Mais enfin, c’est un joli modèle de petites boîtes. Je me sauve. Venez quand vous voudrez.

— Au revoir, répéta Angel.

L’archéologue obliqua sur la droite et disparut dans un creux de sable ; Angel guetta le moment où sa tête blanche réapparaîtrait. Il le vit à nouveau tout entier. Ses chaussettes dépassaient la tige de drap de ses bottines et lui faisaient des balzanes claires. Puis il plongea derrière un renflement de sable jaune, de plus en plus petit et la ligne de ses empreintes était droite comme un fil de la Vierge.

Angel regarda de nouveau le restaurant blanc avec les fleurs aux teintes vives qui piquaient la façade, çà et là, et il pressa le pas pour rejoindre ses camarades. À côté des camions monstrueux s’accroupissait le taxi noir et jaune, aussi peu représentatif qu’une brouette ancien modèle à côté du type « dynamique » établi par un inventeur bien connu de très peu de gens.

Non loin de là, la robe vert vif de Rochelle frémissait, agitée au point fixe par les vents ascendants, et le soleil lui faisait une ombre très belle, malgré l’irrégularité du sol.

IX

— Je vous assure que c’est vrai, répéta Martin Lardier.

Sa figure rose et pleine brillait d’excitation et une petite aigrette bleue sortait de chacun de ses cheveux.

— Je ne vous crois pas, Lardier, répondit l’archéologue. Je croirai n’importe quoi, mais pas ça. Ni même un bon nombre d’autres choses, soyons justes.

— Ben mince ! dit Lardier.

— Lardier, vous me copierez le troisième chant de Maldoror, en retournant les mots bout pour bout, et en changeant l’orthographe.

— Oui, maître, dit Lardier.

Et déchaîné, il ajouta :

— Et vous n’avez qu’à venir voir.

Athanagore le considéra attentivement et secoua la tête.

— Vous êtes incorrigible. Enfin, je n’augmente pas votre punition.

— Maître, je vous en conjure !

— Oh, bon, je vais y aller, grommela Atha vaincu par cette insistance.

— Je suis sûr que c’est ça. Je me rappelle la description du manuel de William Bugle, c’est exactement ça.

— Vous êtes fou, Martin. On ne trouve pas une ligne de foi comme ça. Je vous pardonne votre espièglerie parce que vous êtes idiot, mais vous ne devriez pas vous laisser aller de cette façon. Vous n’êtes plus d’âge.

— Mais, enfin, nom d’une pipe, ce n’est pas une blague…

Athanagore se sentit impressionné. Pour la première fois depuis que son factotum avait commencé son compte rendu quotidien, il éprouvait la sensation que quelque chose venait réellement de se produire.

— Voyons, dit-il.

Il se leva et sortit.

La lueur vacillante du photophore à gaz éclairait vivement le sol et les parois de la tente et découpait dans la nuit opaque, un volume de clarté vaguement conique. La tête d’Athanagore était dans le noir, et le reste de son corps recevait les rayons dilués émanés du manchon incandescent. Martin trottait à ses côtés, remuant ses courtes pattes et son derrière rond. Ils furent dans la nuit complète et la torche de Martin les guida vers l’orifice étroit et profond du puits de descente par lequel on arrivait au front de taille. Martin passa le premier ; il soufflait en s’agrippant aux barreaux d’argent niellé qu’Athanagore, par un raffinement immodeste encore qu’excusable, utilisait aux fins d’accès à son champ opératoire.

Athanagore regarda le ciel. L’Astrolabe scintillait comme de coutume, trois éclats noirs, un vert et deux rouges, et pas d’éclat du tout, deux fois. La grande Ourse, avachie, jaunâtre, émettait une lumière pulsée de faible ampérage et Orion venait de s’éteindre. L’archéologue haussa les épaules et sauta à pieds joints dans le trou. Il comptait sur la couche de lard de son factotum pour l’atterrissage. Mais Martin était déjà dans la galerie horizontale. Il revint en arrière pour aider son patron à se dégager du tas de terre dans lequel son corps maigre avait creusé un trou cylindro-plutonique.

La galerie bifurquait au bout d’une mesure environ, émettant des ramifications dans toutes les directions. L’ensemble représentait un travail considérable. Chaque branche portait, grossièrement tracé sur un écriteau blanc, un numéro repère. Des fils électriques, au toit des galeries, couraient sans bruit le long des pierres sèches. De place en place, une ampoule luisait, mettant les bouchées doubles avant qu’on la crève. On entendait le souffle rauque du groupe de pompage d’air comprimé à l’aide duquel, l’émulsant sous forme d’aérosol, Athanagore se débarrassait du mélange de sable, de terre, de rocs et de pinpinaquangouse broyés extrait quotidiennement par ses machines d’abattage.

Les deux hommes suivaient la galerie numéro 7. Athanagore avait du mal à ne pas perdre Martin de vue, tant ce dernier, excité au suprême degré, progressait rapidement. La galerie était taillée en ligne droite, d’un seul jet, et, tout au fond, ils commençaient à entrevoir les ombres de l’équipe qui manœuvrait les engins puissants et complexes à l’aide desquels Athanagore emmagasinait les trouvailles merveilleuses dont s’enorgueillissait, quand elle était seule, sa collection.

En franchissant la distance résiduelle, Atha commença de percevoir une odeur si caractéristique que tous ses doutes se dissipèrent d’un coup. Pas d’erreur possible, ses aides avaient découvert la ligne de foi. C’était cette odeur mystérieuse et composite des salles creusées en plein roc, l’odeur sèche du vide pur, que la terre conserve lorsqu’elle a recouvert les ruines de monuments disparus. Il courut. Dans ses poches, de menus objets tintaient, et son marteau lui battait la cuisse, gainé par le fourreau de cuir. La clarté augmentait à mesure ; lorsqu’il arriva, il haletait d’impatience. Devant lui, le groupe fonctionnait. Le hurlement aigu de la turbine, à demi étouffé par un coffrage d’insonorisation, emplissait l’étroit cul-de-sac, et l’air ronflait dans le gros tuyau annelé de l’émulseur.

Martin suivait avidement des yeux la progression des molettes tranchantes, et, à côté de lui, deux hommes et une femme, le torse nu, regardaient aussi. Parfois l’un des trois, d’un geste sûr et bien réglé, manœuvrait une manette ou un levier de commande.

Du premier coup d’œil, Athanagore reconnut la trouvaille. Les dents acérées des outils entamaient l’enduit compact obstruant l’entrée d’une salle hippostalle de grandes dimensions, à en juger par l’épaisseur du mur déjà dégagé. Habilement, l’équipe avait suivi le chambranle, et la paroi, à peine recouverte encore de quelques millimètres de limon durci, apparaissait de place en place. Des plaques de terre compacte, aux formes irrégulières, se détachaient de temps à autre, à mesure que la pierre se remettait à respirer.

Athanagore, déglutissant avec effort, déclencha le contacteur, et la machine s’arrêta peu à peu, avec le bruit doucissant d’une sirène qui se tait.

Les deux hommes et la femme se retournèrent, le virent et s’approchèrent de lui. Il y avait maintenant dans le cul-de-sac un silence riche.

— Vous l’avez, dit Athanagore.

Les hommes lui tendirent la main. Il les serra, l’une après l’autre, et il attira à lui la jeune femme.

— Cuivre, tu es contente ?

Elle sourit, sans répondre. Elle avait les yeux et les cheveux noirs et sa peau était d’une curieuse couleur d’ocre foncé. Les pointes des seins, presque violettes, se dressaient aiguës, au-devant des deux globes polis et durs.

— C’est fini, dit-elle. On l’a eue tout de même.

— Vous allez pouvoir sortir tous les trois, dit Athanagore en caressant le dos nu et chaud.

— Pas question, dit celui de droite.

— Pourquoi, Bertil ? demanda Athanagore. Ton frère serait peut-être content de sortir.

— Non, répondit Brice. Nous préférons creuser encore.

— Vous n’avez rien trouvé d’autre ? demanda Lardier.

— C’est dans le coin, dit Cuivre. Des pots et des lampes et un pernuclet.

— On verra ça après, dit Athanagore. Viens, toi, ajouta-t-il à l’adresse de Cuivre.

— Oui, pour une fois, je veux bien, dit-elle.

— Tes frères ont tort. Ils devraient prendre un peu l’air.

— Il en arrive pas mal, ici, répondit Bertil. Et puis on veut voir.

Sa main courut sur la machine et chercha le contacteur. Il enfonça le bouton noir. La machine émit un grondement doux, incertain, qui s’affermit et prit de la puissance en même temps que la note s’élevait dans l’aigu.

— Ne vous crevez pas, cria Athanagore par-dessus le tumulte.

Les dents recommençaient à arracher à la terre une poussière lourde, immédiatement aspirée par les absorbeurs.

Brice et Bertil secouèrent la tête en souriant.

– Ça va, dit Brice.

— Au revoir, lança encore l’archéologue.

Il fit un demi-tour et partit. Cuivre passa son bras sous celui d’Athanagore et le suivit. Elle allait d’un pas léger et musclé ; au passage, les lampes électriques faisaient briller sa peau orange. Derrière, venait Martin Lardier, ému, malgré ses mœurs, par la courbe des reins de la jeune femme.

Ils allèrent en silence jusqu’au rond-point où se réunissaient toutes les galeries. Elle lâcha le bras d’Athanagore et s’approcha d’une sorte de niche taillée dans la paroi dont elle tira quelques vêtements. Elle quitta sa courte jupe de travail et passa une chemisette de soie et un short blanc. Athanagore et Martin se détournaient, le premier par respect, le second pour ne pas tromper Dupont, même en intention, car, sous sa jupe, Cuivre ne mettait rien. Il n’y avait effectivement besoin de rien.

Sitôt qu’elle fut prête, ils reprirent leur progression rapide et s’engagèrent à rebours dans le puits d’accès, Martin passa le premier, et Athanagore fermait la marche.

Dehors, Cuivre s’étira. À travers la soie mince, on voyait les endroits plus foncés de son torse, jusqu’à ce qu’Athanagore pria Martin de diriger ailleurs le faisceau de sa torche électrique.

— Il fait bon… murmura-t-elle. Tout est si calme dehors.

Il y eut un heurt métallique lointain dont l’écho résonna longuement sur les dunes.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Il y a du nouveau, dit Athanagore. Il y a des tas de gens nouveaux. Ils viennent construire un chemin de fer.

Ils approchaient de la tente.

— Comment sont-ils ? demanda Cuivre.

— Il y a deux hommes, dit l’archéologue. Deux hommes et une femme, et puis des ouvriers, des enfants et Amadis Dudu.

— Comment est-il ?

— C’est un sale pédéraste, dit Athanagore.

Il s’interrompit. Il avait oublié la présence de Martin. Mais Martin venait de les quitter pour rejoindre Dupont dans sa cuisine. Athanagore respira.

— Je n’aime pas vexer Martin, tu comprends, expliqua-t-il.

— Et les deux hommes ?

— L’un est très bien, dit Athanagore. L’autre, la femme l’aime. Mais le premier aime la femme. Il s’appelle Angel. Il est beau.

— Il est beau… dit-elle lentement.

— Oui, répondit l’archéologue. Mais cet Amadis…

Il frissonna.

— Viens prendre quelque chose. Tu vas avoir froid.

— Je suis bien… murmura Cuivre. Angel… c’est un drôle de nom.

— Oui, dit l’archéologue. Ils ont tous de drôles de noms.

Le photophore brillait de toute sa lumière sur la table et l’entrée de la tente béait, chaude et accueillante.

— Passe, dit-il à Cuivre en la poussant devant lui.

Cuivre entra.

— Bonjour, dit l’abbé assis à la table et qui se leva en la voyant.

X

— Combien faut-il de boulets de canon pour démolir la ville de Lyon ? continua l’abbé s’adressant à brûle-cravate à l’archéologue qui pénétrait dans la tente derrière Cuivre.

— Onze ! répondit Athanagore.

— Oh, zut, c’est trop. Dites trois.

— Trois, répéta Athanagore.

L’abbé saisit son chapelet et le dit trois fois à toute vitesse. Puis il le laissa retomber. Cuivre s’était assise sur le lit d’Atha, et ce dernier regardait le curé, stupéfait.

— Qu’est-ce que vous faites dans ma tente ?

— Je viens d’arriver, expliqua l’abbé. Vous jouez à la pouillette !

— Oh, chic ! dit Cuivre en battant des mains. On joue à la pouillette !

— Je ne devrais pas vous adresser la parole, dit l’abbé, car vous êtes une créature impudique, mais vous avez une sacrée poitrine.

— Merci, dit Cuivre. Je sais.

— Je cherche Claude Léon, dit l’abbé. Il a dû arriver voici quinze jours environ. Moi, je suis l’inspecteur régional. Je vais vous montrer ma carte. Il y a pas mal d’ermites dans ce pays, mais assez loin d’ici. Claude Léon, par contre, doit être tout près.

— Je ne l’ai pas vu, dit Athanagore.

— J’espère bien, dit l’abbé. Un ermite ne doit pas, d’après le règlement, quitter son ermitage à moins d’y être formellement autorisé par dispense espéciale de l’inspecteur régional responsable.

Il salua.

— C’est moi, dit-il. Une, deux, trois, nous irions au bois…

— Quatre, cinq, six, cueillir des saucisses, compléta Cuivre.

Elle se rappelait le catéchisme.

— Merci, dit l’abbé. Je disais donc que Claude Léon n’est probablement pas loin. Voulez-vous que nous allions le voir ensemble !

— Il faudrait prendre quelque chose avant de partir, dit Athanagore. Cuivre, tu n’as rien mangé. Ce n’est pas raisonnable.

— Je veux bien un sandwich, dit Cuivre.

— Vous boirez bien un Cointreau, l’abbé ?

— Cointreau n’en faut, dit l’abbé. Ma religion me le défend. Je vais me signer une dérogation si vous n’y voyez pas d’inconvénients.

— Je vous en prie, dit Athanagore. Je vais chercher Dupont. Voulez-vous du papier et un stylo ?

— J’ai des imprimés, dit l’abbé. Un carnet à souches. Comme ça, je sais où j’en suis.

Athanagore sortit et tourna à gauche. La cuisine de Dupont s’élevait tout à côté. Il ouvrit la porte sans frapper et alluma son briquet. À la lueur clignotante, il distingua le lit de Dupont, et, couché dedans, Lardier qui dormait. On voyait deux traînées sèches sur ses joues et de gros sanglots gonflaient sa poitrine, comme on dit… Athanagore se pencha sur lui.

— Où est Dupont ? demanda-t-il.

Lardier s’éveilla et se mit à pleurer. Il avait vaguement entendu la question d’Atha dans son demi-sommeil.

— Il est parti, dit-il. Il n’était pas là.

— Ah, dit l’archéologue. Vous ne savez pas où il a été ?

— Avec cette morue d’Amadis, sûrement, sanglota Lardier. Elle me le paiera, celle-là.

— Allons, Lardier, dit sévèrement Athanagore. Après tout, vous n’êtes pas marié avec Dupont…

— Si, dit Lardier sèchement.

Il ne pleurait plus.

— On a cassé un pot ensemble, en arrivant ici, continua-t-il, comme dans Notre-Dame de Paris, et ça a fait onze morceaux. Il est marié avec moi pour encore six ans.

— D’abord, dit l’archéologue, vous avez tort de lire Notre-Dame de Paris, parce que c’est vieux, et ensuite, c’est un mariage si on veut. Outre ceci, je suis bien bon d’écouter vos jérémiades. Vous me copierez le premier chapitre de ce livre, en écrivant de la main gauche et de droite à gauche. Et puis, dites-moi où est le Cointreau ?

— Dans le buffet, dit Lardier, calmé.

— Maintenant, dormez, dit Athanagore.

Il alla vers le lit, borda Martin et lui passa la main dans les cheveux.

— Il a peut-être été faire une course, simplement.

Lardier renifla et ne répondit rien. Il paraissait un peu plus tranquille.

L’archéologue ouvrit le buffet et trouva sans difficulté la bouteille de Cointreau à côté d’un bocal de sauterelles à la tomate. Il prit trois petits verres de forme gracieuse, découverts quelques semaines plus tôt à la suite d’une fouille fructueuse, et dont il pensait que la reine Néfourpithonh se servait, quelques milliers d’années plus tôt, en guise d’œillères pour des bains calmants.

Il disposa élégamment le tout sur un plateau. Il tailla ensuite un gros sandwich pour Cuivre, l’ajouta au reste, et regagna sa tente en portant le plateau.

L’abbé, assis sur le lit à côté de Cuivre, avait entrouvert la chemisette de cette dernière et regardait à l’intérieur avec une attention soutenue.

— Cette jeune femme est très intéressante, dit-il à Athanagore quand il le vit.

— Oui ? dit l’archéologue, et en quoi spécialement ?

— Mon Dieu, dit l’abbé, on ne peut pas dire en quoi spécialement. L’ensemble, peut-être ; mais les diverses parties constitutives, certainement aussi.

— Vous vous êtes signé une dérogation pour l’examen ? demanda Atha.

— J’ai une carte permanente, dit l’abbé. C’est nécessaire, dans ma profession.

Cuivre, sans aucune gêne, riait. Elle n’avait pas reboutonné sa chemisette. Athanagore ne put s’empêcher de sourire. Il posa le plateau sur la table et tendit le sandwich à Cuivre.

— Que ces verres sont petits !.. s’écria l’abbé. C’est regrettable d’avoir gâché une feuille de mon carnet pour ça. Tanquam adeo fluctuat nec mergitur.

— Et cum spiritu tuo[6], répondit Cuivre.

— Tire la ficelle et gobe les troncs, conclurent en chœur Athanagore et l’abbé.

— Foi de Petitjean ! s’exclama celui-ci presque aussitôt, c’est plaisir que de rencontrer des gens aussi religieux que vous.

— Notre métier, expliqua Athanagore, veut que nous connaissions ces choses. Quoique nous soyons plutôt mécréants.

— Vous me rassurez, dit Petitjean. Je commençais à me sentir en état de péché volatil. Mais c’est passé. Voyons si ce Cointreau pique dès qu’on sert[7].

Athanagore déboucha la bouteille et remplit les verres. L’abbé se leva et en prit un. Il regarda, sentit et avala.

— Hum, dit-il.

Il tendit à nouveau son verre.

— Comment le trouvez-vous ? demanda Athanagore en le remplissant.

L’abbé but le second verre et réfléchit.

— Ignoble, déclara-t-il. Il sent le pétrole.

— Alors, c’est que je me suis trompé de bouteille, dit l’archéologue. Les deux étaient pareilles.

— Ne vous excusez pas, dit l’abbé, c’est tout de même supportable.

— C’est du bon pétrole, assura l’archéologue.

— Vous permettez que j’aille dégueuler dehors ? dit Petitjean.

— Je vous prie… Je vais chercher l’autre bouteille.

— Dépêchez-vous, dit l’abbé. Ce qui est horrible, c’est qu’il va me repasser dans la bouche. Tant pis, je fermerai les yeux.

Il sortit en trombe. Cuivre riait, étendue sur le lit et les mains croisées sous sa tête. Ses yeux noirs et ses dents saines accrochaient au vol des éclats de lumière. Athanagore hésitait encore, mais il entendit les hoquets de Petitjean et sa figure parcheminée se dérida pour de bon.

— Il est sympathique, dit-il.

— Il est idiot, dit Cuivre. Est-ce qu’on est curé, d’abord ? Mais il est drôle, et adroit de ses mains.

— Tant mieux pour toi, dit l’archéologue. Je vais chercher le Cointreau. Mais attends tout de même d’avoir vu Angel.

— Bien sûr, dit Cuivre.

L’abbé réapparut.

— Je peux entrer ? demanda-t-il.

— Certainement, dit Athanagore qui s’effaça pour le laisser passer, puis sortit à son tour en prenant la bouteille de pétrole.

L’abbé rentra et s’assit sur une chaise de toile.

— Je ne m’installe pas à côté de vous, expliqua-t-il parce que je sens le dégueulis. J’en ai mis plein mes élégants souliers à boucles. C’est honteux. Quel âge avez-vous ?

— Vingt ans, répondit Cuivre.

— C’est trop, dit l’abbé. Dites trois.

— Trois.

Derechef, Petitjean égrena trois chapelets avec la rapidité d’une machine à écosser les petits pois. Athanagore réapparut au moment où il terminait.

— Ah ! s’écria l’abbé. Voyons si ce Cointreau m’adhère.

— Celui-là est très mauvais, jugea Cuivre.

— Excusez-moi, dit l’abbé. On ne peut pas être spirituel à jet continu, surtout si on rend son goujon entre temps.

— C’est certain, dit Cuivre.

— C’est très juste, dit Athanagore.

— Alors, buvons, dit l’abbé. Et puis j’irai chercher Claude Léon.

— Pouvons-nous vous accompagner ? proposa l’archéologue.

— Mais… dit l’abbé… Vous ne comptez pas dormir cette nuit ?

— Nous dormons rarement, expliqua Athanagore. Ça fait perdre un temps fou de dormir.

— C’est exact, dit l’abbé. Je ne sais pas pourquoi je vous demandais ça, car je ne dors jamais moi non plus. Je suis probablement vexé, car je croyais être le seul.

Il réfléchit.

— Je suis réellement vexé. Mais enfin, c’est tolérable. Donnez-moi du Cointreau.

— Voilà, dit Athanagore.

— Ah ! dit l’abbé en mirant son verre devant le photophore, ça, ça va.

Il goûta.

— Au moins, celui-là, c’est du bon. Mais, après le pétrole, ça prend goût de pisse d’âne.

Il but le reste et renifla.

— C’est dégueulasse, conclut-il. Ça m’apprendra à me signer des dérogations à tort et à travers.

— Il n’est pas bon ? demanda Athanagore, étonné.

— Si, bien sûr, dit Petitjean, mais quoi, ça fait tout de suite quarante-trois degrés et c’est tout. Parlez-moi d’une Arquebuse à quatre-vingt quinze ou de bon alcool à pansements. Quand j’étais à Saint-Philippe-du-Roule, je n’utilisais que ça comme vin de messe. C’étaient des messes qui pétaient le feu, ces messes-là, je vous le dis.

— Pourquoi n’y êtes-vous pas resté ? demanda Cuivre.

— Parce qu’ils m’ont foutu dehors, dit l’abbé. Ils m’ont nommé Inspecteur. Ça s’appelle un limogeage, hein, ou alors, je ne suis plus Petitjean.

— Mais vous voyagez, comme ça, dit Athanagore.

— Oui, dit l’abbé. Je suis très content. Allons chercher Claude Léon.

— Allons, dit Athanagore.

Cuivre se leva. L’archéologue étendit la main vers la flamme du photophore et l’aplatit légèrement pour lui donner la forme d’une veilleuse, puis ils sortirent tous les trois de la tente obscure.

XI

— Cela fait longtemps que nous marchons, dit Athanagore.

— Ah ! dit Petitjean. Je n’ai pas compté. J’étais perdu dans une méditation, d’ailleurs classique, sur la grandeur de Dieu et la petitesse de l’homme dans le désert.

— Oui, dit Cuivre, ce n’est pas très nouveau.

— En général, dit Petitjean, je ne pense pas de la même couleur que mes collègues, et cela donne du charme à mes méditations, en même temps qu’une touche bien personnelle. Dans celle-ci, j’avais introduit une bicyclette.

— Je me demande comment vous avez fait ? dit Athanagore.

— N’est-ce pas ? dit Petitjean. Je me le demandais au début, mais maintenant, c’est en me jouant que j’accomplis ce genre de performance. Il me suffit de penser à une bicyclette, et hop, ça y est.

— Expliqué comme ça, dit Athanagore, ça paraît simple.

— Oui, dit l’abbé, mais ne vous y fiez pas. Qu’est-ce que c’est, ça, devant ?

— Je ne vois pas, dit Athanagore en écarquillant les paupières.

— C’est un homme, dit Cuivre.

— Ah !.. dit Petitjean. C’est peut-être Léon.

— Je ne crois pas, dit Athanagore. Il n’y avait rien par là, ce matin.

Tout en discutant, ils se rapprochaient de la chose. Pas très vite, car la chose se déplaçait dans le même sens.

— Hohé !.. cria Athanagore.

— Hohé !.. répondit la voix d’Angel.

Ça s’arrêta, et c’était Angel. Ils le rejoignirent en quelques instants.

— Bonjour, dit Athanagore. Je vous présente Cuivre et l’abbé Petitjean.

— Bonjour, dit Angel. Il serra les mains.

— Vous vous promenez ? demanda Petitjean. Vous méditez sans doute.

— Non, dit Angel. Je m’en allais.

— Où ça ? demanda l’archéologue.

— Ailleurs, dit Angel. Ils font tant de bruit à l’hôtel.

— Qui ? demanda l’abbé. Vous savez, je suis d’une indiscrétion à toute épreuve.

— Oh, je peux vous le dire, dit Angel. Ce n’est pas un secret. C’est Rochelle et Anne.

— Ah ! dit l’abbé, ils sont en train de…

— Elle ne peut pas le faire sans crier, dit Angel. C’est terrible. Je suis dans la chambre à côté. Je ne supportais plus de rester.

Cuivre s’approcha d’Angel ; elle lui passa ses bras autour du cou, et l’embrassa.

— Venez, dit-elle. Venez avec nous, on va chercher Claude Léon. Vous savez, l’abbé Petitjean est très marrant.

La nuit d’encre jaune était hachée par les pinceaux lumineux et filiformes qui tombaient des étoiles sous des angles variés. Angel cherchait à voir la figure de la jeune femme.

— Vous êtes gentille, dit-il.

L’abbé Petitjean et Athanagore marchaient en avant.

— Non, dit-elle. Je ne suis pas spécialement gentille. Vous voulez voir ; comment je suis ?

— Je voudrais, dit Angel.

— Allumez votre briquet.

— Je n’ai pas de briquet.

— Alors, touchez avec vos mains, dit-elle en s’écartant un peu de lui.

Angel posa ses mains sur les épaules droites, et remonta. Ses doigts se promenèrent sur les joues de Cuivre, sur ses yeux fermés et se perdirent dans les cheveux noirs.

— Vous sentez un drôle de parfum, dit-il.

— Quoi ?

— Le désert.

Il laissa retomber ses bras.

— Vous ne connaissez que ma figure… protesta Cuivre.

Angel ne dit rien et ne bougea pas. Elle s’approcha de lui, et jeta de nouveau ses deux bras nus autour du cou d’Angel. Elle lui parlait tout près de l’oreille, sa joue sur celle du garçon.

— Vous avez pleuré.

— Oui, murmura Angel.

Il resta immobile.

— Il ne faut pas pleurer pour une fille. Les filles ne valent pas ça.

— Ce n’est pas pour elle que je pleure, dit Angel. C’est à cause de ce qu’elle était et de ce qu’elle sera.

Il parut se réveiller d’une somnolence lourde, et ses mains se posèrent à la taille de la jeune femme.

— Vous êtes gentille, répéta-t-il. Venez, nous allons les rejoindre.

Elle dénoua son étreinte et le prit par la main. Ils coururent sur le sable des dunes. Dans le noir, ils trébuchaient et Cuivre riait.

L’abbé Petitjean venait d’expliquer à Athanagore comment Claude Léon avait été nommé ermite.

— Vous comprenez, dit-il, que ce garçon ne méritait pas de rester en prison.

— Certainement, dit Athanagore.

— N’est-ce pas, dit Petitjean. Il méritait d’être guillotiné. Mais enfin, l’évêque a le bras long.

— Tant mieux pour Léon.

— Notez que ça ne change pas grand-chose. Être ermite, c’est drôle si on veut. Enfin, ça lui laisse quelques années de répit.

— Pourquoi ? demanda Cuivre qui avait entendu la fin de la phrase.

— Parce qu’au bout de trois ou quatre ans d’ermitage, dit l’abbé, en général on devient fou. Alors, on s’en va droit devant soi, et on tue la première petite fille que l’on rencontre pour la violer.

— Toujours ? dit Angel étonné.

— Toujours, affirma Petitjean. On ne cite qu’un exemple qui fasse exception à la règle.

— Qui était-ce ? dit Athanagore.

— Un type très bien, dit Petitjean. Vraiment un saint. C’est une longue histoire, mais bougrement édifiante.

— Dites-la nous… demanda Cuivre d’un ton persuasif et suppliant.

— Non, dit l’abbé. C’est impossible. C’est trop long. Je vais vous dire la fin. Il est parti droit devant lui et la première petite fille qu’il a rencontrée…

— Taisez-vous, dit Athanagore. C’est horrible !..

— Elle l’a tué, dit Petitjean. C’était une maniaque.

— Oh, soupira Cuivre, c’est atroce. Le pauvre garçon. Comment s’appelait-il ?

— Petitjean, dit l’abbé. Non ! Excusez-moi. Je pensais à autre chose. Il s’appelait Leverrier.

— C’est extraordinaire, remarqua Angel. J’en connaissais un à qui il n’est pas du tout arrivé la même chose.

— Alors, ce n’est pas le même, dit l’abbé. Ou, encore, je suis un menteur.

– Évidemment… dit Athanagore.

— Regardez, dit Cuivre, il y a une lumière pas loin.

— Nous devons être arrivés, proclama Petitjean. Excusez-moi, il faut que j’y aille seul pour commencer. Vous viendrez après. C’est le règlement.

— Il n’y a personne pour contrôler, dit Angel. Nous pourrions vous accompagner.

— Et ma conscience ?… dit Petitjean. Pimpanicaille, roi des papillons…

— En jouant à la balle s’est cassé le menton !.. s’exclamèrent en chœur les trois autres.

— Bon, dit Petitjean. Si vous connaissez le rituel aussi bien que moi, vous pouvez venir tous les trois. Personnellement, je préfère cela, car tout seul, je m’empoisonne.

Il fit un bond considérable, et retomba en tournant sur lui-même, accroupi sur ses talons. Sa soutane, déployée autour de lui, faisait une grande fleur noire que l’on distinguait vaguement sur le sable.

— Cela fait partie du rituel ? demanda l’archéologue.

— Non ! dit l’abbé. C’est un truc de ma grand-mère quand elle voulait pisser sur la plage sans qu’on la remarque. Je dois vous dire que je n’ai pas ma culotte apostolique. Il fait trop chaud. J’ai une dispense.

— Toutes ces dispenses doivent vous alourdir, remarqua Athanagore.

— Je les ai fait reproduire sur micro-film, dit Petitjean. Cela tient en un rouleau de faible volume réel. Il se releva.

— Allons-y.

Claude Léon était installé dans une petite cabane en bois blanc, coquettement aménagée. Un lit de cailloux occupait un angle de la pièce principale et c’était tout.

Une porte menait à la cuisine. Par la fenêtre vitrée, ils aperçurent Claude lui-même, à genoux devant son lit, qui méditait, la tête entre ses mains. L’abbé entra.

— Coucou ! dit-il.

L’ermite releva la tête.

— Mais ce n’est pas encore le moment, dit-il. Je n’ai compté que jusqu’à cinquante.

— Vous jouez à cache-cache, mon fils ? dit Petitjean.

— Oui, mon père, dit Claude Léon. Avec Lavande.

— Ah, dit l’abbé. On peut jouer avec vous ?

— Bien sûr, dit Claude. Il se releva.

— Je vais chercher Lavande et lui dire. Elle sera très contente.

Il passa dans la cuisine. Angel, Cuivre et l’archéologue entrèrent à la suite de l’abbé.

— Vous ne faites pas des prières spéciales quand vous rencontrez un ermite ? s’étonna Cuivre.

— Oh, non, dit l’abbé. Maintenant qu’il est du métier ! C’est bon pour les non initiés, ces trucs-là. Pour le reste, on suit les règles ordinaires.

Léon revenait, suivi d’une négresse ravissante. Elle avait la figure ovale, le nez mince et droit, de grands yeux bleus et une extraordinaire masse de cheveux roux. Elle était vêtue d’un soutien-gorge noir.

— C’est Lavande, expliqua Claude Léon. Oh, dit-il en voyant les trois autres visiteurs, bonjour. Comment allez-vous ?

— Je m’appelle Athanagore, dit l’archéologue. Celui-ci est Angel, et voilà Cuivre.

— Vous jouez à cache-cache ? proposa l’ermite.

— Parlons sérieusement, mon enfant, dit l’abbé. Il faut que je fasse mon inspection. J’ai des questions à vous poser pour mon rapport.

— Nous allons vous laisser, dit Athanagore.

— Pas du tout, dit Petitjean. J’en ai pour cinq minutes.

— Asseyez-vous, dit Lavande. Venez dans la cuisine, on va les laisser travailler.

Sa peau avait exactement la couleur des cheveux de Cuivre, et vice versa. Angel essaya de se représenter le mélange et il eut le vertige.

— Vous l’avez fait exprès, dit-il à Cuivre.

— Mais non, répondit Cuivre. Je ne la connaissais pas.

— Je vous assure, dit Lavande, c’est un hasard.

Ils passèrent dans la cuisine. L’abbé resta seul avec Léon.

— Alors, dit Petitjean.

— Rien à signaler, dit Léon.

— Vous vous plaisez ici ?

– Ça va.

— Où en êtes-vous avec la grâce ?

– Ça va et ça vient.

— Idées ?

— Noires, dit Léon. Mais avec Lavande, c’est excusable. Noires, mais pas tristes. Noires et feu.

— C’est la couleur de l’enfer, dit l’abbé.

— Oui, dit Claude Léon, mais l’intérieur d’elle c’est du velours rose.

— Vrai ?

— La pure vérité.

— Picoti, picota, lève la queue et saute en bas.

— Amen ! répondit l’ermite.

L’abbé Petitjean réfléchissait.

– Ça m’a l’air d’être en ordre, tout ça, dit-il. Je crois que vous ferez un ermite présentable. Il faudrait que vous mettiez un écriteau. Les gens viendraient vous voir le dimanche.

— Je veux bien, dit Claude Léon.

— Avez-vous choisi un acte saint ?

— Quoi ?…

— On a dû vous expliquer, dit l’abbé. Se tenir debout sur une colonne ou se flageller cinq fois par jour, ou porter une chemise de crins ou manger des cailloux, ou rester en prières vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et cetera.

— Ils ne m’ont pas parlé de ça, dit Claude Léon. Est-ce que je peux chercher autre chose ? Tout ça ne me paraît pas assez saint, et puis on l’a déjà fait.

— Méfiez-vous de l’originalité, mon fils, dit l’abbé.

— Oui, mon père, répondit l’ermite.

Il médita quelques instants.

— Je peux baiser Lavande… proposa-t-il.

Ce fut au tour de l’abbé de penser avec intensité.

— Personnellement, dit-il, je n’y vois pas d’inconvénient. Mais avez-vous songé qu’il faudra le faire toutes les fois qu’il y aura des visiteurs ?

— C’est agréable, répondit Claude Léon.

— Alors, c’est d’accord. Du velours rose, réellement ?

— Réellement.

L’abbé frissonna, et les poils de son cou se hérissèrent. Il se passa la main sur le bas-ventre.

— Effrayant, dit-il. Eh bien, c’est tout ce que j’avais à vous dire. Je vous ferai livrer un supplément de conserves par l’Aide aux Ermites.

— Oh, j’en ai ! dit Claude.

— Il vous en faudra beaucoup. Vous aurez pas mal de visiteurs. Ils construisent un chemin de fer, par là.

— Mince, dit Claude Léon.

Il était pâle, mais positivement ravi.

— J’espère qu’ils viendront souvent…

— Vous m’effrayez, je vous le répète, dit l’abbé Petitjean. Et pourtant, je suis un dur. Pique, nique, douille…

— C’est toi l’andouille, termina l’ermite.

— Allons retrouver les autres, proposa Petitjean. Alors, pour votre acte saint, c’est entendu. Je ferai mon rapport dans ce sens.

— Merci dit Claude.

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