Il faisait un temps frais et orageux, sans une trace de vent. Les herbes vertes se tenaient raides, comme à l’accoutumée, et le soleil, inlassable, blanchissait leurs pointes acérées. Accablés, les hépatrols se fermaient à moitié ; Joseph Barrizone avait baissé tous les stores de son restaurant au-dessus duquel montait une vibration. Devant, le taxi jaune et noir attendait, drapeau relevé. Les camions venaient de repartir en quête de ballast, et les ingénieurs travaillaient dans leurs chambres, tandis que les agents d’exécution commençaient à limer les bouts des rails qui n’étaient pas coupés d’équerre ; l’atmosphère résonnait du grincement mélodieux des limes neuves. Angel, de sa fenêtre, voyait Olive et Didiche qui s’en allaient, la main dans la main, remplir de minettes un petit panier brun. À côté de lui, l’encre séchait sur sa planche à dessin. Dans la pièce voisine, Anne faisait des calculs et, un peu plus loin, Amadis dictait des lettres à Rochelle, tandis que, dans le bar en bas, ce salaud d’Arland buvait un coup en attendant de retourner engueuler Marin et Carlo. Au-dessus de lui, Angel entendait résonner les pas du professeur Mangemanche qui avait aménagé tout le grenier en infirmerie modèle. Comme personne n’était malade, il se servait de la table d’opérations pour fabriquer ses petits avions. De temps à autre, Angel l’entendait sauter de joie, et parfois, des éclats de voix venaient se ficher dans le plafond avec un bruit sec lorsqu’il engueulait l’interne dont le timbre geignard bourdonnait alors quelques instants.
De nouveau, Angel se pencha sur sa planche. Il n’y avait pas le moindre doute à avoir, si l’on se tenait aux données d’Amadis Dudu. Il hocha la tête et reposa son tire-lignes. Il s’étira et, d’un pas lassé, s’en fut vers la porte.
— Je peux entrer ?
C’était la voix d’Angel. Anne releva la tête et dit oui.
— Salut, vieux.
— Bonjour, dit Angel. Ça avance ?
— Oui, dit Anne. C’est presque fini.
— Je trouve un truc embêtant.
— Quoi ?
— Il va falloir exproprier Barrizone.
— Sans blague ? dit Anne. C’est sûr ?
— C’est certain. J’ai refait le machin deux fois.
Anne regarda les calculs et le dessin.
— Tu as raison, dit-il. La voie va passer juste au milieu de l’hôtel.
— Qu’est-ce qu’on va faire, dit Angel. Il faut la dévier.
— Amadis ne voudra pas.
— On va le lui demander ?
— Allons-y, dit Anne.
Il déploya son corps massif et repoussa sa chaise.
— C’est la barbe, dit-il.
— Oui, dit Angel.
Anne sortit. Angel le suivit et ferma la porte. Anne parvint à la porte d’Amadis derrière laquelle on entendait un bruit de voix, et les explosions sèches de la machine à écrire. Il tapa deux coups.
— Entrez ! cria Amadis.
La machine s’arrêta. Anne et Angel entrèrent, et Angel ferma la porte.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Amadis. Je n’aime pas être dérangé.
– Ça ne va pas, dit Anne. D’après vos données, la voie va couper l’hôtel.
— Quel hôtel ?
— Celui-ci. L’hôtel Barrizone.
— Eh bien, dit Amadis. Quelle importance ? On va le faire exproprier.
— On ne peut pas la dévier ?
— Vous êtes malade, mon ami, dit Amadis. D’abord, quel besoin avait Barrizone de s’installer en plein milieu du désert sans se demander si cela ne gênerait personne ?
— Cela ne gênait personne, fit observer Angel.
— Vous voyez bien que si, dit Amadis. Messieurs vous êtes payés pour faire des calculs et des plans. Est-ce fait ?
— C’est en train, dit Anne.
— Eh bien, si ce n’est pas fini, terminez-les. Je vais saisir de cette affaire le Grand Conseil d’Administration, mais il est hors de doute que le tracé prévu doit être maintenu.
Il se tourna vers Rochelle.
— Continuons, mademoiselle.
Angel regarda Rochelle. Dans la lumière du store baissé, elle avait un visage doux et régulier, mais la fatigue tirait un peu ses yeux. Elle fit un sourire à Anne. Les deux garçons quittèrent le bureau d’Amadis.
— Alors ? dit Angel.
— Alors, on continue, dit Anne en haussant les épaules. Au fond, qu’est-ce que ça peut faire ?
— Oh, rien, murmura Angel.
Il avait envie d’entrer chez Amadis, de le tuer et d’embrasser Rochelle. Le plancher du couloir de bois brut sentait un peu la lessive, et du sable jaune sortait des joints. À l’extrémité du couloir, un faible courant d’air agitait une lourde branche d’hépatrol devant la fenêtre. Angel eut de nouveau cette sensation de s’éveiller qu’il avait éprouvée le soir de la visite à Claude Léon.
— J’en ai marre, dit-il. Viens te balader.
— Comment ça ?
— Laisse tes calculs. Viens faire un tour.
— Il faudra les finir quand même, dit Anne.
— On les finira après.
— Je suis vanné, dit Anne.
— C’est ta faute.
Anne sourit complaisamment.
— C’est ma faute, dit-il, pas complètement. Nous sommes deux dans le coup.
— Tu n’avais qu’à ne pas l’emmener, dit Angel.
— J’aurais moins sommeil.
— Tu n’es pas forcé de coucher avec elle tous les soirs.
— Elle aime ça, dit Anne.
Angel hésita avant de le dire.
— Elle aimerait ça avec n’importe qui.
— Je ne crois pas, répondit Anne.
Il réfléchit un peu. Il parlait sans fatuité.
— Moi, j’aimerais mieux qu’elle le fasse un peu avec tout le monde, et que ça me soit égal. Mais elle ne veut le faire qu’avec moi ; de plus, ça ne me serait pas encore égal.
— Pourquoi tu ne l’épouses pas ?
— Oh, dit Anne, parce qu’il y aura un moment où cela me sera égal. J’attends ce moment-là.
— Et si ça ne vient pas ?
– Ça pourrait ne pas venir, dit Anne, si elle était ma première femme. Mais il y a toujours une espèce de dégradation. La première tu l’aimeras très fort, pendant deux ans, mettons. Tu t’apercevras, à ce moment-là, qu’elle ne te fait plus le même effet.
— Pourquoi ? dit Angel. Si tu l’aimes.
— Je t’assure, dit Anne. C’est comme ça. Ce peut être plus de deux ans, ou moins, si tu as mal choisi. Alors tu t’aperçois qu’une autre te fait l’effet que te faisait la première. Mais cette nouvelle fois-ci, ça ne dure qu’un an. Et ainsi de suite. Note que tu peux toujours voir la première, l’aimer et coucher avec elle, mais ce n’est plus là même chose. Ça devient une sorte de réflexe.
— C’est pas intéressant, ton truc, dit Angel. Je ne crois pas que je sois comme ça.
— Tu n’y peux rien, dit Anne. On est tous comme ça. En fait, on a besoin d’aucune femme, spécialement.
— Physiquement, dit Angel, peut-être.
— Non, dit Anne. Pas seulement physiquement ; même intellectuellement, aucune femme n’est indispensable. Elles sont trop carrées.
Angel ne dit rien. Ils étaient arrêtés dans le couloir, Anne adossé au chambranle de la porte de son bureau. Angel le regarda. Il respira un peu plus fort et puis il parla.
— C’est toi qui dis ça, Anne… C’est toi qui dis ça ?…
— Oui, dit Anne. Je le sais.
— Si on me donnait Rochelle, dit Angel, si elle m’aimait, je n’aurais jamais besoin qu’une autre femme m’aime.
— Si, dans deux, trois ou quatre ans. Et si elle t’aimait encore de la même façon à ce moment-là, c’est toi qui t’arrangerais pour changer.
— Pourquoi ?
— Pour qu’elle ne t’aime plus.
— Je ne suis pas comme toi, dit Angel.
— Elles n’ont pas d’imagination, dit Anne, et elles croient qu’il suffit d’elles pour remplir une vie. Mais il y a tellement d’autres choses.
— Non, dit Angel. Je disais ça aussi avant de connaître Rochelle.
— Cela n’a pas changé. Cela n’a pas cessé d’être vrai parce que tu connais Rochelle. Il y a tant de choses. Rien que cette herbe verte et pointue. Rien que toucher cette herbe et craquer entre ses doigts une coquille d’escargot jaune, sur ce sable sec et chaud et regarder les petits grains luisants et bruns qu’il y a dans ce sable sec, et le sentir dans ses doigts. Et voir un rail nu et bleu et froid, et qui sonne clair, et voir la vapeur sortir d’une buse d’échappement, ou quoi… je ne sais pas, moi…
— C’est toi qui dis ça, Anne…
— Ou ce soleil et les zones noires… et qui sait ce qu’il y a derrière… Ou les avions du Pr Mangemanche, ou un nuage, ou creuser dans la terre et trouver des choses. Ou entendre une musique.
Angel fermait les yeux.
— Laisse-moi Rochelle, supplia-t-il. Tu ne l’aimes pas.
— Je l’aime, dit Anne. Mais je ne peux pas faire plus, ni que le reste n’existe pas. Je te la laisse, si tu veux. Elle ne veut pas. Elle veut que je pense tout le temps à elle, et que je vive en fonction d’elle.
— Encore, dit Angel. Dis-moi ce qu’elle veut.
— Elle veut que le reste du monde soit mort et desséché. Elle veut que tout s’écroule et que nous restions seuls tous les deux. Elle veut que je prenne la place d’Amadis Dudu. Alors, elle sera ma secrétaire.
— Mais tu l’abîmes, murmura Angel.
— Tu voudrais que ce soit toi ?
— Je ne l’abîmerais pas, dit Angel. Je ne la toucherais pas. Juste l’embrasser, et la mettre nue dans une étoffe blanche.
— Elles ne sont pas comme ça, dit Anne. Elles ne savent pas qu’il y a autre chose. Du moins très peu le savent. Ce n’est pas leur faute. Elles n’osent pas. Elles ne se rendent pas compte de ce qu’il y a à faire.
— Mais qu’est-ce qu’il y a à faire ?
– Être par terre, dit Anne. Être par terre sur ce sable avec un peu de vent et la tête vide ; ou marcher et voir tout, et faire des choses, faire des maisons de pierre pour les gens, leur donner des voitures, de la lumière, tout ce que tout le monde peut avoir, pour qu’ils puissent ne rien faire aussi et rester sur le sable, au soleil, et avoir la tête vide et coucher avec des femmes.
— Tantôt tu veux, dit Angel, et tantôt non.
— Je veux tout le temps, dit Anne, mais je veux le reste aussi.
— N’abîme pas Rochelle, dit Angel.
Il implorait, la voix tremblante. Anne se passa la main sur le front.
— Elle s’abîme elle-même, dit-il. Tu ne pourras pas l’empêcher. Après, quand je l’aurai quittée, elle aura l’air très abîmée, mais si elle t’aime, cela reviendra très vite. Presque comme avant. Pourtant, elle s’abîmera de nouveau deux fois plus vite, et tu ne pourras pas le supporter.
— Alors ?… dit Angel.
— Alors, je ne sais pas ce que tu feras, dit Anne. Et au fur et à mesure, elle s’abîmera avec une rapidité qui augmentera en progression géométrique.
— Tâche d’être horrible avec elle, dit Angel.
Anne rit.
— Je ne peux pas encore. Je l’aime encore, j’aime coucher avec elle.
— Tais-toi, dit Angel.
— Je vais finir mes calculs, dit Anne. Tu es ballot. Il y a de jolies filles partout.
— Elles m’ennuient, dit Angel. J’ai trop de peine.
Anne lui serra l’épaule dans sa main forte.
— Va te balader, dit-il. Va prendre l’air un peu. Et pense à autre chose.
— Je voulais me promener, dit Angel. C’est toi qui n’as pas voulu. Je ne peux pas penser à autre chose. Elle a tellement changé.
— Mais non, dit Anne. Elle sait seulement un peu mieux se débrouiller dans un lit.
Angel renifla et s’en alla. Anne riait. Il ouvrit sa porte et rentra dans son bureau.
Les pieds d’Angel dérapaient dans le sable chaud et il sentait les grains menus courir entre ses orteils, à travers la grille de cuir de ses spartiates. Il avait encore dans les oreilles les paroles d’Anne et la voix d’Anne, mais ses yeux voyaient la figure douce et fraîche de Rochelle, assise devant la machine à écrire dans le bureau d’Amadis Dudu, l’arc net de ses sourcils et sa bouche brillante.
Loin, devant lui, la première bande noire tombait sans un pli, coupant le sol d’une ligne sombre qui collait étroitement aux sinuosités des dunes, droite et inflexible. Il marchait vite, autant qu’il pouvait sur ce terrain instable, perdant quelques centimètres à chaque pas qu’il faisait en montant, et redégringolant les pentes arrondies à grande vitesse, heureux, physiquement, que ses empreintes soient les premières à marquer la piste jaune. Peu à peu sa peine se calmait, séchée, insidieusement, par la pureté poreuse de tout ce qui l’entourait, par la présence absorbante du désert.
La frange d’ombre se rapprochait, élevant indéfiniment une muraille nue et terne, plus attirante qu’une ombre vraie, car c’était plutôt une absence de lumière, un vide compact, une solution de continuité dont rien ne venait troubler la rigueur.
Il lui restait encore quelques pas à faire, et Angel entrerait dans le noir. Il était au pied de la muraille, et il avança timidement la main. Sa main disparut devant ses yeux et il sentit le froid de l’autre zone. Sans hésiter, il y pénétra tout entier, et le voile obscur l’enveloppa tout d’un coup.
Il marcha lentement. Il avait froid ; son cœur battait plus fort. Il fouilla dans sa poche, prit une boîte d’allumettes, en fit craquer une. Il eut l’impression qu’elle s’enflammait, mais la nuit restait complète. Il laissa tomber l’allumette, un peu effrayé, et se frotta les yeux. De nouveau, soigneusement, il gratta le petit morceau de phosphore sur la surface rugueuse de la boîte. Il entendit le chuintement de l’allumette qui prenait feu. Il remit la boîte dans sa poche gauche, et à tâtons, au jugé, approcha son index libre du mince éclat de bois. Il le retira aussitôt de la brûlure, et lâcha la seconde allumette.
Il se retourna avec précaution, et tenta de revenir à son point de départ. Il eut l’impression de marcher plus longtemps qu’à l’aller, et c’était toujours la nuit impénétrable. Il s’arrêta une seconde fois. Son sang circulait plus vite dans ses veines, et ses mains étaient glacées. Il s’assit ; il devait se calmer ; il mit ses mains sous ses aisselles pour se réchauffer.
Il attendit. Les battements de son cœur diminuaient d’intensité. Il conservait dans ses membres l’impression des mouvements exécutés depuis son entrée dans le noir. Posément, sans hâte, il s’orienta de nouveau, et d’un pas décidé marcha vers le soleil. Quelques secondes plus tard, il sentit le contact du sable chaud, et le désert, immobile et jaune, flamba devant ses yeux clignotants. Très loin, il apercevait la vibration au-dessus du toit plat de l’hôtel Barrizone.
Il s’éloigna du mur d’ombre et se laissa choir sur le sable mobile. Devant ses yeux, une lumette glissait paresseusement sur une herbe longue et courbe, qu’elle recouvrait d’une pellicule irisée. Il s’étendit, creusant une place à chacun de ses membres, et, relâchant complètement ses muscles et son cerveau, il se laissa respirer, tranquille et triste.
1)
Le président Ursus de Janpolent fronça les sourcils en arrivant, car l’huissier n’était pas à son poste. Il passa néanmoins et pénétra dans la salle de réunion. Il fronça le sourcil derechef : personne autour de la table. Il atteignit, de l’index et du pouce réunis, l’amorce de sa montre d’or, amorce matérialisée sous les espèces d’une chaîne du même métal, et tira. Chose étrange assez, cette mécanique irréprochable portait la même heure qui l’avait tant fait se presser peu auparavant. S’expliquant ainsi les absences combinées et non complotées, comme il lui en était venu le soupçon, de l’huissier et des membres du Conseil, il fit en courant le chemin du retour à sa limousine et enjoignit à son chauffeur zélé de le mener quelque part, pour ce qu’il ne faudrait point que l’on vît arriver le premier un président de Conseil d’Administration, fichtre non !
2)
L’huissier, un rictus las aux lèvres, émergea du buen-retiro à temps pour se rendre, sans lambiner, à l’armoire grande où restaient les collections de cartes postales obscènes. Un rictus las aux lèvres, et les mains tremblantes et la braguette humide, car c’était son jour. Cela coulait encore un peu, lui allumant le bas de l’échine d’éclairs discordants et décroissants, et raidissant ses vieux muscles fessiers tannés par des ans de chaise.
3)
Le petit chien écrasé par Agathe Marion qui conduisait comme d’habitude, sans regarder, avait les poumons d’une curieuse couleur verte, ainsi que le constata l’agent-voyer dont le balai agile précipita la charogne dans une bouche d’égout. L’égout se mit à vomir peu après, et l’on dut détourner la circulation pour quelques jours.
4)
Après divers avatars, provoqués tant par la malignité des humains ou des choses que par les lois inexorables de la probabilité, ils se rencontrèrent à la porte de la salle des séances la quasi-totalité des y convoqués, qui s’introduisaient dans ce lieu après les frottements palmaires et éjaculations de parcelles de salive en usage dans la société civilisée, et que la société militarisée remplace par des ports de mains au chef et des claquements solaires accompagnés, dans de certains cas, d’interjections brèves, et hurlées de loin, ce qui fait qu’à tout prendre, on pourrait estimer que le militaire est hygiénique, opinion de laquelle on est forcé, quoique, de se défaire quand on voit les latrines d’icelui, avec une exception faite pour les militaires amerlauds lesquels chient en rang et tiennent leurs chambres à caca en état de propreté et d’odeur désinfectante constants, ainsi qu’il arrive dans certains pays où l’on soigne la propagande et où l’on a l’heur de tomber sur des inhabitants persuasibles par de tels moyens, ce qui est le cas général, à condition que la propagande ainsi soignée ne le soit pas à l’aveuglette, mais en tenant compte des désirs révélés par les offices de prospection et d’orientation, comme aussi de résultats de référenda que les gouvernements heureux ne manquent pas de prodiguer pour le bonheur encore accentué des peuplages qu’ils administrent.
Ainsi, le Conseil commença. Il ne manquait qu’un membre, empêché, et qui vint, deux jours après, s’excuser, mais l’huissier fut sévère.
5)
— Messieurs, je donne la parole à notre dévoué secrétaire.
— Messieurs, avant de vous communiquer les résultats bruts des premières semaines de travaux, je désire vous donner lecture, le rapporteur étant absent, du rapport reçu d’Exopotamie qu’il m’a heureusement fait tenir en temps voulu, et je désire, ici, rendre hommage à cette prudence, tout à l’honneur de sa prévoyance, car nul n’est à l’abri d’un contretemps.
— Tout à fait d’accord !
— De quoi s’agit-il ?
— Vous savez bien.
— Ah ! je me rappelle !
— Messieurs, voici la note en question.
— Malgré les difficultés de tous ordres, les efforts et l’ingéniosité du directeur technique Amadis Dudu ont abouti à la mise en place de tout le matériel nécessaire et il n’est pas besoin d’insister sur les capacités de dévouement et d’abnégation, ainsi que sur le courage et l’habileté professionnelle du directeur technique Dudu, car les énormes difficultés rencontrées, ainsi que lâcheté sournoise et la malignité des agents d’exécution, des éléments et des ingénieurs en général, à l’exception du contremaître Arland, font que cette tâche, presque impossible ne saurait être menée à bien que par lui.
— Tout à fait d’accord.
— Ce rapport est excellent.
— Je n’ai pas saisi. De quoi s’agit-il ?
— Mais si, vous savez bien !
— Ah ! Oui ! Passez-moi vos cartes.
— Messieurs, une circonstance se présente laquelle il n’était pas possible d’apporter un remède préventif ou modificatoire ; c’est l’existence sur place et dans l’axe juste de la voie future, d’un hôtel dit Hôtel Barrizone, et qu’il faut, propose notre Directeur Dudu, exproprier, puis détruire partiellement par les moyens les plus convenables.
— Savez-vous ce que c’est qu’une lumette ?
— Cette position est renversante !
— Je crois qu’il faut donner notre approbation.
— Messieurs, je vais procéder à un vote à main levée.
— C’est inutile.
— Tout le monde est tout à fait d’accord.
— Parfaitement, il faut exproprier Barrizone.
— Messieurs, Barrizone sera donc exproprié. Notre secrétaire va s’occuper des démarches. Étant donné qu’il s’agit d’une entreprise d’intérêt public, nul doute que les formalités à remplir ne soient très réduites.
— Messieurs, je propose un vote de félicitations à l’adresse de l’auteur du rapport qui vous a été lu, et qui n’est autre que notre directeur technique, Amadis Dudu.
— Messieurs, je pense que vous serez tous d’accord pour adresser une note de félicitations à Dudu, comme le propose notre éminent collègue Marion.
— Messieurs, selon les termes du rapport, l’attitude des subordonnés de Dudu se révèle odieuse. Je crois qu’il serait sage de diminuer leur traitement de vingt pour cent.
— On pourrait verser l’économie réalisée au compte de M. Dudu, au titre d’amélioration de son indemnité de déplacement.
— Messieurs, Dudu se refusera certainement à accepter quoi que ce soit.
— Tout à fait d’accord.
— Et puis ça fera des économies.
— On n’augmentera pas Arland non plus ?
— C’est absolument inutile. Ces hommes ont leur conscience pour eux.
— Mais on diminue les autres naturellement.
— Messieurs, toutes ces décisions seront consignées par le secrétaire dans le procès-verbal de la séance. L’ordre du jour n’appelle aucune observation ?
— Que dites-vous de cette position ?
— C’est renversant !
— Messieurs, la séance est levée.
Cuivre et Athanagore, bras dessus, bras dessous, arpentaient la piste en direction de l’hôtel Barrizone. Ils avaient laissé dans la galerie Brice et Bertil. Ceux-ci ne voulaient pas sortir avant d’avoir dégagé complètement la salle immense découverte quelques jours plus tôt. Les machines creusaient sans arrêt et c’étaient de nouveaux couloirs, de nouvelles salles, communiquant entre elles par des avenues bordées de colonnes, et regorgeant d’objets précieux tels que des épingles à cheveux, des fibules de savon et de bronze malléable, des statuettes votives, sans les urnes ou avec, et des tas de pots. Le marteau d’Atha ne chômait pas. Mais il fallait un peu de repos et de changement d’idées à l’archéologue, et Cuivre venait avec lui.
Ils montaient et descendaient les pentes arrondies, et le soleil les enveloppait d’or. Ils aperçurent la façade de l’hôtel et les fleurs rouges du haut de la dune d’où l’on dominait aussi tout le chantier du chemin de fer. Les agents d’exécution s’affairaient autour de piles immenses de rails et de traverses et Cuivre distingua les silhouettes, plus grêles, de Didiche et d’Olive qui jouaient sur les tas de bois. Sans s’arrêter, ils gagnèrent le bar de l’hôtel.
— Salut, la Pipe, dit Athanagore.
— Bon giorno, dit Pippo… Faccè la barba a six houres c’to matteïgno ?
— Non, dit Athanagore.
— Putain de nocce cheigno Benedetto !.. s’exclama Pippo… Vous n’avez pas honte, patron ?
— Non, dit Athanagore. Ça marche, les affaires ?
— C’est la misère, dit Pippo. C’est la misère qui nous rend fous. Quand j’étais chef de rang trancheur à Spa, il fallait voir !.. Mais ici !.. C’est des pourrrques !..
— Des quoi ? demanda Cuivre.
— Des pourrrques. Des cochons, quoi !
— Donne-nous à boire, dit l’archéologue.
— Que je leur fous une de ces tartinasses diplomatiques, que je les envoie jusqu’à Versovie, dit Pippo.
Il illustrait cette menace d’une mimique appropriée qui consistait à tendre la main droite en avant, le pouce replié sur la paume.
Athanagore sourit.
— Donne-nous deux Turin.
— Voilà, patron, dit Pippo.
— Et qu’est-ce qu’ils vous ont fait ? demanda Cuivre.
— Eh, dit Pippo. Ils veulent me foutre ma baraque en l’air. Fini. Elle est morte.
Il se mit à chanter.
— Quant il a vu Guillaume,
Que Vittorio va le plaquer.
Il envoya-z-à Rome
Bûlow pour contratter…
— C’est joli, ça, dit l’archéologue.
— Donne-lui Trente et Trieste,
Et même tout le Trentin.
Dis-lui-z-à Vittorio-o,
Que ça lui coûte rien.
Mais dans un aréo
Gabriele d’Annunzio chantait comme un zoizeau.
Chi va piano va sano…
— J’ai entendu ça quelque part, dit l’archéologue.
— Chi va sano va lontano.
Chi va forte va à la morte.
Evviva la liberta !
Cuivre applaudit. Pippo ténorisait avec ce qui lui restait de voix, passablement éraillée. On entendit des coups sourds au plafond.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’archéologue.
— Eh, c’est l’autre pourrrque ! dit Pippo.
Il avait, comme toujours, l’air à la fois furieux et réjoui. Il reprit :
— Amapolis Dudu. Il n’aime pas que je chante.
— Amadis, rectifia Cuivre.
— Amadis, Amapolis, Amadou, qu’est-ce que ça peut nous foutre ?
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de baraque ? dit Atha.
— C’est des histoires diplomatiques à Amapolis, dit Pippo. Il veut m’extérioriser… Putain, il n’a que des mots comme ça dans la gueule, ce pourrrque ! Il dit qu’il n’envisageait ça.
— T’exproprier ? dit Atha.
— C’est ça, dit Pippo. C’est le mot terrestre.
— Tu n’auras plus besoin de travailler, dit Atha.
— Qu’est-ce que j’en ai à foutre de leurs vacances ? dit Pippo.
— Bois un coup avec nous, dit Atha.
— Merci, patron.
— C’est le chemin de fer qui est gêné par l’hôtel ? demanda Cuivre.
— Oui, dit Pippo. C’est leur putain de chemin de fer. Tchin’ Tchin’.
— Tchin’ Tchin’, répéta Cuivre, et ils vidèrent leurs verres tous les trois.
— Est-ce qu’Angel est là ? demanda Atha.
— Il est dans sa chambre, je crois, dit Pippo. Je ne suis pas sûr, hein. Je crois simplement. Il dessine, encore.
Il appuya sur une sonnerie derrière le bar.
— Il va venir, s’il est là, hein.
— Merci, dit l’archéologue.
— Cet Amapolis, conclut Pippo, c’est un pourrrque.
Il se remit à fredonner en essuyant des verres.
— Combien te dois-je ? dit l’archéologue voyant qu’Angel ne descendait pas.
— Trente francs, dit Pippo. C’est la misère.
— Voilà, dit l’archéologue. Tu viens avec nous, voir le chantier ? Angel ne doit pas être chez lui.
— Eh ! Je ne peux pas ! dit Pippo. Ils sont tous comme des mouches autour de moi, et si je m’en vais, ils vont tout boire.
— Alors, à bientôt, dit l’archéologue.
– À bientôt, patron.
Cuivre lui fit un beau sourire et Pippo se mit à bégayer ; puis, elle sortit derrière Atha et ils prirent le chemin du chantier.
L’air sentait les fleurs et la résine. Des herbes vertes, coupées sauvagement, s’amoncelaient en tas des deux côtés d’une espèce de piste tracée par les niveleuses, et de leurs tiges raides s’échappaient lentement de grosses gouttes vitreuses et odorantes, qui roulaient sur le sable et s’enrobaient de grains jaunes. La voie suivait ce tracé amorcé par les machines selon les indications d’Amadis. Athanagore et Cuivre regardaient avec une vague tristesse les masses d’herbe dures rangées sans goût de part et d’autre du chemin, et les ravages exercés sur la surface lisse des dunes. Ils montèrent, puis descendirent, remontèrent encore et virent enfin le chantier.
Nus jusqu’à la ceinture, Carlo et Marin, courbés sous un soleil sans personnalité, agrippaient des deux mains des marteaux pneumatiques de fort calibre. L’air retentissait des pétarades sèches des engins, et du grondement du compresseur qui tournait à quelque distance de là. Ils travaillaient sans relâche, à demi aveuglés par le jet de sable soulevé par l’échappement et qui se collait à leur peau moite. Une mesure de voie était déjà aplanie et les deux côtés de la fouille s’élevaient nets et coupants. Ils avaient tranché dans la dune et se stabilisaient au niveau moyen du désert calculé par Anne et Angel selon les relevés topographiques effectués au préalable, et bien inférieur à la surface du sol qu’ils foulaient d’ordinaire. Il faudrait sans doute établir toute cette partie de la voie en déblai, et les monceaux de sable s’accumulaient des deux côtés.
Athanagore fronça le sourcil.
– Ça va être joli !.. murmura-t-il.
Cuivre ne répondit rien. Ils se rapprochèrent des deux hommes.
— Bonjour, dit l’archéologue.
Carlo releva la tête. Il était grand et blond et ses yeux bleus, injectés de sang, paraissaient ne pas voir son interlocuteur.
— Salut !.. murmura-t-il.
– Ça avance… apprécia Cuivre.
— C’est dur, dit Carlo. Tout dur. Comme de la pierre. Il n’y a que la couche du dessus qui soit du sable.
— C’est forcé, expliqua Athanagore. Il n’y a jamais de vent : le sable s’est pétrifié.
— Pourquoi pas en surface, alors ? demanda Carlo.
— Jusqu’à l’endroit où la chaleur du soleil cesse de pénétrer, expliqua l’archéologue, il ne pouvait pas y avoir de pétrification.
— Ah ! dit Carlo.
Marin s’arrêta à son tour.
— Si on arrête, dit-il, on va avoir ce salaud d’Arland sur le râble.
Carlo remit son marteau pneumatique en marche.
— Vous êtes tout seuls pour faire ça ? demanda Athanagore.
Il était forcé de crier pour dominer le vacarme infernal du marteau. Le long fleuret d’acier attaquait le sable en faisant jaillir une poussière bleuâtre, et, sur les deux poignées horizontales, les mains dures de Carlo se contractaient avec une sorte de désespoir.
— Tout seuls… dit Marin. Les autres cherchent le ballast.
— Les trois camions ? hurla Athanagore.
— Oui, répondit Marin sur le même ton.
Il avait une tignasse brune et hirsute, du poil sur le thorax et une figure de gosse ravagé. Ses yeux quittèrent l’archéologue et s’attardèrent sur la jeune femme.
— Qui c’est ? demanda-t-il à l’archéologue en arrêtant à son tour son marteau.
— Je m’appelle Cuivre, dit-elle en lui tendant la main. On fait le même boulot que vous, mais en dessous.
Marin sourit et serra doucement les doigts nerveux dans sa main sèche et craquelée.
— Salut… dit-il à son tour.
Carlo continuait à travailler. Marin regarda Cuivre avec regret.
— On ne peut pas s’arrêter, à cause d’Arland, sans ça, on aurait été prendre un verre.
— Et ta femme ?… cria Carlo.
Cuivre se mit à rire.
— Elle est jalouse comme ça ?
— Mais non, dit Marin, elle sait bien que je suis sérieux.
— T’aurais du mal, observa Carlo. Pas beaucoup le choix dans le coin…
— On se verra dimanche, promit Cuivre.
— Après la messe, dit Marin, pour rigoler.
— On ne va pas à la messe, par ici.
— Il y a un ermite, dit Athanagore. En principe, on ira voir l’ermite le dimanche.
— Qui est-ce qui a dit ça ? protesta Marin. J’aime mieux boire un coup avec la petite.
— L’abbé viendra vous expliquer tout ça, dit l’archéologue.
— Oh, zut, dit Marin. J’aime pas les curés.
— Qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? lui fit remarquer Carlo. Tu veux te balader avec ta femme et les gosses ?
— Je n’aime pas les curés non plus, dit Athanagore, mais celui-là n’est pas comme les autres.
— Je sais, dit Marin, mais il a une soutane quand même.
— C’est un rigolo, dit Cuivre.
— C’est les plus dangereux.
— Grouille-toi, Marin, dit Carlo, ce salaud d’Arland va nous tomber sur le poil.
— On y va… murmura l’autre.
Les marteaux pneumatiques reprirent leur percussion brutale, et, de nouveau, le sable jaillit dans l’air.
— Au revoir, les garçons, dit Athanagore. Buvez un coup chez Barrizone et mettez ça sur mon ardoise.
Il s’éloigna. Cuivre agita la main vers Carlo et Marin.
– À dimanche ! dit Marin.
— Ta gueule ! dit Carlo. C’est pas pour ta poire !
— C’est un vieux con, dit Marin.
— Non, dit Carlo. Il a l’air brave.
— C’est un bon vieux con, dit Marin. Il y en a aussi.
— Tu nous fais chier, dit Carlo.
Il essuya la sueur de sa figure d’un revers de bras. Ils pesaient légèrement sur les masses pesantes. Des blocs compacts se détachaient et s’effondraient devant eux et le sable leur brûlait la gorge. Ils avaient l’oreille faite au bruit régulier des marteaux, tant qu’ils pouvaient murmurer et s’entendre. Ils se parlaient d’habitude en travaillant, pour alléger la peine qu’ils avaient, car il n’y aurait point de fin, et voici que Carlo rêvait tout haut.
— Quand on aura fini…
— On n’aura pas fini.
— Le désert ne dure pas tout le long…
— Il y a d’autre travail.
— Nous aurons le droit de nous étendre un peu…
— Nous pourrions nous arrêter de travailler…
— Nous serions tranquilles…
— Il y aurait de la terre, de l’eau, des arbres et la belle fille.
— S’arrêter de creuser…
— On n’aura jamais fini.
— Il y a ce salaud d’Arland.
— Il ne fait rien, il gagne plus.
— Cela n’arrivera pas.
— Peut-être que le désert dure jusqu’au bout. Leurs doigts durs enserraient les poignées, le sang séchait dans leurs veines, et leur voix n’était plus perceptible, un murmure, une plainte contenue, couverte par la vibration des marteaux et qui dansait, bourdonnante autour de leurs figures en sueur, au coin de leurs lèvres brûlées. Dans le tissu compact de leur peau brune jouaient des muscles noueux, en bosses arrondies, qui remuaient comme des bêtes coordonnées.
Les yeux de Carlo se fermaient à demi, il sentait le long de ses bras tous les gestes du fleuret d’acier et le guidait, sans le voir, instinctivement.
Derrière eux s’ouvrait la grande tranche d’ombre de la coupure déjà creusée, au fond nivelé grossièrement et ils s’enfonçaient de plus en plus profondément dans la dune pétrifiée. Leur tête affleurait le niveau de leur nouvelle entaille, et, loin sur l’autre dune, ils aperçurent un instant les silhouettes réduites de l’archéologue et de la fille orange. Et puis les blocs se détachèrent et roulèrent derrière eux. Ils seraient bientôt forcés de s’arrêter pour évacuer l’énorme amoncellement de déblais ; les camions n’étaient pas encore revenus. Les chocs répétés du piston d’acier sur la tige du fleuret et le sifflement de l’air d’échappement se répercutaient contre les parois de l’entaille avec une force intolérable, mais ni Marin, ni Carlo ne l’écoutaient plus. Il y avait devant leurs yeux des étendues fraîches et vertes et des filles robustes, nues dans l’herbe, qui les attendaient.
Amadis Dudu relut le message qu’il venait de recevoir et qui portait l’en-tête du Siège Général et la signature de deux membres du Conseil d’Administration dont le Président. Ses yeux s’attardèrent sur certains mots avec une satisfaction gourmande et il commençait à préparer des phrases dans sa tête pour impressionner l’auditoire. Il fallait les réunir dans la grande salle de l’hôtel Barrizone ; le plus tôt serait le mieux. Après le travail, de préférence, et de toute façon. Et voir au préalable si Barrizone disposait d’une estrade. Une clause de la lettre concernait Barrizone lui-même et son hôtel. Les démarches allaient vite quand une puissante société s’en occupait. Les plans du chemin de fer étaient pratiquement terminés, mais toujours pas de ballast. Les camionneurs cherchaient sans relâche ; ils donnaient quelquefois de leurs nouvelles, ou bien, l’un d’eux surgissait à l’improviste, avec son camion, et repartait presque aussitôt. Amadis était un peu exaspéré par cette histoire de ballast, mais la voie se construisait tout de même, à quelque distance du sol, sur des cales. Carlo et Marin ne faisaient rien. Heureusement, Arland réussissait à en tirer le maximum, et, à eux deux, ils arrivaient à poser trente mètres de voie par jour ; d’ici quarante-huit heures, on commencerait à couper l’hôtel en deux.
On frappa à la porte.
— Entrez ! dit sèchement Amadis.
— Bon giorno, dit la Pipe en entrant.
— Bonjour, Barrizone, dit Amadis. Vous désirez me parler ?
— Si, dit Pippo. Qu’est-ce qu’ils viennent faire, ces putains de chemins de fer, à le mettre juste devant mon hôtel ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre ?
— Le Ministre vient de signer le décret d’expropriation vous concernant, dit Amadis. Je comptais vous en aviser ce soir.
— C’est des histoires diplomatiques et majuscules, ça, dit Pippo. Quand est-ce qu’ils vont enlever ça ?
— On va être obligés de démolir l’hôtel pour le faire passer au milieu, dit Amadis. Il fallait que je vous informe.
— Quoi ? dit Pippo. Démolir le fameux hôtel Barrizone ? Que ceux qui ont goûté de mes spaghettis à la Bolognese sont restés avec la Pipe toute leur vie.
— C’est regrettable, dit Amadis, mais le décret est signé. Considérez que l’hôtel est réquisitionné au profit de l’État.
— Et moi, alors ? dit Pippo. Qu’est-ce que je fous, là-dedans ? Je n’ai plus qu’à retourner chef de rang trancheur, hein ?
— Vous serez indemnisé, dit Amadis. Pas immédiatement, sans doute.
— Les pourrrques ! murmura Pippo.
Il tourna le dos à Amadis et sortit sans refermer la porte. Amadis le rappela.
— Fermez votre porte !
— Et, ce n’est plus ma porte, dit la Pipe furieux. Fermez-la vous-même !
Il s’en alla en marmottant des jurons à résonance méridionale.
Amadis pensa qu’il aurait dû faire réquisitionner Pippo en même temps que l’hôtel, mais le processus était plus complexe et les formalités auraient demandé trop de temps. Il se leva et fit le tour de son bureau. Il se trouva nez à nez avec Angel qui entrait sans frapper, et pour cause.
— Bonjour, Monsieur, dit Angel.
— Bonjour, dit Amadis, sans lui tendre la main.
Il acheva son tour et se rassit.
— Fermez votre porte, s’il vous plaît, dit-il. Vous désirez me parler ?
— Oui, dit Angel. Quand serons-nous payés ?
— Vous êtes bien pressés.
— J’ai besoin d’argent et nous devrions être payés depuis trois jours.
— Est-ce que vous vous rendez compte que nous sommes dans un désert ?
— Non, dit Angel. Dans un vrai désert il n’y a pas de chemin de fer.
— C’est un sophisme, estima Amadis.
— C’est ce qu’on vous voudra, dit Angel. Le 975 passe souvent.
— Oui, dit Amadis, mais on ne peut pas confier un envoi à un conducteur fou.
— Le receveur n’est pas fou.
— J’ai voyagé avec lui, dit Amadis. Je vous assure qu’il est pas normal.
— C’est long, dit Angel.
— Vous êtes un gentil garçon, dit Amadis… Physiquement, je veux dire. Vous avez… une peau assez plaisante. Aussi, je vais vous apprendre quelque chose que vous ne saurez que ce soir.
— Mais non, dit Angel, puisque vous allez me le dire.
— Je vous le dirai si vous êtes vraiment un gentil garçon. Approchez-vous.
— Je ne vous conseille pas de me toucher, dit Angel.
— Regardez-le ! Il prend la mouche tout de suite ! s’exclama Amadis. Ne soyez pas si raide, voyons !
– Ça ne me dit rien du tout.
— Vous êtes jeune. Vous avez tout le temps de changer.
— Est-ce que vous me dites ce que vous avez à me dire ou est-ce que je dois m’en aller ? dit Angel.
— Eh bien ! vous allez être diminués de vingt pour cent.
— Qui ?
— Vous, Anne, les agents d’exécution, et Rochelle. Tous, sauf Arland.
— Quel salaud, cet Arland ! murmura Angel.
— Si vous montriez de la bonne volonté, dit Amadis, j’aurais pu vous éviter ça.
— Je suis plein de bonne volonté, dit Angel. J’ai terminé mon travail trois jours plus tôt que vous ne me l’aviez demandé, et j’ai presque fini le calcul des éléments de la gare principale.
— Je n’insiste pas sur ce que moi j’entends par bonne volonté, dit Amadis. Pour plus d’éclaircissements, vous pourriez vous adresser à Dupont.
— Qui est Dupont ?
— Le cuisinier de l’archéologue, dit Amadis. Un gentil garçon, ce Dupont, mais quelle garce !
— Ah, oui ! Je vois qui vous voulez dire.
— Non, dit Amadis. Vous confondez avec Lardier. Lardier, il me dégoûte.
— Pourtant… dit Angel.
— Non, vraiment, Lardier est répugnant. D’ailleurs, il a été marié.
— Je comprends.
— Vous ne pouvez pas me blairer, hein ? demanda Amadis.
Angel ne répondit pas.
— Je sais bien. Cela vous gêne. Je n’ai pas l’habitude de faire des confidences à n’importe qui, vous savez, mais je vais vous avouer que je me rends parfaitement compte de ce que vous pensez tous de moi.
— Et alors ? dit Angel.
— Alors, je m’en fous, dit Amadis. Je suis pédéraste et qu’est-ce que vous voulez y changer ?
— Je ne veux rien y changer, dit Angel. En un sens je préfère ça.
– À cause de Rochelle ?
— Oui, dit Angel. À cause de Rochelle. J’aime mieux que vous ne vous occupiez pas d’elle.
— Parce que je suis séduisant ? demanda Amadis.
— Non, dit Angel. Vous êtes affreux, mais c’est vous le patron.
— Vous avez, une drôle de façon de l’aimer, dit Amadis.
— Je sais comment elle est. Ce n’est pas parce que je l’aime que je ne la vois pas.
— Comment pouvez-vous aimer une femme ? dit Amadis.
Il semblait se parler à lui-même.
— C’est inconcevable ! Ces choses molles qu’elles ont partout. Ces espèces de replis humides…
Il frissonna.
— Horrible…
Angel se mit à rire.
— Enfin, dit Amadis, de toutes façons, ne prévenez pas Anne que vous êtes diminué. Je vous ai dit ça confidentiellement. De femme à homme.
— Merci, dit Angel. Vous ne savez pas quand l’argent arrivera ?
— Je ne sais pas. Je l’attends.
— Bon.
Angel baissa la tête, regarda ses pieds, ne leur trouva rien de spécial et releva la tête.
— Au revoir, dit-il.
— Au revoir, dit Amadis. Ne pensez pas à Rochelle.
Angel sortit et rentra aussitôt.
— Où est-elle ?
— Je l’ai envoyée à l’arrêt du 975 porter le courrier.
— Bon, dit Angel.
Il quitta la pièce et ferma la porte.
Pourquoi ce type d’invariance avait-il échappé au calcul tensoriel ordinaire ?
— Prêt ! dit l’interne.
— Tournez, dit Mangemanche.
D’un geste énergique, l’interne lança l’hélice de bois dur. Le moteur éternua, fit un rot méchant et il y eut un retour. L’interne poussa un glapissement et prit sa main droite dans sa main gauche.
– Ça y est ! dit Mangemanche. Je vous avais dit de vous méfier.
— Nom de Dieu ! dit l’interne. Nom de dieu de nom de dieu de merde ! Qu’est-ce que ça déménage !
— Faites voir ?
L’interne tendit la main. L’ongle de son index était tout noir.
— C’est rien, dit Mangemanche. Vous avez encore votre doigt. Ça sera pour la prochaine fois.
— Non.
— Si, dit Mangemanche. Ou alors, faites attention.
— Mais je fais attention, dit l’interne. Je n’arrête pas de faire attention, et ce nom de dieu de merde de moteur me part tout le temps dans les pattes. J’en ai marre, à la fin.
— Si vous n’aviez pas fait ce que vous avez fait… dit sentencieusement le professeur.
— Oh, la barbe, avec cette chaise…
— Bon !
Mangemanche recula, prit son élan et envoya à l’interne un direct en pleine mâchoire.
— Oh !.. gémit l’interne.
— Vous ne sentez plus votre main, maintenant, hein ?
— Grrr… fit l’interne.
Il paraissait prêt à mordre.
— Tournez ! dit Mangemanche.
L’interne s’arrêta et se mit à pleurer.
— Ah ! Non ! cria Mangemanche. Assez ! Vous pleurez tout le temps, à la fin ! Ça devient une manie. Foutez-moi la paix, et tournez cette hélice… Ça ne prend plus, vos larmes.
— Mais, ça n’a jamais pris, dit l’interne vexé.
— Justement. Je ne comprends pas que vous ayez le culot d’insister.
— Oh ! ça va, dit l’interne. Je n’insiste pas.
Il fouilla dans sa poche et exhiba un mouchoir très dégoûtant. Mangemanche s’impatientait.
– Ça avance, oui ou zut ?
L’interne se moucha et remit le mouchoir dans sa poche. Puis, il s’approcha du moteur, et, d’un air réticent, s’apprêta à lancer l’hélice.
— Allez ! commanda Mangemanche.
L’hélice fit deux tours, le moteur crachota soudain et partit, et les pales vernies disparurent dans un tourbillon gris.
— Augmentez la compression, dit Mangemanche.
— Je vais me brûler ! protesta l’interne.
— Oh !.. fit le professeur excédé, ce que vous êtes…
— Merci, dit l’interne.
Il régla le petit levier.
— Arrêtez-le ! dit Mangemanche.
L’interne coupa l’arrivée d’essence en tournant le pointeau et le moteur s’arrêta, balançant son hélice d’un air mal assuré.
— Bon, dit le professeur. On va aller l’essayer dehors.
L’interne conservait son air renfrogné.
— Allons, fit Mangemanche. De l’entrain, que diable ! Ce n’est pas un enterrement.
— Pas encore, précisa l’interne, mais ça va venir.
— Prenez cet avion et amenez-vous, dit le professeur.
— On le laisse voler libre ou on l’attache ?
— Libre, bien sûr. Ça ne serait pas la peine d’être dans un désert.
— Jamais je ne me suis senti moins seul que dans ce désert-là.
— Assez de jérémiades, dit Mangemanche. Il y a une belle fille, vous savez, dans un coin. Elle a la peau d’une drôle de couleur, mais rien à dire sur sa forme.
— Oui ? demanda l’interne.
Il semblait plus compréhensif.
— Certes oui, dit Mangemanche.
L’interne rassemblait les éléments épars de l’avion qu’ils devaient monter à l’extérieur. Le professeur examina la pièce avec satisfaction.
— Gentille petite infirmerie que nous avons là, dit-il.
— Oui, dit l’interne. Pour ce qu’on y fait. Personne n’est malade dans ce sacré coin. Je suis en train d’oublier tout ce que je savais.
— Vous serez moins dangereux, assura Mangemanche.
— Je ne suis pas dangereux.
— Toutes les chaises ne sont pas de cet avis. L’interne devint bleu roi et les veines de ses tempes se mirent à battre spasmodiquement.
– Écoutez, dit-il. Encore un mot sur cette chaise et je…
— Je quoi ? railla Mangemanche.
— J’en tue une autre…
— Quand vous voudrez, dit Mangemanche. En fait, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Allons, venez.
Il sortit, et sa chemise jaune projeta dans l’escalier du grenier une lumière suffisante pour l’empêcher de trébucher sur les marches inégales. Mais l’interne n’y manqua point, et chut sur les fesses heureusement pour l’avion. Il arriva en bas, presque en même temps que le professeur.
— C’est malin, dit celui-ci. Vous ne pouvez pas vous servir de vos pieds ?
L’interne se frotta les fesses d’une seule main. De l’autre, il maintenait les ailes et le fuselage du Ping 903.
Ils descendirent encore et se trouvèrent au rez-de-chaussée. Pippo, derrière son comptoir, vidait méthodiquement une bouteille de Turin.
— Salut ! dit le professeur.
— Bonjour, patron, dit Pippo.
– Ça va, les affaires ?
— Amapolis me fout dehors.
— Ce n’est pas vrai ?
— Il m’extériorise. Encore du majuscule. C’est pour de vrai.
— Il t’exproprie ?
— Eh, c’est comme il disait, fit la Pipe. Il m’extériorise.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Eh, je n’en sais rien. Je n’ai plus qu’à me fourrer dans le gabinets, et c’est fini, elle est morte.
— Mais il est idiot, dit Mangemanche, ce type-là !
L’interne s’impatientait.
— On va le faire voler, cet avion ?
— Tu viens avec nous, la Pipe ? dit Mangemanche.
— Eh, je m’en fous, moi, de ce pourrrque d’avion !
— Alors, à tout à l’heure, dit Mangemanche.
— Au revoir, patron. Il est beau comme une cerise, cet avion.
Mangemanche sortit, suivi de l’interne.
— Quand est-ce qu’on peut la voir ? demanda ce dernier.
— Qui ?
— La belle fille.
— Oh, vous m’embêtez, dit Mangemanche. On va faire marcher cet avion, et c’est tout.
— Mince, alors, dit l’interne. Vous me faites miroiter ça devant les yeux, et puis pfuitt… plus rien. Vous êtes dur !
— Et vous ?
— Ben je comprends que je le suis, dit l’interne. Ça fait trois semaines qu’on est là. Vous vous rendez compte, et j’ai pas fait ça une seule fois !
— Bien sûr ? dit Mangemanche. Même avec les femmes des agents d’exécution ? Qu’est-ce que vous faites à l’infirmerie le matin, quand je dors ?
— Je me… dit l’interne.
Mangemanche le regarda sans comprendre, et puis il éclata de rire.
— Bon sang ! dit-il. C’est… vous… vous… C’est trop drôle !.. C’est pour ça que vous êtes de si mauvaise humeur !..
— Vous croyez ? demanda l’interne un peu inquiet.
— Certainement. C’est très malsain.
— Oh ! dit l’interne. Vous ne l’avez jamais fait, hein ?
— Jamais tout seul, dit Mangemanche. L’interne se tut, car ils gravissaient une haute dune et il avait besoin de tout son souffle. Mangemanche se remit à rire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’interne.
— Rien. Je pense seulement à la tête que vous devez avoir.
Il riait si fort qu’il s’effondra sur le sable. De grosses larmes jaillissaient de ses yeux et sa voix s’étranglait dans un hurlement d’allégresse. L’interne tournait la tête d’un air boudeur, et posa par terre les morceaux de l’avion qu’il se mit, agenouillé, à assembler tant bien que mal. Mangemanche reprenait son calme.
— D’ailleurs, vous avez très mauvaise mine.
— Vous êtes sûr ?
L’interne se sentait de plus en plus inquiet.
— Parfaitement sûr. Vous savez, vous n’êtes pas le premier.
— Je croyais… murmura l’interne.
Il considéra les ailes et la carlingue.
— Alors, vous pensez que d’autres l’ont fait avant moi ?
— Naturellement.
— Bien entendu, je le pensais aussi, dit l’interne. Mais dans les mêmes conditions ? Dans le désert, parce qu’il n’y a pas de femmes ?
— Sans doute, dit Mangemanche. Vous croyez que le symbole de Saint-Siméon stylite signifie autre chose ? Cette colonne ? Ce type perpétuellement occupé de sa colonne ? Enfin, c’est transparent ! Vous avez étudié Freud, je suppose ?
— Mais non, dit l’interne. C’est démodé, voyons ! Il n’y a que les arriérés pour croire encore à ces choses-là.
— C’est une chose, dit Mangemanche, et la colonne en est une autre. Il y a tout de même des représentations et des transferts, comme disent les philosophes, et des complexes, et du refoulement, et de l’onanisme aussi dans votre cas particulier.
– Évidemment, dit l’interne, vous allez encore me dire que je ne suis qu’un crétin.
— Mais non, dit Mangemanche. Vous n’êtes pas très intelligent, c’est tout. On peut vous pardonner ça.
L’interne avait assemblé les ailes et le fuselage et disposait avec goût l’empennage. Il s’arrêta quelques instants pour réfléchir aux paroles de Mangemanche.
— Mais vous, lui dit-il. Comment faites-vous ?
— Comment est-ce que je fais quoi ?…
— Je ne sais pas…
— C’est une question vague, ça, dit Mangemanche. Si vague, dirai-je même, qu’elle en devient indiscrète.
— Je n’ai pas voulu vous vexer, dit l’interne.
— Oh, je sais bien. Mais vous avez le don de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.
— J’étais mieux là-bas, dit l’interne.
— Moi aussi, dit Mangemanche.
— J’ai le cafard.
– Ça va se passer. C’est ce sable.
— Ce n’est pas le sable. Cela manque d’infirmières, d’internes, de malades…
— De chaises aussi, hein ? dit Mangemanche.
L’interne hocha la tête et une expression d’amertume se répandit par plaques sur son visage.
— Vous me la reprocherez toute la vie, hein, cette chaise ?
– Ça ne fait encore pas très longtemps, dit Mangemanche. Vous ne vivrez pas vieux. Vous avez de trop mauvaises habitudes.
L’interne hésita, ouvrit la bouche et la referma sans rien dire. Il se mit à tripoter le cylindre et le moteur, et Mangemanche le vit sursauter, puis regarder sa main comme il l’avait fait une demi-heure auparavant. Une large déchirure saignait sur sa paume. Il se tourna vers Mangemanche. Il ne pleurait pas, mais il était très pâle et ses lèvres vertes.
— Il m’a mordu… murmura-t-il.
— Qu’est-ce que vous lui avez encore fait ? demanda Mangemanche.
— Mais… rien… dit l’interne. Il posa l’avion sur le sable.
– Ça me fait mal.
— Faites voir.
Il tendit sa main.
— Passez-moi votre mouchoir, dit Mangemanche.
L’interne lui tendit son dégoûtant chiffon, et Mangemanche tant bien que mal lui banda la main en donnant tous les signes d’une répulsion prononcée.
– Ça va ?
– Ça va, dit l’interne.
— Je vais le lancer moi-même, dit le professeur. Il saisit l’avion et mit adroitement le moteur en marche.
— Tenez-moi par la taille !.. cria-t-il à l’interne pour dominer le bruit du moteur.
L’interne le saisit à pleins bras. Le professeur régla la vis d’admission et l’hélice se mit à tourner si vite que l’extrémité des pales commençait à passer au rouge sombre. L’interne se cramponnait à Mangemanche qui vacillait, secoué par le vent furieux du modèle.
— Je lâche, dit Mangemanche.
Le Ping 903 partit comme une balle et s’évanouit en quelques secondes. Saisi, l’interne qui tirait toujours lâcha prise et s’étala. Il resta assis, le regard vide, tourné vers le point où l’avion venait de disparaître. Mangemanche renifla.
— Ma main me fait mal, dit l’interne.
– Ôtez cette loque, dit le professeur.
La plaie béait et des bourrelets verdâtres se soulevaient tout autour. Le centre, rouge noir, bouillonnait déjà à petites bulles rapides.
— Hé !.. dit Mangemanche.
Il empoigna l’interne par le bras.
— Venez soigner ça !..
L’autre se leva et se mit à galoper sur ses jambes molles. Ils couraient tous deux vers l’hôtel Barrizone.
— Et l’avion ? dit l’interne.
— Il a l’air de marcher, dit Mangemanche.
— Il va revenir ?
— Je pense. Je l’ai réglé pour ça.
— Il va très vite…
— Oui.
— Comment va-t-il s’arrêter ?
— Je ne sais pas… dit Mangemanche. Je n’y avais pas du tout pensé.
— C’est ce sable… dit l’interne.
Ils entendirent un bruit aigu et quelque chose siffla un mètre au-dessus de leurs têtes, puis il y eut une sorte d’explosion et les vitres de la salle du rez-de-chaussée s’étoilèrent d’un trou net dont la forme était celle du Ping. À l’intérieur, ils entendirent des bouteilles tomber, l’une après l’autre, et se fracasser sur le sol.
— Je file en avant, dit Mangemanche.
L’interne s’arrêta et vit la silhouette noire du professeur dévaler la pente en trombe. Son col jaune vif luisait au-dessus de sa redingote démodée. Il ouvrit la porte et disparut dans l’hôtel. Puis l’interne regarda sa main et se remit à galoper à pas pesants et incertains.
Angel espérait retrouver Rochelle et la raccompagner jusqu’au bureau d’Amadis et il se hâtait à travers les dunes, marchant vite dans les montées et courant à longues enjambées dans les descentes. À ce moment-là, ses pieds s’enfonçaient loin dans le sable avec un bruit étouffé et mat. Il atterrissait parfois sur une touffe d’herbe et percevait alors le craquement des tiges dures et l’odeur de résine fraîche.
L’arrêt du 975 se trouvait à deux mesures environ de l’hôtel. À l’allure d’Angel, il ne fallait pas longtemps. Il aperçut Rochelle qui revenait au moment où elle se détacha tout en haut de la dune. Il était dans le creux. Il voulait courir pour monter la pente, mais il ne pouvait pas et la rejoignit à mi-côte.
— Bonjour ! dit Rochelle.
— Je suis venu vous chercher.
— Anne travaille ?
— Je crois.
Il y eut un silence ; cela commençait mal. Heureusement, Rochelle se tordit le pied et prit le bras d’Angel pour consolider sa marche.
— Ce n’est pas commode, dans ces dunes, dit Angel.
— Non, avec des souliers à hauts talons, surtout.
— Vous en mettez toujours pour sortir ?
— Oh, je ne sors pas souvent. Je reste plutôt avec Anne à l’hôtel.
— Vous l’aimez beaucoup ? demanda Angel.
— Oui, dit Rochelle, il est très propre, et très bien bâti et très sain. J’aime énormément coucher avec lui.
— Mais intellectuellement… dit Angel.
Il s’efforçait de ne pas penser aux paroles de Rochelle. Elle rit.
— Intellectuellement, je suis servie. Quand j’ai fini de travailler avec Dudu, je ne songe pas à tenir des conversations intellectuelles !..
— Il est idiot.
— Il connaît son métier, en tout cas, dit Rochelle. Et je vous jure que, pour le travail, c’est un homme à qui on ne la fait pas.
— C’est un sale type.
— Ils sont très gentils avec les femmes.
— Il me dégoûte.
— Vous ne pensez qu’au physique.
— Ce n’est pas vrai, dit Angel. Avec vous, oui.
— Vous m’ennuyez, dit Rochelle. J’aime bien parler avec vous ; j’aime bien coucher avec Anne ; et j’aime bien travailler avec Dudu ; mais je ne peux pas imaginer que je coucherais avec vous. Cela me paraît obscène.
— Pourquoi ? dit Angel.
— Vous attachez tellement d’importance à ça…
— Non, j’attache de l’importance à ça avec vous.
— Ne dites pas ça. Ça… ça m’ennuie… ça me dégoûte un peu.
— Mais je vous aime, dit Angel.
— Mais oui, vous m’aimez, bien sûr. Ça me fait plaisir ; je vous aime bien aussi, comme si vous étiez mon frère, je vous l’ai déjà dit ; mais je ne peux pas coucher avec vous.
— Pourquoi ?
Elle eut un petit rire.
— Après Anne, dit-elle, on n’a plus envie de rien que de dormir.
Angel ne répondit pas. Elle était dure à tirer, car ses souliers la gênaient pour marcher. Il la regarda de profil. Elle portait un pull-over de tricot mince à travers lequel saillaient les pointes de ses seins, un peu affaissés, mais tentants encore. Son menton avait une courbe vulgaire, et Angel l’aimait plus que n’importe qui.
— Qu’est-ce qu’il vous fait faire, Amadis ?
— Il me dicte du courrier ou des rapports. Il a toujours du travail à me donner. Des notes sur le ballast, sur les agents d’exécution, sur l’archéologue, sur tout.
— Je ne voudrais pas que vous…
Il s’arrêta.
— Que je quoi ?
— Rien… Si Anne s’en allait, est-ce que vous iriez avec lui ?
— Pourquoi voulez-vous qu’Anne s’en aille ? Les travaux sont loin d’être terminés.
— Oh, dit Angel, je ne veux pas qu’Anne s’en aille. Mais s’il ne vous aimait plus ?
Elle rit.
— Vous ne diriez pas ça si vous le voyiez…
— Je ne veux pas le voir, dit Angel.
— Bien sûr, dit Rochelle. Ça serait dégoûtant. Nous ne nous tenons pas toujours très bien.
— Taisez-vous ! dit Angel.
— Vous m’ennuyez. Vous êtes toujours triste. C’est assommant.
— Mais je vous aime !.. dit Angel.
— Mais oui. C’est assommant. Quand Anne en aura assez de moi, je vous ferai signe.
Elle rit encore.
— Vous allez rester célibataire longtemps !..
Angel ne répondit pas. Ils se rapprochèrent de l’hôtel. Soudain, il entendit un sifflement violent et le fracas d’une explosion.
— Qu’est-ce que c’est ? dit Rochelle distraitement.
— Je ne sais pas… dit Angel.
Ils s’arrêtèrent pour écouter. Il n’y eut qu’un silence ample et majestueux, puis un vague cliquetis de verre.
— Quelque chose est arrivé… dit Angel. Dépêchons-nous !..
C’était un prétexte pour la serrer un peu plus.
— Laissez-moi… dit Rochelle. Allez voir. Je vous retarderais.
Angel soupira et partit sans se retourner. Elle progressait avec précaution sur ses talons trop hauts. Maintenant, on entendait des bruits de voix.
Il vit, dans la paroi vitrée, un trou de forme précise. Des éclats de vitre jonchaient le sol. Des gens s’agitaient dans la salle. Angel poussa la porte et entra. Il y avait Amadis, l’interne, Anne et le Dr Mangemanche. Devant le comptoir reposait le corps de Joseph Barrizone. La moitié supérieure de sa tête manquait.
Angel leva les yeux et vit, fiché dans le mur opposé à la façade vitrée, le Ping 903, engagé jusqu’au train d’atterrissage dans la maçonnerie. Sur le plan supérieur gauche, il y avait le reste du crâne de la Pipe qui glissa doucement jusqu’à l’extrémité effilée de l’aile et s’abattit sur le sol avec un choc mat, amorti par les cheveux noirs frisés de La Pipe.
— Qu’est-il arrivé ? dit Angel.
— C’est l’avion, expliqua l’interne.
— Je comptais justement, dit Amadis, lui apprendre que les agents d’exécution commenceront à couper l’hôtel demain soir. Il y avait des dispositions à prendre. C’est insupportable, écoutez.
Il semblait s’adresser à Mangemanche. Ce dernier taquinait nerveusement sa barbiche.
— Il faut le transporter, dit Anne. Aidez-moi. Il prit le cadavre par les aisselles et l’interne saisit les pieds. À reculons, Anne se dirigea vers l’escalier. Il monta lentement ; il maintenait loin de lui la tête saignante de Pippo et le corps s’incurvait entre leurs bras pour traîner presque sur les marches, inerte et inconsistant. L’interne souffrait beaucoup à cause de sa main.
Amadis regarda la salle. Il regarda le docteur Mangemanche. Il regarda Angel. Rochelle, qui arrivait tout doucement, entra dans la pièce.
— Ah ! dit Amadis. Vous voilà ! Il y avait du courrier ?
— Oui, dit Rochelle. Qu’y a-t-il ?
— Rien, dit Amadis. Un accident. Venez, j’ai des lettres urgentes à vous dicter. On vous expliquera ça.
Il alla rapidement vers l’escalier. Rochelle le suivait. Angel ne la quitta pas des yeux tout le temps qu’elle fut visible, puis il reporta son regard vers la tache noire devant le comptoir. Un des sièges de cuir blanc était tout éclaboussé de gouttelettes irrégulières en rangée lâche.
— Venez, dit le Pr Mangemanche. Ils laissèrent la porte ouverte.
— C’est le modèle réduit ? dit Angel.
— Oui, répondit Mangemanche. Il marchait bien.
— Trop, dit Angel.
— Non, pas trop. Lorsque j’ai quitté mon cabinet, je pensais trouver le désert. Comment vouliez-vous que je sache qu’il y avait un restaurant en plein milieu ?
— C’est un hasard, dit Angel. Personne ne vous reproche rien.
— Vous croyez ?… dit Mangemanche. Je vous expliquerai. On se figure, lorsqu’on n’a jamais fait de modèle réduit, que c’est un divertissement un peu enfantin. Mais c’est inexact. Il y a autre chose. Vous n’en avez jamais fait ?
— Non.
— Vous ne pouvez pas vous rendre compte, alors. Il y a, positivement, une ivresse du modèle réduit. Courir derrière un modèle réduit qui file devant vous, tout droit, en montant lentement, ou qui tourne autour de votre tête avec un petit frémissement, tellement raide et gauche dans l’air, et qui vole… Je pensais que le Ping irait vite, mais pas si vite. C’est ce moteur.
Il s’arrêta brusquement.
— Je ne pensais plus à l’interne.
— Il s’est fait mordre par le moteur, dit Mangemanche. Je l’ai laissé monter le corps de Pippo. Il a fait ça machinalement.
Ils revenaient sur leurs pas.
— Il faut que j’aille le soigner. Pouvez-vous m’attendre là ? Je ne serai pas long…
— Je vous attends, dit. Angel.
Le Pr Mangemanche partit au pas gymnastique et Angel le vit pénétrer dans l’hôtel.
Brillantes et vives, les fleurs d’hépatrol s’ouvraient largement aux nappes de lumière jaune qui s’abattaient sur le désert. Angel s’assit sur le sable. Il avait l’impression de vivre au ralenti. Il regrettait de ne pas avoir aidé l’interne à porter Pippo.
De sa place, il entendait les coups amortis des lourds marteaux de Marin et Carlo qui enfonçaient dans les traverses pesantes les crampons à tête recourbée destinés à maintenir les rails. De temps à autre, une des masses de fer heurtait l’acier du rail, et en tirait un long cri vibrant qui perçait la poitrine. Plus loin encore, il percevait les rires joyeux de Didiche et Olive. Ils chassaient la lumette, pour changer.
Rochelle était une sale garce. De quelque façon qu’on la prenne. Et ses seins… De plus en plus bas. Anne va la bousiller complètement. La distendre. L’amollir. La presser. Une demi-peau de citron. Elle a toujours de belles jambes. La première chose qu’on…
Il s’arrêta et se mit à penser 45 degrés plus à gauche. Il est absolument inutile de formuler des commentaires obscènes à l’égard d’une fille qui, à tout prendre n’est qu’un trou, du poil autour, et qui… Encore 45 degrés, car ça ne suffit pas. Il faut la prendre et arracher ce qu’elle a sur le dos, et crocher dans ça à coups d’ongle, l’amocher à son tour. Mais, sortie des mains d’Anne, il ne restera plus rien à faire. Déjà tant abîmée, tant flétrie, cernes, marbrures, muscles mous, rodée, salie, relâchée. La cloche et son battant. De l’espace entre. Plus rien de frais. Plus rien de neuf. L’avoir eue avant Anne. La première fois. Son odeur neuve. Ceci pouvait se faire, par exemple, après avoir été traîner dans un petit club de danse, un retour en voiture, le bras autour de la taille, un accident, elle a peur. Ils viennent de renverser Cornélius Onte qui gît sur le trottoir. Il est heureux. Il n’ira pas en Exopotamie, et pour voir, Messieurs et Mesdames, l’homme embrasser la femme, il suffit de se retourner ; ou d’arriver, dans le train, au moment où l’homme embrasse la femme, car l’homme embrasse tout le temps la femme et la prend par tout le corps avec ses mains et cherche l’odeur de la femme sur tout le corps de la femme ; mais ce n’est pas l’homme qu’il faut. De cela résulte, en fait, l’impression de la possibilité, et il suffit de terminer sa vie, à plat ventre sur une chose à se coucher, et de baver en laissant pendre sa tête, et de s’imaginer qu’on peut baver toute sa vie ; imagination déraisonnable s’il en fut, car on n’a pas assez de bave disponible pour ça. Baver, la tête pendante, a pourtant une action lénifiante et les gens ne le font pas assez. Il faut dire, à leur décharge…
Il est absolument inutile de formuler des commentaires obscènes à l’égard d’une fille qui…
Le Pr Mangemanche donna un petit coup de poing sur la tête d’Angel qui tressaillit.
— Et l’interne ? demanda-t-il.
— Heu… dit Mangemanche.
— Quoi ?
— Je vais attendre jusqu’à demain soir, et on lui coupera la main.
– À ce point-là ?
— On peut vivre avec une main, dit Mangemanche.
— C’est sans main, dit Angel.
— Oui, dit Mangemanche. En poussant ce raisonnement assez loin, et compte tenu de certaines hypothèses de base, on doit arriver à vivre absolument sans corps.
— Ce ne sont pas des hypothèses admissibles, dit Angel.
— En tout cas, dit le professeur, je vous préviens qu’on va me coffrer bientôt.
Angel s’était relevé. Derechef, il s’éloignait de l’hôtel.
— Pourquoi ?
Le Pr Mangemanche atteignit un petit carnet dans sa poche intérieure gauche. Il l’ouvrit à la dernière page. Sur deux colonnes s’alignaient des noms. Un nom de plus dans la colonne de gauche que dans celle de droite.
— Regardez, dit le professeur.
— C’est votre carnet à malades ? dit Angel.
— Oui. Ceux de gauche, je les ai guéris. Ceux de droite sont morts. Tant que j’ai de l’avance à gauche, je peux y aller.
— Comment ça ?
— Je veux dire que je peux tuer des gens jusqu’à concurrence du nombre de gens que j’ai guéris.
— Les tuer de but en blanc ?
— Oui. Naturellement. Je viens de tuer Pippo et je suis juste à égalité.
— Mais vous n’aviez pas plus d’avance que ça !
— Après la mort d’une de mes malades[8], dit Mangemanche, il y a deux ans, j’ai fait de la neurasthénie, alors j’ai tué pas mal de gens. Bêtement, en fait ; je n’en ai pas vraiment profité.
— Mais vous pourriez en guérir de nouveaux, dit Angel, et vivre une vie tranquille.
— Personne n’est malade ici, dit le professeur. Je ne peux pas en inventer. En outre, je n’aime pas la médecine.
— Mais l’interne ?
— C’est encore de ma faute. Si je le guéris, ça sera annulé. S’il en meurt…
— La main en moins, ça ne compte pas ?
— Oh, tout de même non ! dit le professeur. Tout de même pas une simple main.
— Je vois, dit Angel qui ajouta : pourquoi va-t-on vous coffrer ?
— C’est la loi. Vous devriez le savoir.
— Vous savez, dit Angel, en général, on ne sait rien. Et les gens qui devraient savoir, même, c’est-à-dire ceux qui savent manipuler les idées, les triturer, et les présenter de telle sorte qu’ils s’imaginent avoir une pensée originale, ne renouvellent jamais leur fond de choses à triturer, de sorte que leur mode d’expression est toujours de vingt ans en avance sur la matière de cette expression. Il résulte de ceci qu’on ne peut rien apprendre avec eux parce qu’ils se contentent de mots.
— Ce n’est pas utile de vous perdre dans des discours philosophiques pour m’expliquer que vous ne connaissez pas la loi, dit le professeur.
— Certainement, dit Angel, mais il est nécessaire que ces réflexions trouvent leur place quelque part. Si tant est qu’il s’agisse de réflexions. Pour ma part j’inclinerais à les traiter de simples réflexes d’individu sain et susceptible de constater.
— Constater quoi ?
— Constater, objectivement, et sans préjugés.
— Vous pouvez ajouter : sans préjugés bourgeois, dit le professeur. Ça se fait.
— Je veux bien, dit Angel. Ainsi, les individus en question ont étudié si longuement et si à fond les formes de la pensée que les formes leur masquent la pensée elle-même. Vient-on à leur mettre le nez dedans, ils vous bouchent la vue au moyen d’un autre morceau de forme. Ils ont enrichi la forme elle-même d’un grand nombre de pièces et de dispositifs mécaniques ingénieux, et s’efforcent de la confondre avec la pensée en question, dont la nature purement physique, d’ordre réflexe, émotionnel et sensoriel, leur échappe en totalité.
— Je ne comprends pas du tout, dit Mangemanche.
— C’est comme en jazz, dit Angel. La transe.
— J’entrevois, dit Mangemanche. Vous voulez dire : de la même façon, certains individus y sont sensibles, et d’autres pas.
— Oui, dit Angel. C’est très curieux, lorsqu’on est en transe, de voir des gens pouvoir continuer à parler et à manœuvrer leurs formes. Lorsqu’on sent la pensée, je veux dire. La chose matérielle.
— Vous êtes fumeux, dit Mangemanche.
— Je ne cherche pas à être clair, dit Angel, parce que ça m’embête tellement d’essayer d’exprimer une chose que je ressens si clairement ; et, par ailleurs, je me fous en totalité de pouvoir ou non faire partager mon point de vue aux autres.
— On ne peut pas discuter avec vous, dit Mangemanche.
— Je crois qu’on ne peut pas, dit Angel. Vous m’accorderez cette circonstance atténuante que c’est la première fois, depuis le début, que je me hasarde à quelque chose de ce genre.
— Vous ne savez pas ce que vous voulez, dit Mangemanche.
— Lorsque je suis satisfait dans mes bras et dans mes jambes, dit Angel, et que je peux rester mou et relâché comme un sac de son, je sais que j’ai ce que je veux, parce qu’alors, je peux penser à comme je voudrais que ce soit.
— Je suis complètement abruti, dit Mangemanche. La menace impendante, implicite et implacable dont je suis présentement l’objet ne doit pas être étrangère, pardonnez-moi l’allitération, à l’état nauséeux et voisin du coma dans lequel se trouve ma carcasse de quadragénaire barbu. Vous feriez mieux de me parler d’autre chose.
— Si je parle d’autre chose, dit Angel, je vais parler de Rochelle, et ça foutra par terre l’édifice péniblement construit par mes soins depuis quelques minutes. Parce que j’ai envie de baiser Rochelle.
— Mais bien sûr, dit Mangemanche. Moi aussi. Je compte le faire, après vous, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, et si la police m’en laisse le temps.
— J’aime Rochelle, dit Angel. Il est probable que ça va m’entraîner à faire des blagues. Car je commence à en avoir assez. Mon système est trop parfait pour pouvoir jamais être réalisé : en outre, il est incommunicable, aussi, je serais forcé de le mettre en application tout seul, et les gens ne s’y prêteraient pas. Par conséquent, ce que je peux faire comme blagues n’a pas d’importance.
— Quel système ? dit Mangemanche. Vous m’abrutissez littéralement, aujourd’hui.
— Mon système de solutions à tous les problèmes, dit Angel. J’ai réellement trouvé des solutions à tout. Elles sont excellentes et d’un bon rendement, mais je suis le seul à les connaître, et je n’ai pas le temps de les faire connaître aux autres, car je suis très occupé. Je travaille et j’aime Rochelle. Vous voyez ?
— Des gens font beaucoup plus de choses, dit le professeur.
— Oui, dit Angel, mais il me faut encore le temps de rester par terre, à plat ventre, et de baver. Je le ferai bientôt. J’attends beaucoup de cette pratique.
— Si le type vient m’arrêter demain, dit Mangemanche, je vous demanderai de soigner l’interne. Je lui couperai la main avant de m’en aller.
— On ne peut pas encore vous arrêter, dit Angel. Vous avez droit à un cadavre de plus.
— Ils vous arrêtent quelquefois d’avance, répondit le professeur. La loi va tout de travers, en ce moment.
À grands pas, l’abbé Petitjean arpentait la piste. Il portait un bissac lourdement chargé et balançait négligemment son bréviaire au bout d’une ficelle comme font les bachoteurs de leur encrier. Pour se charmer l’ouïe, de plus, il chantait (et pour se sanctifier aussi) un vieux cantique :
Une souris ver-teu
Qui courait dans l’her-beu
Je l’attrapeu par la queu
Je la montre à ces messieurs
Ces messieurs, me di-seu
Trempez-la dans l’hui-leu
Trempez-la dans l’eau
Ça fera un escargeau
Tout cheau
Dans la cuiller à peau
Rue Lazare Carneau
Numéro Zéreau
D’un coup de talon vigoureux, il scandait les accents traditionnels du morceau et l’état physique résultant de cet ensemble d’activités lui semblait satisfaisant. Il y avait bien, par moments, une touffe d’herbes pointues juste au milieu du chemin, et, par-ci par-là, du scrub spinifex picoteux et malfaisant qui lui griffait les mollets sous sa soutane, mais que sont ces choses ? Rien. L’abbé Petitjean en avait vu d’autres, car Dieu est grand.
Il vit un chat passer de gauche à droite et pensa qu’il approchait. Et puis, il se trouva brusquement au milieu du campement d’Athanagore. Au milieu même de la tente d’Athanagore. Où travaillait d’ailleurs ce dernier, fort occupé d’une de ses boîtes standard, laquelle refusait de s’ouvrir.
— Salut ! dit l’archéologue.
— Salut ! dit l’abbé. Qu’est-ce que vous faites ?
— J’essaie d’ouvrir cette boîte, dit Athanagore, mais je n’y arrive pas.
— Alors, ne l’ouvrez pas, dit l’abbé. Ne forçons point notre talent.
— C’est une boîte de fasin, dit Athanagore.
— Qu’est-ce que c’est, le fasin ?
— C’est un mélange, dit l’archéologue. Ce serait long à dire.
— Je vous en prie, dit l’abbé. Qu’y a-t-il de neuf ?
— Barrizone est mort ce matin, dit Athanagore.
— Magni nominis umbra[9]… dit l’abbé.
— Jam proximus ardet Ucalegon[10]…
— Oh ! estima Petitjean, il ne faut pas croire aux présages. Quand est-ce qu’on l’ensable ?
— Ce soir ou demain.
— On va y aller, dit l’abbé. À tout à l’heure.
— Je viens avec vous, dit l’archéologue. Une seconde.
— On boit un coup avant ? proposa Petitjean.
— Du Cointreau ?
— Non !.. J’en ai amené.
— J’ai aussi du zython, suggéra l’archéologue.
— Merci… sans façons.
Petitjean dégrafa les sangles de son bissac, et après une brève recherche, exhiba une gourde.
— Voilà, dit-il. Goûtez.
— Après vous…
Petitjean s’exécuta et but un bon coup. Puis il tendit l’appareil à l’archéologue. Celui-ci porta l’embouchure à ses lèvres, renversa la tête en arrière, et se redressa presque aussitôt.
— Il n’y en a plus… dit-il.
– Ça ne m’étonne pas… Je suis toujours le même, dit l’abbé. Buveur et indiscret… et goinfre en outre.
— Je n’y tenais pas spécialement, dit l’archéologue, j’aurais fait semblant.
– Ça ne fait rien, dit l’abbé. Je mérite une punition. Combien y a-t-il de pruneaux dans une caisse de pruneaux d’agents ?
— Qu’est-ce que vous appelez des pruneaux d’agents ? demanda l’archéologue.
— Oui, dit Petitjean, évidemment, vous êtes en droit de me poser cette question. C’est une expression imagée qui m’est propre et sert à désigner les cartouches de 7,65 mn, lesquelles munissent les égalisateurs d’agents.
— Ceci concorde avec la tentative d’explication que je m’efforçais d’élaborer, dit l’archéologue. Et bien, disons vingt-cinq.
— C’est trop, zut ! dit l’abbé. Dites trois.
— Alors trois.
Petitjean tira son chapelet et le dit trois fois, si vite que les grains polis se mirent à fumer entre ses doigts agiles. Il le remit dans sa poche et agita les mains en l’air.
– Ça brûle !.. dit-il. C’est bien fait. Je m’en fous du monde, aussi.
— Oh, dit Athanagore, personne ne vous en fait grief.
— Vous causez bien, dit Petitjean. Vous êtes un homme bien élevé. C’est plaisir de rencontrer quelqu’un de son niveau dans un désert plein de sable et de lumettes gluantes.
— Et d’élymes, dit l’archéologue.
— Ah oui, dit l’abbé. C’est les petits escargots jaunes ? Au fait, que devient votre jeune amie, la femme aux beaux seins ?
— Elle ne sort guère, dit l’archéologue. Elle creuse avec ses frères. Ça avance. Mais les élymes, ce ne sont pas des escargots. Plutôt des herbes.
— Alors, on ne la verra pas ? demanda l’abbé.
— Pas aujourd’hui.
— Mais, qu’est-ce qu’elle est venue faire ici ? dit Petitjean. Une belle fille, une peau extraordinaire, des cheveux superbes, une poitrine à se faire excommunier, intelligente et ferme comme une bête, et on ne la voit jamais. Elle ne couche pas avec ses frères, quand même ?
— Non, dit l’archéologue. Je crois qu’Angel lui plaisait.
— Alors ? Je peux les marier, si vous voulez.
— Il ne pense qu’à Rochelle, dit l’archéologue.
— Elle ne me botte pas. Elle est trop repue.
— Oui, dit Athanagore. Mais il l’aime.
— Est-ce qu’il l’aime ?
— Déterminer s’il l’aime vraiment serait une tâche intéressante.
— Peut-il continuer à l’aimer en la voyant coucher avec son ami ? dit Petitjean. Je vous parle de tout ça, n’y voyez pas une curiosité sexuelle de refoulé. Personnellement, je trique aussi à mes moments perdus.
— Je pense bien, dit Athanagore. Ne vous excusez pas. En fait, je crois qu’il l’aime pour de bon. Je veux dire jusqu’à continuer à courir après sans aucun espoir. Et jusqu’à ne pas être intéressé par Cuivre qui ne demanderait que ça.
— Oh ! Oh ! dit Petitjean. Il doit se griffer !
— Se quoi ?
— Se griffer. Excusez-moi, c’est de l’argot de sacristie.
— Je… Ah ! Oui ! dit Athanagore. J’ai compris. Non, pourtant, je ne crois pas qu’il se griffe.
— Dans ces conditions, dit Petitjean, on devrait pouvoir le faire coucher avec Cuivre.
— J’aimerais qu’il le fît, dit Athanagore. Ils sont plaisants tous les deux.
— Il faut les emmener voir l’ermite, dit l’abbé. Vraiment, il a un acte saint qui rupine vachement. Oh, zut ! Encore ! Tant pis. Rappelez-moi de dire quelques chapelets tout à l’heure.
— Qu’y a-t-il ? demanda l’archéologue.
— Je n’arrête pas de blasphémer, dit Petitjean. Mais ça n’a pas grande importance. Je récapitulerai tout à l’heure. Pour en revenir à nos moutons, je vous disais que le spectacle de l’ermite est assez intéressant.
— Je n’y ai pas encore été, dit l’archéologue.
— Vous, dit l’abbé, ça ne vous ferait pas grand-chose. Vous êtes vieux.
— Oui, dit l’archéologue, je m’intéresse plutôt aux objets et aux souvenirs du passé. Mais la vue de deux jeunes êtres bien faits dans des positions simples et naturelles ne me rebute nullement.
— Cette négresse… dit Petitjean. Il n’acheva pas.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Elle… est très douée. Très souple, je veux dire. Ça vous ennuierait de me parler d’autre chose ?
— Pas du tout, dit l’archéologue.
— Je commence à m’énerver, dit Petitjean. Et je ne veux pas importuner votre jeune amie. Parlez-moi par exemple d’un bon verre d’eau froide dans le cou, ou du supplice du maillet.
— Qu’est-ce que c’est que le supplice du maillet ?
— Fort usité chez certains Indiens, dit l’abbé il consiste à presser doucement le scrotum du patient sur un billot de bois, de façon à faire saillir les glandes et à les écraser d’un coup sec au moyen d’un maillet de bois… Ouille ! Ouille !.. ajouta-t-il en se tortillant sur place. Ce que ça doit faire mal !
— C’est bien imaginé, dit l’archéologue… Ça m’en rappelle un autre…
— N’insistez pas… dit l’abbé plié en deux. Je suis tout à fait calmé.
— Parfait, dit Athanagore. Nous allons pouvoir partir ?
— Comment ? s’étonna l’abbé. Nous ne sommes pas encore partis. C’est stupéfiant ce que vous êtes bavard.
L’archéologue se mit à rire et enleva son casque colonial qu’il accrocha à un clou.
— Je vous suis, dit-il.
— Une oie, deux oies, trois oies, quatre oies, cinq oies, six oies !.. dit l’abbé.
— Sept oies, dit l’archéologue.
— Amen ! dit Petitjean.
Il se signa et sortit le premier de la tente.
Ces excentriques sont ajustables…
— Vous disiez que ce sont des élymes ? demanda l’abbé Petitjean en désignant les herbes.
— Pas celles-là, observa l’archéologue. Il y a aussi des élymes.
— C’est sans aucun intérêt, remarqua l’abbé. À quoi bon connaître le nom si l’on sait ce qu’est la chose ?
— C’est utile pour la conversation.
— Il suffirait de donner un autre nom à la chose.
— Naturellement, dit l’archéologue, mais on ne désignerait pas la même chose par le même nom, suivant l’interlocuteur avec lequel on serait en train de converser.
— Vous faites un solécisme, dit l’abbé. L’interlocuteur que l’on serait en train de convertir.
— Mais non, dit l’archéologue. D’abord, ce serait un barbarisme, ensuite, ça ne veut absolument pas dire ce que je voulais dire.
Ils avançaient vers l’hôtel Barrizone. L’abbé avait familièrement passé son bras sous celui d’Athanagore.
— Je veux bien vous croire… dit l’abbé. Mais ça m’étonne.
— C’est votre déformation confessionnelle.
— Où en êtes-vous de vos fouilles, à part ça ?
— Nous avançons très vite. Nous suivons la ligne de foi.
– À quoi correspond-elle, sensiblement ?
— Oh… dit l’archéologue… Je ne sais pas… Voyons…
Il parut chercher.
— Approximativement, elle ne doit pas passer loin de l’hôtel.
— Vous avez trouvé des momies ?
— Nous en mangeons à tous les repas. Ce n’est pas mauvais. Elles sont, en général, bien préparées, mais il y a souvent trop d’aromates.
— J’en ai goûté autrefois, dans la Vallée des Rois, dit l’abbé. C’est la spécialité de la région.
— Ils les fabriquent. Les nôtres sont authentiques.
— J’ai horreur de la viande de momie, dit l’abbé. Je crois que j’aime encore mieux votre pétrole.
Il lâcha le bras d’Athanagore.
— Excusez-moi une seconde.
L’archéologue le vit prendre son élan et exécuter un double tour dans l’espace. Il retomba sur les mains et se mit à faire la roue. Sa soutane, déployée autour de lui, se collait à ses jambes et dessinait les bosses de ses gros mollets. Il fit une douzaine de tours et s’arrêta sur les mains, puis se remit debout d’un coup.
— J’ai été élevé chez les Eudistes, expliqua-t-il à l’archéologue. C’est une formation sévère mais bienfaisante pour l’esprit et le corps.
— Je regrette, dit Athanagore, de ne pas avoir suivi la carrière religieuse. En vous voyant, je me rends compte de ce que j’ai perdu.
— Vous n’avez pas mal réussi, dit l’abbé.
— Découvrir une ligne de foi à mon âge… dit l’archéologue. C’est trop tard maintenant…
— Les jeunes gens en profiteront.
— Sans doute.
Ils aperçurent l’hôtel du haut de l’éminence qu’ils venaient de gravir. Juste devant, la voie du chemin de fer, brillante et neuve, scintillait au soleil sur ses cales. Deux hauts remblais de sable s’élevaient à droite et à gauche et l’extrémité se perdait derrière une autre dune. Les agents d’exécution achevaient d’enfoncer les derniers crampons dans les traverses et on voyait la lueur des coups de marteau sur la tête des crampons avant d’entendre le choc.
— Mais ils vont couper l’hôtel !.. dit Petitjean.
— Oui… Les calculs ont montré que c’était nécessaire.
— C’est idiot ! dit l’abbé. Il n’y a pas tellement d’hôtels dans ce coin.
— C’est ce que j’ai pensé, dit l’archéologue. Mais c’est l’idée de Dudu.
— Je ferais bien un jeu de mots facile sur ce nom de Dudu, dit l’abbé, mais on croirait qu’il y a eu préméditation dans son choix. Et je suis bien placé pour dire que ce n’est pas le cas.
Ils se turent car le bruit devenait intolérable. Le taxi jaune et noir s’était un peu déplacé pour laisser passer la voie ; les hépatrols fleurissaient toujours avec la même exubérance. L’hôtel laissait, comme d’habitude, un fort tremblement s’élever au-dessus de son toit plat et le sable restait le sable, c’est-à-dire jaune, pulvérulent et tentant. Quand au soleil, il luisait sans modification, et le bâtiment dissimulait aux regards des deux hommes la zone limite noire et froide qui s’étendait loin derrière, de droite et de gauche, dans sa matité morte.
Carlo et Marin s’arrêtèrent, d’abord afin de laisser passer l’abbé et Athanagore, ensuite, parce que c’était fini pour maintenant. Il fallait démolir un bout de l’hôtel avant de continuer, et ils devaient, au préalable, en sortir le corps de Barrizone.
Ils laissèrent tomber leurs lourdes masses et, d’un pas lent, marchèrent vers les piles de traverses et de rails pour préparer, en attendant, le montage de la section suivante. Le profil grêle des appareils de levage en acier mince se dessinait au-dessus des tas de matériaux, découpant le ciel en triangles cernés de noir.
Ils escaladèrent le remblai, s’aidèrent de leurs mains, car la pente était raide, et dévalèrent l’autre versant, échappant aux regards de l’abbé et de son compagnon.
Ceux-ci entrèrent dans la salle principale et Athanagore referma derrière lui la porte vitrée. Il faisait chaud à l’intérieur, et une odeur de médicament s’abattait sur le sol par l’escalier, s’accumulant à hauteur de mouton dans la pièce et s’infiltrant dans les recoins concaves disponibles. Il n’y avait personne.
Ils levèrent la tête et entendirent marcher à l’étage supérieur. L’abbé se dirigea vers l’escalier, et en entreprit la montée, suivi par l’archéologue. L’odeur leur levait le cœur. Athanagore s’efforçait de ne pas respirer. Ils arrivèrent au couloir de l’étage, et le bruit de voix les guida jusqu’à la chambre où reposait le corps. Ils frappèrent et on leur dit d’entrer.
On avait mis ce qui restait de Barrizone dans une grande caisse et il y tenait juste car l’accident l’avait un peu raccourci. Le reste de son crâne lui recouvrait la figure ; à la place de son visage, on ne distinguait qu’une masse de cheveux noirs frisés. Dans la pièce, il y avait Angel qui parlait tout seul et s’arrêta en les voyant.
— Bonjour ! dit l’abbé. Comment ça va ?
— Comme ça… dit Angel.
Il serra la main de l’archéologue.
— Vous parliez, il me semble, dit l’abbé.
— J’ai peur qu’il ne s’ennuie, dit Angel. J’essayais de lui dire des choses. Je ne crois pas qu’il entende, mais ça ne peut que le calmer. C’était un brave type.
— C’est un sale accident, dit Athanagore. C’est décourageant, une histoire comme ça.
— Oui, dit Angel. C’est aussi l’avis du Pr Mangemanche. Il a brûlé son modèle réduit.
— Zut ! dit l’abbé. J’espérais le voir marcher.
— C’est assez effrayant à voir, dit Angel. Il paraît du moins…
— Comment ça ?
— Parce qu’on ne voit rien. Ça va trop vite. On entend juste le bruit.
— Où est le professeur ? demanda Athanagore.
— En haut, dit Angel. Il attend qu’on vienne l’arrêter.
— Pourquoi ?
— Son carnet à malades est à égalité, expliqua Angel. Et il a peur que l’interne ne s’en sorte pas. Il doit être en train de lui couper la main.
— Encore le modèle réduit ? s’enquit Petitjean.
— Le moteur a mordu l’interne à la main, dit Angel. L’infection s’y est mise tout de suite. Alors, il faut lui couper la main.
– Ça ne va pas, tout ça, dit l’abbé. Aucun de vous n’a encore été voir l’ermite, je parie.
— Non, avoua Angel.
— Comment voulez-vous vivre dans des conditions pareilles ? dit l’abbé. On vous offre un acte saint de premier choix, vraiment réconfortant, et personne ne va le voir…
— Nous ne sommes plus croyants, dit Angel. Moi, personnellement, je pense surtout à Rochelle.
— Elle est débectante, dit l’abbé. Quand vous pourriez vous appuyer la copine d’Athanagore !.. Vous êtes atroce avec votre femme molle.
L’archéologue regardait par la fenêtre et ne prenait pas part à la conversation.
— Je voudrais tant coucher avec Rochelle, dit Angel. Je l’aime avec intensité, persévérance et désespoir. Ça vous fait peut-être rigoler, mais ce n’est pas autre chose.
— Elle se fout de votre gueule, dit l’abbé. Mince et zut ! Si j’étais à votre place !..
— Je veux bien embrasser Cuivre, dit Angel et la tenir dans mes bras, mais je ne serai pas moins malheureux.
— Oh, dit l’abbé, vous me faites mal ! Allez voir l’ermite, sacré nom d’une pipe !.. Ça vous fera changer d’avis !..
— Je veux Rochelle, dit Angel. Il est temps que je l’aie. Elle est de plus en plus abîmée. Ses bras ont pris la forme du corps de mon ami, et ses yeux ne disent plus rien, et son menton s’en va, et ses cheveux sont gras. Elle est molle, c’est vrai, elle est molle comme un fruit un peu pourri, et elle a la même odeur de chair chaude qu’un fruit un peu pourri, et elle attire autant.
— Ne faites pas de littérature, dit Petitjean. Un fruit pourri, c’est dégueulasse. C’est gluant. Ça s’écrase.
— C’est simplement très mûr… dit Angel. C’est plus que mûr. D’un côté, c’est mieux.
— Vous n’êtes pas d’âge.
— Il n’y a pas d’âge. Je préférerais son aspect d’avant. Mais ça ne se présente plus de la même façon.
— Mais ouvrez les yeux ! dit l’abbé.
— J’ouvre les yeux, et je la vois tous les matins sortir de la chambre d’Anne. Encore tout ouverte, tout humide de tout, toute chaude et collante, et j’ai envie de ça. J’ai envie de l’étaler sur moi, elle doit se prêter comme du mastic.
— C’est écœurant, dit l’abbé. C’est Sodome et Gomorrhe en moins normal. Vous êtes un grand pécheur.
— Elle doit sentir l’algue qui a mijoté au soleil dans l’eau de mer, dit Angel. Quand ça commence à se décomposer. Et faire ça avec elle, c’est sûrement comme avec une jument, avec beaucoup de place et plein de recoins, et une odeur de sueur et de pas lavé. Je voudrais qu’elle ne se lave pas pendant un mois, et qu’elle couche avec Anne tous les jours une fois par jour pour qu’il en soit dégoûté, et puis la prendre juste à la sortie. Encore pleine.
– Ça suffit, à la fin, dit l’abbé. Vous êtes un salaud.
Angel regarda Petitjean.
— Vous ne comprenez pas, dit-il. Vous n’avez rien compris. Elle est foutue.
— Je comprends, qu’elle l’est ! dit l’abbé.
— Oui, dit Angel. Dans ce sens-là aussi. Mais c’est fini pour moi.
— Si je pouvais vous botter les fesses, dit Petitjean, ça ne se passerait pas comme ça.
L’archéologue se retourna.
— Venez avec nous, Angel, dit-il. Venez voir l’ermite. On va prendre Cuivre et on ira ensemble. Il faut vous changer les idées et ne pas rester avec la Pipe. C’est fini ici, mais pas pour vous.
Angel passa une main sur son front et il parut se calmer un peu.
— Je veux bien, dit-il. On va emmener le docteur.
— Allons le chercher ensemble, dit l’abbé. Combien doit-on monter de marches pour arriver au grenier ?
— Seize, dit Angel.
— C’est trop, dit Petitjean. Trois suffiront. Mettons quatre.
Il tira son chapelet de sa poche.
— Je grignote mon retard, dit-il. Excusez-moi. Je vous suis.
Quand vous présentez des tours de table, il serait ridicule d’opérer avec de plus grandes ardoises.
Angel entra le premier. Dans l’infirmerie, il n’y avait que l’interne, étendu de tout son long sur la table d’opérations et le Dr Mangemanche, en blouse blanche de chirurgien vétérinaire, qui stérilisait un scalpel à la flamme bleue d’une lampe à alcool avant de le plonger dans une bouteille d’acide nitrique. Une boîte carrée, nickelée, pleine à moitié d’eau et d’instruments brillants, bouillait sur un réchaud électrique, et, d’un ballon de verre, empli d’un liquide rouge, montait une vapeur turbulente. L’interne, tout nu, et les yeux fermés, frissonnait sur la table, attaché par des sangles solides qui pénétraient profondément dans ses chairs amollies par l’oisiveté et les mauvaises pratiques, ne disait rien, et le Pr Mangemanche sifflotait un passage de Black, Brown and Beige, toujours le même, parce qu’il n’arrivait pas à se rappeler le reste. Il se retourna au bruit des pas d’Angel ; à ce moment Athanagore et l’abbé Petitjean apparurent également.
— Bonjour, docteur, dit Angel.
— Salut ! dit Mangemanche. Ça biche ?
– Ça biche.
Le professeur salua l’archéologue et l’abbé.
— On peut vous aider ? demanda Angel.
— Non, dit le professeur. Ça va être fini tout de suite.
— Il est endormi ?
— Pensez-vous… dit Mangemanche. Pas pour une petite chose comme ça.
Il avait l’air inquiet et jetait des regards furtifs derrière lui.
— Je l’ai insensibilisé à coups de chaise sur la tête, dit-il. Mais vous n’avez pas rencontré un inspecteur de police, en venant ?
— Non, dit Athanagore. Il n’y a personne, professeur.
— Ils doivent venir m’arrêter, dit Mangemanche. J’ai dépassé mon nombre.
– Ça vous ennuie ? demanda l’abbé.
— Non, dit Mangemanche. Mais j’ai horreur des inspecteurs. Il faut que je coupe la main de cet imbécile et je m’en irai.
— C’est grave ? demanda Angel.
— Regardez vous-même.
Angel et l’abbé s’approchèrent de la table. Athanagore restait quelques pas en arrière. La main présentait un vilain aspect. Le professeur, pour son opération, l’avait étendue le long du corps de l’interne. La plaie béait, d’un vert vif, et une mousse abondante refluait sans cesse du centre vers les bords, maintenant complètement brûlés et déchiquetés. Une humeur liquide s’écoulait entre les doigts de l’interne et souillait le linge épais sur lequel reposait son corps agité d’un tremblement rapide. Par moments, une grosse bulle arrivait à la surface de la blessure et éclatait, criblant le corps du patient, au voisinage de sa main, d’une infinité de petites taches irrégulières.
Petitjean détourna la tête le premier, l’air ennuyé. Angel regardait le corps flasque de l’interne, sa peau grise et ses muscles relâchés, et les quelques poils noirs miteux qu’il avait sur la poitrine. Il vit les genoux bosselés, les tibias pas bien droits et les pieds sales, et serra les poings, puis il se retourna vers Athanagore et ce dernier lui mit la main sur l’épaule.
— Il n’était pas comme ça en arrivant… murmura Angel. Est-ce que le désert fait cet effet-là à tout le monde ?
— Non, dit Athanagore. Ne vous frappez pas, mon petit. Une opération, ce n’est pas agréable.
L’abbé Petitjean alla vers une des fenêtres de la longue pièce et regarda dehors.
— Je pense qu’ils viennent chercher le corps de Barrizone, dit-il.
Carlo et Marin marchaient en direction de l’hôtel, portant une sorte de brancard.
Le Pr Mangemanche fit quelques pas et jeta un coup d’œil à son tour.
— Oui, dit-il. Ce sont les deux agents d’exécution. Je croyais que c’étaient des inspecteurs.
— Personne n’a besoin d’aller les aider, je suppose, dit Angel.
— Non, assura Petitjean. Il suffira d’aller voir l’ermite. Au fait, professeur, nous étions venus vous chercher pour ça.
— J’en ai pour très peu de temps, dit Mangemanche. Mes instruments sont prêts. De toute façon, je ne viendrai pas avec vous. Sitôt que j’aurai fini, je m’en irai.
Il retroussa ses manches.
— Je vais lui couper la main. Ne regardez pas si ça vous dégoûte. C’est indispensable. Je pense qu’il en crèvera parce qu’il est dans un triste état.
— On ne peut rien faire ? demanda Angel.
— Rien, dit le professeur.
Angel se détourna ; l’abbé et l’archéologue en firent autant. Le professeur transvasa le liquide rouge du ballon dans une sorte de cristallisoir et saisit un scalpel. Les trois autres entendirent la lame grincer sur les os du poignet, et c’était fini tout de suite. L’interne ne bougeait plus. Le professeur étancha le sang avec une poignée de coton et de l’éther, puis il saisit le bras de l’interne et plongea l’extrémité saignante dans le liquide du cristallisoir qui se figea aussitôt autour du moignon, formant une sorte de croûte.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Petitjean qui regardait à la dérobée.
— C’est de la cire de bayou, dit Mangemanche. Il prit délicatement la main coupée au moyen d’une paire de pinces nickelées et la déposa sur une assiette de verre, puis l’arrosa d’acide nitrique. Une fumée rousse s’éleva et les vapeurs corrosives le firent tousser.
— J’ai fini, dit-il. On va le détacher et le réveiller.
Angel s’occupa de défaire les courroies des pieds et l’abbé celle du cou. L’interne ne remuait toujours pas.
— Il est probablement mort, dit Mangemanche.
— Comment est-ce possible ? demanda l’archéologue.
— L’insensibilisation… j’ai dû taper trop fort.
Il rit.
— Je plaisante. Regardez-le.
Les paupières de l’interne se soulevèrent d’un coup comme deux petits volets rigides, et il se dressa sur son séant.
— Pourquoi suis-je à poil ? demanda-t-il.
— Sais pas… dit Mangemanche en commençant à déboutonner sa blouse. J’ai toujours pensé que vous aviez du goût pour l’exhibitionnisme.
— Si vous cessiez de me dire des vacheries, ça vous ferait mal, hein ? lança l’interne hargneux.
Il regarda son moignon.
— Vous appelez ça du travail propre ? dit-il.
— La barbe ! dit Mangemanche. Vous n’aviez qu’à le faire vous-même.
— C’est ce que je ferai la prochaine fois, assura l’interne. Où sont mes vêtements ?
— Je les ai brûlés… dit Mangemanche. Ce n’était pas la peine de contaminer tout le monde.
— Alors, moi, je suis à poil, et je reste à poil ? dit l’interne. Eh bien, merde !
— Assez, dit Mangemanche. Vous m’embêtez, à la fin.
— Ne vous disputez pas, dit Athanagore. Il y a sûrement d’autres vêtements.
— Vous, le vieux, dit l’interne, passez la main.
– Ça va ! dit Mangemanche. Vous allez la fermer ?
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda l’abbé. Bateau, ciseau…
— Des clous, dit l’interne. Vous me les cassez avec vos conneries. Je vous chie sur la gueule, tous, tant que vous êtes !
— C’est pas ça la réponse, dit Petitjean. Il faut répondre : La bataille au bord de l’eau.
— Ne lui parlez pas, dit Mangemanche. C’est un sauvage et un malappris.
– Ça vaut mieux que d’être un assassin… dit l’interne.
— Sûrement pas, dit Mangemanche. Je vais vous faire une piqûre.
Il s’approcha de la table et renoua prestement les courroies, maintenant d’une main le patient qui n’osait se défendre, de crainte d’abîmer son beau moignon de cire tout neuf.
— Ne le laissez pas faire… dit l’interne. Il va me zigouiller. C’est une vieille crapule.
— Foutez-nous la paix, dit Angel. Nous n’avons rien contre vous. Laissez-vous soigner.
— Par ce vieil assassin ? dit l’interne. M’a-t-il assez emmerdé avec cette chaise ? Et qui est-ce qui rigole, maintenant ?
— C’est moi, dit Mangemanche.
Il lui enfonça rapidement l’aiguille dans la joue ; l’interne poussa un cri aigu, puis son corps se détendit et il ne bougea plus.
— Voilà, dit Mangemanche. Maintenant, je fiche le camp.
— Il va dormir et se calmer, demanda l’abbé.
— Il aura l’éternité pour ça ! dit Mangemanche. C’était du cyanure des Karpathes.
— La variété active ? dit l’archéologue.
— Oui, répondit le professeur.
Angel regardait sans comprendre.
— Quoi ?… murmura-t-il. Il est mort.
Athanagore l’entraîna vers la porte. L’abbé Petitjean suivait. Le Pr Mangemanche ôtait sa blouse. Il se pencha sur l’interne et lui mit le doigt dans l’œil. Le corps resta immobile.
— Personne n’y pouvait rien, dit le professeur. Regardez.
Angel se retourna. Le biceps de l’interne, du côté du moignon, venait de se craqueler et de s’entrouvrir. La chair, autour de la déchirure, se soulevait en bourrelets verdâtres, et des millions de petites bulles montaient en tourbillonnant des profondeurs obscures de la plaie béante.
— Au revoir, les enfants, dit Mangemanche. Je regrette tout ça. Je ne pensais pas que cela tournerait de cette façon. En fait, si Dudu avait réellement disparu, comme on pensait qu’il le ferait, rien ne se serait passé ainsi et l’interne et Barrizone seraient encore vivants. Mais on ne peut pas remonter le courant. Trop de pente, et puis…
Il regarda l’heure.
— Et puis, on est trop vieux.
— Au revoir, docteur, dit Athanagore.
Le Pr Mangemanche avait un sourire triste.
— Au revoir, dit Angel.
— Ne vous en faites pas, dit l’abbé. Les inspecteurs sont des gourdes en général. Voulez-vous une place d’ermite ?
— Non, dit Mangemanche. Je suis fatigué. C’est bien comme ça. Au revoir, Angel. Ne faites pas l’andouille. Je vous laisserai mes chemises jaunes.
— Je les porterai, dit Angel.
Ils revinrent sur leurs pas et serrèrent la main du Pr Mangemanche. Puis, l’abbé Petitjean le premier, ils descendirent l’escalier bruyant. Angel venait le troisième. Il se retourna une dernière fois. Le Pr Mangemanche lui fit un signe d’adieu. Les coins de sa bouche trahissaient son émotion.
Athanagore était au milieu. À sa gauche marchait Angel qu’il tenait par l’épaule, et l’abbé lui avait pris le bras droit. Ils allaient vers le campement d’Athanagore, pour chercher Cuivre et l’emmener voir Claude Léon.
Ils se turent d’abord, mais l’abbé Petitjean ne pouvait pas supporter ça très longtemps.
— Je me demande pourquoi le Pr Mangemanche a refusé une place d’ermite, dit-il.
— Il en avait assez, je pense, dit Athanagore. Soigner des gens toute sa vie pour arriver à ce résultat…
— Mais tous les docteurs en sont là… dit l’abbé.
— On ne les arrête pas tous, dit Athanagore. Ils camouflent, en général. Le Pr Mangemanche n’a jamais voulu avoir recours au truquage.
— Mais comment camouflent-ils ? demanda l’abbé.
— Ils passent leurs malades à d’autres confrères plus jeunes, au moment où ils vont mourir, et ainsi de suite.
— Il y a là quelque chose qui m’échappe. Si le malade meurt à ce moment, il y a toujours un médecin qui trinque ?
— Souvent, dans ce cas-là, le malade guérit.
— Dans quel cas ? dit l’abbé. Excusez-moi, mais je ne vous suis pas bien.
— Quand un vieux médecin le passe à un confrère plus jeune, dit Athanagore.
— Mais le Dr Mangemanche n’était pas un vieux médecin… dit Angel.
— Quarante, quarante-cinq… estima l’abbé.
— Oui, dit Athanagore. Il n’a pas eu de chance.
— Oh, dit l’abbé, tout le monde tue des gens, tous les jours. Je ne comprends pas pourquoi il a refusé une place d’ermite. La religion a été inventée pour placer les criminels. Alors ?
— Vous avez eu raison de le lui proposer, dit l’archéologue, mais il est trop honnête pour accepter.
— Il est noix, dit l’abbé. Personne ne le lui demande d’être honnête. Qu’est-ce qu’il va faire, maintenant ?
— Je ne pourrais pas dire… murmura Athanagore.
— Il va s’en aller, dit Angel. Il ne veut pas se faire arrêter. Il s’en ira exprès dans un sale endroit.
— Parlons d’autre chose, proposa l’archéologue.
— C’est une bonne idée, dit l’abbé Petitjean. Angel ne dit rien. Tous trois continuèrent à marcher en silence. De temps à autre, ils écrasaient des escargots, et le sable jaune volait en l’air. Leurs ombres progressaient avec eux, verticales et minuscules. Ils pouvaient les percevoir en écartant les jambes, mais par un hasard curieux, celle de l’abbé était à la place de l’ombre de l’archéologue.
Louise :
— Oui.
Le Pr Mangemanche jeta un regard rectiligne autour de lui. Tout semblait en ordre. Le corps de l’interne, sur la table d’opérations, continuait à éclater par places et à bouillonner et c’était la seule chose à arranger. Il y avait dans un coin un grand bac doublé de plomb et Mangemanche roula la table jusque-là, puis il coupa les courroies à coups de bistouri et bascula le corps dans le réservoir. Il revint à l’étagère garnie de bonbonnes et de flacons, en choisit deux, et répandit leur contenu sur la charogne. Puis il ouvrit la fenêtre et s’en alla.
Dans sa chambre, il changea de chemise, se peigna devant la glace, vérifia la position de sa barbiche et brossa ses souliers. Il ouvrit son armoire, repéra la pile des chemises jaunes, la prit avec soin et la porta jusqu’à la chambre d’Angel. Puis sans revenir sur ses pas, sans se retourner, sans émotion, en somme, il descendit l’escalier. Il sortit par la porte de derrière. Sa voiture était là.
Anne travaillait dans sa chambre et le directeur Dudu dictait du courrier à Rochelle. Ils sursautèrent tous trois au bruit du moteur et se penchèrent aux fenêtres. C’était de l’autre côté. Ils descendirent à leur tour, intrigués. Anne remonta presque aussitôt car il avait peur qu’Amadis ne lui fît le reproche d’abandonner son travail aux heures de travail. Le Pr Mangemanche exécuta une volte avant de partir pour de bon, mais le vacarme des engrenages l’empêcha d’entendre ce que lui criait Amadis. Il se borna à agiter la main et, à la vitesse maximum, il absorba la première dune. Les roues agiles dansaient sur le sable et des jets de pulvérin filaient de toutes parts ; à contre-jour, ils formaient des arcs-en-terre du plus gracieux effet. Le Pr Mangemanche goûta cette polychromie.
En haut de la dune, il évita de justesse un cycliste suant, vêtu d’une saharienne de toile cachou du modèle réglementaire et de forts souliers à clous dont les tiges laissaient émerger deux rebords de chaussettes de laine grise. Une casquette complétait la tenue du vélocipédiste. C’était l’inspecteur chargé d’arrêter Mangemanche.
Ils se croisèrent, et Mangemanche salua le cycliste au passage, d’un geste amical. Puis il dévala la pente.
Il regardait ce paysage si propice à l’essai des modèles réduits et il crut sentir dans ses mains la vibration forcenée du Ping 903 au moment où il s’arrachait à son étreinte pour le seul vol réussi de sa carrière.
Le Ping était détruit, Barrizone et l’interne en train de se décomposer, et lui, Mangemanche, filait devant l’inspecteur qui venait l’arrêter, parce que son petit carnet portait un nom de trop dans la colonne de droite, ou un nom de pas assez dans la colonne de gauche.
Il tâchait d’éviter les touffes d’herbes luisantes pour ne pas ravager l’harmonie du désert aux courbes si pures — sans ombres, à cause de ce soleil perpétuellement à la verticale, et tiède seulement, pourtant, tiède et mou. Même à cette allure, il n’y avait presque pas de vent, et, sans le bruit du moteur, il roulerait dans le plus complet silence. Montée, descente. Il lui plut d’attaquer les dunes en oblique. La zone noire se rapprochait capricieusement, tantôt par à-coups brusques, tantôt avec une lenteur imperceptible, selon la direction que le professeur imprimait à son engin mobile. Il ferma les yeux un temps. Il y était presque. Et au dernier moment, il fit pivoter le volant d’un quart de tour, et s’éloigna selon une large courbe dont la sinuosité épousait très exactement l’arête de sa réflexion.
Deux petites silhouettes accrochèrent son regard et le professeur reconnut Olive et Didiche. Accroupis sur le sable, ils s’amusaient à un jeu. Mangemanche accéléra et s’arrêta juste à côté d’eux. Il descendit.
— Bonjour… dit-il. À quoi jouez-vous ?
— On chasse la lumette… dit Olive. On en a déjà un million.
— Un million deux cent douze, précisa Didiche.
— C’est parfait ! dit le professeur. Vous n’êtes pas malades ?
— Non, dit Olive.
— Pas beaucoup… confirma Didiche.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Mangemanche.
— Didiche a mangé une lumette.
— C’est ballot, dit le professeur. Ça doit être infect. Pourquoi as-tu fait ça ?
— Parce que, répondit Didiche. Pour voir. Ce n’est pas si mauvais.
— Il est fou, assura Olive. Je ne veux plus me marier avec lui.
— Tu as raison… dit le professeur. S’il te faisait manger des lumettes, hein, tu vois ça ?
Il caressa la tête blonde de la fille. Sous le soleil, ses cheveux s’étaient décolorés par mèches et sa peau brillait d’un beau hâle. Les deux enfants, agenouillés devant leur panier de lumettes, le regardaient avec un peu d’impatience.
— Vous me dites au revoir ? proposa Mangemanche.
— Vous vous en allez ? demanda Olive. Où vous allez ?
— Je ne sais pas, dit le professeur. Je peux te donner une bise ?
— Pas de blagues, hein ?… dit le garçon.
Mangemanche se mit à rire.
— Tu as peur, hein ? Puisqu’elle ne veut plus t’épouser, elle pourrait bien partir avec moi ?
— Pensez-vous ! protesta Olive. Vous êtes trop vieux.
— Elle préfère l’autre type, le type au nom de chien.
— Mais non, dit Olive. Tu dis des bêtises. Le type au nom de chien, il s’appelle Anne.
— Tu aimes mieux Angel ? dit Mangemanche. Olive rougit et baissa le nez.
— Elle est idiote, affirma Didiche. Il est beaucoup trop vieux aussi. Elle croit qu’il s’occupe d’une petite fille comme elle.
— Tu n’es pas tellement plus âgé qu’elle, dit le professeur.
— J’ai six mois de plus, dit fièrement Didiche.
— Ah, oui… dit Mangemanche. Dans ce cas… Il se pencha et embrassa Olive. Il embrassa aussi Didiche qui était un peu étonné.
— Au revoir, docteur, dit Olive.
Le Pr Mangemanche monta dans sa voiture. Didiche s’était levé et regardait les mécaniques.
— Vous me laisseriez conduire ? demanda-t-il.
— Une autre fois, dit Mangemanche.
— Où vous allez ? demanda Olive.
— Là-bas… dit Mangemanche. Il montra la bande sombre.
— Mince ! dit le garçon. Mon père m’a dit que si jamais j’y mettais les pieds qu’est-ce qu’il me passerait !
— Le mien aussi ! confirma Olive.
— Vous n’avez pas essayé ? demanda le professeur.
— Oh, à vous, on peut vous le dire… On a essayé et on n’a rien vu…
— Comment êtes-vous sortis ?
— Olive n’y avait pas été. Elle me tenait du bord.
— Ne recommencez pas ! dit le professeur.
— Ce n’est pas drôle, dit Olive. On n’y voit rien. Tiens, qui est-ce qui vient ?
Didiche regarda.
— On dirait un cycliste.
— Je m’en vais, dit Mangemanche. Au revoir, les enfants.
Il embrassa Olive encore une fois. Elle se laissait toujours faire quand on l’embrassait doucement.
Le moteur du véhicule gémit sur une note haute, et Mangemanche accéléra brutalement. La voiture renâcla au bas de la dune et l’avala d’un coup. Cette fois, Mangemanche ne changea pas de direction. Il maintenait son volant d’une poigne assurée et son pied écrasait le système à vitesse. Il eut l’impression de se ruer à la rencontre d’un mur. La zone noire grandit, envahit tout son champ de vision, et la voiture disparut brutalement au milieu des ténèbres massives. À l’endroit où elle venait de pénétrer dans la nuit subsistait une légère dépression, qui se combla peu à peu. Lentement, comme un plastique reprend sa forme, la surface impénétrable redevint lisse et parfaitement plane. Un double sillon dans le sable marquait encore le passage du Pr Mangemanche.
Le cycliste mit pied à terre à quelques mètres des deux enfants qui le regardaient venir. Il s’approcha en poussant sa machine. Les roues s’enfonçaient jusqu’à la jante et le frottement du sable avait poli les nickels jusqu’à les rendre parfaitement éblouissants.
— Bonjour, les enfants, dit l’inspecteur.
— Bonjour, monsieur, répondit Didiche.
Olive se rapprocha de Didiche. Elle n’aimait pas la casquette.
— Vous n’avez pas vu un bonhomme qui s’appelle Mangemanche ?
— Si, dit le garçon.
Olive lui donna un coup de coude.
— On ne l’a pas vu aujourd’hui, dit-elle. Didiche ouvrit la bouche, mais elle ne le laissa pas continuer.
— Il est parti hier prendre l’autobus.
— Tu me racontes des blagues, dit l’inspecteur. Il y avait un bonhomme en voiture, avec vous, tout à l’heure.
— C’est le laitier, dit Olive.
— Tu veux aller en prison, pour dire des mensonges ? dit l’inspecteur.
— Je ne veux pas vous parler, dit Olive. Je ne dis pas de mensonges.
— Qui c’était, hein ? demanda l’inspecteur à Didiche. Dis-le moi et je te prête ma bicyclette.
Didiche regarda Olive et la bicyclette brillait fameusement…
— C’était… commença-t-il.
— C’était un des ingénieurs, dit Olive. Celui qui a un nom de chien.
— Ah oui ? dit l’inspecteur, Celui qui a un nom de chien, vraiment ?
Il s’approcha d’Olive et prit un air menaçant.
— Je l’ai vu là-bas, à l’hôtel, celui qui a un nom de chien, petite malheureuse !
— Ce n’est pas vrai, dit Olive. C’était lui.
L’inspecteur leva la main comme pour la frapper, et elle fit un geste de défense en mettant son bras devant sa figure. Cela faisait ressortir ses petits seins ronds et l’inspecteur avait des yeux.
— Je vais essayer une autre méthode, proposa-t-il.
— Vous m’ennuyez, dit Olive. C’était un des ingénieurs.
L’inspecteur se rapprocha encore.
— Tiens ma bicyclette, dit-il à Didiche. Tu peux faire un tour dessus.
Didiche regarda Olive. Elle avait l’air effrayé.
— Laissez-la, dit-il. Ne touchez pas Olive.
Il lâcha la bicyclette que l’inspecteur venait de lui fourrer dans les mains.
— Je ne veux pas que vous touchiez à Olive, dit-il. Tout le monde cherche à l’embrasser et à la toucher. J’en ai assez, à la fin !.. C’est mon amie à moi, et si vous m’embêtez, je casse votre bicyclette.
— Dis donc, dit l’inspecteur, tu veux aller en prison ? Toi aussi ?
— C’était le professeur, dit le garçon. Maintenant, je vous l’ai dit. Laissez Olive tranquille.
— Je la laisserai tranquille si je veux, dit l’inspecteur. Elle mérite d’aller en prison.
Il saisit Olive par les deux bras. Didiche prit son élan et donna un coup de pied dans la roue avant, de toute sa force, au beau milieu des rayons. Cela fit du bruit.
— Laissez-la, dit-il. Ou je vous donne des coups de pied aussi.
L’inspecteur lâcha Olive et devint tout rouge de colère. Il fouilla dans sa poche et exhiba un gros égalisateur.
— Si tu continues, je vais te tirer dessus.
– Ça m’est égal, dit le garçon.
Olive se jeta sur Didiche.
— Si vous tirez sur Didiche, cria-t-elle, je ferai tellement de bruit que vous serez mort. Laissez-nous. Vous êtes un vieux crabe. Allez-vous en, avec votre sale casquette ! Vous êtes affreux et vous ne me toucherez pas. Si vous me touchez, d’abord, je vous mordrai.
— Je sais ce que je vais faire, dit l’inspecteur. Je vais vous tirer dessus à tous les deux, et, après je pourrai te toucher tant que je voudrai.
— Vous êtes un sale vieux flique, dit Olive. Vous ne faites pas votre métier. Votre femme et votre fille ne seront pas fières de vous. Tirer sur les gens, voilà ce qu’ils savent faire les fliques, maintenant. Mais aider les vieilles dames et les enfants à traverser les rues, oui ! On peut y compter ! Ou bien ramasser les petits chiens écrasés ! Vous avez des égalisateurs et des casquettes et vous ne pouvez même pas arrêter tout seul un pauvre homme comme le Pr Mangemanche !
L’inspecteur réfléchit, remit son égalisateur dans sa poche, et se détourna. Il resta debout un instant, puis il remit sa bicyclette sur ses roues. Celle d’avant ne tournait plus. Elle était toute tordue. Il empoigna le guidon et regarda par terre autour de lui. On voyait distinctement l’empreinte des roues du professeur. L’inspecteur hocha la tête. Il regarda les enfants. Il avait l’air honteux. Et puis il partit dans la direction qu’avait prise Mangemanche.
Olive restait avec Didiche. Ils avaient peur tous les deux. Ils virent l’inspecteur s’éloigner, monter et descendre le long des dunes, et devenir tout réduit, en traînant sa bicyclette inutilisable. Il marchait d’un pas égal, sans ralentir, bien droit entre les deux ornières laissées par la voiture du professeur, et puis il respira un bon coup et pénétra dans la zone noire. La dernière chose qu’on vit, c’était le morceau de verre rouge attaché au garde-boue, et il s’éteignit comme un œil sous un coup de poing.
Olive partit la première vers l’hôtel en courant, Didiche venait derrière elle et l’appelait, mais elle pleurait et n’écoutait pas. Ils avaient oublié le petit panier brun au fond duquel grouillaient les lumettes, et Olive trébuchait souvent parce que ses yeux pensaient à autre chose.
L’abbé Petitjean et Angel attendaient sous la tente d’Athanagore. L’archéologue était parti chercher la fille brune et les avait laissés quelques instants.
Le premier, Petitjean rompit le calme.
– Êtes-vous toujours dans les mêmes dispositions stupides ? demanda-t-il. Sexuellement parlant, je veux dire ?
— Oh, dit Angel, vous aviez raison d’avoir envie de me botter les fesses. Ce que je voulais faire, c’est répugnant. J’en avais vraiment envie, car j’ai besoin physiquement d’une femme en ce moment.
– À la bonne heure ! dit l’abbé. Comme ça, je comprends. Vous n’avez qu’à vous occuper de la petite qui va venir.
— Je le ferai sans doute, dit Angel. À un moment de ma vie, je n’ai pas pu. Je voulais aimer la première femme avec qui je coucherais.
— Vous avez réussi ?
— J’ai réussi, dit Angel, mais je ne suis pas convaincu tout à fait, puisque j’ai eu deux fois la même impression maintenant que j’aime Rochelle.
— L’impression de quoi ? dit Petitjean.
— L’impression de savoir, dit Angel. D’être sûr. Sûr de ce qu’il faut faire. De pourquoi je suis vivant.
— Et pourquoi ? dit Petitjean.
— C’est ce que je n’arrive pas à dire, dit Angel. On a un mal énorme à le dire quand on n’est pas habitué aux mots.
— Revenons au début, proposa Petitjean. Vous m’embrouillez, et, ma parole, je perds le fil. C’est insolite. Suis-je pas Petitjean, hein ? Pourtant ?
— J’ai donc, dit Angel, aimé une femme. C’était la première fois pour nous deux. Ça a réussi, je vous disais. Maintenant, j’aime Rochelle. Il n’y a pas très longtemps. Elle… Je lui suis égal.
— N’employez pas ces tournures mélancoliques, dit Petitjean. Vous ne savez pas.
— Elle couche avec Anne, dit Angel. Il l’amoche. Il la bousille. Il la démolit. D’accord avec elle, et sans le faire exprès. Qu’est-ce que ça change ?
– Ça change, dit Petitjean. Vous n’en voulez pas à Anne.
— Non, dit Angel, mais peu à peu je ne l’aime plus. Il jouit trop. Et il a dit, au début, qu’il se fichait d’elle.
— Je sais, dit l’abbé. Et après, ils les épousent.
— Il ne l’épousera plus. Elle ne m’aime pas, donc, et moi je l’aime, mais je vois qu’elle est presque finie.
— Elle est encore bien. Malgré vos répugnantes descriptions.
— Ce n’est pas suffisant. Peu m’importait, vous comprenez, qu’elle ait été mieux qu’elle n’est, avant que je la rencontre. Il me suffit qu’il y ait eu cette dégradation, pas par moi, depuis que je la connais.
— Mais elle aurait subi cette dégradation de la même façon avec vous.
— Non, dit Angel. Je ne suis pas une brute. Je l’aurais laissée en repos bien avant de l’abîmer. Pas pour moi, mais pour elle. Pour qu’elle puisse retrouver quelqu’un d’autre. Elles n’ont guère que ça pour trouver des hommes. Leur forme.
— Oh, dit l’abbé, vous me faites marrer. Il y a des poux qui trouvent des hommes.
— Je ne les compte pas, dit Angel. Je vous demande pardon de ça, mais quand je dis femme, ça veut dire jolie femme. Les autres sont dans un monde tellement étranger.
— Comment trouvent-elles, alors ?
— C’est comme les produits de conseil en médecine, dit Angel. Ces produits qui ne font pas de publicité, jamais, et que les médecins recommandent à leurs clients. Qui se vendent uniquement de cette façon. De bouche à oreille. Ces femmes, les laides, se marient avec des gens qui les connaissent. Ou qu’elles saisissent, par leur odeur. Des choses comme ça. Ou des paresseux.
— C’est affreux, dit Petitjean. Vous me révélez une quantité de détails que ma vie chaste et mes longues méditations m’ont empêché d’apprendre. Je dois dire qu’un prêtre, ce n’est pas la même chose. Les femmes viennent vous trouver, et, théoriquement, vous n’auriez qu’à choisir : mais elles sont toutes laides, et vous êtes obligé de ne pas choisir. C’est une façon de résoudre le problème. Arrêtez-moi, car je m’embrouille à mon tour.
— Je dis donc, continua Angel, qu’on doit quitter ou laisser libre une jolie femme avant de l’avoir réduite à zéro. Ça a toujours été ma règle de conduite.
— Elles n’accepteront pas toujours de vous quitter, dit Petitjean.
— Si. On peut le faire soit d’accord avec elles, car il y en a qui comprennent ce que je vous ai expliqué et, à partir de ce moment, vous pouvez vivre toute votre vie sans les perdre ; soit en étant volontairement assez méchant avec elles pour qu’elles vous quittent d’elles-mêmes ; mais c’est une façon triste, car il faut vous souvenir qu’au moment où vous les laissez libres, vous devez les aimer encore.
— C’est à cela, sans doute, que vous reconnaissez qu’elles ne sont pas abîmées complètement ? À ce que vous les aimez encore ?
— Oui, dit Angel. C’est pourquoi c’est si difficile. Vous ne pouvez pas rester complètement froid. Vous les laissez, volontairement, vous leur trouvez même un autre garçon, et vous croyez que ça marche, alors vous êtes jaloux.
Il resta silencieux. L’abbé Petitjean avait pris la tête entre ses mains et plissait son front dans une réflexion appliquée.
— Jusqu’à ce que vous en trouviez vous-même une autre, dit-il.
— Non. Vous êtes encore jaloux quand vous en avez vous-même une autre. Mais vous devez garder votre jalousie pour vous. Vous ne pouvez pas ne pas être jaloux, puisque vous n’êtes pas allé jusqu’au bout avec celle d’avant. Il y a toujours ce reste-là. Que vous ne prendrez jamais. C’est ça la jalousie. Que vous ne prendrez jamais si vous êtes un type bien, je veux dire.
— Un type comme vous, plutôt, précisa l’abbé complètement à côté de la question.
— Anne est en train d’aller jusqu’au bout, dit Angel. Il ne s’arrêtera pas. Il ne restera rien. Si on le laisse faire.
— Si on ne le laisse pas faire, dit l’abbé, est-ce qu’il en restera assez ?
Angel ne répondit pas. Sa figure était un peu pâle, et l’effort d’expliquer, une fois de plus, l’avait épuisé. Ils étaient tous deux assis sur le lit de l’archéologue et Angel s’allongea, les bras sous sa tête, et regarda, au-dessus de lui, la toile opaque et serrée.
— C’est la première fois, dit Petitjean, que je reste aussi longtemps sans dire une connerie plus grosse que moi. Je me demande ce qui se passe.
— Rassurez-vous dit Angel. La voilà.
— Ce que m’avait dit Claude Léon, expliqua l’abbé Petitjean, c’est qu’à l’intérieur, la négresse est comme du velours rose.
L’archéologue hocha la tête. Ils étaient un peu en avant, et ensuite, venaient Cuivre et Angel qui la tenait par la taille.
— Vous êtes bien mieux que l’autre jour… lui dit-elle.
— Je ne sais pas, répondit Angel. C’est probable, si vous le croyez. J’ai l’impression d’être près de quelque chose.
L’abbé Petitjean insistait.
— Je ne suis pas curieux, dit-il, mais je voudrais bien savoir s’il a raison.
— Il doit avoir essayé, dit Athanagore.
Cuivre prit la main d’Angel dans ses doigts durs.
— J’aimerais être quelque temps avec vous, dit-elle. Je pense qu’après, vous seriez tout à fait bien.
— Je ne crois pas que cela suffise, dit Angel. Naturellement, vous êtes très jolie, et c’est une chose que je pourrais très bien faire. C’est la première condition.
— Après, vous pensez que je ne suffirais plus ?
— Je ne peux pas dire, dit Angel. Il faut que je sois débarrassé de cette idée de Rochelle. C’est impossible parce que je l’aime ; et c’est d’ailleurs ça l’idée. Vous suffiriez sans doute ; mais en ce moment je suis assez désespéré, et je ne peux rien affirmer. Après Rochelle, il y aura pour moi une période morte, et c’est dommage que vous arriviez juste à ce moment.
— Je ne vous demande pas de sentiments, dit-elle.
— Ils viendront ou non, mais vous ne comptez pas pour cette chose précise. C’est à moi d’y arriver. Vous voyez qu’avec Rochelle, je n’y suis pas arrivé.
— Vous ne vous êtes pas donné assez de mal.
— Tout ceci était confus dans ma tête, dit Angel. Je commence à débrouiller l’écheveau depuis très peu de temps. L’influence catalytique du désert y est probablement pour beaucoup, et je compte également, dans l’avenir, sur les chemises jaunes du Pr Mangemanche.
— Il vous les a laissées ?
— Il m’a promis de me les laisser.
Il regarda Petitjean et l’archéologue. Ils avançaient à grands pas et Petitjean expliquait en faisant des gestes, tout au sommet de la dune au pied de laquelle Cuivre et Angel venaient d’arriver ; et leurs têtes commencèrent à descendre de l’autre côté puis disparurent. Le creux de sable sec était accueillant et Angel soupira.
Cuivre s’arrêta et s’étendit sur le sable. Elle tenait toujours la main d’Angel et attira le garçon contre elle. Comme d’habitude, elle ne portait qu’un short et une chemisette de soie légère.
Amadis terminait son courrier et Rochelle le notait sous la dictée, qui faisait une grande ombre mouvante dans la pièce. Il alluma une cigarette et se renversa dans son fauteuil. Une pile de lettres s’accumulait sur l’angle droit du bureau, prêtes à partir, mais le 975 ne venait plus depuis plusieurs jours et le courrier aurait du retard. Amadis était ennuyé de ce contretemps. Des décisions devaient survenir, il fallait rendre compte, remplacer Mangemanche peut-être, tâcher de résoudre le problème du ballast, essayer de diminuer les appointements du personnel, sauf Arland.
Il sursauta car le bâtiment venait de trembler sous un choc violent. Puis il regarda sa montre et sourit. C’était l’heure. Carlo et Marin commençaient à démolir l’hôtel. La partie dans laquelle se trouvait le bureau d’Amadis resterait debout, et celle où travaillait Anne, également. Seul le milieu, la chambre de Barrizone, allait s’effondrer. Celle de Mangemanche partiellement, et celle de l’interne aussi. La chambre de Rochelle et la chambre d’Angel ne bougeraient pas non plus. Les agents d’exécution vivaient au rez-de-chaussée ou dans les caves.
Les coups retentissaient maintenant à intervalles irréguliers, par séries de trois, et l’on entendait l’écroulement pierreux des gravats et du plâtre, et le claquement des morceaux de vitres sur le sol du restaurant.
— Tapez-moi tout ça, dit Amadis, et nous aviserons pour le courrier. Il faut trouver une solution.
— Bien, Monsieur, dit Rochelle.
Elle posa son crayon et découvrit sa machine à écrire, bien au chaud sous sa housse et qui frissonna au contact de l’air. Rochelle la calma l’un geste et prépara ses carbones.
Amadis se leva. Il remua les jambes pour mettre ses affaires en place et quitta la pièce. Rochelle entendit, son pas dans l’escalier. Elle regarda dans le vague une minute, et se mit à son travail.
De la poussière de plâtre emplissait la grande salle du rez-de-chaussée et Amadis vit à contre-jour les silhouettes des agents d’exécution dont les lourds marteaux s’abaissaient et se relevaient avec effort.
Il se boucha le nez et sortit de l’hôtel par la porte opposée ; dehors, il vit Anne, les mains dans les poches, qui fumait une cigarette.
— Bonjour !.. dit Anne sans se déranger.
— Et votre travail ? remarqua Amadis.
— Vous croyez qu’on peut travailler avec ce vacarme ?
— Là n’est pas la question. Vous êtes payé pour travailler dans un bureau, et non pour flâner les mains dans les poches.
— Je ne peux pas travailler dans ce bruit.
— Et Angel ?
— Je ne sais pas où il est, dit Anne. Il se balade avec l’archéologue et le curé, je crois.
— Rochelle est la seule à travailler, dit Amadis. Vous devriez avoir honte et vous rappeler que je signalerai votre attitude au Conseil d’administration.
— Elle fait un travail mécanique. Elle n’a pas besoin de réfléchir.
— Quand on est payé pour ça, on doit au moins faire semblant, dit Amadis. Remontez dans votre bureau.
— Non.
Amadis chercha quelque chose à dire, mais Anne avait une drôle d’expression dans la figure.
— Vous ne travaillez pas vous-même, dit Anne.
— Je suis le directeur. Je surveille le travail des autres, notamment, et je veille à son exécution.
— Mais non, dit Anne. On sait bien ce que vous êtes. Un pédéraste.
Amadis ricana.
— Vous pouvez continuer, ça ne me vexe pas.
— Alors, je ne continue pas, dit Anne.
— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous montrez plus de déférence, d’habitude ? vous, et Angel, et tous. Qu’est-ce que vous avez ? Vous devenez fous ?
— Vous ne pouvez pas vous rendre compte, dit Anne. Rappelez-vous que vous êtes normalement, c’est-à-dire ordinairement anormal. Cela doit vous soulager. Mais nous sommes à peu près normaux, alors, de temps en temps il nous faut des crises.
— Qu’entendez-vous par crises ? Ce que vous êtes en train de faire ?
— Je vous explique. À mon avis…
Il s’arrêta.
— Je ne peux vous donner que mon avis. Je pense que les autres… ceux qui sont normaux, vous donneraient le même. Mais peut-être pas.
Amadis Dudu approuva et parut donner des signes d’impatience. Anne s’adossa au mur de l’hôtel, qui tremblait toujours sous les chocs brutaux des masses de fer. Il regardait par-dessus la tête d’Amadis et ne se pressait pas de parler.
— En un sens, dit-il, vous avez certainement une existence horriblement monotone et ordinaire.
— Comment ça ?
Amadis ricana encore.
— Je pense plutôt que c’est une preuve d’originalité que d’être pédéraste.
— Non, dit Anne. C’est idiot. Ça vous limite énormément. Vous n’êtes plus que ça. Un homme normal ou une femme normale peut faire tellement plus de choses et revêtir un nombre tellement plus grand de personnalités. Peut-être est-ce en cela que vous êtes plus étroit…
— Un pédéraste a l’esprit étroit, selon vous ?
— Oui, dit Anne. Un pédéraste ou une gouine, ou tous ces gens-là ont un esprit horriblement étroit. Je ne pense pas que ce soit leur faute. Mais, en général, ils s’en glorifient. Alors que c’est une faiblesse sans importance.
— C’est sans nul doute une faiblesse sociale, dit Amadis. Nous sommes toujours brimés par les gens qui mènent une vie normale : je veux dire ceux qui couchent avec les femmes ou qui ont des enfants.
— Vous dites des idioties, dit Anne. Je ne pensais pas du tout au mépris des gens pour les pédérastes ni à leurs rires. Les gens normaux ne se sentent pas tellement supérieurs ; ce n’est pas ça qui vous brime ; ce sont les cadres de la vie, et les individus dont l’existence se réduit à ces cadres, qui vous accablent ; mais cela ne compte pas. Ce n’est pas parce que vous vous réunissez entre vous, avec des manies, des affectations, des conventions et tout cela que je vous plains. C’est vraiment parce que vous êtes si limités. À cause d’une légère anomalie glandulaire ou mentale, vous recevez une étiquette. C’est déjà triste. Mais, ensuite, vous vous efforcez de correspondre à ce qu’il y a sur l’étiquette. De lui faire dire la vérité. Les gens se moquent de vous à la façon du gosse qui se moque d’un infirme, sans penser. S’ils pensaient, ils vous plaindraient ; mais c’est une infirmité qui fait moins sérieux qu’aveugle. D’ailleurs les aveugles sont les seuls infirmes dont on puisse se moquer puisqu’ils ne le voient pas, et c’est pour cela que personne ne s’en moque.
— Pourquoi, alors, me traitez-vous de pédéraste en vous moquant de moi ?
— Parce qu’en ce moment, je me laisse aller, parce que vous êtes mon directeur, que vous avez sur le travail des idées que je ne peux plus piffer et que j’utilise tous les moyens, même injustes.
— Mais vous avez toujours travaillé très régulièrement, dit Amadis. Et, tout à coup, paf !.. Vous vous mettez à déconner sans arrêt.
— C’est ça que j’appelle être normal, dit Anne. Pouvoir réagir, même si ça vient après un temps d’abrutissement ou de fatigue.
— Vous vous prétendez normal, insista Amadis, et vous couchez avec ma secrétaire jusqu’à être vaincu par cet abrutissement idiot.
— Je suis presque au bout, dit Anne. Je crois que ce sera bientôt fini avec elle. J’ai envie d’aller voir cette négresse…
Amadis eut un frisson de dégoût.
— Faites ce que vous voudrez en dehors des heures de travail, dit-il. Mais, d’abord, ne m’en parlez pas. Et ensuite, allez vous remettre au boulot.
— Non, dit Anne, posément.
Amadis se renfrogna et sa main passa nerveusement dans ses cheveux filasse.
— C’est formidable, dit Anne, quand on se met à penser à tous ces types qui travaillent pour rien. Qui restent huit heures par jour dans leur bureau. Qui peuvent y rester huit heures par jour.
— Mais vous avez été comme ça, jusqu’ici, dit Amadis.
— Vous m’assommez, avec ce qui a été. Est-ce qu’on n’a plus le droit de comprendre, même après avoir été cul pendant un bout de temps ?
— Ne dites pas ces mots-là, observa Amadis. Même si vous ne me visez pas personnellement, ce dont je doute, ça me fait un effet désagréable.
— Je vous vise en tant que directeur, dit Anne. Tant pis si les moyens que j’emploie atteignent en vous une autre cible. Mais vous voyez à quel point vous êtes limité, à quel point vous voulez coller à votre étiquette. Vous êtes aussi limité qu’un bonhomme inscrit à un parti politique.
— Vous êtes un sale type, dit Amadis. Et vous me déplaisez physiquement. Et un feignant.
— Il y en a plein les bureaux, dit Anne. Il y en a des masses. Ils s’emmerdent le matin. Ils s’emmerdent le soir. À midi, ils vont bouffer des choses qui n’ont plus figure humaine, dans des gamelles en alpax et ils digèrent l’après-midi en perçant des trous dans des feuilles, en écrivant des lettres personnelles, en téléphonant à leurs copains. De temps en temps, il y a un autre type, un qui est utile. Un qui produit des choses. Il écrit une lettre et la lettre arrive dans un bureau. C’est pour une affaire. Il suffirait de dire oui, chaque fois, ou non, et ça serait fini, et l’affaire réglée. Mais ça ne se peut pas.
— Vous avez de l’imagination, dit Amadis. Et une âme poétique, épique et tout. Pour la dernière fois, allez à votre travail.
– À peu près pour chaque homme vivant, il y a comme ça un homme de bureau, un homme parasite. C’est la justification de l’homme parasite, cette lettre qui réglerait l’affaire de l’homme vivant. Alors, il le fait traîner pour prolonger son existence. L’homme vivant ne le sait pas.
— Assez, dit Amadis. Je vous jure que c’est idiot. Je vous garantis qu’il y a des gens qui répondent tout de suite aux lettres. Et qu’on peut travailler comme ça. Et être utile.
— Si chaque homme vivant, poursuivit Anne, se levait et cherchait, dans les bureaux, qui est son parasite personnel, et s’il le tuait…
— Vous me navrez, dit Amadis. Je devrais vous vider, et vous remplacer, mais, sincèrement, je pense que c’est le soleil et votre manie de coucher avec une femme.
— Alors, dit Anne, tous les bureaux seraient des cercueils, et, dans chaque petit cube de peinture verte ou jaune et de linoléum rayé, il y aurait un squelette de parasite, et on remiserait les gamelles en alpax. Au revoir. Je vais voir l’ermite.
Amadis Dudu resta muet. Il vit Anne s’éloigner à pas larges et vigoureux, et monter la dune sans effort, détendant ses muscles bien réglés. Il construisit une ligne capricieuse d’empreintes alternées qui s’arrêta tout en haut du sable arrondi, et son corps continua seul, puis disparut.
Le directeur Dudu se retourna et rentra dans l’hôtel. Le bruit des marteaux venait de cesser. Carlo et Marin commençaient à déblayer le tas de matériaux accumulé devant eux. Au premier étage, on entendait le cliquetis de la machine et le timbre grêle de la sonnerie à la fin des lignes, couvert par le raclement métallique des pelles. Des champignons bleu-vert poussaient déjà sur les gravats.