III

Perets pénétra dans la salle d’attente du Directeur а dix heures précises. Il y avait déjа une vingtaine de personnes qui faisaient la queue. On fit passer Perets en quatrième position. Il prit place dans un fauteuil entre Béatrice Vakh, employée au groupe d’Aide а la population locale, et un sombre collaborateur du groupe de la Pénétration du génie. A en juger par la plaque qu’il portait sur la poitrine et l’inscription sur son masque de carton blanc, ce dernier devait être appelé Brandskougel. La salle d’attente était peinte en rose pвle. Sur un mur était placée une pancarte « Défense de fumer, de jeter des ordures, de faire du bruit », sur un autre, un grand tableau qui représentait l’exploit du traverseur de la forêt Selivan : sous les yeux de ses camarades stupéfiés, Selivan, les bras levés, se transformait en arbre sauteur. Les rideaux roses des fenêtres étaient soigneusement tirés et au plafond brillait un lustre gigantesque. Outre la porte d’entrée sur laquelle on pouvait lire « Sortie », la pièce possédait une autre porte, immense, revêtue de cuir jaune, qui portait l’inscription « Sans issue ». Exécutée а la peinture phosphorescente, l’inscription se détachait comme un sinistre avertissement. En dessous se trouvait le bureau de la secrétaire, garni de quatre téléphones de couleur différente et d’une ma Aine а écrire électrique. La secrétaire, une femme replète d’un certain вge portant lorgnon, étudiait d’un air distant un « Manuel de physique atomique ». Les visiteurs parlaient а voix basse. Beaucoup ne pouvaient cacher leur nervosité et feuilletaient fébrilement de vieux illustrés. Tout ceci évoquait furieusement la file d’attente chez un dentiste, et Perets fut а nouveau agité d’un frisson désagréable, d’un tremblement de mвchoires, et saisi du désir de partir n’importe où sans plus attendre.

— Ils ne sont même pas paresseux, disait Béatrice Vakh, son charmant visage tourné dans la direction de Perets. Mais ils ne peuvent pas supporter un travail systématique. Comment expliquez-vous, par exemple, l’incroyable légèreté avec laquelle ils abandonnent les endroits où ils ont vécu ?

— C’est а moi que vous parlez ? demanda timidement Perets.

Il n’avait aucune idée de la manière d’expliquer cette incroyable légèreté.

— Non. Je parlais а « Mon cher » Brandskougel.

« Mon cher » Brandskougel remit en place le pan gauche de sa moustache qui se décollait et marmonna cordialement :

— Je ne sais pas.

— Et nous ne le savons pas non plus, fit amèrement Béatrice. Il suffit que nos équipes s’approchent du village pour qu’ils partent en abandonnant leur maison et tous leurs biens. On dirait que nous ne les intéressons pas. Ils n’attendent absolument rien de nous. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Mon cher Brandskougel resta quelques instants silencieux, comme s’il réfléchissait а la question, observant Béatrice а travers les étranges meurtrières cruciformes de son masque. Puis il répondit sur le même ton que précédemment :

— Je ne sais pas.

— C’est vraiment dommage, poursuivit Béatrice, que notre groupe ne se compose que de femmes. Je sais bien qu’il y a une raison profonde, mais il manque souvent la fermeté, l’вpreté, je dirais presque la motivation masculine. Les femmes ont malheureusement tendance а se disperser, vous avez dû le remarquer.

— Je ne sais pas, dit Brandskougel.

Sa moustache se détacha soudain et tomba gracieusement jusqu’au sol. Il la ramassa, l’examina attentivement en soulevant un coin de son masque, cracha prestement dessus et la remit en place.

Une clochette tinta mélodieusement sur le bureau de la secrétaire. Celle-ci posa son manuel, consulta une liste en retenant avec affectation son lorgnon et annonça :

— Professeur Kakadou, c’est а vous.

Le professeur Kakadou lвcha sa revue illustrée, se leva d’un bond, se rassit, regarda autour de lui en blêmissant, puis se mordit la lèvre et, le visage défait, s’arracha а son fauteuil et disparut derrière la porte qui portait l’inscription « Sans issue ». Un silence morbide régna pendant quelques secondes dans la salle d’attente. Puis les bruits de voix et de feuilles froissées reprirent.

— Nous n’arrivons pas, disait Béatrice, а trouver le moyen de les intéresser, de les captiver. Nous leur avons construit des habitations confortables sur pilotis. Ils les bourrent de tourbe et y mettent des espèces d’insectes. Nous avons essayé de leur proposer de la bonne nourriture au lieu de la saleté aigre qu’ils mangent. En pure perte. Nous avons essayé de les vêtir de manière humaine. Un est mort, deux autres sont tombés malades. Mais nous continuons nos expériences. Hier nous avons répandu dans la forêt un plein camion de miroirs et de boutons dorés … Le cinéma ne les intéresse pas, pas plus que la musique. Les créations immortelles ne provoquent chez eux qu’une sorte de ricanement … Non, il faut commencer par les enfants. Je propose par exemple de leur enlever leurs enfants et d’organiser des écoles spéciales. Malheureusement, cela implique des difficultés d’ordre technique : on ne peut pas les prendre avec des mains humaines, il faudrait lа des machines spéciales … D’ailleurs, vous savez tout cela aussi bien que moi.

— Je ne sais pas, dit mélancoliquement « Mon cher » Brandskougel.

La clochette tinta а nouveau, et la secrétaire dit :

— Béatrice, c’est а vous. Je vous en prie. Béatrice s’agita. Elle esquissa le geste de se précipiter vers la porte, mais s’interrompit et jeta autour d’elle un regard plein de désarroi. Elle revint sur ses pas, regarda sous le fauteuil en murmurant :

« Où est-il ? Où ? », promena ses yeux immenses sur la salle d’attente, saisit ses cheveux, cria d’une voix forte : « Mais où est-il ? », puis attrapa soudain Perets par sa veste et le tira du fauteuil pour le jeter а terre. Sous Perets se trouvait un carton brun dont se saisit Béatrice. Elle resta quelques secondes les yeux fermés, le visage empli d’une joie sans bornes, serrant le carton contre sa poitrine, puis elle s’achemina lentement vers la porte recouverte de cuir jaune et la referma derrière elle. Dans un silence de mort, Perets se releva et, s’efforçant de ne regarder personne, épousseta son pantalon. Au demeurant, personne ne lui prêtait attention : tous les regards étaient braqués sur la porte jaune.

« Que vais-je lui dire ? se demanda Perets. Je lui dirai que je suis philologue et que je ne peux pas être utile а l’Administration, laissez-moi partir, je m’en irai et jamais plus je ne reviendrai, je vous en donne ma parole. Mais pourquoi êtes-vous venu ici ? Je me suis toujours beaucoup intéressé а la forêt, mais on ne veut pas me laisser aller dans la forêt. En fait j’ai abouti ici tout а fait par hasard, puisque je suis philologue. Les philologues, les littérateurs, les philosophes n’ont rien а faire а l’Administration. C’est pour ça qu’on a raison de ne pas me laisser partir, je le reconnais, je suis d’accord … Je ne peux être ni а l’Administration, où l’on défèque sur la forêt, ni dans la forêt, où l’on ramasse les enfants avec des machines. Il faudrait que je m’en aille et que je m’occupe de quelque chose de plus simple. Je sais, on m’aime ici, mais on m’aime comme un enfant aime ses jouets. Je suis ici pour amuser les gens, je ne peux apprendre а personne ce que je sais … Non, je ne peux évidemment pas dire ça. Il faut verser une larme, mais où vais-je la trouver, cette larme ? Je casserai tout chez lui si seulement il essaie de m’empêcher de partir. Je casserai tout et je m’en irai а pied. »

Perets se vit marchant sur la route poussiéreuse sous un soleil de feu, kilomètre après kilomètre, tandis que la valise se fait de plus en plus lourde et de plus en plus indépendante de sa volonté. Et chaque pas l’éloigne toujours plus de la forêt, de son rêve, de son angoisse qui est depuis longtemps le sens de sa vie …

« On dirait qu’il y a un bout de temps que personne n’a été appelé, pensa-t-il. Apparemment, le Directeur a dû être très intéressé par le projet de ramassage des enfants. Mais pourquoi est-ce que personne ne sort du bureau ? Il doit y avoir une autre issue. »

— Excusez-moi, s’il vous plaît, dit-il en se tournant vers « Mon cher » Brandskougel, quelle heure est-il ?

« Mon cher » Brandskougel consulta sa montre-bracelet, réfléchit un instant et dit :

— Je ne sais pas.

Perets se pencha vers son oreille et murmura :

— Je ne le dirai а personne. A per-sonne. « Mon cher » Brandskougel hésita. Il promena des doigts indécis sur la plaquette de plastique qui portait son nom, jeta un regard а la dérobée autour de lui, bвilla nerveusement, regarda а nouveau autour de lui et chuchota en maintenant fermement son masque contre sa figure :

— Je ne sais pas.

Puis il se leva et s’empressa de rejoindre un autre coin de la salle d’attente.

La secrétaire dit :

— Perets, c’est votre tour.

— Mon tour ? s’étonna Perets. J’étais quatrième.

La secrétaire haussa la voix.

— Employé surnuméraire Perets, c’est votre tour !

— Il raisonne …, grommela quelqu’un.

— Ces types-lа, il faut les chasser … Avec un balai brûlant ! dit а voix haute quelqu’un sur la droite.

Perets se leva. Il avait les jambes en coton. Il porta stupidement les mains а ses flancs. La secrétaire le regardait fixement.

Des voix s’élevèrent dans la salle d’attente :

— Il fait le dégoûté.

— Ça a beau faire le malin …

— Et nous avons supporté ça !

— Excusez, vous l’avez supporté. Moi, c’est la première fois que je le vois.

— Et moi, je vous signale que ce n’est pas la vingtième.

La secrétaire éleva la voix :

— Doucement ! Gardez le silence ! Et ne jetez rien par terre. Oui, vous lа-bas … Oui, oui, c’est а vous que je parle. Alors, employé Perets, vous allez entrer ? Ou vous voulez que j’appelle les gardes ?

— Oui, dit Perets. Oui, j’y vais.

La dernière personne qu’il vit avant de quitter la salle d’attente fut « Mon cher » Brandskougel, barricadé dans un coin derrière son fauteuil, le visage crispé, accroupi une main dans la poche arrière de son pantalon. Puis il vit le Directeur.

Le Directeur était un bel homme élancé d’une trentaine d’années, vêtu d’un costume coûteux qui tombait admirablement. Il était debout près de la fenêtre ouverte et distribuait des miettes de pain aux pigeons qui se pressaient sur l’appui. Le bureau était absolument vide : il n’y avait pas une chaise, pas même de table. Seule une copie en réduction de « L’exploit du traverseur de la forêt Selivan » était accrochée au mur opposé а la fenêtre.

— Employé surnuméraire de l’Administration Perets ? prononça d’une voix claire et sonore le Directeur en tournant vers Perets le visage frais d’un sportif.

— Mmm … oui … Je … bafouilla Perets.

— Enchanté, enchanté Nous pouvons enfin faire connaissance. Bonjour. Mon nom est Ah. J’ai beaucoup entendu parler de vous. Nous serons amis.

Perets s’inclina, intimidé, et serra la main qu’on lui tendait. La main était sèche et ferme.

— Comme vous voyez, je donne а manger aux pigeons. Curieux oiseau. On sent qu’il renferme des possibilités immenses. Qu’en pensez-vous, monsieur Perets ?

Perets se troubla, car il ne pouvait pas supporter les pigeons. Mais le visage du Directeur exprimait une telle cordialité, un tel intérêt, une telle attente anxieuse d’une réponse que Perets se reprit et mentit :

— J’aime beaucoup, monsieur Ah.

— Vous les aimez rôtis ? Ou а l’étouffée ? Moi par exemple je les aime en croûte. Un pigeon en croûte avec un verre de bon vin demi-sec — que peut-il y avoir de mieux ? Qu’en pensez-vous ?

Et le visage de M. Ah refléta а nouveau un très vif intérêt et l’attente anxieuse de la réponse.

— Etonnant, dit Perets. Il avait résolu de se résigner а tout et d’être d’accord sur tout.

— Et la « Colombe » de Picasso, reprit M. Ah. Je me le remémore а l’instant … « Sans manger, sans boire, et sans embrasser, les instants passent sans qu’on puisse les rattraper … » Comme cela exprime bien cette idée de notre incapacité а saisir et matérialiser la beauté !

— De très beaux vers, acquiesça passivement Perets.

— La première fois que j’ai vu la « Colombe », j’ai pensé, comme probablement beaucoup d’autres, que le dessin était faux, ou en tout cas peu naturel. Mais ensuite, j’ai été amené par mes fonctions а m’intéresser aux pigeons et je me suis soudain aperçu que Picasso, ce faiseur de miracles, avait saisi l’instant précis où le pigeon replie ses ailes avant de se poser. Ses pattes touchent déjа la terre, mais lui est encore dans l’air, en vol. L’instant où le mouvement devient immobilité, le vol repos.

— Il y a chez Picasso des tableaux étranges, que je ne comprends pas, dit Perets, montrant lа son indépendance d’esprit.

— Oh, c’est simplement que vous ne les avez pas regardés assez longtemps. Pour comprendre la vraie peinture, il ne suffit pas d’aller deux ou trois fois dans l’année au musée. Il faut regarder les tableaux durant des heures. Aussi souvent que possible. Et uniquement les originaux. Pas de reproductions. Pas de copies. Regardez par exemple ce tableau. Je vois sur votre visage ce que vous en pensez. Et vous avez raison : c’est une mauvaise copie. Mais si vous aviez l’occasion de faire connaissance avec l’original, vous comprendriez l’idée de l’artiste.

— Et en quoi consiste-t-elle ?

— Je vais essayer de vous expliquer, proposa avec empressement le Directeur. Que voyez-vous sur ce tableau ? Formellement, c’est quelque chose moitié-homme moitié-arbre. Le tableau est statique. On ne voit pas, on ne saisit pas le passage d’une substance а une autre. Il manque au tableau le principal — la direction du temps. Mais si vous aviez la possibilité d’étudier l’original, vous comprendriez que l’artiste est parvenu а faire entrer dans la représentation un sens symbolique profond, qu’il a reproduit non pas un homme-arbre, ni même la transformation de l’homme en arbre, mais précisément et uniquement la transformation de l’arbre en homme. L’artiste a utilisé l’idée contenue dans une vieille légende pour représenter la naissance d’une nouvelle individualité. Le nouveau qui sort de l’ancien. La vie de la mort. La raison de la matière stagnante. La copie est absolument statique et tout ce qui y est représenté existe en dehors du cours du temps. Mais l’original renferme le temps-mouvement ! Le vecteur ! La flèche du temps, comme dirait Eddington !

— Et où donc est l’original ? demanda poliment Perets.

Le Directeur eut un sourire.

— L’original, naturellement, a été détruit en tant qu’objet d’art ne permettant pas une double interprétation. La première et la deuxième copie ont également été détruites par mesure de précaution.

M. Ah revint а la fenêtre et chassa du coude un pigeon qui se trouvait sur l’appui.

— Bien. Nous avons parlé des pigeons, prononça-t-il d’une voix nouvelle, en quelque sorte officielle. Votre nom ?

— Quoi ?

— Nom. Votre nom.

— Pe … Perets.

— Année de naissance ?

— Trente …

— Précisément !

— Mille neuf cent trente. Cinq mars.

— Que faites-vous ici ?

— Employé surnuméraire. Rattaché au groupe de la Protection scientifique.

— Je vous demande : que faites-vous ici ? dit le Directeur en tournant vers Perets un regard aveugle.

— Je … je ne sais pas. Je veux m’en aller.

— Votre opinion sur la forêt. Brièvement.

— La forêt, c’est … J’ai toujours … Je … J’en ai peur et je l’aime.

— Votre opinion sur l’Administration ?

— Il y a beaucoup de personnes estimables, mais …

— Ça suffit.

Le Directeur s’approcha de Perets, le prit par les épaules et, le regardant droit dans les yeux, dit :

— Ecoute, ami, laisse ! Partie а trois ? On appelle la secrétaire, tu as vu le morceau ? C’est pas une femme, c’est les soixante-neuf positions réunies ! « Ouvrons, enfants, le Jeroboam de réserve !.. », chanta-t-il d’une voix lourde. Hein ? On l’ouvre ? Laisse, j’aime pas. Compris ? Qu’estce que tu en dis ?

Il sentait soudain l’alcool et le saucisson а l’ail, ses yeux louchaient vers la racine du nez.

— On appelle l’ingénieur, Brandskougel, « Mon cher » а moi, continua-t-il en pressant Perets contre sa poitrine. Il connaît de ces histoires … pas besoin de hors-d’oeuvre … On y va ?

— Evidemment, on peut, dit Perets, mais c’est que je …

— Que tu quoi ?

— Monsieur Ah, je …

— Laisse ! Pas de monsieur avec moi ! Kamarade ! Compris ?

— Kamarade Ah, je suis venu vous demander …

— Dem-m-an-an-de ! Je ne te refuserai rien ! Tu veux de l’argent ? Tiens, en voilа. Il y a quelqu’un qui ne te plaît pas ? Dis-le, on verra ça ! Alors ?

— N-non, je veux simplement m’en aller. Je n’arrive pas а partir, je suis arrivé ici par hasard. Donnez-moi l’autorisation de partir. Personne ne veut m’aider, et je vous le demande а vous, en tant que Directeur …

Ah libéra Perets, arrangea sa cravate et sourit sèchement.

— Vous faites erreur, Perets. Je ne suis pas le Directeur. Je suis le délégué du Directeur pour les affaires du personnel. Excusez-moi, je vous ai quelque peu retenu. Par ici, s’il vous plaît. Le Directeur va vous recevoir.

Il ouvrit devant Perets une petite porte basse tout au fond de son bureau nu et fit un geste d’invite de la main. Perets toussota, lui adressa un signe de tête réservé et se baissa pour pénétrer dans la pièce suivante. Ce faisant, il eut l’impression de recevoir une légère tape sur l’arrière-train. Au reste, il était probable que ce, n’était qu’une impression — а moins que M. Ab ne se soit un peu trop pressé de claquer la porte.

La pièce dans laquelle il se retrouva était une copie conforme de la salle d’attente, la secrétaire elle-même était l’exacte copie de la première secrétaire, mais elle lisait un livre intitulé « Sublimation du génie ». Les fauteuils étaient également occupés par des visiteurs pвles munis de journaux et de revues. Lа aussi il y avait le professeur Kakadou qui souffrait cruellement de démangeaisons nerveuses et Béatrice Vakh, son carton brun sur les genoux. Tous les autres visiteurs, il est vrai, étaient des inconnus et sous une copie de « L’exploit du traverseur de la forêt Selivan » s’allumait et s’éteignait régulièrement une brutale injonction : « SILENCE ! » Et en effet personne ne parlait. Perets s’assit précautionneusement tout au bord d’un fauteuil. Béatrice Vakh lui adressa un sourire un peu crispé mais dans l’ensemble amical.

Au bout d’une minute de silence tendu, une clochette tinta. La secrétaire posa son livre et dit :

— Révérend Lucas, on vous demande.

Le Révérend Lucas faisait peur а voir, et Perets se détourna. Ce n’est rien, pensa-t-il en fermant les yeux. Je tiendrai. Il se souvint de cette pluvieuse soirée d’automne où on avait apporté dans l’appartement Esther — Esther qu’un voyou ivre venait d’égorger dans l’entrée de la maison, les voisins qui s’accrochaient а lui et les éclats de verre dans sa bouche — il avait brisé le verre avec ses dents quand on lui avait apporté de l’eau … Oui, pensat-il, le plus dur est passé …

Son attention fut réveillé par des bruits de grattements répétés. Il ouvrit les yeux et se retourna. Un fauteuil plus loin, le professeur Kakadou se grattait furieusement les aisselles de ses deux mains. Comme un singe.

— A votre avis, faut-i1 séparer les filles et les garçons ? murmura d’une voix tremblante Béatrice.

— Je n’en sais rien, dit méchamment Perets. Béatrice Vakh continuait а marmonner :

— Une éducation complexe a évidemment ses avantages, mais c’est lа un cas particulier … Seigneur ! s’exclama-t-elle d’une voix geignarde, il ne va pas me chasser ? Où pourrais-je aller ? On m’a déjа chassée de partout ; il ne me reste pas une paire de souliers convenables, tous mes bas ont filé et cette espèce de poudre qui ne tient pas.

La secrétaire posa la « Sublimation du génie » et observa sévèrement :

— Ne vous égarez pas.

Béatrice Vakh se figea, terrifiée. La petite porte basse s’ouvrit et un homme complètement rasé se glissa dans la salle d’attente.

— Est-ce qu’il y a un Perets ici ? demanda-t-il d’une voix de stentor.

— Je suis lа, dit Perets en se levant d’un bond.

— Dehors avec vos affaires ! La voiture part dans dix minutes, allez, hop !

— La voiture pour où ? Pourquoi ?

— Vous êtes Perets ?

— Oui …

— Vous voulez partir, oui ou non ?

— Je voulais, mais …

— Comme vous voudrez, rugit sur un ton excédé l’homme rasé, j’ai fait mon travail, je vous l’ai dit.

Il disparut et la porte se referma. Perets se rua sur ses pas.

— Arrière ! lui cria la secrétaire, tandis que plusieurs mains agrippaient ses vêtements. Perets se débattit désespérément et la veste se déchira.

— La voiture, dehors ! gémit-il.

— Vous êtes fou ! dit la secrétaire, furieuse. Où voulez-vous aller comme ça ? Vous avez une porte lа, où il y a écrit « Sortie ».

Des mains fermes guidèrent Perets vers l’inscription « Sortie ». Derrière la porte se trouvait une grande salle de forme polygonale dans laquelle s’ouvrait une multitude de portes. Perets se rua pour les essayer les unes après les autres.

Un soleil éclatant, des murs blancs aseptiques, des hommes en blouse blanche. Un dos nu, badigeonné de teinture d’iode. Une odeur de pharmacie. Ce n’était pas ça.

L’obscurité, le ronronnement d’un projecteur cinématographique. Sur l’écran quelqu’un qu’on tire en tous sens par les oreilles. Les visages blancs de spectateurs qui se tournent, mécontents. Une voix : « La porte ! Fermez la porte ! » Encore pas ça …

Perets traversa la salle en glissant sur le parquet.

Une odeur de confiserie. Quelques personnes avec des cabas qui font la queue. Derrière la barrière de verre, des bouteilles de kéfir étincelantes, des tartes et des gвteaux resplendissants.

— Messieurs, cria Perets, où est la sortie ?

— La sortie de quoi ? demanda un vendeur grassouillet coiffé d’une toque de cuisinier.

— D’ici …

— A la porte où vous êtes.

— Ne l’écoutez pas, dit un petit vieux en s’adressant au vendeur. C’est juste un petit futé qui s’amuse а retarder la queue. Travaillez, ne faites pas attention а lui.

— Mais je ne m’amuse pas, dit Perets. Ma voiture va partir …

— Non, ce n’est pas lui, dit le vieillard équitable. L’autre, il demande toujours où sont les toilettes. Où donc est votre voiture, disiez-vous, monsieur ?

— Dans la rue …

— Dans quelle rue ? demanda le vendeur. Il y a beaucoup de rues.

— Ça m’est égal dans laquelle, je veux simplement sortir, а l’extérieur !

— Non, dit le vieillard sagace, c’est bien lui. Il a seulement changé son répertoire. Ne faites pas attention а lui …

Perets regarda désespérément autour de lui, revint dans la salle et poussa la porte а côté. Elle était fermée. Une voix mécontente demanda :

— Qui est lа ?

— Je dois sortir ! cria Perets. Où est la sortie ?

— Attendez un instant.

Il y eut un certain remue-ménage derrière la porte, un clapotis d’eau, des claquements de tiroirs qu’on renferme. La voix demanda :

— Que voulez-vous ?

— Sortir ! Je dois sortir !

— Un instant.

Une clef grinça et la porte s’ouvrit. La pièce était plongée dans l’obscurité.

— Entrez, dit la voix.

Cela sentait le révélateur. Les bras étendus devant lui, Perets fit quelques pas mal assurés.

— Je n’y vois rien, dit-il.

— Vous allez vous y faire, promit la voix. Avancez, ne restez pas comme ça.

Perets sentit qu’on le prenait par la manche pour le guider.

— Signez ici, dit la voix.

Un crayon fut glissé entre les doigts de Perets. Il distinguait maintenant dans la pénombre la vague blancheur d’une feuille de papier.

— Vous avez signé ?

— Non. Il faut signer quoi ?

— N’ayez pas peur, ce n’est pas une condamnation а mort. Signez que vous n’avez rien vu.

Perets signa а tout hasard. Il fut а nouveau fermement pris par la manche, guidé а travers quelques portes tendues de rideaux, puis la voix demanda :

— Vous êtes nombreux ?

— Quatre, dit une voix qui semblait provenir de derrière la porte.

— La file d’attente est formée ? Je vais ouvrir la porte et faire sortir quelqu’un. Vous passerez un par un, sans parler et sans faire de plaisanteries. C’est clair ?

— Compris. Ce n’est pas la première fois.

— Personne n’a oublié de vêtements ?

— Non, non. Faites sortir.

La clef grinça а nouveau. Perets fut presque aveuglé par la lumière éclatante, puis on le poussa au-dehors. Les yeux toujours fermés, il descendit quelques marches et comprit alors seulement qu’il se trouvait dans la cour intérieure de l’Administration. Des voix mécontentes crièrent :

— Alors, Perets, dépêche-toi ! Il va falloir attendre longtemps ?

Au milieu de la cour se trouvait un camion rempli d’employés du groupe de la Protection scientifique. Au volant, Kim faisait des signes furieux de la main. Perets courut jusqu’au camion et embarqua : il fut tiré, hissé et jeté au fond de la caisse. Aussitôt le moteur rugit, le camion démarra brutalement, quelqu’un marcha sur la main de Perets, quelqu’un s’écroula sur lui de tout son poids, tout le monde se mit а s’époumoner et а rire aux éclats, et ils partirent.

Perets alluma une cigarette, s’assit sur sa valise et releva le col de sa veste. On lui tendit un manteau dans lequel il s’enveloppa avec un sourire reconnaissant. Le camion roulait de plus en plus vite et, bien que la journée fût chaude, le vent de la course transperçait les vêtements. Perets fumait, la cigarette abritée dans le creux de sa main, et regardait autour de lui. « Je m’en vais, pensait-il, je m’en vais. C’est la dernière fois que je te vois, mur. La dernière fois que je vous vois, cottages. Adieu, décharge, j’ai laissé mes caoutchoucs quelque part chez toi. Adieu, mare, adieu, échecs, adieu, kéfir. Comme on se sent léger, vainqueur ! Jamais plus je ne boirai de kéfir. Jamais plus je ne m’installerai derrière un échiquier … »

Les employés qui s’entassaient derrière la cabine, se tenant les uns aux autres et se protégeant mutuellement du vent, parlaient de choses abstraites.

— C’est mathématique, j’ai fait le calcul moi-même. Si ça continue comme ça, dans cent ans il y aura dix employés pour chaque mètre carré de territoire et la masse globale sera telle que le rocher s’effondrera. Les besoins en moyens de transport pour l’acheminement du ravitaillement et de l’eau seront tels qu’il faudra installer un pont automobile entre l’Administration et le Continent. Les camions rouleront а quarante kilomètres а l’heure et а un mètre d’intervalle, et ils seront déchargés en marche … Non, je suis absolument certain que la direction pense dès maintenant а réglementer l’afflux des nouveaux employés. Rendez-vous compte, c’est impossible, le commandant de l’hôtel en a déjа sept, et bientôt un huitième. Et tous en bonne santé. Domarochinier pense qu’il faut faire quelque chose а ce sujet. Non, pas obligatoirement la stérilisation, comme il le propose …

— Quelqu’un a pu en parler, mais pas Domarochinier.

— C’est bien pourquoi je dis que ce ne sera pas obligatoirement la stérilisation …

— Il paraît que les congés annuels seront portés а six mois.

Ils passèrent devant le parc, et Perets se rendit compte tout а coup que le camion ne suivait pas la bonne route. Ils allaient bientôt franchir les portes, prendre la corniche et descendre en bas de la falaise.

— Dites-moi, où allons-nous ? demanda-t-il,

— Comment, où ? Toucher la paye.

— On ne va pas sur le Continent ?

— Sur le Continent, pour quoi faire ? Le caissier est а la station biologique.

— Alors vous allez а la station ? Dans la forêt ?

— Oui. Ceux de la Protection scientifique sont payés а la station biologique.

— Mais moi, alors ? demanda Perets, décontenancé.

— Tu seras payé aussi. Tu as droit а une prime … Au fait, tous les questionnaires sont remplis ?

Les employés se mirent en devoir de tirer de leurs poches des feuilles de papier imprimé de diverses couleurs et dimensions.

— Et vous, Perets, vous avez rempli votre questionnaire ?

— Quel questionnaire ?

— Comment, quel questionnaire ? Le formulaire numéro quatre-vingt-quatre.

— Je n’ai rien rempli, dit Perets.

— Seigneur, vous vous rendez compte ! Perets n’a pas de papiers !

— Pas grave. Il a probablement un laissez-passer …

— Je n’ai pas de laissez-passer, dit Perets. Absolument rien. Juste ma valise et le manteau, lа … Je ne comptais pas aller dans la forêt, je voulais partir.

— Et la visite médicale ? Les vaccinations ?

Perets secoua la tête. Le camion roulait maintenant sur la corniche, et Perets, le regard lointain, considérait la forêt, ses strates poreuses а l’horizon, son bouillonnement d’orage figé, la toile d’araignée de brume poisseuse а l’ombre de la falaise.

— S’il y a ce genre de choses, ce n’est pas pour rien, dit quelqu’un.

— Mais enfin, tout de même, il n’y a pas d’objectifs sur le chemin …

— Et Domarochinier ?

— Quoi, Domarochinier, puisqu’il n’y a pas d’objectifs ?

— Ça, tu n’en sais rien. Et personne n’en sait rien. L’année dernière Candide est parti en hélico sans papiers ; c’était un type qui n’avait pas froid aux yeux. Et maintenant, où est-il ?

— Primo, ce n’était pas l’année dernière, mais bien avant. Secundo, il est mort, et c’est tout. A son poste.

— Oui ? et tu as vu la note de service ?

— C’est vrai. Il n’y en a pas eu.

— Alors il n’y a même pas а discuter. On l’a mis dans le bunker du poste de contrôle, et il y est encore. Il remplit des questionnaires …

— Comment ça se fait, Pertchik, que tu n’aies pas rempli le questionnaire ? Tu as peut-être quelque chose de pas tout а fait clair …

— Un instant, messieurs ! La question est sérieuse. Je propose que nous examinions le cas de l’employé Perets dans les règles, pour ainsi dire, démocratiques. Qui sera le secrétaire ?

— Domarochinier secrétaire !

— Excellente proposition. Nous choisissons donc comme secrétaire d’honneur notre vénéré Domarochinier. Je vois sur les visages que l’unanimité est faite. Et qui sera le secrétaire adjoint ?

— Vanderbild secrétaire adjoint !

— Vanderbild ? Mon dieu … On propose d’élire Vanderbild comme secrétaire adjoint. Y a-t-il d’autres propositions ? Qui est pour ? Contre ? Abstentions ? Hmm … Deux abstentions. Pourquoi vous abstenez-vous ?

— Moi ?

— Oui, oui. Vous, précisément.

— Je ne vois pas l’intérêt. Pourquoi chercher а sortir les tripes а quelqu’un ? Ça va déjа assez mal pour lui comme ça.

— D’accord. Et vous ?

— C’est pas tes oignons.

— Comme vous voudrez … Secrétaire adjoint, écrivez : deux abstentions. Commençons. Qui veut prendre la parole le premier ? Pas de candidats ? Je commence donc. Employé Perets, répondez а la question suivante. « Quelles distances avons-nous parcouru dans l’intervalle compris entre les années vingt-cinq et trente : a) а pied, b) par voie de transport terrestre, c) par voie de transport aérien ? » Ne vous pressez pas, réfléchissez. Vous avez un crayon et du papier.

Perets prit docilement le crayon et le papier et chercha а se souvenir. Le camion était agité par les cahots. Au début, tout le monde le regardait, puis ils en eurent assez et quelqu’un grommela :

— Je n’ai pas peur de la surpopulation. Vous avez vu tout le matériel qu’il y a ? Dans le terrain vague derrière les ateliers, vous avez vu ? Et vous savez ce que c’est, comme matériel ? En réalité, il est dans des caisses clouées, et personne n’a le temps de les ouvrir pour voir. Et vous savez ce que j’ai vu avant-hier soir ? Je m’étais arrêté pour fumer une cigarette, et tout а coup j’entends un grand bruit. Je me retourne et je vois la paroi d’une caisse, une énorme, comme une maison, qui cède et qui s’ouvre comme un portail et il en sort une machine. Je ne vais pas vous la décrire, vous comprenez pourquoi. Mais ce spectacle … Elle est restée lа quelques secondes, elle a sorti un long tuyau avec au bout une sorte de truc tournant, comme pour inspecter tout autour, puis elle est rentrée dans la caisse et le couvercle s’est refermé. Je ne me sentais pas а l’aise et je n’en ai pas cru mes yeux. Mais ce matin je me suis dit : « Je vais tout de même aller voir au " D". » J’y suis allé, et je me suis senti tout glacé : la caisse était tout а fait normale, pas trace de fente, mais la paroi était clouée DE L’INTERIEUR ! Avec des clous brillants qui dépassaient а l’extérieur d’un bon doigt. Alors je me dis : « Pourquoi est-ce qu’elle est sortie ? Et est-ce qu’elle est la seule ? Peut-être que la nuit elles vont toutes comme ça … inspecter. Et pendant qu’on se préoccupe de surpeuplement, en attendant elles nous préparent pour un de ces jours une nuit de la Saint-Barthélémy, et elles jetteront nos os du haut de la falaise. Et peut-être même pas des os, mais de la bouillie d’ossements … » Quoi ? Non merci, mon cher, dis-le toi-même а ceux du Génie, si tu veux. Cette machine, je l’ai vue, mais comment savoir maintenant si on pouvait ou non la voir ? Il n’y a pas de griffe sur les caisses …

— Alors, Perets, vous êtes prêt ?

— Non, dit Perets, je n’arrive pas а me souvenir. C’était il y a longtemps.

— Etrange. Moi, par exemple, je me souviens très bien. Six mille sept cent un kilomètres par voie ferrée, soixante-dix mille cent cinquante-trois kilomètres par air (dont trois mille deux cent quinze pour raisons de nécessité personnelle), quinze mille sept kilomètres а pied. Et je suis plus vieux que vous. Etrange, étrange, Perets … Bon … Passons au point suivant. Quels sont les jouets que vous préfériez quand vous étiez d’вge préscolaire ?

— Les tanks mécaniques, dit Perets en s’épongeant le front. Et les automitrailleuses.

— Ah ! ah ! Vous vous en souvenez ! Et c’était avant d’aller а l’école, en des temps, disons, beaucoup plus reculés. Bien que moins responsables, n’est-ce pas Perets ? Oui. Donc, les tanks et les automitrailleuses … Point suivant. A quel вge avez-vous ressenti une attirance pour une femme, entre parenthèses — pour un homme ? L’expression entre parenthèses concerne, en règle générale, les femmes. Vous pouvez répondre.

— Il y a longtemps, dit Perets. Ça se passait il y a très longtemps.

— Précisément !

— Et vous ? demanda Perets. Vous d’abord, et ensuite moi.

Le président haussa les épaules.

— Je n’ai rien а cacher. Cela m’est arrivé pour la première fois а l’вge de neuf ans, un jour où on me baignait avec ma cousine … A vous maintenant.

— Je ne peux pas, dit Perets. Je ne désire pas répondre а de telles questions.

— Idiot, lui chuchota une voix а l’oreille. Invente quelque chose qui fasse sérieux, et c’est tout. De quoi tu t’inquiètes ? Qui va aller vérifier ?

— D’accord, dit Perets, soumis. C’était а l’вge de dix ans, le jour où on m’a baigné avec mon chien Mourka.

— Très bien ! s’exclama le président. Et maintenant, énumérez les maladies des membres inférieurs dont vous avez souffert.

— Rhumatismes.

— Et puis ?

— Claudication intermittente.

— Très bien. Et encore ?

— Rhume, dit Perets.

— Ce n’est pas une maladie des membres inférieurs.

— Je ne sais pas. Chez vous, peut-être que non, mais chez moi c’est une maladie des membres inférieurs. J’avais les pieds trempés, et je me suis enrhumé.

— Admettons … Et ensuite ?

— Ça ne suffit pas ?

— Comme vous voudrez. Mais je vous préviens : plus il y en a, mieux ça vaut.

— Gangrène spontanée, dit Perets. Suivie d’amputation. Ça a été la dernière maladie des membres inférieurs dont j’ai eu а souffrir.

— Ça suffira, maintenant. Question suivante. Votre position philosophique, rapidement.

— Matérialisme, dit Perets.

— Quel genre de matérialisme, précisément ?

— Emotionnel.

— Je n’ai plus de questions а poser. Et vous, messieurs ?

Il n’y avait plus de questions. Les employés somnolaient ou parlaient entre eux, le dos tourné au président. Le camion roulait maintenant plus lentement. Il commençait а faire très chaud et de la forêt venait une odeur humide, une odeur puissante et désagréable qui en temps normal ne parvenait pas jusqu’а l’Administration. Le camion roulait moteur coupé et l’on entendait au loin, tout au loin, un faible gargouillis de tonnerre.

— Je suis étonné quand je vous considère, disait le secrétaire adjoint qui avait lui aussi tourné le dos au président. Il y a lа une sorte de pessimisme morbide. L’homme est par nature optimiste, d’une part. D’autre part et surtout, vous ne croyez tout de même pas que le Directeur pense moins que vous а toutes ces choses-lа ? Ce serait ridicule. Dans son dernier discours, le Directeur, s’adressant а moi, a évoqué des perspectives grandioses. J’ai été tout bonnement transporté d’enthousiasme, je n’ai pas honte de le reconnaître. J’ai toujours été optimiste, mais le tableau qu’il a fait … Si vous voulez le savoir, tout va être démoli, tous ces entrepôts, ces cottages … Il y aura des bвtiments d’une splendeur aveuglante, en matériaux transparents et semi-transparents, des stades, des piscines, des jardins suspendus, des buvettes en cristal ! Des escaliers qui monteront а l’assaut du ciel ! De belles femmes а la taille flexible, а la peau élastique et bronzée ! Des bibliothèques ! Des muscles ! Des laboratoires ! Pleins de soleil et de lumière ! Des horaires libres ! Des automobiles, des hydroglisseurs, des dirigeables ! Des réunions contradictoires, l’instruction pendant le sommeil, le cinéma en relief … Après leurs heures de travail, les collaborateurs pourront aller dans les bibliothèques, méditer, composer des mélodies, jouer de la guitare et d’autres instruments, sculpter le bois, se lire leurs vers !..

— Et toi, qu’est-ce que tu feras ?

— De la sculpture sur bois.

— Et quoi encore ?

— Ecrire des vers. On m’apprendra а écrire des vers, j’ai une bonne écriture.

— Et moi, qu’est-ce que je ferai ?

— Tout ce que tu voudras, dit généreusement le secrétaire adjoint. Sculpter le bois, écrire des versCe que tu voudras.

— Je ne veux pas sculpter le bois. Je suis mathématicien.

— Tant mieux pour toi ! Alors tu pourras faire des mathématiques jusqu’а plus soif !

— Je fais déjа des mathématiques jusqu’а plus soif.

— Maintenant tu reçois un salaire pour ça. Idiot. Tu pourras sauter de la tour а parachute.

— Pourquoi ?

— Comment, pourquoi ? C’est intéressant …

— M’intéresse pas.

— Alors qu’est-ce que tu veux faire ? Il n’y a rien d’autre que les mathématiques qui t’intéresse ?

— Oui, rien d’autre peut-être … Tu travailles toute la journée, et le soir tu es si abruti que tu ne t’intéresses plus а rien d’autre.

— C’est simplement que tu as un esprit borné. Ça fait rien, on te le développera. On te trouvera des talents, tu te mettras а composer de la musique, ou а sculpter quelque chose …

— Composer de la musique, ce n’est pas le problème. Mais pour trouver des auditeurs …

— Moi, je t’écouterai avec plaisir … Perets, voilа …

— C’est seulement ce que tu crois. Tu ne m’écouteras pas. Et tu ne composeras pas de vers. Tu donneras quelques entailles dans ton bout de bois, et puis tu iras aux putes. Ou bien tu te saouleras. Je te connaîs. Et je connais tout le monde ici. Vous vous traînerez de la buvette en cristal au buffet en diamant. Surtout si l’horaire est libre. Je n’ose même pas penser а ce qui se passerait si on vous donnai ; la liberté d’horaire.

— Tout homme est un génie en quelque chose, répliqua le secrétaire adjoint. Il faut seulement trouver ce qu’il y a de génial en lui. Nous n’en avons même pas l’idée, mais je suis peut-être un génie de la cuisine et toi, mettons, un génie de la pharmacie, mais ce ne sont pas nos occupations et nous montrons mal ce qu’il y a en nous. Le Directeur a dit qu’а l’avenir il y aura des spécialistes qui s’occuperont de ça, qu’ils chercheront а découvrir nos virtualités cachées.

— Tu sais, les virtualités, ce n’est pas quelque chose de très clair. Je ne dis pas le contraire, peut-être qu’il y a réellement du génie en chacun de nous. Mais que faire si ce génie ne peut trouver а s’appliquer que dans un passé reculé ou un futur lointain, alors que, dans le présent, il n’est même pas considéré comme du génie, que tu l’aies manifesté ou non ? C’est bien, évidemment, si tu te révèles un génie de la cuisine. Mais comment reconnaîtrat-on que tu es un cocher de génie, Perets un tailleur de pointes de silex de génie, et moi le génial découvreur d’un champ X dont personne ne sait rien et qui ne sera connu que dans dix ans … C’est alors, comme disait le poète, que se tournera vers nous la face noire du loisir …

— Eh, les gars, dit quelqu’un, on a rien pris а bouffer avec nous. Le temps d’arriver, de toucher l’argent …

— Stoпan s’en occupera.

— Et comment, que Stoпan s’en occupera ! Ils en sont aux rations, chez eux.

— Et ma femme qui me donnait des sandwiches !..

— Tant pis, on verra bien, on est déjа а la barrière.

Perets tendit le cou. Devant se dressait le mur jaune-vert de la forêt, et la route s’y enfonçait comme un fil dans un tapis persan. Le camion dépassa une pancarte de contre-plaqué où l’on Usait :

« ATTENTION ! RALENTISSEZ ! PREPAREZ VOS PAPIERS ! »

On voyait déjа la barrière baissée, l’abri-champignon а côté, et plus а droite, les barbelés, les protubérances blanches des isolateurs et les treillis des miradors avec leurs projecteurs. Le camion s’arrêta. Tout le monde se mit а regarder le garde qui, debout, les jambes croisées, un fusil sous le bras, était en train de somnoler sous l’abri-champignon. Une cigarette éteinte pendait а sa lèvre et tout autour de lui le terrain était jonché de mégots. A côté de la barrière se dressait un poteau couvert de pancartes :

« ATTENTION, FORET »

« PRESENTER SON LAISSEZ-PASSER OUVERT ! »

« DEFENSE DE CONTAMINER ! »

Le chauffeur klaxonna discrètement. Le garde ouvrit les yeux, jeta un regard embrumé autour de lui, puis quitta son abri et vint faire le tour de la voiture.

— Vous avez l’air d’être beaucoup, lа-dedans, dit-il d’une voix sifflante. Vous venez pour les sous ?

— C’est cela, dit obséquieusement l’ex-président.

— Bien, c’est une bonne chose, dit le garde. Il fit le tour du camion, grimpa sur le marchepied, jeta un regard dans la caisse et ajouta sur

un ton de reproche :

— Oh lа lа, ce que vous êtes nombreux. Et vos mains, elles sont propres ?

— Propres ! répondirent en choeur les employés. Quelques-uns exhibèrent même leurs mains.

— Tout le monde les a propres ?

— Tout le monde !

— Ça va, dit le garde.

Il passa la moitié du corps dans la cabine et on l’entendit dire :

— Qui est le chef ? C’est vous, le chef ? Il y en a combien ? Ah-ah … Tu mens pas ? C’est quel nom ? Kim ? Bon, écoutez, Kim, j’inscris ton nom … Salut Voldemar ! Tu continues а rouler ? … Moi, je monte toujours la garde. Montre ta carte … Allons quoi, t’excite pas, montre un peu que je voie … En règle, la carte, sinon je te … Qu’est-ce que tu as а écrire des numéros de téléphone sur ta carte ? Attends un peu … C’est qui cette Charlotte ? Ah ! je vois. Donne, je vais la noter aussi … Bon, merci. Allez-y, vous pouvez passer.

Il sauta du marchepied, faisant voler la poussière avec ses bottes, alla а la barrière et pesa sur le contrepoids. La barrière se leva lentement, les caleçons qui la garnissaient tombèrent dans la poussière. Le camion s’ébranla.

Dans la caisse, tout le monde s’était remis а faire du vacarme, mais Perets n’entendait pas. Il entrait dans la forêt. La forêt se rapprochait, s’avançait, se faisait de plus en plus haute, pareille а une vague de l’océan, et soudain elle l’engloutit. Il n’y eut plus de soleil ni de ciel, d’espace ni de temps, la forêt avait pris leur place. Il n’y avait plus qu’un défilé de teintes sombres, un air épais et humide, des senteurs étranges, comme une odeur de graillon, et un arrière-goût acre dans la bouche. Seule l’ouпe n’était pas touchée : les bruits de la forêt étaient étouffés par le hurlement du moteur et le bavardage des employés. Ainsi voici la forêt, se répétait Perets, me voici dans la forêt, se répétait-il stupidement. Pas au-dessus, en observateur, mais а l’intérieur, participant. Je suis dans la forêt. Quelque chose de frais et humide toucha son visage, le chatouilla, se détacha et tomba lentement sur ses genoux. Il regarda : c’était un filament long et fin provenant d’un végétal, ou peut-être d’un animal, а moins que ce ne fût simplement un attouchement de la forêt, geste d’accueil amical ou palpation soupçonneuse ; il ne fit pas un geste vers le filament.

Et le camion continuait sa route victorieuse. Le jaune, le vert et le brun se retiraient, soumis, loin en arrière, tandis que sur les bas-côtés se traînaient en désordre les colonnes de l’armée d’invasion, vétérans oubliés, noirs bulldozers cabrés aux boucliers rouilles furieusement levés, tracteurs а demi enfouis dans la terre, chenilles serpentant, inanimées, sur le sol, camions sans roues et sans vitres — tous morts, abandonnés а jamais, mais continuant а diriger hardiment vers l’avant, vers les profondeurs de la forêt leurs radiateurs défoncés et leurs phares éclatés. Et tout autour la forêt remuait, tremblait et se louait, changeait de couleur, vibrante et enflamnée, trompait la vue en avançant et reculant, embrouillait, se moquait et riait, la forêt était tout entière insolite, indescriptible et écoeurante.


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