VI

On ne voyait pas la forêt. A sa place, sous la falaise, des nuages s’étendaient en une couche dense jusqu’а l’horizon. On aurait dit un champ de glace enneigé : des banquises, des dunes de neige, des trouées et de crevasses cachant un abîme sans fond : celui qui sauterait du haut de la falaise ne serait pas arrêté par la terre, par le marécage tiède ou les branches tendues des arbres, mais par la glace dure, étincelante sous le soleil matinal, couverte d’une pellicule de neige sèche et poudreuse, et il resterait étendu sur la glace, plat, immobile et noir sous le soleil. On aurait dit aussi une vieille couverture blanche, soigneusement nettoyée, qui aurait été jetée par-dessus la cime des arbres.

Perets chercha autour de lui, trouva un caillou, le fit sauter d’une paume а l’autre et se dit que le bord de l’а-pic était vraiment un coin de rêve : d’ici l’Administration ne se faisait pas sentir, il y avait ici des cailloux, des buissons sauvages et piquants, de l’herbe vierge brûlée par le soleil, et même un oiseau qui se permettait de gazouiller, il fallait seulement éviter de regarder vers la droite, vers les luxueuses latrines а quatre fenêtres qui, suspendues au-dessus du gouffre, exposaient insolemment au soleil leur peinture toute fraîche. Il est vrai qu’elles étaient assez loin et on pouvait, si on le voulait, se forcer а imaginer que c’était un kiosque ou quelque pavillon scientifique, mais il aurait tout de même mieux valu qu’elles ne soient pas lа.

C’est peut-être а cause de ces latrines toutes neuves, édifiées au cours de la nuit agitée qui avait précédé, que la forêt se dissimulait derrière les nuages. Mais c’était peu probable. La forêt ne se serait pas emmitouflée jusqu’а l’horizon pour une telle bagatelle, les hommes ne pouvaient pas lui faire un tel effet.

« En tout cas, pensa Perets, je pourrai venir ici chaque matin. Je ferai tout ce qu’on me dira de faire, je ferai des calculs sur la « mercedes » abîmée, je franchirai la zone d’assaut, je jouerai aux échecs avec le manager et j’essaierai même d’aimer le kéfir : ce ne doit pas être tellement difficile, puisque la plupart des gens ont réussi а le faire. Et le soir (et la nuit aussi) j’irai chez Alevtina, je mangerai de la confiture de framboise et je me reposerai dans la baignoire du Directeur. C’est même une idée, pensa-t-il : s’essuyer avec la serviette du Directeur, s’envelopper dans la robe de chambre du Directeur et se chauffer les pieds dans les chaussettes de soie du Directeur. Deux fois par mois j’irai а la station biologique toucher la paye et les primes, pas dans la forêt mais а la station, précisément, et même pas а la station mais а la caisse, pas pour un rendez-vous avec la forêt ni pour faire la guerre а la forêt, mais pour la paye et les primes. Et le matin, de bonne heure, je viendrai ici pour regarder de loin la forêt et pour lui jeter des cailloux. »

Derrière lui les buissons s’écartèrent bruyamment. Perets se retourna avec circonspection : ce n’était pas le Directeur, mais encore et toujours Domarochinier. Il tenait а la main une épaisse chemise et il s’arrêta а quelque distance, abaissant vers Perets un regard humide. Il savait manifestement quelque chose, quelque chose d’important et il avait apporté ici, au bord de l’а-pic, cette étrange et angoissante nouvelle que personne au monde d’autre que lui ne connaissait, et il était manifeste que tout ce qui avait cours auparavant n’avait maintenant plus de sens et que chacun devrait donner tout ce dont il était capable.

— Bonjour, dit-il en s’inclinant et en tendant la chemise а Perets. Vous avez bien dormi ?

— Bonjour, dit Perets. Merci.

— L’humidité est aujourd’hui de soixante-seize pour cent, dit Domarochinier. Température : dixsept degrés. Vent nul. Nébulosité : zéro. (Il s’avança sans bruit, les mains sur la couture du pantalon, inclina son corps vers Perets et annonça.) Le double-vé est ce matin égal а seize …

— Quel double-vé ? demanda Perets en se levant.

— Le nombre de taches, dit très vite Domarochinier, le regard fuyant. Sur le soleil, sur le s-s-s … Il se tut, regardant fixement Perets en face.

— Et pourquoi me dites-vous ça ? demanda Perets d’un ton hostile.

— Je vous demande pardon, dit hвtivement Domarochinier. Cela ne se reproduira plus. Donc il n’y a que l’humidité, la nébulosité, le vent … hmm … et … Vous ne voulez pas non plus que je vous fasse de rapport sur les opposants ?

— Ecoutez, dit Perets, maussade. Que voulez-vous de moi ?

Domarochinier fit deux pas en arrière et inclina la tête.

— Je vous demande pardon, dit-il. Il est possible que je vous aie ennuyé, mais il y a quelques papiers qui nécessitent … sans retard, pour ainsi dire … que vous personnellement … (Il tendit а Perets la chemise, comme un plateau vide.) Voulez-vous que je fasse mon rapport ?

— Vous savez … dit Perets sur un ton menaçant.

— Oui-oui ? dit Domarochinier.

Sans lвcher la chemise, il se mit а fouiller fébrilement ses poches, comme s’il cherchait un calepin. Son visage était devenu bleu d’empressement.

« L’imbécile, le fichu imbécile, pensa Perets en essayant de se dominer. Qu’est-ce qui lui prend ? »

— C’est stupide, dit-il aussi calmement qu’il le pouvait. Vous comprenez ? C’est stupide et ça n’a rien d’amusant.

— Oui-oui, dit Domarochinier. (Courbé, serrant la chemise entre son coude et sa hanche, il griffonnait désespérément des mots sur son bloc-notes.) Une seconde … Oui-oui ?

— Qu’est-ce que vous écrivez ? demanda Perets.

Domarochinier lui jeta an regard apeuré et lut :

« Quinze juin … heure : sept quarante-cinq … lieu : au-dessus de l’а-pic … »

— Ecoutez, Domarochinier, dit Perets avec colère. Qu’est-ce que vous voulez, une fois pour toutes ? Qu’est-ce que vous avez а me coller au train tout le temps comme ça ? Ça suffit, il y en a assez ! (Domarochinier écrivait.) Votre plaisanterie est plutôt stupide, vous n’avez pas а m’espionner. Vous devriez avoir honte, а votre вge. Mais arrêtez d’écrire, crétin ! C’est vraiment idiot ! Vous feriez mieux de faire votre gymnastique ; ou de vous laver, regardez un peu а quoi vous ressemblez ! Peuh !..

Les doigts tremblant de rage, 1 entreprit de boucler les lanières de ses sandales

— C’est vrai, ce qu’on dit de vous, que vous êtes toujours fourré partout а noter toutes les conversations. Je croyais que ça faisait partie de vos plaisanteries stupides … Je ne voulais pas le croire, je ne supporte pas ce genre de choses en général, mais vous, vous dépassez vraiment la mesure …

Il se releva et vit Domarochinier figé au garde а vous. Des larmes coulaient sur ses joues.

— Mais qu’avez-vous aujourd’hui ? demanda Perets, alarmé.

— Je ne peux pas, bredouilla Domarochinier en sanglotant.

— Vous ne pouvez pas quoi ?

— La gymnastique … Mon foie … un certificat … et me laver …

— Seigneur Jésus, dit Perets. Si vous ne pouvez pas, ne le faites pas, je disais ça simplement … Mais qu’est-ce que vous avez enfin а me suivre ? Comprenez-moi, je n’ai rien contre vous, mais c’est extrêmement désagréable …

— Ça ne se reproduira pas ! s’écria avec transport Domarochinier. Jamais plus.

Les larmes sur ses joues s’étaient séchées en un instant.

— Bon, ça suffit, dit Perets, fatigué, en s’enfonçant а travers les buissons.

Domarochinier s’accrochait а ses pas.

« Vieux paillasse, pensa Perets. Taré … »

— Très urgent, bredouillait Domarochinier, le souffle court. Absolument indispensable … Votre attention personnelle …

Perets se retourna.

— Qu’est-ce que vous fourez, enfin ? s’écria-t-il. Si c’est pour ma valise, rendez-la-moi, où l’avezvous trouvée ?

Domarochinier posa la valise par terre et commença а ouvrir la bouche, au bord de l’asphyxie, mais Perets ne le laissa pas parler et saisit la poignée de la valise. Alors Domarochinier, qui n’avait rien pu dire, se coucha а plat ventre sur la valise.

— Rendez-moi ma valise ! dit Perets, glacé de fureur.

— Pour rien au monde, siffla Domarochinier en raclant le gravier de ses genoux.

La chemise le gênait, il la prit entre ses dents et étreignit la valise entre ses deux bras. Perets tira de toutes ses forces et arracha la poignée.

— Cessez ce scandale ! dit-il. Immédiatement !

Domarochinier secoua la tête et murmura quelque chose. Perets déboutonna son col et jeta un regard désemparé autour de lui. A l’ombre d’un chêne pas très loin de lа se trouvaient, pour une raison indéterminée, deux ingénieurs en masques de carton. Interceptant ce regard, ils se redressèrent et claquèrent les talons. Alors Perets, jetant tout autour de lui des regards de bête traquée, enfila précipitamment l’allée qui menait vers la sortie du parc. Il croyait avoir déjа tout vu, mais cette fois … Ils ont dû se donner le mot, pensait-il fiévreusement … Il faut courir, courir. Mais courir où ? Il sortit du parc et allait prendre la direction de la cantine quand il trouva а nouveau sur son chemin Domarochinier, un Domarochinier sale et effrayant. Il était lа, la valise sur l’épaule, son visage bleu inondé de larmes, а moins que ce ne fût d’eau ou de sueur. Ses yeux, voilés par une pellicule blanche, erraient, et il serrait contre sa poitrine la chemise où ses dents avaient laissé leur empreinte.

— Pas ici, je vous en supplie, rвla-t-il. Dans le bureau … C’est insupportablement urgent … Et par ailleurs les intérêts de la subordination …

Perets fit un écart pour l’éviter et remonta en courant la rue principale. Les gens sur les trottoirs restaient figés, inclinaient la tête en roulant des yeux écarquillés. Un camion qui venait d’en face, se dirigeant vers lui, freina avec un hurlement sauvage, percuta un kiosque а journaux, des gens avec des pelles jaillirent de la caisse et commencèrent а se mettre en rangs par deux. Un garde passa au pas de parade en présentant les armes …

Perets tenta par deux fois de prendre une rue transversale, et trouva а chaque fois Domarochinier sur son chemin. Domarochinier ne pouvait plus parler, il ne faisait que pousser des grognements et des meuglements inarticulés en roulant des yeux suppliants. Perets courut alors vers l’immeuble de l’Administration.

« Kim, pensait-il fiévreusement. Kim ne per mettra pas … A moins que lui aussi ? … Je m’enfermerai dans les toilettes … Qu’ils essaient … Je frapperai а coups de pied … maintenant ça m’est égal … »

II fit irruption dans le hall d’entrée et au même moment un orchestre au grand complet entama avec des éclats de cuivres une marche triomphale. Il vit des visages tendus, des yeux écarquillés, des torses bombés. Domarochinier le rejoignit et se lança а sa poursuite dans l’escalier d’honneur, sur les tapis framboise que personne ne se permettait jamais de fouler, а travers des salles inconnues а deux rangées de fenêtres, devant des gardes en uniforme de parade avec décorations pendantes, sur un parquet ciré et glissant, le poursuivit dans l’escalier, vers le troisième étage, dans une galerie de portraits, et а nouveau dans l’escalier, vers le quatrième étage, devant une haie de jeunes filles fardées et figées comme des mannequins et, enfin l’accula dans une sorte de somptueuse impasse éclairée par des lampes lumière du jour. Au bout, se trouvait une gigantesque porte revêtue de cuir qui portait la plaquette « Directeur ». Il était impossible d’aller plus loin.

Domarochinier le rattrapa, se faufila sous son coude, poussa un rвle effrayant, un rвle d’épileptique, et ouvrit devant lui la porte de cuir. Perets entra, enfonça ses pieds dans une monstrueuse peau de tigre, enfonça tout son être dans la pénombre sévère et autoritaire de portes endeuillées, dans l’arôme noble du tabac de prix, dans un silence ouaté, dans la sérénité grave et mesurée d’une existence étrangère.

— Bonjour, lança-t-il dans le vide,

Mais il n’y avait personne derrière l’immense bureau. Personne dans les vastes fauteuils. Et aucun regard ne rencontra le sien, si ce n’est celui du martyr Selivan sur un tableau géant qui occupait tout le mur de côté.

Derrière lui, Domarochinier laissa lourdement tomber la valise. Perets tressaillit et se retourna. Debout, chancelant, Domarochinier lui présentait la chemise comme un plateau vide. Ses yeux étaient morts, vitreux. Il ne va pas tarder а mourir, pensa Perets. Mais Domarochinier ne mourut pas.

— Extraordinairement urgent …, siffla-t-il, а bout de souffle. Sans le visa du Directeur, impossible … personnel … jamais je ne me serais permis …

— Quel Directeur ? demanda Perets. Un terrible soupçon commençait а se faire jour dans son esprit.

— Vous …, exhala Domarochinier. Sans votre visa … impossible …

Perets s’appuya sur la table et, se retenant а la surface polie, la contourna pour gagner le fauteuil qui lui parut être le plus proche. Il se laissa tomber entre les bras de cuir frais et découvrit а sa gauche une batterie de téléphones multicolores, а sa droite des volumes reliés gravés а l’or, devant lui un encrier monumental représentant Tannhaûser et Vénus et au-dessus de lui les yeux blancs et implorants de Domarochinier et la chemise tendue. Il étreignit les accoudoirs et pensa :

« Ah ! c’est comme ça ? Bande de fripouilles, de salauds, d’esclaves … c’est comme ça, hein ? Racaille, larbins, faces de carton … très bien, puisque c’est comme ça … »

— Cessez d’agiter cette chemise au-dessus de la table, dit-il sévèrement. Donnez-la ici.

Le bureau s’anima, des ombres passèrent, un petit tourbillon se forma et Domarochinier se trouva а ses côtés, un peu en retrait derrière son épaule gauche. La chemise posée sur la table parut s’ouvrir toute seule, découvrant des feuilles de beau papier sur lesquelles il lut, imprimé en capitales, le mot : « PROJET ».

— Je vous remercie, dit-il sévèrement. Vous pouvez aller.

Il y eut а nouveau un tourbillon, une légère odeur de sueur s’éleva et disparut, et Domarochinier se trouva а la porte, en train de sortir а reculons, le corps incliné en avant pour saluer, les mains sur la couture du pantalon — effrayant, pitoyable et prêt а tout.

— Un instant, dit Perets.

Domarochinier se figea.

— Vous pouvez tuer un homme ?

Domarochinier n’hésita pas. Il prit un calepin et prononça :

— Je vous écoute !

— Et vous suicider ? demanda Perets.

— Quoi ? demanda Domarochinier.

— Allez, dit Perets. Je vous appellerai plus tard.

Domarochinier disparut. Perets s’éclaircit la gorge et se passa les mains sur le visage.

— Supposons, dit-il а voix haute. Et ensuite ?

Il vit sur la table un agenda, tourna la page et lut ce qui était noté pour la journée en cours. L’écriture de l’ancien Directeur le déçut. Le Directeur écrivait en grosses lettres bien lisibles, comme un professeur de calligraphie.

« Chefs de groupe 9.30. Revue de pieds 10.30. Voir poudre. Essayer kéfir-zéfir. Machinisation. Bobine : qui l’a volée ? Quatre bulldozers ! ! ! »

« Au diable les bulldozers, pensa Perets, c’est terminé : plus de bulldozers, plus d’excavateurs, plus de machines а scier de l’Eradication … Ce serait pas mal de castrer Touzik au passage, mais c’est pas possible. Dommage … Et il y a aussi ce dépôt de machines. Je le ferai sauter, décida-t-il. Il imagina l’Administration, vue d’en haut, et comprit qu’il y avait beaucoup de choses а faire sauter. Beaucoup trop … N’importe quel imbécile peut faire sauter des choses », se dit-il.

Il ouvrit le tiroir du milieu et vit des piles de papier, des crayons usés, deux odontomètres de philatéliste et par-dessus le tout une patte d’épaule de général dorée. Une seule. Il chercha la seconde, en retournant les feuilles de papier, se piqua le doigt а une punaise et trouva le trousseau de clefs du coffre-fort. Le coffre se trouvait dans un coin éloigné, c’était un coffre très étrange, déguisé en desserte. Perets se leva et traversa le bureau pour gagner le coffre, remarquant au passage de nombreuses bizarreries qu’il n’avait pas remarquées au premier abord.

Sous une fenêtre se trouvait une crosse de hockey, flanquée d’une béquille et d’une jambe artificielle chaussée d’un bottillon et munie d’un patin а glace rouillé. Tout au fond du bureau s’ouvrait une autre porte barrée par une corde sur laquelle étaient pendus des slips noirs et quelques chaussettes, dont certaines étaient trouées. Sur la porte elle-même, une plaquette de métal noirci qui portait l’inscription gravée « BETAIL ». Sur l’appui de la fenêtre, а demi caché par un rideau, un petit aquarium rempli d’une eau claire et transparente abritait des algues multicolores au milieu desquelles un axolotl gras et noir remuait rythmiquement ses ouпes branchues. Et derrière le tableau qui représentait l’exploit de Selivan émergeait un somptueux bвton de chef d’orchestre, avec des queues de cheval …

Perets s’affaira auprès du coffre, mit un certain temps а trouver les bonnes clefs et parvint finalement а ouvrir la lourde porte blindée. La contre-porte était tapissée de photos légères découpées dans des revues pour hommes, mais le coffre était presque vide. Perets y trouva un pince-nez dont le verre gauche était cassé, une casquette chiffonnée ornée d’une cocarde étrange, et la photographie d’une famille inconnue (le père — arborant un rictus qui découvrait toutes ses dents, la mère — la bouche en cul de poule, et deux enfants en uniforme de Cadets). Il y avait aussi un parabellum bien astiqué, soigneusement entretenu, avec une seule balle dans le canon, une autre patte d’épaule de général et une croix de fer avec des feuilles de chêne. Le coffre contenait encore une pile de chemises, toutes vides, а l’exception de la dernière, tout en bas de la pile, où se trouvait le brouillon d’une note de service qui envisageait les sanctions а prendre contre le chauffeur Touzik pour nonfréquentation systématique du musée historique de l’Administration. « Bien fait pour lui, la crapule, marmonna Perets. Il ne va même pas au musée … Il va falloir donner suite а cette affaire … »

« Touzik, toujours Touzik, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Il n’est tout de même pas le nombril du monde, non ? Enfin, en un sens … Kéfiromane, coureur répugnant, glandouilleur systématique … d’ailleurs tous les chauffeurs sont des glandouilleurs … non, il faut que ça cesse : le kéfir, la partie d’échecs pendant les heures de travail. Et Kim, qu’est-ce qu’il peut bien calculer sur la « mercedes » qui déraille ? — A moins que ce ne soit justement ce qu’il faut, des espèces de processus stochastiques … Ecoute, Perets, tu ne sais vraiment pas grand-chose. Tout le monde travaille. Il n’y a presque pas de tire-au-flanc. Ils travaillent la nuit, ils sont tous occupés, personne n’a de temps. Les notes de service sont observées, je le sais, j’en ai fait l’expérience. Apparemment, tout va bien : les gardiens gardent, les conducteurs conduisent, les ingénieurs construisent, les chercheurs écrivent des articles, les caissiers distribuent de l’argent … Ecoute, Perets, pensa-t-il, peut-être qu’après tout ce manège n’existe que pour que tout le monde travaille ? Un bon mécanicien répare une voiture en deux heures. Et après ? Les vingt-deux heures restantes ? Et si en plus les voitures sont conduites par des travailleurs expérimentés qui ne les abîment pas ? La solution s’impose d’elle-même : mettre le bon mécanicien aux cuisines, et les cuisiniers а la mécanique. Il ne s’agit pas seulement de remplir vingt-deux heures — vingt-deux ans. Non, il y a une certaine logique lа-dedans. Tout le monde travaille, tout le monde fait son devoir d’homme … pas comme de vulgaires singes … Et ils acquièrent des spécialités nouvelles … Finalement il n’y a aucune logique lа-dedans, c’est le gвchis complet, pas de la logique … Seigneur, je suis lа а rester planté comme un piquet et ils salissent la forêt, ils la détruisent, ils la transforment en parc. Il faut faire quelque chose au plus vite, maintenant je réponds de chaque hectare, de chaque chiot, de chaque ondine, maintenant je réponds de tout … »

II commença а s’agiter, referma tant bien que mal le coffre, se précipita vers sa table, balaya les chemises de la main et sortit du tiroir une feuille de papier vierge.

« II y a ici des milliers de personnes, pensa-t-il. Des traditions établies, des modes de relations fixés, ils vont rire de moi … Il se souvint de Domarochinier, suant et pitoyable, et de lui-même dans l’antichambre du Directeur. Non, ils ne riront pas. Ils vont pleurer, ils iront se plaindre а ce … а ce M. Ah … Ils vont s’égorger les uns les autres … Mais pas rire. C’est ça le plus terrible, pensa-t-il. Ils ne savent pas rire, ils ne savent pas ce que c’est et а quoi ça sert. Des hommes, pensa-t-il. De tout petits hommes, des homuncules. Il faut la démocratie, la liberté d’opinion, la liberté de protestation et d’invective. Je les rassemblerai tous et je leur dirai : protestez ! Protestez et riez … Oui, ils vont protester. Ils protesteront longuement, avec ivresse et avec passion, puisque c’est prescrit. Ils protesteront contre la mauvaise qualité du kéfir, contre la mauvaise nourriture а la cantine, ils invectiveront avec une passion particulière le balayeur pour les rues qui n’ont pas été balayées depuis un an, ils injurieront le chauffeur Touzik pour son refus systématique de fréquenter les bains, et pendant les entractes ils iront aux latrines sur l’а-pic … Non, je commence а m’embrouiller, pensa-t-il. Il faut procéder par ordre. Qu’est-ce que j’ai actuellement ? »

II se mit а couvrir une feuille d’une écriture rapide et illisible :

« Groupe de l’Eradication de la forêt, groupe d’Etude de la forêt, groupe de la Protection armée de la forêt, groupe d’Aide а la population locale de la forêt … " Qu’est-ce qu’il y a encore ? Ah ! oui. " Groupe de la Pénétration du génie ds. for. " Et puis … ‘‘ Groupe de la Protection scientifique for. " Voilа, ça a l’air d’être tout. Bon. Et qu’est-ce qu’ils font ? C’est bizarre, je ne me suis jamais demandé ce qu’ils faisaient. Il ne m’est même jamais venu а l’esprit de me demander ce que faisait l’Administration en général. Comment on pouvait concilier l’Eradication et la Protection de la forêt, et en plus aider la population locale … Bon, voilа ce que je vais faire, pensa-t-il. D’abord, plus d’Eradication. Eradiquer l’Eradication. La Pénétration du génie aussi, évidemment. Ou alors qu’ils travaillent en haut, de toute façon ils n’ont rien а faire en bas. Ils peuvent démonter leurs machines, construire une route correcte ou combler ce marais putride … Qu’est-ce qu’il reste alors ? Il y a la Protection armée. Avec leurs chiens loups. Tout de même, dans l’ensemble … Il faut tout de même protéger la forêt. Seulement voilа … (Il évoqua les têtes des gardes qu’il connaissait et se mordilla les lèvres d’un air dubitatif.) M-oui … Bon, admettons. Et l’Administration, elle sert а quoi alors ? Et moi ! Dissoudre l’Administration, alors, non ? »

II se sentit tout d’un coup а la fois joyeux et angoissé.

— Mais oui, c’est ça, pensa-t-il. Je peux ! Je peux dissoudre tout. Qui est mon juge ? Je suis le Directeur, je suis le chef. Une note de service — et terminé ! »

II entendit alors le bruit de pas lourds. Quelque part tout près. Les verres du lustre tintèrent, les chaussettes qui séchaient sur la corde se balancèrent. Il se leva et s’approcha sur la pointe des pieds de la petite porte qui se trouvait au fond de la pièce. Derrière, quelqu’un marchait d’un pas inégal, comme titubant, mais on n’entendait rien d’autre, et il n’y avait même pas un trou de serrure sur la porte, pour y coller l’oeil. Perets pesa doucement sur la poignée, mais la porte ne céda pas. Il approcha les lèvres de la fente et demanda а haute voix : « Qui est lа ? » Personne ne répondit, mais les pas ne cessèrent pas, comme s’il y avait eu un ivrogne dehors en train de zigzaguer. Perets manipula encore une fois la poignée, haussa les épaules et revint а sa place.

« Dans l’ensemble, le pouvoir a ses avantages, pensa-t-il. Je ne vais évidemment pas dissoudre l’Administration, ce serait idiot, pourquoi dissoudre une organisation toute prête, bien huilée ? Il faut simplement la remettre dans le droit chemin, l’appliquer а quelque chose de sérieux. Cesser d’envahir la forêt, renforcer au contraire son étude prudente, essayer de se mettre en rapport avec elle, d’apprendre а son contact … Ils ne comprennent même pas ce que c’est que la forêt. La forêt ! Pour eux c’est du bois d’abattage … Leur apprendre а aimer la forêt, а la respecter, а vivre la vie qu’elle vit … Non, il y a beaucoup de travail. Du travail véritable, du travail sérieux. Et il se trouvera des gens — Kim, Stoпan, Rita.. Et pourquoi pas le manager ? … Alevtina … Et finalement ce Ah, aussi, c’est un personnage, il est pas bête, mais il a rien de sérieux а faire … Je leur en ferai voir, pensat-il tout joyeux. Ils ont pas fini d’en voir ! Bon, et maintenant, où en sont les affaires courantes ?

Il attira le dossier а lui. La première page était ainsi rédigée :

PROJET DE DIRECTIVE POUR L’INSTAURATION DE L’ORDRE

1. Au cours de l’année écoulée, l’Administration de la forêt a substantiellement amélioré son travail et a atteint des indices élevés dans tous les domaines de son activité. Des centaines d’hectares de territoire forestier ont été conquis, étudiés, aménagés et placés sous la sauvegarde de la Protection scientifique et armée. La maîtrise des spécialistes et des travailleurs du rang croît de jour en jour. L’organisation s’améliore, les dépenses improductives diminuent. Les barrières bureaucratiques et autres obstacles extraproductifs sont levés les uns après les autres.

2. Cependant, а côté des réalisations effectuées, l’action néfaste de la deuxième loi de la thermodynamique ainsi que de la loi des grands nombres continue а s’exercer, abaissant quelque peu le niveau élevé des indices. Notre tвche la plus urgente réside maintenant dans la suppression des faits de hasard qui engendrent le chaos, troublent le rythme commun et provoquent une baisse des cadences.

3. Compte tenu de ce qui précède, il est proposé de considérer а l’avenir toute manifestation de faits de hasard comme contraire aux lois et contredisant l’idéal d’organisation, et l’implication dans des faits de hasard (probabilisme) comme un acte criminel on, si l’implication dans des faits de hasard (probabilisme) n’entraîne pas de conséquences graves, comme une très sérieuse violation de la discipline du travail et de la production.

4. La culpabilité des personnes impliquées dans des faits de hasard (activités probabilistiques) est définie et mesurée par les articles du Code criminel N 62, 64, 65 (а l’exclusion des par. S et 0), 113 et 192 par. K ou §§ du Code administratif 12, 15 et 97.

NOTA : L’issue mortelle d’une implication dans un fait de hasard (probabilisme) n’a pas en tant que telle valeur de circonstance disculpante ou atténuante. La condamnation ou la sanction sera dans ce cas prononcée а titre posthume.

5. La présente directive prend effet а partir du … mois … jour … année. Elle n’a pas d’effet rétroactif.

Signé : Le Directeur de l’Administration. ( …)

Perets passa sa langue sur ses lèvres sèches et tourna la page. Sur la suivante se trouvait une note de service concernant la mise en jugement de l’employé Kh. du groupe de la Protection scientifique. Item, conformément а la directive sur < l’instauration de l’ordre » « pour indulgence préméditée pour la loi des grands nombres s’étant traduite par une glissade sur la glace avec lésion concomitante de l’articulation tibia-tarsienne, laquelle implication criminelle dans un fait de hasard (probabilisme) a eu lieu le 11 mars de l’année en cours », il est proposé que l’employé Kh soit désormais désigné sur tous documents sous le nom de probabiliste Kh. Item …

Perets claqua des dents et regarda le feuillet suivant. C’était aussi une note de service concernant l’application d’une peine d’amende administrative correspondant а quatre mois de salaire au maître de chiens G. de Montmorency du groupe de la Protection armée « pour s’être imprudemment permis d’être frappé par une décharge atmosphérique (foudre) ». Suivaient des prescriptions concernant les congés, des demandes d’allocation exceptionnelle en raison de la perte du soutien de famille et une note explicative d’un certain J. Lumbago а propos de la disparition d’une bobine …

— Qu’est-ce que c’est que ce fourbi, dit Perets а haute voix.

Il était en nage. Le projet était tapé sur du papier couché а tranche dorée. « II faudrait que j’en parle а quelqu’un, ou je vais m’y perdre », pensa-t-il.

Lа-dessus la porte s’ouvrit et Alevtina pénétra dans le bureau, poussant devant elle une table а roulettes. Elle était habillée avec une élégance recherchée et une expression sérieuse et austère était peinte sur son visage soigneusement maquillé.

— Votre petit déjeuner, dit-elle d’une voix apprêtée.

— Fermez la porte et venez ici, dit Perets. Elle ferma la porte, repoussa du pied la petite table, lissa ses cheveux et s’avança vers Perets.

— Alors, poussin ? dit-elle avec un sourire. Tu es content maintenant ?

— Regarde, dit Perets. Encore des bêtises ! Lis un peu.

Elle s’assit sur l’accoudoir, passa autour du cou de Perets un bras gauche nu et prit la directive de sa main droite nue.

— Je ne sais pas, dit-elle. Tout est correct. Qu’y a-t-il ? Tu veux peut-être que je t’apporte le Code criminel ? Le Directeur précédent lui aussi n’avait pas compris un seul article.

— Mais non, attends un peu, dit Perets avec humeur. Le Code, qu’est-ce que tu veux que je fasse du Code ? Tu as lu ?

— Je l’ai lu, et je l’ai même tapé. Et j’ai corrigé le style. Domarochinier ne sait pas écrire, et c’est seulement ici qu’il a appris а lire … A propos, poussin, Domarochinier attend dans l’antichambre, tu devrais le recevoir pendant le déjeuner, il aime ça. Il te fera des tartines …

— Mais je me fous de Domarochinier ! dit Perets. Explique-moi plutôt ce que je …

— Il ne faut pas se foutre de Domarochinier, répliqua Alevtina. Tu ne comprends encore rien, poussin, tu ne comprends rien … (Elle appuya sur le nez de Perets, comme sur un bouton de sonnette.) Domarochinier a deux blocs-notes. Dans l’un il inscrit qui a dit quoi — pour le Directeur — et dans l’autre ce qu’a dit le Directeur. Penses-y, Poussin, et ne l’oublie pas.

— Attends, dit Perets, il faut que je te demande conseil. Cette directive … ce délire … je ne vais pas le signer.

— Comment ça, tu ne vas pas ?

— Comme ça. Je ne lèverai pas la main pour signer cette chose.

Le visage d’Alevtina se fit sévère.

— Poussin, dit-elle. Ne te bute pas. Signe. C’est très urgent. Après, je t’expliquerai tout, mais maintenant …

— Mais qu’est-ce qu’il y a а expliquer lа-dedans ? dit Perets.

— Si tu ne comprends pas, c’est qu’il faut t’expliquer. Donc, après, je t’expliquerai.

— Non, explique-moi maintenant, dit Perets. Si tu peux. Ce dont je doute.

Alevtina l’embrassa sur la tempe et regarda sa montre d’un air préoccupé.

— Voyons, mon petit … Bon, d’accord, allons-y si tu veux.

Elle s’assit sur la table, les mains а plat sous ses cuisses, et commença, les yeux fixés dans le vague au-dessus de la tête de Perets :

— Il y a un travail administratif sur lequel tout repose. Ce travail ne date pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est un vecteur dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Actuellement, il est matérialisé par les ordres et directives existant. Mais il s’enfonce aussi très loin dans le futur, où il attend encore d’être matérialisé. C’est comme une route qui se construit sur un terrain déterminé. Lа où se termine l’asphalte, tournant le— dos а la portion déjа faite, se trouve un niveleur qui regarde dans son théodolite. Ce niveleur, c’est toi. La ligne imaginaire qui passe par l’axe optique du théodolite, c’est le vecteur administratif non encore matérialisé que tu es le seul а voir et qu’il t’appartient de matérialiser. Tu comprends … »

— Non, dit fermement Perets.

— Ça ne fait rien, écoute encore … De même que la route ne peut pas tourner arbitrairement а droite ou а gauche, mais doit suivre l’axe optique du théodolite, de même chaque directive administrative doit être le prolongement logique de toutes celles qui ont précédé … Poussin, ne cherche pas а approfondir, je ne le comprends pas moi-même, mais c’est un bien, car l’approfondissement engendre le doute, le doute engendre le piétinement sur place — c’est la mort de tout activité administrative, et par conséquent la tienne, la mienne … C’est élémentaire. Qu’il ne se passe pas un jour sans directive, et tout sera dans l’ordre. Cette directive sur l’instauration de l’ordre, elle n’est pas suspendue en l’air, elle est liée а la directive précédente sur la non-décroissance, laquelle est liée а la note de service sur la non-grossesse, et cette note de service découle logiquement de la prescription sur l’excitabilité excessive, et cette prescription …

— Arrête ces stupidités ! dit Perets. Montre-moi ces prescriptions et ces notes de service … Non, montre-moi plutôt la première note de service, celle qui remonte а la nuit des temps …

— Mais pour quoi faire ?

— Comment, pour quoi faire ? Tu dis qu’elles se suivent logiquement. Je ne te crois pas.

— Mon petit, dit Alevtina. Tu verras tout ça. Je te montrerai tout ça. Tu pourras lire tout ça avec tes petits yeux myopes. Mais comprends : il n’y a pas eu de directive avant-hier, il n’y a pas eu de directive hier. On ne peut pas prendre en compte cette petite notule sur la machine qu’il fallait attraper, et en plus c’était une prescription orale … Combien de temps crois-tu que l’Administration puisse rester sans directives ? Depuis ce matin, c’est déjа le fouillis : il y a des gens qui vont changer partout les lampes grillées, tu te rends compte ? Non, poussin, fais ce que tu veux, mais il faut signer la directive. Je veux ton bien. Tu la signes vite, tu réunis les chefs de groupes, tu leur dis quelque chose qui les réchauffe, et après je t’apporterai tout ce que tu voudras. Tu pourras lire, étudier, approfondir … quoiqu’il vaudrait mieux, évidemment, que tu n’approfondisses pas.

Perets se prit le visage entre les mains et hocha la tête. Alevtina sauta vivement а bas de la table, trempa la plume dans la boîte crвnienne de Vénus et tendit le porte-plume а Perets.

— Allons, chéri, écris vite …

Perets prit la plume et demanda d’une voix plaintive :

— Mais je pourrai l’annuler, après ?

— Bien sûr, poussin, bien sûr, dit Alevtina.

Perets sentit qu’elle mentait, et rejeta la plume.

— Non, dit-il. Non et non. Je ne signerai pas. Pourquoi est-ce que j’irai signer ce délire, alors qu’il y a manifestement des dizaines de directives, d’ordonnances, de notes de service raisonnables et sensées, qui seraient nécessaires, réellement nécessaires dans cette pétaudière …

— Par exemple ? releva vivement Alevtina.

— Seigneur … Mais n’importe quoi … par exemple …

Alevtina s’empara d’un bloc-notes.

— Eh bien !.. (Le ton de Perets prit soudain un mordant peu habituel.) Par exemple une note de service ordonnant aux employés du groupe de l’Eradication de s’éradiquer eux-mêmes dans les plus brefs délais. Exécution ! Ils auraient qu’а se jeter du haut de la falaise … ou а se tirer une balle dans la tête … Aujourd’hui même ! Responsable, Domarochinier … Ça, ce serait beaucoup plus utile que …

— Un instant, dit Alevtina … Donc, se suicider par arme а feu aujourd’hui avant vingt-quatre heures zéro zéro. Responsable, Domarochinier …

Elle referma le bloc-notes et parut se plonger dans ses pensées. Perets la regardait, étonné.

— Mais oui ! reprit-elle. C’est juste ! C’est même plus progressiste que … Comprends, chéri : si une directive ne te plaît pas, il ne faut pas te forcer. Mais donnes-en une autre. Voilа, c’est fait, je n’ai plus а te faire de reproches …

Elle sauta а terre et commença а disposer les assiettes devant Perets.

— Voilа les crêpes, tu as la confiture lа … Le café est dans le thermos, il est bouillant, fais attention, ne te brûle pas … Mange, je prépare un projet en vitesse et je te l’apporte dans une demi-heure.

— Attends, dit Perets, abasourdi. Attends …

— Tu me plais bien, dit tendrement Alevtina. Tu es intelligent, tu as du courage … Mais il faudra être un peu plus gentil avec Domarochinier.

— Attends, dit Perets, qu’est-ce que tu fais, tu plaisantes ou quoi ? …

Alevtina se précipita vers la porte, Perets se jeta а sa poursuite, criant « Mais ne sois pas folle ! », mais ne put la rattraper. Alevtina disparut et а sa place, tel un spectre, Domarochinier parut jaillir du néant. Peigné, astiqué, il avait retrouvé sa couleur normale et semblait prêt а tout, comme auparavant.

— C’est un coup de génie, dit-il en pressant Perets contre la table. C’est tout simplement … époustouflant. Cela entrera pour toujours dans l’Histoire …

Perets recula, comme devant une scolopendre géante, heurta la table et fit se culbuter l’un sur l’autre Tannhaûser et Vénus.

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