IV

Perets ouvrit la portière du tout-terrain et regarda vers les broussailles. Il ne savait pas ce qu’il devait voir. Quelque chose qui ressemblerait а du kissel nauséabond. Quelque chose d’extraordinaire, d’impossible а décrire. Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire, de plus inimaginable, de plus impossible dans ces broussailles, c’étaient les gens, et c’est pourquoi Perets ne vit qu’eux. Ils s’approchaient du tout-terrain, minces et souples, élégants et assurés, ils marchaient légèrement, sans faire de faux pas, choisissant immédiatement et sûrement l’endroit où poser le pied et ils faisaient semblant de ne pas remarquer la forêt, d’y être comme chez eux. Ils faisaient comme si elle leur appartenait déjа, et il est même probable qu’ils ne faisaient pas semblant mais qu’ils le croyaient vraiment, alors que la forêt était suspendue au-dessus de leurs têtes, riant silencieusement et tendant des myriades de doigts moqueurs, feignant habilement d’être une amie familière, soumise et simple — d’être leur. En attendant. Pour un temps …

— Elle est vraiment pas mal, cette bonne femme — Rita, disait l’ex-chauffeur Touzik.

Il était а côté du tout-terrain, ses jambes un peu torses largement écartées, retenant entre ses cuisses une moto rвlante et tremblante.

— Je devrais arriver a me la faire, mais il y a ce Quentin … Il la suit de près.

Quentin et Rita s’approchèrent et Stoпan quitta le volant pour aller а leur rencontre.

— Alors, comment va-t-elle ? demanda Stoпan.

— Elle respire, dit Quentin en fixant sur Perets un regard scrutateur. Quoi, les sous sont arrivés ?

— C’est Perets, dit Stoпan. Je vous ai raconté.

Rita et Quentin sourirent а Perets. Il n’avait pas eu le temps de les examiner, et Perets pensa fugitivement qu’il n’avait jamais vu de femme aussi étrange que Rita ni d’homme aussi malheureux que Quentin.

— Bonjour, Perets, dit Quentin en continuant а sourire tristement. Vous êtes venu voir ? Vous n’aviez jamais vu avant ?

— Je ne vois toujours pas, dit Perets.

Il ne faisait pas de doute que cette étrangeté et ce malheur étaient attachés l’un а l’autre par des liens indéfinissables mais extrêmement solides.

Rita leur tourna le dos et alluma une cigarette.

— Mais ne regardez pas lа, dit Quentin. Regardez tout droit, tout droit ! Vous ne voyez pas ?

Alors, Perets vit et oublia aussitôt les gens. C’était apparu comme l’image latente sur un papier photo, comme une silhouette dans une devinette enfantine du type « Où est caché le chasseur ? », et une fois qu’on l’avait trouvée, on ne pouvait plus la perdre de vue. C’était tout près, ça commençait а une dizaine de pas des roues du tout-terrain et du sentier. Perets avala convulsivement sa salive.

Une colonne vivante s’élevait vers les couronnes des arbres, un faisceau de fils transparents, poisseux, brillants, qui se tordaient et se tendaient, un faisceau qui perçait le feuillage dense et s’élançait encore plus haut, vers les nuages. Et il était né du cloaque gras, du cloaque bouillonnant, empli de protoplasme, vivant, actif, gonflé des bulles d’une chair primitive qui se formait fébrilement et se décomposait aussitôt, déversant les produits de sa décomposition sur les rives plates, crachant une bave gluante … Et tout d’un coup, comme si d’invisibles filtres acoustiques avaient été mis en circuit, la voix du cloaque se fit entendre au milieu du rвle de la moto : bouillonnement, clapotis, sanglots, gargouillis, longs gémissements marécageux ; et en même temps s’avançait un véritable mur d’odeurs : odeur de viande crue et suintante, de sanie, de bile fraîche, de sérum, de colle chaude — et ce fut seulement alors que Perets vit les masques а oxygène suspendus sur la poitrine de Rita et Quentin, et aperçut Stoпan qui, avec une grimace de dégoût, portait а son visage l’embouchure du masque. Mais lui-même ne tenta pas de mettre le masque, comme s’il espérait que les odeurs lui raconteraient ce que ni ses yeux, ni ses oreilles ne lui avaient raconté …

— Ça pue chez vous, dit Touzik. Comme а la morgue …

Et Quentin dit а Stoпan :

— Tu devrais dire а Kim de se remuer un peu pour les rations. On a un poste de travail insalubre. On a droit а du lait, du chocolat …

Rita fumait pensivement rejetant la fumée par ses fines narines mobiles.

Autour du cloaque, les arbres attentifs se penchaient sur ses bords, tremblants ; toutes leurs branches étaient tournées du même côté et fléchissaient sur la masse bouillonnante, laissant passer d’épaisses lianes moussues que le cloaque accueillait en lui, dépouillait de leur substance et s’assimilait, de la même manière qu’il pouvait dissoudre et transformer en sa propre chair tout ce qui l’entourait …

— Pertchik, dit Stoпan, n’écarquille pas les yeux comme ça, tu vas les perdre.

Perets sourit, mais il savait а quel point son sourire paraissait contraint.

— Et pourquoi as-tu pris la moto ? demanda Quentin.

— Pour le cas où on resterait embourbé. Ils suivent le chemin, moi j’aurais une roue sur la piste et l’autre dans l’herbe et la moto suivra. Si on s’embourbe, Touzik saute sur la moto et va chercher un tracteur.

— Vous vous embourberez forcément, dit Quentin.

— Evidemment, qu’on s’embourbera, dit Touzik. C’est une idée bête, je vous l’ai dit tout de suite.

— Toi, mets-y un peu une sourdine, lui dit Stoпan. Tu es pas pour grand-chose dans l’histoire. Puis, s’adressant а Quentin :

— Ça commence bientôt ? Quentin consulta sa montre.

— Voyons … Maintenant il met bas toutes les quatre-vingt-sept minutes. Donc il reste … il reste … il reste rien du tout. Regarde, il a déjа commencé.

Le cloaque mettait bas. Des chiots. Par petites secousses impatientes et convulsives, il avait commencé а expulser l’un après l’autre sur ses rives plates des morceaux d’une pвte blanchвtre, agitée de brefs frissons, qui roulaient sur la terre, aveugles et sans défense, puis se figeaient sur place, s’aplatissaient, étiraient des simulacres de pattes prudents et commençaient а se mouvoir d’une manière raisonnée, encore inquiets et désordonnés dans leurs mouvements, mais tous suivant une même direction, une direction bien déterminée : tantôt ils se heurtaient, tantôt ils s’écartaient l’un de l’autre, mais tous ils suivaient la même direction, la même ligne qui partait de la matrice pour s’enfoncer loin dans la broussaille, unique flot blanchвtre de fourmis géantes, maladroites et glaireuses …

— Par ici, c’est tout du marécage, disait Touzik. Tu vas être si bien collé qu’il n’y aura pas un tracteur qui pourra t’en sortir. Tous les cвbles casseront.

— Et si tu venais avec nous ? dit Stoпan а Quentin.

— Rita est fatiguée.

— Eh bien ! Rita n’a qu’а rentrer chez elle, et nous on y va … Quentin hésitait.

— Qu’est-ce que tu en penses, Ritotchka ? demanda-t-il.

— Oui, je rentre а la maison, dit Rita.

— C’est bien, dit Quentin. Nous, on y va, d’accord ? On reviendra vite. On en a pas pour longtemps, pas vrai Stoпan ?

Rita jeta son mégot et, sans dire au revoir, prit le chemin de la station. Quentin piétina quelques instants, indécis, puis dit doucement а Perets :

— Permettez … que je passe …

Il se glissa sur la banquette arrière et а ce moment la moto rugit effroyablement, échappa au contrôle de Touzik, fit un grand bond en hauteur et fila droit vers le cloaque.

— Arrête ! cria Touzik, accroupi. Où vas-tu ? Tout le monde était fige sur place. La moto vola sur une motte de terre, hurla sauvagement, se cabra et tomba dans le cloaque. Tous s’avancèrent. Il sembla а Perets que le protoplasme s’était incurvé sous la moto, comme pour amortir la chute, l’avait accueillie, silencieusement et doucement, puis s’était refermé sur elle. La moto s’était tue.

— Abruti par l’alcool ! dit Touzik а Stoпan. Qu’est-ce que tu as encore fait ?

Le cloaque était maintenant une gueule qui suçait, qui dégustait, qui se délectait, qui tournait et retournait en elle la motocyclette comme une personne le fait d’un gros caramel qu’elle roule de la langue d’une joue а l’autre. La moto tourbillonnait dans la masse écumante, disparaissait, reparaissait, agitant désespérément les cornes de son guidon, et paraissait plus petite а chacune de ses apparitions : sa structure de métal s’étiolait, devenait transparente, comme une mince feuille de papier, au point qu’on voyait maintenant vaguement apparaître а travers elle les entrailles du moteur, puis elle se disloqua, les pneus disparurent, la moto plongea une dernière fois et on ne la revit plus.

— Elle a été bouffée, dit Touzik avec une joie idiote.

— Abruti par l’alcool, répéta Stoпan, tu me le paieras. Tu en as pour toute ta vie а payer.

— Bon, ça va, dit Touzik. Mais qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai tourné la poignée des gaz dans le mauvais sens (il s’adressait maintenant а Perets), et elle m’a échappé. Vous comprenez, PAN Perets, je voulais un peu réduire les gaz, pour que ça fasse un peu moins de vacarme, et puis j’ai pas tourné du bon côté. Je suis pas le premier et je serai pas le dernier. D’ailleurs c’était une vieille moto … Donc je m’en vais. (Il s’adressait а nouveau а Stoпan.) J’ai plus rien а faire ici ? Je rentre chez moi.

— Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? dit soudain Quentin avec une telle expression que Perets eut un mouvement de recul involontaire.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? dit Touzik. Je regarde où je veux.

Il regardait en direction du sentier, vers l’endroit où, sous la voûte épaisse d’un vert jaunвtre, dansait encore, s’éloignant peu а peu, la cape orange de Rita.

— Non, laissez-moi, dit Quentin а Perets. Je vais m’expliquer avec lui.

— Où vas-tu, mais où tu vas ? bredouilla Stoпan. Calme-toi, Quentin …

— Comment, que je me calme ! Il y a longtemps que j’ai vu où il veut en venir !

— Ecoute, fais pas l’enfant … Mais arrête, calme-toi !

— Lвche-moi, lвche-moi, je te dis !

Ils s’agitaient bruyamment а côté de Perets, le bousculant des deux côtés. Stoпan tenait fermement Quentin par la manche et par un pan de la veste tandis que ce dernier, rouge et suant, sans quitter Touzik des yeux, essayait d’une main de se libérer de l’étreinte de Stoпan et de l’autre pesait de toutes ses forces sur Perets pou— pouvoir l’enjamber. Il tirait par saccades et а chaque fois se dégageait un peu plus de sa veste. Perets saisit une occasion de sauter du tout-terrain. Touzik continuait а suivre du regard Rita, la bouche entrouverte, l’oeil humide et caressant.

— Qu’est-ce qu’elle a а porter un pantalon, dit-il а Perets. Elles ont trouvé ça maintenant, le pantalon …

— Ne le défends pas ! criait Quentin de la voiture. C’est pas du tout un neurasthénique sexuel, mais un vulgaire salaud ! Enlève-toi, ou tu vas prendre aussi !

— Avant il y avait ces jupes, dit rêveusement Touzik. Un morceau d’étoffe qu’elles s’enroulaient autour avec une épingle pour le tenir. Alors moi, je prenais l’épingle et …

Si cela s’était passé dans le parc … Si cela s’était passé а l’hôtel, а la bibliothèque ou dans la salle des actes … Et cela s’était passé — dans le parc, а la bibliothèque et même dans la salle des actes au cours de l’exposé de Kim : « Ce que tout travailleur de l’Administration doit savoir sur les méthodes de la statistique mathématique. » Et maintenant la forêt voyait et entendait tout cela — les cochonneries salaces qui faisaient briller les yeux de Touzik, la face empourprée de Quentin а la portière de la voiture, les bredouillements stupides, bovins, insupportables de Stoпan а propos du travail, de la responsabilité, de la bêtise le claquement des boutons arrachés sur les glaces de la cabine … Et on ne savait pas ce qu’elle pensait ce tout cela, si elle avait peur, si elle en riait, si cela la dégoûtait …

— …, disait avec délectation Touzik.

Et Perets le frappa. Il atteignit, semble-t-il, la pommette, il y eut un craquement et il se luxa un doigt. Touzik porta la main а sa pommette et regarda Perets, l’air abasourdi.

— Il ne faut pas, dit fermement Perets. Pas ici. Il ne faut pas.

— Je ne dis rien, dit Touzik en haussant les épaules. Ce qu’il y a, c’est que je n’ai plus rien а faire ici, il y a plus de moto, vous voyez bienAlors qu’est-ce que je pourrais bien faire ici ?

Quentin s’enquit а voix haute :

— Il t’a mis sur la gueule ?

— Oui, dit Touzik, dépité. Sur la pommette, en plein sur l’os … Heureusement qu’il m’a pas eu а l’oeil.

— Tu l’as vraiment eu sur la gueule ?

— Oui, dit fermement Perets. Parce qu’ici, il ne faut pas.

— Alors on s’en va, dit Quentin en se renversant sur son siège.

— Touz, dit Stoпan, grimpe dans la voiture. Si on s’embourbe, tu nous aideras а tirer.

— J’ai un pantalon neuf, objecta Touzik. Si vous voulez, je prendrai plutôt le volant.

On ne lui répondit pas ; il grimpa sur le siège arrière et s’assit а côté de Quentin. Perets prit place а côté de Stoпan et ils partirent.

Les chiots avaient déjа parcouru pas mal de chemin, mais Stoпan, qui guidait avec beaucoup d’adresse les roues droites sur le sentier et les gauches sur la mousse abondante, les rattrapa et commença а les suivre en faisant prudemment patiner l’embrayage. « Vous allez cramer l’embrayage », dit Touzik. Puis il se tourna vers Quentin et commença а lui expliquer qu’il n’y avait aucun mal dans son esprit, que de toute façon il n’avait plus de moto, ça lui était égal, tandis qu’un homme, c’est un homme et si tout est normal chez lui, il reste un homme, forêt ou pas forêt, c’était égal … « On t’avait déjа tapé sur la gueule ? » demandait Quentin. « Non, mais dis-moi, toi, sans mentir, ça t’est déjа arrivé ou non ? », demandait-il а intervalles réguliers, en interrompant Touzik. « Non, répondait celui-ci, non, attends, finis d’abord de m’écouter … »

Perets frottait doucement son doigt enflé et regardait les chiots. Les enfants de la forêt. Ou peut-être les serviteurs de la forêt. Ou encore les excréments de la forêt … Ils cheminaient lentement, infatigablement, en colonne, les uns а la suite des autres, comme s’ils coulaient а la surface de la terre, entre les troncs d’arbres pourris, les fondrières, les mares d’eau dormante, dans l’herbe haute, au milieu des buissons piquants. Le sentier disparaissait, s’enfonçait dans une boue odorante, se cachait sous les couches de champignons gris et durs qui se brisaient en craquant sous les roues, puis reparaissait, et les chiots qui le suivaient toujours restaient blancs, propres, lisses : pas un grain de poussière ne se collait а eux, pas un piquant ne les blessait et la boue noire et poisseuse ne les tachait pas. Ils coulaient avec une détermination obtuse et inhumaine, comme s’ils suivaient une route familière de tous temps connue. Ils étaient quarante-trois.

« Je brûlais d’être ici et maintenant j’y suis, je vois enfin la forêt de l’intérieur, et je ne vois rien. J’aurais pu imaginer tout ça en restant а l’hôtel, dans ma chambre nue avec ses trois lits vides, tard le soir, quand on n’arrive pas а s’endormir, quand tout est calme et que soudain au milieu de la nuit il y a ce mouton sur le chantier qui commence son vacarme en enfonçant les pilots. Evidemment, tout ce qu’il y a ici, dans la forêt, j’aurais pu l’imaginer : les ondines, les arbres errants, ces chiots, qui se transforment soudain en Selivan le traverseur de la forêt — tout ce qu’il y a de plus absurde, de plus sacré. Et tout ce qu’il y a dans l’Administration, je peux l’inventer et me l’imaginer. J’aurais pu rester chez moi et imaginer tout cela couché sur le divan avec la radio а côté de moi, en écoutant du jazz symphonique et des voix qui parlent des langues inconnues. Mais cela ne veut rien dire. Voir sans comprendre, c’est la même chose qu’imaginer. Je vis, je vois et je ne comprends pas, je vis dans un monde que quelqu’un a imaginé, sans prendre la peine de me l’expliquer. Et peut-être aussi de se l’expliquer а lui-même. La maladie de la compréhension, pensa soudain Perets. Voilа de quoi je souffre. La maladie de la compréhension. »

II se pencha а la portière et appliqua son doigt endolori sur la paroi froide. Les chiots ne prêtaient aucune attention au tout-terrain. Ils ne soupçonnaient probablement même pas son existence. Il émanait d’eux une odeur forte et désagréable, leur enveloppe paraissait maintenant transparente et sous elle on voyait comme des ombres se déplacer par vagues.

— Si on en attrapait un ? proposa Quentin. C’est très simple, on l’enveloppe dans ma veste et on l’emporte au laboratoire.

— Ça en vaut pas la peine, dit Stoпan.

Quentin :

— Pourquoi ? De toute façon, il faudra bien un un jour en attraper un.

Stoпan :

— Ça me fait un peu peur. D’abord, s’il crève, il faudra faire un rapport écrit а Domarochinier …

Touzik :

— Nous, on les faisait cuire. Ça me plaisait pas, mais les autres disaient que c’était bon. Un peu comme du lapin, mais moi, le lapin, je supporte pas, pour moi le lapin et le chat c’est le même genre de saleté. Ça me dégoûte …

Quentin :

— J’ai remarqué une chose, leur nombre est toujours un nombre premier : treize, quarantetrois, quarante-sept …

Stoпan :

— Tu dis des bêtises. J’en ai rencontré dans la forêt des groupes de six, de douze …

Quentin :

— Dans la forêt, je dis pas ; après, ils forment des groupes qui vont chacun de leur côté. Mais quand le cloaque met bas, c’est toujours un nombre premier, tu peux vérifier dans la revue, j’ai enregistré toutes les portées …

Touzik :

— Et une autre fois, avec les autres, on avait attrapé une fille du pays, ça avait été un sacré rire …

Stoпan :

— Eh bien ! écris un article.

Quentin :

— C’est déjа fait. Ça va me faire le quinzième …

Stoпan :

— Moi j’en suis а dix-sept. Plus un sous presse. Et tu as choisi qui, comme co-auteur ?

Quentin :

— Je ne sais pas encore. Kim recommande le manager, il dit qu’actuellement le transport c’est primordial, mais Rita me conseille le commandant.

Stoпan :

— Surtout pas le commandant.

Quentin :

— Pourquoi ?

Stoпan :

— Ne prends pas le commandant. Je ne peux rien te dire, mais penses-y.

Touzik :

— Le commandant coupait le kéfir avec du liquide de frein. C’était quand il était responsable du salon de coiffure. Alors avec les autres, on avait jeté une poignée de punaises dans son appartement.

Stoпan :

— On dit qu’il va y avoir une note de service. Tous ceux qui auront moins de quinze articles suivront un traitement.

Quentin :

— Ah ! oui, leurs traitements spéciaux, je les connais. Sale coup. Les cheveux s’arrêtent de pousser et tu pues du bec pendant un an …

« Chez moi, pensait Perets. Il faut que je rentre chez moi au plus vite. Je n’ai plus rien а faire ici. » Puis, il s’aperçut que la composition de la colonne des chiots s’était modifiée. Il compta : trente-deux chiots avaient continué tout droit, tandis que onze, rangés eux aussi en colonne, avaient tourné а gauche pour descendre vers l’étendue d’eau sombre et immobile qui était apparue entre les arbres, а très peu de distance du tout-terrain. Perets vit le ciel bas et brumeux, les contours vaguement ébauchés du rocher de l’Administration а l’horizon. Les onze chiots se dirigeaient avec détermination vers l’eau. Stoпan fit taire le moteur et ils descendirent tous pour regarder les chiots passer par-dessus une souche tordue qui se trouvait tout au bord de l’eau et se laisser tomber lourdement les uns après les autres dans le lac.

— Ils coulent, dit avec étonnement Quentin. Ils se noient.

Stoпan prit une carte et l’étala sur le capot.

— C’est bien ça, dit-il. Le lac n’est pas indiqué. Ici il y a un village qui est marqué, mais pas de lac … Voilа, il y a écrit : < Vill. Aborig. Soixantedix fraction onze. »

— C’est toujours comme ça, dit Touzik. Qui se sert d’une carte ici dans la forêt ? Primo, toutes les cartes racontent des salades, et deuxio, ici elles servent а rien. Lа il y a par exemple aujourd’hui une route, demain une rivière, aujourd’hui un marais et demain ils mettront des barbelés et un mirador. Ou bien on tombera sur un entrepôt.

— Ça me dit pas grand-chose de continuer, dit Stoпan en s’étirant. Ça suffit peut-être pour aujourd’hui ?

— Evidemment, ça suffit, dit Quentin. Perets a encore sa paye а toucher. On retourne а la voiture.

— Faudrait des jumelles, dit soudain Touz en fixant avidement le lac, une main en visière audessus de ses yeux. Il me semble qu’il y a une bonne femme qui se baigne lа-bas.

Quentin s’arrêta.

— Où ?

— Nue, dit Touzik. Parole, elle est nue. Sans rien dessus.

Quentin blêmit soudain et se précipita а toutes jambes vers la voiture.

— Où tu la vois ? demanda Stoпan.

— Lа-bas, sur l’autre rive …

— Il n’y a rien du tout lа-bas, siffla Quentin.

Il était debout sur le marchepied et explorait avec les jumelles la rive opposée. Ses mains tremblaient.

— Sale baratineur … tu veux encore prendre sur la gueule … Rien du tout lа-bas ! répéta-t-il en tendant les jumelles а Stoпan.

— Comment ça, rien ! dit Touzik. Je suis tout de même pas bigleux, chez moi on m’appelle Њilde-lynx …

— Attends un peu, attends un peu, arrache pas, lui dit Stoпan. Qu’est-ce que c’est que cette manie d’arracher des mains …

— Rien du tout lа-bas, marmonna Quentin. Tout ça c’est de la blague … Il raconte n’importe quoi …

— Je sais ce que c’est, dit Touzik. C’est une ondine. Comme je vous le dis.

Perets tressaillit.

— Donnez-moi les jumelles, dit-il très vite.

— On voit rien, dit Stoпan en lui tendant les jumelles.

— Vous êtes bien tombé, si vous le croyez, marmonna Quentin qui commençait а se rasséréner.

— Parole, elle était lа, dit Touzik. Elle a dû plonger. Tout а l’heure, elle ressortira.

Perets colla les jumelles а ses yeux. Il ne s’attendait pas а voir quelque chose : c’eût été trop simple. Et il ne vit rien. Il n’y avait que l’étendue plate du lac, la rive lointaine, envahie par la forêt, et la silhouette du rocher de l’Administration audessus de la crête dentelée des arbres.

— Comment était-elle ? demanda-t-il.

Touzik commença а décrire en détail, en s’aidant de ses mains, comment elle était. Ce qu’il décrivait était très alléchant, et raconté avec beaucoup de passion, mais ce n’était pas ce que voulait Perets.

— Oui, bien sûr, dit-il. Oui … Oui …

« Peut-être est-elle allée а la rencontre des chiots », pensait-il, secoué sur le siège arrière au côté d’un Quentin rembruni, tout en regardant les oreilles de Touzik qui s’agitaient en mesure — Touzik était en train de mвchonner quelque chose. Elle est sortie du calice de la forêt, blanche, froide, assurée, et elle est entrée dans l’eau, dans l’eau familière, entrée dans le lac comme j’entre dans la bibliothèque ; elle s’est plongée dans le crépuscule vert et mouvant et elle a nagé а la rencontre des chiots, et maintenant elle les a déjа rencontrés au milieu du lac, au fond, et elle les a emmenés quelque part, pour quelqu’un, pour quelque but. Et de nouveaux événements se prépareront dans la forêt, et peut-être, а de nombreux milles d’ici, se produira ou commencera а se produire quelque chose d’autre : au milieu des arbres commenceront а bouillonner des bouffées de brouillard lilas qui ne sera pas du tout du brouillard — а moins qu’un autre cloaque n’entre en travail au milieu d’une paisible clairière, ou que les aborigènes bigarrés qui, tout récemment encore, restaient paisiblement assis а regarder des films instructifs et а écouter patiemment les explications dispensées par le zèle de Béatrice Vakh ne se lèvent soudain et partent dans la forêt pour ne plus jamais revenir … Et tout sera rempli d’un sens profond, de même qu’est plein de sens chaque mouvement d’un mécanisme complexe, et tout sera pour nous étrange et donc insensé, pour nous ou en tout cas pour ceux d’entre nous qui ne peuvent encore s’habituer а l’absence de sens et la prendre pour la norme. »

Et il ressentit l’importance de chacun des événements, de chacun des phénomènes qui l’entouraient : du fait qu’il ne pouvait y avoir quarante-deux ou quarante-cinq chiots dans la portée, du fait que le tronc de cet arbre était précisément couvert d’une mousse rouge, du fait qu’on ne voyait pas le ciel au-dessus du sentier а cause des branches hautes des arbres.

Le tout-terrain était secoué, Stoпan roulait très lentement et Perets aperçut de loin а travers le pare-brise un poteau penché muni d’une pancarte qui portait une inscription. L’inscription était délavée et rongée par les pluies, c’était une très vieille inscription tracée sur une très vieille planche d’un gris sale, clouée au poteau par deux énormes clous rouilles :

« Ici, il y a deux ans, s’est tragiquement noyé le traverseur de la forêt Gustav, simple soldat. Un monument lui sera ici consacré. »

« Que faisais-tu lа, Gustav, pensa Perets. Comment as-tu pu venir te noyer ici ? Tu étais certainement un bon garçon, tu avais une tête rasée, une mвchoire carrée et velue, une dent en or, des tatouages, tu en étais couvert de la tête aux pieds, tes mains pendaient plus bas que tes genoux, et а ta main droite il manquait un doigt qu’on t’avait arraché d’un coup de dent dans une bagarre d’ivrognes. Tu n’avais évidemment pas le coeur а être un traverseur de la forêt, mais les circonstances l’ont simplement voulu ainsi : tu devais purger ta peine sur le rocher où se trouve maintenant l’Administration, et tu ne pouvais aller nulle part ailleurs que dans la forêt. Et lа tu n’as pas écrit d’articles, tu n’y pensais même pas, tu pensais а d’autres articles, qui avaient été écrits avant toi et contre toi. Et tu as construit lа une route stratégique, tu as posé des dalles de béton, tu as profondément entaillé les flancs de la forêt pour que des bombardiers octimoteurs puissent, en cas de nécessité, se poser sur cette route. Mais la forêt pouvait-elle supporter cela ? Tu vois, elle l’a noyé dans un endroit sec. Mais dans dix ans, on t’élèvera un monument, et peut-être donnera-t-on ton nom а un café quelconque. Le café s’appellera « Chez Gustav », et le chauffeur Touzik ira y boire du kéfir et caresser les gamines ébouriffées de la chorale locale … »

« Touzik avait apparemment subi deux condamnations, et pas du tout pour les raisons qui auraient dû les lui valoir. La première fois, il avait été envoyé en colonie pénitentiaire pour vol de papierposte, la deuxième pour infraction а la réglementation sur les passeports.

« Stoпan, lui, c’est un pur. Il ne boit pas de kéfir, rien. Il aime d’un amour tendre et pur Alevtina, elle que personne n’a jamais aimé d’un amour tendre et pur. Quand sortira des presses son vingtième article, il offrira а Alevtina son bras et son coeur, et sera repoussé malgré ses articles, malgré ses larges épaules et son beau nez romain, parce qu’Alevtina ne supporte pas ceux qui ont le nez trop propre, les soupçonnant — non sans raison — d’être des pervers d’un raffinement inconcevable. Stoпan vit dans la forêt, qu’а la différence de Gustav il a rejointe de son plein gré, et ne se plaint jamais de rien, bien que la forêt ne soit pour lui qu’un immense dépotoir de matériaux vierges destinés а l’écriture d’articles qui lui épargneront le traitement …

« On peut s’étonner а l’infini qu’il y ait des gens capables de s’habituer а le forêt, et pourtant ces gens sont l’écrasante majorité. La forêt les attire d’abord en tant qu’endroit romantique, ou endroit lucratif, ou comme endroit où beaucoup de choses sont permises, ou encore comme endroit où l’on peut se cacher. Puis elle les effraie un peu, et ils découvrent soudain que " c’est le même gвchis ici que partout ailleurs", ce qui les réconcilie avec l’étrangeté de la forêt, mais aucun d’entre eux n’a l’intention d’y terminer ses jours … Quentin par exemple, а ce qu’on dit, ne vit ici que parce qu’il a peur de laisser sa Rita sans surveillance. Rita, elle, refuse absolument d’aller ailleurs et ne parle jamais а personne. Pourquoi …

« Et puisque j’en suis а Rita … Rita peut partir dans la forêt et n’en pas revenir d’une semaine. Rita se baigne dans les lacs de la forêt. Rita enfreint tous les règlements, et personne n’ose lui faire d’observations. Rita n’écrit pas d’articles. Rita, d’une manière générale, n’écrit rien, pas même des lettres. Tout le monde sait que la nuit Quentin pleure et va dormir chez la buffetière, si elle n’est pas occupée avec quelqu’un d’autre … A la station, tout se sait … Le soir ils allument la lumière dans le club, ils branchent le phono, ils boivent follement du kéfir et la nuit, sous la lune, jettent les bouteilles dans les lacs — а qui lancera le plus loin. Ils dansent, jouent aux gages, aux cartes et au billard, échangent leurs femmes. Le jour, dans leurs laboratoires, ils transvasent la forêt d’éprouvette en éprouvette, examinent la forêt au microscope, la comptent sur leurs arithmomètres, tandis que la forêt autour d’eux, suspendue au-dessus d’eux, pousse ses végétations jusque dans leurs chambres et vient dresser sous leurs fenêtres, dans les heures étouffantes qui précèdent l’orage, des foules d’arbres errants, sans peut-être comprendre elle non plus ce qu’ils sont, pourquoi ils sont lа et pourquoi ils sont, d’une manière générale …

« Heureusement, je pars d’ici, pensa-t-il. Je suis venu ici et je n’ai rien compris, rien trouvé de ce que je voulais trouver, mais je sais maintenant que je ne comprendrai jamais rien, que je ne trouverai jamais rien, qu’il y a un temps pour tout. Il n’y a rien de commun entre moi et la forêt, la forêt ne m’est pas plus proche que l’Administration. Mais en tout cas, je ne me ridiculiserai pas ici. Je pars, je travaillerai et j’attendrai que vienne le temps … »

La cour de la station était vide. Il n’y avait pas un camion, pas de queue au guichet de la caisse. Il n’y avait que la valise de Perets au beau milieu du perron et son manteau gris accroché au garde-corps de la véranda. Perets descendit du tout-terrain et jeta un regard anxieux autour de lui. Bras dessus, bras dessous, Touzik et Quentin se dirigeaient déjа vers le réfectoire d’où venaient des bruits de vaisselle et une odeur de graillon. Stoпan dit : « On va souper, Pertchik », et alla parquer la voiture au garage. Perets comprit soudain avec effroi ce que cela signifiait : le phono déchaîné, les bavardages stupides, le kéfir, « encore un petit verre peut-être ? » Et tous les soirs ainsi, de nombreux, nombreux soirs …

Une main frappa au guichet de la caisse, le caissier se montra et dit d’un air courroucé :

— Alors, Perets, vous allez me faire attendre longtemps ? Venez signer.

Perets s’avança d’un pas rapide vers le guichet.

— Lа, la somme en toutes lettres, dit le caissier. Pas lа, lа. Qu’est-ce que vous avez а trembler des mains comme ça ? Tenez …

Il se mit а compter des billets.

— Où sont les autres ? demanda Perets.

— Doucement … Les autres sont dans l’enveloppe.

— Non, je pensais а …

— Cela n’intéresse personne, ce а quoi vous pensiez. Je ne peux pas changer pour vous la procédure en usage. Voilа votre salaire. Vous l’avez perçu ?

— Je voulais savoir …

— Je vous demande si vous avez perçu votre salaire. Oui ou non ?

— Oui.

— Enfin. Maintenant voilа votre prime. Vous l’avez perçue ?

— Oui.

— C’est tout. Permettez que je vous serre la main, je suis pressé. Je dois être а l’Administration avant sept heures.

— Je voulais simplement demander, plaça а la hвte Perets, où étaient les autres personnes … Kim, le camion … Ils avaient promis de m’emmener … sur le Continent …

— Le Continent, je ne peux pas. Je dois être а l’Administration. Permettez, je ferme le guichet.

— Je ne prendrai pas beaucoup de place, dit Perets.

— Ce n’est pas la question. Vous êtes adulte, vous devez comprendre. Je suis caissier. J’ai des feuilles de paye. Et s’il leur arrivait quelque chose ? Enlevez votre coude.

Perets enleva son coude et le guichet se referma. A travers la vitre obscurcie par la saleté, il regardait le caissier ramasser les feuilles de paye, les froisser n’importe comment et les fourrer dans sa sacoche quand soudain une porte s’ouvrit dans le bureau et deux immenses gardes entrèrent, lièrent les mains du caissier, lui passèrent une boucle autour du cou et l’un d’eux l’emmena au bout de la corde tandis que l’autre prenait la sacoche et parcourait la pièce du regard — et aperçut Perets. Ils s’entre-regardèrent quelques instants а travers la vitre sale, puis, avec une lenteur et une précaution infinie, comme s’il craignait d’effrayer quelqu’un, le garde posa la sacoche sur une chaise et avec la même lenteur et la même précaution, sans quitter Perets des yeux, tendit le bras vers le fusil qui était appuyé contre le mur. Perets attendait, glacé et sans y croire. Le garde prit le fusil et sortit а reculons en refermant la porte derrière lui. La lumière s’éteignit.

Perets se détacha alors du guichet, courut sur la pointe des pieds jusqu’а sa valise, s’en empara et se précipita au-dehors, le plus loin possible de cet endroit. Il se dissimula derrière le garage et vit le garde apparaître sur le perron en tenant le fusil baпonnette croisée, regarder а gauche, а droite, sous ses pieds, prendre sur la balustrade le manteau de Perets, le soupeser, en fouiller les poches, puis, après un dernier regard circulaire, rentrer dans la maison. Perets s’assit sur sa valise.

Il faisait frais, le soir tombait. Perets regardait stupidement les fenêtres éclairées, barbouillées de craie jusqu’а leur moitié. Derrière elles, des ombres passaient, sur le toit l’aube grillagée du radar tournait silencieusement. On entendait des bruits de vaisselle et dans la forêt les cris des animaux nocturnes. Puis un projecteur s’alluma quelque part et promena un rayon bleu dans le faisceau duquel apparut un camion-déverseur au coin d’une maison. Cahotant et rugissant, le camion se dirigea vers la porte en tressautant au passage d’une fondrière, suivi par le faisceau du projecteur. Dans la benne se trouvait le garde au fusil. Il essayait d’allumer une cigarette en s’abritant du vent et on voyait, enroulée autour de son poignet gauche, la grosse corde laineuse qui disparaissait dans la fenêtre entrouverte de la cabine.

Le camion s’éloigna, le projecteur s’éteignit. Dans la cour passa, ombre sinistre traînant d’énormes bottes, un deuxième garde armé d’un fusil qu’il tenait sous son bras. De tempe en temps il s’arrêtait pour se pencher et palper la terre : il cherchait des traces. Perets colla au mur son dos en sueur et, figé d’angoisse, le suivit des yeux.

La forêt résonnait de cris longs et effrayants. Des portes claquaient quelque part. Une lumière jaillit au premier étage et quelqu’un dit d’une voix forte : « On étouffe, chez toi. » Dans l’herbe tomba quelque chose de rond et brillant qui roula jusqu’aux pieds de Perets. Celui-ci se sentit а nouveau défaillir mais comprit ensuite que ce n’était qu’une bouteille de kéfir vide. « A pied, pensa-t-il, il faut que j’y aille а pied. Vingt kilomètres а travers la forêt. Malheureusement, а travers la forêt. Elle ne verra maintenant qu’un pauvre homme tremblant, suant de peur et de fatigue, ployant sous le poids d’une valise qu’on ne sait trop pourquoi il ne se décide pas а abandonner. Je me traînerai et la forêt hurlera et rugira des deux côtés … »

Le garde reparut dans la cour. Il n’était plus seul mais accompagné de quelqu’un qui soufflait et reniflait lourdement, quelqu’un d’énorme, а quatre pattes. Ils s’arrêtèrent au milieu de la cour et Perets entendit le garde qui marmonnait : « Tiens, lа, tiens … Mais ne bouffe pas, imbécile, flaire … C’est pas du saucisson, c’est un manteau, faut le flairer. Hein ? Cherche, on te dit. » Celui qui était а quatre pattes geignait et glapissait. « Eh ! dit soudain le garde d’une voix excédée, il y a que les puces que tu sais chercher … Pheuh ! » Ils se séparèrent dans l’obscurité. Des talons sonnèrent sur le perron, une porte claqua. Puis quelque chose de froid et d’humide vint s’appliquer sur la joue de Perets. Il tressaillit et faillit tomber C’était un énorme chien loup qui glapit de manière а peine audible, exhala un profond soupir et posa une tête lourde sur les genoux de Perets. Perets le caressa derrière l’oreille. Le chien loup bвilla et était sur le point de s’installer, apprivoisé, quand éclata au premier étage la musique d’un phono. Le chien loup se jeta de côté en silence et s’enfuit en courant.

Le phono se déchaînait, il n’y avait plus rien d’autre que lui а des kilomètres а la ronde. Alors, exactement comme dans un film d’aventures, silencieusement la lumière bleue s’éclaira, les portes s’ouvrirent et dans la cour pénétra, tel un vaisseau de haut bord, un camion gigantesque, entièrement couvert de constellations de feux de signalisation. Il s’arrêta et coupa ses phares dont les lumières s’éteignirent lentement, comme un monstre de la forêt qui exhale son dernier souffle. Le chauffeur Voldemar passa la tête а la portière et se mit а crier quelque chose а pleine bouche. Il s’égosilla longtemps ainsi, visiblement en proie а une fureur croissante, puis cracha, rentra dans la cabine et repassa le torse а la portière pour y écrire а la craie, la tête en bas :

« PERETS ! ! »

Perets comprit alors que le camion était venu pour lui. Il saisit sa valise et se mit а courir а travers la cour sans oser regarder derrière lui, craignant d’entendre des coups de feu dans son dos. Il se hissa péniblement par deux échelles jusqu’а la cabine aussi vaste qu’une chambre et pendant qu’il casait sa valise, qu’il s’installait et cherchait une cigarette, Voldemar ne cessait pas de dire quelque chose en s’empourprant, s’époumonant, gesticulant et frappant sur l’épaule de Perets. Mais c’est seulement lorsque le phono s’interrompit subitement que Perets put enfin entendre sa voix : Voldemar ne disait rien de particulier, il se contentait de jurer copieusement.

Le camion n’avait pas encore franchi les portes que Perets était déjа endormi, comme si on lui avait appliqué sur le visage un masque d’éther.


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