V

Perets fut réveillé par une sensation de malaise, d’angoisse, par un poids, insupportable а ce qu’il lui parut au début, sur son être et tous les organes de ses sens. Un malaise qui confinait а la douleur, et il gémit involontairement en revenant lentement а lui.

Ce poids sur son être se transforma en dépit et en désespoir, parce que la voiture n’allait pas sur le Continent, encore une fois elle n’allait pas sur le Continent, elle n’allait même nulle part : elle était arrêtée, moteur coupé, morte et glacée, les portières grandes ouvertes. Le pare-brise était couvert de gouttes frissonnantes qui se réunissaient et s’écoulaient en ruisselets froids. La nuit derrière la vitre était illuminée par les éclats aveuglants de phares et de projecteurs, et on ne voyait rien d’autre que ces éclats incessants qui crevaient l’oeil. Et on n’entendait rien non plus : Perets pensa même au début qu’il était devenu sourd, avant de prendre conscience de la pression régulière qu’exerçait sur ses tympans le mugissement dense de sirènes aux voix multiples. Il se mit а aller et venir dans la cabine, se cognant douloureusement aux leviers et aux saillies, а la maudite valise, tenta d’essuyer la vitre, passa la tête а une portière, а l’autre : il ne pouvait absolument pas comprendre où il se trouvait, quel genre d’endroit c’était et ce que tout cela signifiait. La guerre, pensa-t-il, mon Dieu ! c’est la guerre. Les projecteurs le frappaient aux yeux avec une joie mauvaise, et il ne voyait rien, si ce n’est une espèce de grand bвtiment inconnu dont toutes les fenêtres de tous les étages s’éclairaient et s’éteignaient en même temps а intervalles réguliers. Il voyait encore une quantité énorme de grandes taches lilas.

Soudain une voix monstrueuse prononça tranquillement, comme dans le silence le plus complet :

« Attention, attention. Tous les employés doivent se trouver aux places déterminées par la situation numéro six cent soixante-quinze fraction Pégase omicron trois cent deux directive huit cent treize, pour l’accueil triomphal du padischach sans suite spéciale, pointure de chaussure cinquantecinq. Je répète. Attention, attention. Tous les employés … »

Les projecteurs cessèrent leur balayage et Perets distingua enfin l’arche familière surmontée de l’inscription « Bienvenue ! », la rue principale de l’Administration, les cottages sombres qui la bordaient, des gens en vêtements de nuit avec des lampes а pétrole а côté des cottages, puis il aperçut pas très loin une chaîne de gens, en manteaux noirs flottant au vent, qui couraient. Ces gens couraient en occupant toute la largeur de la rue et traînaient quelque chose d’étrange et de clair que Perets identifia au bout de quelque temps comme une senne ou un filet de volley-ball et an même instant une voix emportée glapit au-dessus de son oreille : « C’est pourquoi, la voiture ? Qu’est-ce que tu as а rester lа ? » En reculant, il vit а côté de lui un ingénieur qui portait un masque de carton blanc avec, sur le front, l’inscription au crayon a encre « Libidovitch ». L’ingénieur lui passa carrément dessus avec ses bottes boueuses, lui fourra son coude dans la figure, en soufflant et en empestant, se laissa tomber sur le siège du conducteur, fouilla un peu а la recherche de la clef de contact, ne la trouva pas, poussa un glapissement hystérique et déboula de la cabine par l’autre côté. Dans la rue tous les réverbères s’allumèrent et il se mit а faire clair comme en plein jour, mais les gens en tenue de nuit restèrent avec leurs lampes а pétrole devant les portes de leurs cottages. Ils avaient tous un filet а papillon а la main, et ils le balançaient en mesure, comme pour tenter de chasser quelque chose qu’ils ne pouvaient voir de leur porte. Dans la rue passèrent l’une après l’autre quatre voitures noires lugubres, sortes d’autobus sans fenêtre aux toits surmontés d’aubes grillagées qui tournaient, puis une antique automitrailleuse déboucha d’une rue transversale et s’engagea а leur suite. Sa tourelle rouillée tournait avec un grincement perçant et le mince canon de la mitrailleuse montait et descendait. Le blindé se fraya péniblement un chemin le long du camion, l’écoutille de la tourelle s’ouvrit et livra passage а un homme en chemise de nuit de cotonnette avec des rubans flottants qui cria а Perets d’une voix mécontente : « Alors, mon cher ? Il faut circuler et toi tu restes lа ! »

Perets enfouit son visage dans ses mains et ferma les yeux.

Je ne partirai jamais d’ici, pensa-t-il, hébété. Je ne sers а personne ici, je suis absolument inutile, mais ils ne me laisseront pas partir d’ici, même si pour cela il fallait entreprendre une guerre ou organiser une inondation …

— Vos papiers, s’il vous plaît, dit une voix traînante de vieillard, tandis qu’une main tapotait l’épaule de Perets.

— Quoi ?

— Les documents. Vous les avez préparés ?

C’était un vieillard en imperméable de toile cirée, la poitrine barrée par un fusil Berdan suspendu а une chaînette métallique vétusté.

— Quels papiers ? Quels documents ? Pourquoi faire ?

— Ah ! GOSPODINE Perets ! dit le vieillard. Vous n’avez pas entendu ce qu’on a dit sur la situation ? Vous devriez déjа avoir tous vos papiers а la main, dépliés bien а plat, comme au musée …

Perets lui donna son certificat. Le vieillard, les coudes appuyés sur son Berdan, examina longuement les cachets, confronta la photo avec le visage de Perets et dit :

— Vous avez comme qui dirait maigri, HERR Perets. On dirait que vous n’avez plus de figure. Vous travaillez trop.

Il lui rendit le certificat.

— Que se passe-t-il ? demanda Perets.

— Il se passe ce qui est prévu de se passer, dit le vieillard soudain sévère. Il se passe que c’est la situation numéro six cent soixante-quinze fraction Pégase. C’est-а-dire l’évasion.

— Quelle évasion ? D’où ?

— Celle qui est prévue par la situation, dit le vieillard en commençant а redescendre l’échelle. Ça peut partir d’un moment а l’autre, alors faites attention а vos oreilles. Il vaut mieux que vous gardiez la bouche ouverte.

— Bon, dit Perets. Merci.

D’en bas s’éleva la voix furieuse du chauffeur Voldemar :

— Qu’est-ce que tu maquilles ici, vieux schnock ? Je vais t’en montrer des papiers ! Tu l’as vu, celui-lа ? et maintenant décampe, si tu as vu …

Une bétonnière qu’on tirait а la main passa а proximité, accompagnée de cris et de piétinements. Tous ses poils hérissés, le chauffeur Voldemar se hissa а bord. En marmonnant des jurons, il mit le moteur en marche et claqua bruyamment la portière. Le camion démarra sèchement et prit la grand-rue, passant devant les gens en tenue de nuit qui agitaient leurs filets а papillons. « On va au garage, se dit Perets. Bah ! de toute façon … Mais je ne toucherai pas а la valise. J’en ai assez de la traîner, qu’elle aille au diable. » II frappa haineusement la valise du talon. La voiture quitta soudain la rue principale, vira brutalement, enfonça une barricade faite de tonneaux vides et de télègues et poursuivit sa route. Un avant-train arraché а un fiacre ballotta quelques instants sur le radiateur, puis il se détacha et passa sous les roues avec un craquement. Le camion suivait maintenant une étroite ruelle latérale. L’air renfrogné, une cigarette éteinte au coin de la bouche, Voldemar tournait l’énorme volant, courbant et redressant son corps tout entier. Non, on ne va pas au garage, pensa Perets. Pas aux ateliers non plus. Et pas sur le Continent. Les petites rues étaient sombres et vides. Des masques de carton avec des inscriptions ainsi que des bras écartés furent fugitivement révélés par la lumière des phares, puis disparurent et ce fut tout.

— Qu’est-ce que j’ai eu comme idée, dit Voldemar. Je voulais aller directement sur le Continent, et puis je vois que vous dormez et je me dis, autant passer au garage, faire une petite partie d’échecs … Lа je rencontre Achille l’ajusteur, on va chercher du kéfir, on le boit, on sort l’échiquier … Je lui propose un gambit de la reine, il accepte, tout se passe bien … Je suis en E4, lui en C6 … Je lui dis : « Tu peux faire des prières. » Et lа ça a commencé … Vous n’avez pas une cigarette, PAN Perets ?

Perets lui donna une cigarette.

— Et cette évasion, qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Où allons-nous ?

— Une évasion tout а fait ordinaire, dit Voldemar en allumant sa cigarette. Il y en a chaque année comme ça. Une machine s’est évadée chez les ingénieurs. Et maintenant, tout le monde a reçu l’ordre de l’attraper. Voilа, on la cherche.

C’était la limite de la colonie. Des gens erraient dans un terrain vague éclairé par la lune. Ils avaient l’air de jouer а colin-maillard : ils marchaient les jambes а demi fléchies, les bras largement écartés. Ils avaient tous les yeux bandés. L’un d’eux heurta un poteau de plein fouet et poussa sans doute un cri de douleur, car les autres s’arrêtèrent tous en même temps et se mirent а remuer prudemment la tête.

— C’est chaque année le même guignol, disait Voldemar. Ils ont des cellules photo-électriques, des engins acoustiques, cybernétiques, ils ont mis des fainéants de garde dans tous les coins — et pourtant chaque année ça rate pas, il y en a une qui s’échappe. Alors on te dit : « Abandonne tout, va et cherche. » Mais qui aurait envie de la chercher ? Qui aurait envie de faire connaissance avec, je te le demande ? Suffit que tu l’aperçoives du coin de l’oeil, et terminé : ou bien on te met ingénieur, ou bien on t’envoie, dans une base éloignée, planter des choux quelque part dans la forêt, pour que tu puisses pas crier partout ce que tu as vu. Alors tout le monde finasse а qui mieux mieux. Il y en a qui se bandent les yeux pour rien voir, d’autres qui … Mais celui qui a un peu plus de cervelle, il se met а courir en hurlant а s’en faire péter les cordes vocales. Il demande les papiers а un, il en fouille un autre, ou alors il monte simplement sur un toit pour pousser des cris. Ça va bien dans le décor, et il y a aucun risque …

— Et nous, on va aussi se mettre а chercher ? demanda Perets.

— Evidemment, qu’on cherche. Les gens cherchent, on fait comme tout le monde. Pendant six heures d’horloge. C’est l’ordre : si au bout de six heures la machine n’a pas été retrouvée, on la détruit а distance. Comme ça, ni vu ni connu. Autrement, ça pourrait tomber entre des mains étrangères. Vous avez vu tout ce ramdam dans l’Administration ? Eh bien ! c’est encore un silence de paradis, vous allez voir, а côté de ce qui va se passer dans six heures. C’est que personne ne sait où cette machine a bien pu se fourrer. Elle est peut-être dans ta poche. Et on lui met une charge puissante, pour que ça risque pas de foirer … L’année dernière, la machine se trouvait aux bains. Et justement, il y avait un tas de gens qui étaient allés lа, se mettre а l’abri. Les bains, on se dit, c’est un endroit humide, qui se remarque pas … Et moi j’y étais aussi. Les bains, je m’étais dit … L’explosion m’a projeté а travers la fenêtre, ça a pas fait un pli, comme si j’avais été emporté par une vague. J’ai pas eu le temps de dire ouf et je me suis retrouvé assis sur un tas de neige, avec des poutres enflammées qui passaient au-dessus de ma tête …

C’était maintenant la rase campagne, une herbe rabougrie, la lumière vague de la lune, une route blanche défoncée. A gauche, lа où se trouvait l’Administration, des lumières recommençaient а s’agiter en tous sens.

— Il y a une chose que je ne comprends pas, dit Perets. Où est-ce qu’on va la chercher ? On ne sait même pas ce que c’est … Si elle est grande ou petite, claire ou sombre …

— Ça, vous allez le voir bientôt, promit Voldemar. Je vais vous le montrer dans cinq minutes. Comment font les gens intelligents ? Sapristi, où il est cet endroit ? … Je l’ai perdu. J’ai pris vers la gauche, évidemment. Ah-ah, а gauche … Lа-bas le dépôt de matériel, donc il faut prendre plus а droite …

Le camion quitta la route et se mit а tressauter sur des mottes de terre. A gauche, le dépôt de matériel — des rangées de containers clairs — ressemblait а une ville morte dans la plaine.

… Evidemment elle n’avait pas pu y tenir. Ils l’avaient ébranlée sur le banc vibrateur, ils l’avaient torturée pensivement, ils avaient fouillé ses entrailles, brûlé les nerfs délicats avec des fers а souder, l’avaient suffoquée avec des odeurs de colophane l’avaient obligée а faire des stupidités, l’avaient créée pour qu’elle fasse des stupidités, l’avaient perfectionnée pour qu’elle fasse des stupidités encore plus stupides, et le soir venu ils l’abandonnaient, épuisée, sans force, dans un réduit sec et chaud. Et finalement elle avait décidé de partir, bien que sachant tout d’avance — que sa fuite était insensée et qu’elle était condamnée. Et elle était partie, portant en elle une charge suicidaire. Et maintenant elle est quelque part dans l’ombre, déplaçant doucement ses jambes articulées, elle regarde, elle écoute et elle attend … Et maintenant elle a parfaitement compris ce qu’elle ne faisait auparavant que soupçonner : qu’il n’y a pas de liberté, que les portes soient ouvertes ou fermées devant soi, qu’il n’y a que la stupidité et le chaos, et qu’il n’y a que la solitude …

— Ah ! dit avec satisfaction Voldemar, la voilа, la très chère, la bien-aimée …

Perets ouvrit les yeux mais ne parvint а apercevoir devant lui qu’une grande mare noire, un marécage même ; il entendit le moteur qui s’emballait, puis une vague de boue se leva et vint frapper le pare-brise. Le moteur rugit а nouveau sauvagement, puis se tut.

— Voilа comment c’est chez nous, dit Voldemar. Les six roues patinent. Comme le savon dans la cuvette. Vu ?

Il fourra son mégot dans le cendrier et entrouvrit sa portière.

— Il y a quelqu’un d’autre ici … Hé l’ami, ça va ?

— Ça va ! dit une voix qui venait de l’extérieur.

— Tu l’as attrapée ?

— J’ai attrapé un rhume, dit la voix de l’extérieur. UND cinq têtards.

Voldemar ferma vigoureusement la portière, alluma la lumière intérieure, jeta un regard sur Perets, lui fit un clin d’oeil, alla chercher une mandoline sous son siège et, inclinant la tête et l’épaule droite, se mit а pincer les cordes.

— Installez-vous, installez-vous, proposa-t-il aimablement. On a du temps jusqu’au matin, jusqu’а ce que le tracteur arrive.

— Merci, dit humblement Perets.

— Je ne vous ennuie pas ? demanda poliment Voldemar.

— Non-non, dit Perets, je vous en prie.

Voldemar rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et entonna d’une voix mélancolique :

II n’est pas de limite а mon chagrin, Je divague, erre et m’épuise en vain, Dis-moi la raison de ta froideur, Donne-moi la clef de mon malheur.

La boue s’écoulait lentement le long du pare-brise et Perets commença а distinguer le marais qui brillait sous la lune et la silhouette étrange d’une voiture qui émergeait au milieu du marais. Il mit en marche les essuie-glaces et découvrit avec stupéfaction, embourbée jusqu’а la tourelle dans la fondrière, l’automitrailleuse de tantôt.

Depuis qu’avec lui tu es partie, Je n’ai plus rien а faire de ma vie.

Voldemar tapa sur les cordes de toutes ses forces, fit un couac et toussa vigoureusement.

— Eh, l’ami ! fit la voix de 1 extérieur. Tu n’as pas quelques amuse-gueule ?

— Et alors ? cria Voldemar.

— J’ai du kéfir.

— Je suis pas seul !

— Venez tous ! Il y en a pour tout le monde. On a fait des provisions ! On savait où on allait !

Le chauffeur Voldemar se tourna vers Perets.

— Alors ? dit-il avec enthousiasme. On y va ? On boira du kéfir, peut-être on jouera au tennis … Hein ?

— Je ne joue pas au tennis, dit Perets.

Voldemar cria :

— On arrive ! Le temps de gonfler le canot !

Il sortit de la cabine et se hissa rapidement dans la caisse, comme un singe, remua de la ferraille et laissa tomber quelque chose tout en sifflotant joyeusement. Puis il y eut un grand bruit d’eau, des grattements de pieds sur le bord et la voix de Voldemar s’éleva, provenant de quelque part vers le bas : « C’est prêt, monsieur Perets, vous pouvez embarquer, mais prenez la mandoline ! » En bas, sur la surface brillante de la boue liquide se trouvait un canot pneumatique et а son bord, tel un gondolier, Voldemar solidement campé sur ses jambes, une grande pelle de sapeur а la main, un sourire joyeux aux lèvres, qui levait les yeux vers Perets.

… Dans la vieille automitrailleuse rouillée qui datait de Verdun il faisait chaud а donner la nausée, cela empestait l’huile chaude et les vapeurs d’essence, une petite lampe pвlote éclairait la tablette de fer couverte de graffiti, les pieds pataugeaient dans la boue, l’armoire en fer-blanc toute cabossée qui contenait les rations de combat était maintenant bourrée de bouteilles de kéfir, tout le monde était en tenue de nuit et tous se grattaient des cinq doigts de leur main leur poitrine velue, tout le monde était ivre, la mandoline irritait les nerfs, et le mitrailleur en chemise de cotonnette de la tourelle pour qui on n’avait pu trouver de la place en bas laissait tomber la cendre de sa cigarette et parfois tombait lui-même sur le dos en disant а chaque fois : « Pardon, je me suis trompé … » et on l’aidait а remonter avec de gros rires …

— Non, dit Perets, merci Voldemar, je reste ici. J’ai besoin de faire un peu de lessive … et je n’ai pas encore fait ma gymnastique.

— Ah bon ! dit Voldemar avec respect, dans ce cas-lа c’est différent. Alors je vais y aller, et quand vous aurez fini votre lessive, appelez de suite et on viendra vous chercher … Il me faudrait juste la mandoline.

Il s’éloigna avec sa mandoline et Perets resta assis а le regarder faire : il commença d’abord par essayer de ramer avec sa pelle, ce qui avait pour seul résultat de faire tourner le canot sur place, puis il se mit а se repousser avec la pelle, comme avec une perche, et tout alla bien. La lune l’inondait d’une lumière morte et il était comme le dernier homme après le dernier Déluge qui navigue entre les sommets des plus hautes maisons, très seul, cherchant а échapper а la solitude et encore plein d’espérance. Il arriva а l’automitrailleuse, fit sonner son poing sur le blindage, l’écoutille s’ouvrit et des gens parurent qui poussèrent des hennissements joyeux et le tirèrent la tête en bas а l’intérieur. Et Perets resta seul.

Il était seul, seul, comme peut l’être l’unique passager d’un train de nuit qui tire en hoquetant trois petits wagons élimés sur un embranchement promis а la disparition ; dans le wagon tout grince et chancelle, le vent souffle а travers les vitres brisées des fenêtres déjetées et apporte avec lui les poussières et l’odeur du charbon brûlé ; sur le plancher tressautent des mégots et des bouts de papier froissés, un chapeau de paille laissé lа par quelqu’un se balance а un crochet et quand le train arrivera enfin au terminus, l’unique voyageur descendra sur un quai vermoulu et il n’y aura personne pour l’attendre, il le sait, et il rentrera chez lui et lа fera cuire sur le fourneau une omelette de deux oeufs avec un bout de saucisson vieux de trois jours qui commence а moisir …

Soudain l’automitrailleuse trembla, se mit а cogner et fut illuminée par les brusques lueurs d’explosions spasmodiques. Des centaines de fils brillants et multicolores se mirent а courir au-dessus de la plaine et la lueur des explosions jointe au faible éclat de la lune permit de distinguer sur le miroir lisse du marais des cercles qui s’élargissaient а partir de l’automitrailleuse. Quelqu’un en blanc parut а la tourelle et déclama sur un ton hystérique :

« Messieurs ! Mesdames ! Salut des Nations ! Avec le plus parfait respect, Votre Splendeur, j’ai l’honneur de rester, très vénérable princesse Dikobella, votre très humble serviteur, technicien-préposé, signature illisible … ‘

L’automitrailleuse trembla а nouveau, il y eut les éclairs des détonations, puis а nouveau le silence.

« Je lвcherai sur vous des lianes dont on ne se défait pas, et votre famille sera balayée par la jungle, les toits s’effondreront, les poutres crouleront, et l’ortie, l’ortie amère envahira vos maisons » — pensa Perets.

La forêt avançait, grimpait le long de la corniche, escaladait le rocher abrupt, précédée par des vagues de brouillard lilas d’où émergeaient des myriades de tentacules verts qui pressaient et tordaient, tandis que dans les rues s’ouvraient les cloaques, que les maisons s’engloutissaient dans les lacs insondables et que les arbres sauteurs surgissaient sur les pistes d’envol bétonnées devant les avions bourrés а craquer de gens empilés pêle-mêle avec les bouteilles de kéfir, les cartons griffés, les coffres-forts lourds — et la terre s’écartait sous le rocher, et l’aspirait. Ce serait si logique, si nature], que personne ne serait étonné, tout le monde serait seulement effrayé et accepterait l’anéantissement comme le chвtiment que chacun attendait déjа depuis longtemps dans l’effroi. Et le chauffeur Touzik courrait comme une araignée au milieu des cottages chancelants et chercherait Rita pour avoir а la fin son dû, mais ne l’aurait pas …

Trois fusées s’élancèrent de l’automitrailleuse et une voix militaire rugit : « Les tanks, а droite, le couvert, а gauche ! Equipage, sous le couvert ! » Et quelqu’un qui avait un défaut de langue reprit : « Les femmes, а gauche, les lits, а droite ! Eq-quipage, aux lits ! » II y eut des hennissements et des bruits de galop qui n’avaient plus rien d’humain, comme si un troupeau d’étalons de race était en train de se battre dans cette boîte de fer а la recherche d’une issue vers l’espace, vers les juments. Perets ouvrit la portière et regarda а l’extérieur. Sous ses pieds se trouvait la fange, une épaisse couche de fange puisque les roues monstrueuses du camion s’enfonçaient jusqu’au moyeu dans le liquide gras. Il est vrai que la rive était proche.

Perets grimpa dans la caisse et marcha longtemps pour atteindre l’arrière de cette immense cuve d’acier qui grondait sous ses pas, puis il escalada la ridelle et descendit jusqu’а l’eau par l’une des innombrables échelles. Il resta quelque temps au-dessus du liquide glacé а rassembler tout son courage, mais quand la mitrailleuse se remit а tirer il plissa les paupières et sauta. La masse visqueuse céda sous lui, longtemps, pendant une infinité de temps, et quand enfin il sentit un sol résistant sous ses pieds, lu boue lui arrivait а la poitrine. Il s’allongea de tout son long sur la boue et commença а pousser avec ses genoux en prenant appui avec ses mains. Au début il ne fit que rester sur place, puis il s’adapta et fut très étonné de se retrouver rapidement sur la terre ferme.

« J’aimerais bien trouver des gens quelque part, pensa-t-il. Juste des gens, pour commencer : propres, bien rasés, attentifs, accueillants. Pas besoin de grandes envolées de pensées, pas besoin de talents étincelants. Pas besoin de buts grandioses ni de dégoût de soi. Je voudrais seulement qu’ils joignent les mains en me voyant et que quelqu’un coure me remplir une baignoire, que quelqu’un coure chercher du linge propre et préparer la théière, et que personne ne me demande de papiers ni ne me réclame une autobiographie en trois exemplaires complétée par vingt empreintes digitales doublées. Et surtout que personne ne se précipite au téléphone pour dire confidentiellement а qui de droit qu’un inconnu est arrivé, plein de boue, qu’il se nomme Perets, mais qu’il est peu probable que ce soit vraiment Perets, puisque Perets est parti sur le Continent, que la note de service а ce propos est déjа prête, et qu’elle sera affichée demain … Pas besoin non plus qu’ils soient des farouches partisans ou des adversaires résolus de quoi que ce soit. Pas besoin qu’ils soient des adversaires résolus de l’ivrognerie, du moment qu’ils ne sont pas eux-mêmes des ivrognes. Pas besoin qu’ils soient des farouches partisans de la mère-vérité, pourvu qu’ils ne mentent pas et ne disent pas d’horreurs, par-devant ou par-derrière. Et qu’ils ne demandent pas а un homme de correspondre pleinement а tel ou tel idéal, mais qu’ils le prennent tel qu’il est … Mon Dieu, se dit Perets, c’est possible que je veuille tant de choses ? »

II s’avança sur la route et chemina longtemps vers les lumières de l’Administration. Lа-bas, des projecteurs ne cessaient de s’allumer, des ombres couraient, des fumées multicolores s’élevaient. L’eau grognait et clapotait dans ses souliers, ses vêtements qui avaient commencé а sécher l’enserraient comme dans une boîte et bruissaient comme du carton, de temps en temps des plaques de boue se détachaient de son pantalon et s’écrasaient sur la route, et а chaque fois il croyait avoir perdu son portefeuille avec ses papiers — il mettait alors la main а sa poche, pris de panique. Et en arrivant au dépôt de matériel, une idée angoissante lui traversa l’esprit : ses papiers étaient mouillés, et tous les tampons et signatures s’étaient répandus et étaient devenus illisibles, irrémédiablement suspects. Il s’arrêta, ouvrit avec ses mains glacées son portefeuille, en sortit tous les certificats, tous les laissez-passer, toutes les attestations, tous les permis et entreprit de les examiner sous la lune. En fait, rien de terrifiant ne s’était produit et l’eau n’avait endommagé qu’un certificat sur papier armorié qui attestait а grand renfort de termes que le porteur de la présente avait subi la série des vaccinations et avait été autorisé а travailler sur les machines а calculer. Il remit alors tous les documents dans son portefeuille, les glissant soigneusement entre les billets et s’apprêtait а repartir quand soudain il se vit arrivant dans la rue principale : les gens avec leurs masques de carton et leurs barbes collées de travers qui l’attrapent par le bras, qui lui bandent les yeux, qui lui donnent quelque chose а flairer, qui lui ordonnent : « Cherche ! Cherche ! » et qui lui disent : « Vous vous souvenez de l’odeur, employé Perets ? », et qui l’excitent : « Ksss, ksss, imbécile, cherche ! » A cette idée, sans s’arrêter, il quitta la route et se mit а courir, plié en deux, vers le dépôt de matériel, plongea dans l’ombre des énormes caisses de bois clair, s’empêtra les jambes dans quelque chose de mou et finit sa course sur un tas de chiffons et d’étoupe.

L’endroit était chaud et sec. Les parois rugueuses des caisses étaient brûlantes, ce qui le réjouit d’abord, puis l’étonna plutôt. Aucun bruit ne parvenait de l’intérieur, mais il se souvint de l’histoire des machines qui sortaient toutes seules des caisses et comprit que les caisses avaient une vie а elles, ce qui, loin de l’effrayer, lui donna au contraire un sentiment de sécurité. Il s’assit confortablement, ôta ses chaussures humides, retira ses chaussettes trempées et s’essuya les pieds avec un morceau d’étoupe. Il faisait si chaud, on était si bien qu’il pensa : « C’est vraiment étrange que je sois seul ici. Personne n’a donc pensé qu’il était beaucoup mieux de rester ici plutôt que d’aller se traîner dans les terrains vagues avec un bandeau sur les yeux ou d’aller se planter dans un marécage putride ? » II s’adossa а une feuille de contre-plaqué brûlante, appuya ses pieds nus sur la face opposée et se sentit une envie de chantonner. Au-dessus de sa tête se trouvait une fente étroite qui laissait apparaître une bande de ciel blanchie par la lune, parsemée de quelques étoiles hésitantes. On entendait, venant d’on ne sait où, une sourde rumeur, des craquements, des bruits de moteurs, mais cela ne le concernait absolument pas.

« Ce serait bien de rester ici pour toujours, pensa-t-il. Puisque je ne peux pas partir pour le Continent, je resterai toujours ici. Tu parles, les machines ! Nous sommes tous des machines. Seulement nous sommes des machines avariées ou mal réglées. »

… Il existe, messieurs, une opinion selon laquelle l’homme ne pourra jamais s’entendre avec les machines. Et nous n’allons pas, citoyens, la discuter. Le Directeur partage aussi cette opinion. Et Claude-Octave Domarochinier pense de même. Qu’est-ce donc qu’une machine ? Un mécanisme inanimé, privé de toute la plénitude des sens et ne pouvant pas être plus intelligent que l’homme. Encore une fois c’est une structure non albumineuse, encore une fois la vie ne peut se réduire а des processus physiques et chimiques, et donc la raison … A cet instant un intellectuel-lyrique avec trois mentons et un noeud papillon grimpa а la tribune, tira impitoyablement sur son plastron empesé et proféra avec des sanglots dans la voix : « Je ne peux pas … Je ne veux pas … L’enfant rose qui joue avec son hochet … les saules pleureurs qui se penchent vers l’étang … les petites filles en tablier blanc … Elles lisent des vers, elles pleurent, elles pleurent !.. Sur la belle ligne du poète … Je ne veux pas que le fer électronique éteigne ces yeux … ces lèvres … ces jeunes seins timides … Non, la machine ne deviendra pas plus intelligente que l’homme ! Parce que je … parce que nous … Nous ne le voulons pas ! Et cela ne sera jamais ! Jamais ! ! ! Jamais ! ! ! » On se précipita sur lui avec des verres d’eau, tandis qu’а quatre cents kilomètres au-dessus de ses boucles neigeuses passait, silencieux, mort, vigilant, un satellite-exterminateur rempli d’explosif nucléaire.

« Je ne le veux pas non plus, pensa Perets, mais il ne faut pas être aussi stupidement imbécile. Bien sûr, on peut lancer une campagne pour la prévention de l’hiver, faire le sorcier après s’être goinfré de fausse oronge, jouer du tambour de basque, crier des incantations, mais il vaut tout de même mieux avoir des pelisses et s’acheter des bottes fourrées … D’ailleurs, ce protecteur а cheveux blancs des jeunes poitrines timides raconte tout ce qu’il veut а sa tribune, puis il va prendre chez sa maîtresse la burette de la machine а coudre, va rejoindre en douée une grosse bête électronique et commence а lui graisser les pignons en surveillant anxieusement les cadrans et en poussant des petits rires respectueux quand il reçoit le courant. Seigneur, sauve-nous des stupides imbéciles а cheveux blancs. Et n’oublie pas. Seigneur, de nous sauver des imbéciles intelligents avec des masques de carton …

— Je crois que tu fais des rêves, prononça une voix de basse quelque part au-dessus de sa tête. Je sais par expérience que les rêves laissent parfois un arrière-goût très désagréable. Parfois même, on est comme frappé de paralyse. Impossible de remuer, impossible de travailler. Puis ça passe. Tu devrais travailler un peu. Pourquoi pas ? Et tous les arrière-goûts se transformera Lent en plaisir.

— Ah ! je ne peux pas travailler, objecta une voix fluette et capricieuse. Tout m’ennuie. C’est toujours la même chose : le fer, la matière plastique, le béton, les gens. J’en suis saturé. Pour moi, il n’y a jamais aucun plaisir lа-dedans. Le monde est si beau et si divers, et je reste а la même place а mourir d’ennui.

— Tu devrais te décider а changer de place, grinça au loin un vieillard acariвtre.

— Facile а dire, changer de place ! En ce moment je ne suis pas а ma place habituelle, et je m’ennuie quand même. Et ça a été difficile de partir !

— Bon, dit la voix de basse sur un ton posé. Mais qu’est-ce que tu veux alors ? C’est presque inconcevable. De quoi peux-tu avoir envie si tu n’as pas envie de travailler ?

— Ah ! vous ne comprenez donc pas ? Je veux vivre une vie pleine, je veux voir de nouveaux endroits, recevoir de nouvelles impressions, ici c’est toujours la même chose …

— Revenez ! rugit une voix d’étain. Balivernes ! La même chose, c’est très bien. Hausse fixe ! Compris ? Répétez !

— Ah ! vous et vos commandements …

C’étaient sans aucun doute les machines qui parlaient. Perets ne les voyait pas et n’avait aucun moyen de se les représenter, mais il imagina soudain qu’il était caché sous le comptoir d’un magasin de jouets et qu’il écoutait parler les jouets familiers de son enfance, mais des jouets devenus gigantesques, et par lа effrayants. Cette voix fluette et hystérique appartenait évidemment а Jeanne, la poupée de cinq mètres de haut. Elle portait une robe de tulle bariolée, et elle avait un visage joufflu, rose et immobile avec des yeux qui roulaient, des bras épais, absurde ment écartés et des pieds aux doigts collés ensemble. La basse, c’était l’ours gigantesque Vinni Puch. qui tenait а peine dans le container, débonnaire, ébouriffé, bourré de sciure, brun avec des yeux-boutons en verre. Les autres étaient aussi des jouets, mais Perets ne pouvait encore savoir lesquels.

— Je pense qu’il faudrait quand même que tu travailles, grommela Vinni Puch. Considère qu’il y a ici des créatures qui ont eu moins de chance que toi. Par exemple, notre jardinier. Il voudrait bien travailler. Mais il reste ici а penser jour et nuit, parce que le plan d’action n’est pas encore déterminé. Et jamais personne ne l’a entendu se plaindre. Un travail monotone, c’est aussi un travail. Un plaisir monotone, c’est encore un plaisir. Ce n’est pas une raison pour discuter de la mort et ainsi de suite.

— Ah ! vous ne comprenez pas, dit la poupée Jeanne. Chez vous tantôt les rêves sont cause de tout, tantôt je ne sais pas. Mais j’ai des pressentiments. Je ne me trouve pas de place. Je sais qu’il va y avoir une terrible explosion, et а la moindre étincelle je vole en éclats et je me transforme en vapeur. Je le sais, je l’ai vu.

— Revenez ! tonna la voix d’étain. C’est assez ! Que savez-vous sur les explosions ? Vous pouvez courir vers l’horizon а n’importe quelle vitesse et sous n’importe quel angle. Et celui qui le veut peut vous atteindre de n’importe quelle distance, et ce sera une véritable explosion, pas une petite vapeur mondaine. Mais est-ce que celui qui le veut, c’est moi ? Personne ne le dira, et même s’il le voulait, il n’y parviendrait pas. Je sais ce que je dis. Compris ? Répétez.

Il y avait beaucoup de stupide assurance dans tout ça. C’était une fois pour toutes un énorme tank mécanique. C’est avec la même assurance stupide qu’il escaladait avec ses chenilles en caoutchouc une bottine mise en travers de sa route.

— Je ne sais pas а quoi vous pensez, dit la poupée Jeanne. Mais si je suis venue ici, vers vous, vers les seules créatures proches de moi, cela ne signifie pas, pour moi, que j’aie l’intention de courir vers l’horizon sous certains angles pour le plaisir de qui que ce soit. Et d’une manière générale, je vous prie de prendre en considération que ce n’est pas avec vous que je parle … Et pour ce qui est du travail, je ne suis pas malade, je suis un être normal, et des plaisirs me sont nécessaires, comme а vous tous. Mais ce n’est pas le véritable travail, une espèce de faux plaisir. J’attends toujours le mien, le véritable, mais le sien non, non et non. Et je ne sais pas pourquoi, mais quand je commence а penser, je n’arrive qu’а des absurdités.

— Eh bien !.. fit la voix de basse de Puch. Dans l’ensemble, oui … Evidemment … Seulement … Humm …

— Tout cela est vrai ! commenta une voix nouvelle, extrêmement jeune et sonore. La fillette a raison. Il n’y a pas de travail véritable …

— Travail véritable, travail véritable ! grinça venimeusement le vieillard D’un seul coup il y a des mines de travail véritable. L’Eldorado ! Les mines du roi Salomon ! Ils viennent tous me voir avec leurs intérieurs malades, avec leurs sarcomes, leurs adorables fistules, leurs appétissants adénoпdes et appendices, leurs caries, ordinaires mais si fascinantes enfin ! Soyons francs : ils gênent, ils empêchent de travailler. Je ne sais pas pourquoi — ils dégagent peut-être une odeur particulière, ou bien ils émettent un champ inconnu, toujours est-il que quand ils se trouvent а côté de moi je deviens schizophrène. Je me dédouble. Une moitié de moi-même a soif de volupté, essaye de saisir et de faire ce qui est nécessaire, doux, désiré, l’autre tombe dans la prostration et se pose sans cesse les mêmes éternelles questions : est-ce que ça en vaut la peine, et pourquoi, est-ce que c’est moral … Vous par exemple, c’est de vous que je parle, vous faites quoi, vous travaillez ?

— Moi ? dit Vinni Puch. Naturellement … Mais comment … De votre part c’est tout de même étrange, je ne m’attendais pas … Je termine le travail sur un projet d’hélicoptère, et puis après … J’ai déjа dit que j’avais fait un tracteur merveilleux, c’était un tel plaisir … Je crois que vous n’avez aucune raison de douter de mon travail.

— Mais je ne doute pas, je ne doute pas, grinça le vieillard. Dites-moi seulement où est ce tracteur ?

— Allons … Je ne comprends même pas … Comment pourrais-je le savoir ? Et qu’est-ce que j’en ai а faire ? En ce moment, ce qui m’intéresse, c’est l’hélicoptère.

— C’est justement de cela qu’il s’agit ! dit l’astrologue. Vous n’en avez rien а faire. Vous êtes content de tout. Personne ne vous ennuie. On vous aide même ! Vous avez mis au monde un tracteur en nageant dans le bonheur, et les gens vous l’ont aussitôt enlevé, pour que vous ne vous perdiez pas en vétilles mais que vous puissiez jouir sur un grand pied. Et maintenant demandezlui si les hommes l’aident ou non.

— Moi ? rugit le Tank. Merde ! Revenez ! Quand quelqu’un va au polygone et décide de se dérouiller un peu, de faire durer le plaisir, de jouer un peu, de prendre la cible dans une fourchette d’encadrement azimutale, ou, disons verticale, c’est un tollé général, des cris et des clameurs écoeurantes et n’importe qui sombre dans le désarroi. Mais ai-je dit que ce n’importe qui c’était moi ? Non, vous n’attendez pas cela de moi. Compris ? Répétez !

— Et moi, et moi aussi ! se mit а jacasser la poupée Jeanne. Combien de fois me suis-je demandé pourquoi ils existent ! Car tout dans le monde a un sens, n’est-ce pas ? Et eux, je crois qu’ils n’en ont pas. Il est évident qu’ils n’existent pas, ce ne sont que des phantasmes. Quand on essaye de les analyser, de prendre un échantillon de la partie inférieure, de la partie supérieure et du milieu, а chaque fois on se heurte а un mur ou on passe а côté, ou alors on s’endort …

— Ils existent indubitablement, stupide hystérique que vous êtes ! grinça l’Astrologue. Ils ont une partie supérieure, une inférieure et une intermédiaire, et toutes ces parties sont remplies de maladies. Je ne connais rien de plus ravissant, aucune autre créature ne porte en elle autant d’objets de délectation que les hommes. Qu’entendez-vous par sens de leur existence ?

— Mais arrêtez de tout compliquer ! dit la voix jeune et sonore. Ils sont simplement beaux. C’est un véritable plaisir de les regarder. Pas toujours, bien sûr, mais imaginez un jardin. Il pourra être aussi beau que vous voudrez, mais sans les hommes il ne sera pas complet, il ne sera pas achevé. Il doit y avoir au moins une espèce d’homme pour animer le jardin. Ce peut être les petits hommes aux extrémités nues, qui ne marchent jamais mais courent toujours et jettent des pierres … ou les hommes moyens, qui arrachent les fleurs … peu importe. Même les hommes au poil ébouriffé qui courent sur leurs quatre extrémités. Un jardin sans eux, ce n’est pas un jardin.

— On ne peut qu’être affligé en entendant de pareilles inepties, déclara le Tank. Stupide ! Les jardins nuisent а la visibilité, et pour ce qui est des hommes, ils gênent perpétuellement tout un chacun, et il est tout simplement impossible de dire quelque chose de bien sur eux. Quoi qu’il en soit, il suffit а n’importe qui de tirer une bonne salve sur une construction où, pour une raison ou pour une autre, se trouvent des hommes pour que disparaisse tout désir de travailler, pour qu’on se sente somnolent et que celui qui a fait ça, qui qu’il soit, s’endorme. Naturellement, je ne dis pas cela pour moi, mais si quelqu’un disait cela de moi, auriez-vous des objections а présenter ?

— On dirait que ces derniers temps vous parlez beaucoup des hommes, dit Vinni Puch. Quel que soit le point de départ de la conversation, vous en venez toujours aux hommes.

— Et pourquoi pas, au fait ? attaqua immédiatement l’Astrologue. Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Vous êtes un opportuniste ! Et si nous voulons parler, nous parlerons. Sans solliciter votre permission.

— Je vous en prie, je vous en prie, dit tristement Vinni Puch. Avant, nous parlions principalement des créatures vivantes, du plaisir, des projets, et maintenant je remarque que les hommes commencent а occuper une place de plus en plus grande dans nos conversations, c’est-а-dire dans nos pensées.

Un silence se fit. Essayant de ne pas faire de bruit, Perets changea de position — il se coucha sur le côté et ramena un genou vers son ventre. Vinni Puch a tort. Qu’ils parlent des hommes, qu’ils parlent le plus possible des hommes. Manifestement, ils connaissent très mal les hommes ; et c’est pour cela que ce qu’ils disent est intéressant. La vérité sort de la bouche des enfants. Quand les hommes parlent d’eux-mêmes, c’est soit pour fanfaronner, soit pour se frapper la poitrine. C’est devenu lassant …

— Vous êtes tous assez bêtes dans vos jugements, dit l’Astrologue. Prenez par exemple le Jardinier. J’espère, vous comprenez que je suis assez objectif pour aller au-devant des plaisirs de mes camarades. Vous aimez planter des jardins et tracer des parcs. J’admets parfaitement. Mais dites-moi de grвce ce que font lа les hommes ? A quoi servent les hommes qui lèvent la patte près des arbres, ou ceux qui font cela d’une autre façon ? Je sens chez vous une sorte de nature malade. C’est comme si en opérant des glandes, j’exigeais pour la plénitude de mon plaisir que l’opéré soit enveloppé dans des chiffons de couleur …

— C’est simplement que vous êtes plutôt sec de nature, remarqua le Jardinier, mais l’Astrologue ne l’écoutait pas.

— Ou bien vous, par exemple, poursuivit-il. Vous agitez perpétuellement vos bombes et vos fusées, vous calculez des corrections-but et vous faites la fête avec vos systèmes de visée. Est-ce que cela ne vous est pas égal qu’il y ait ou non des hommes dans les constructions ? Il semblerait qu’au contraire vous pourriez penser а vos camarades, а moi par exemple. Suturer des plaies ! prononçat-il rêveusement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est, suturer une belle blessure au ventre bien déchiquetée …

— Les hommes, encore les hommes, fit Vinni Puch sur un ton affligé. Cela fait la septième soirée que nous ne parlons que des hommes. C’est étrange а dire, mais apparemment il s’est créé entre les hommes et vous un certain lien, encore indéterminé mais assez solide. La nature de ce lien est pour moi tout а fait obscure, si je fais exception pour vous. Docteur, puisque les hommes sont pour vous une indispensable source de plaisir. D’une manière générale, tout ceci me paraît ridicule et je crois que le temps est venu de …

— Revenez ! rugit le Tank. Le temps n’est pas encore venu.

— Qu-quoi ? demanda Vinni Puch, interloqué.

— Le temps n’est pas encore venu, je dis, répéta le Tank. Certains sont évidemment incapables de savoir si le temps est venu ou non, d’autres — je ne les nommerai pas — ne savent même pas que ce temps doit venir, mais tout le monde sait très bien qu’il y aura inévitablement un jour où il sera non seulement possible de tirer sur les hommes qui se trouvent а l’intérieur des constructions mais encore nécessaire ! Et celui qui ne tire pas est un ennemi ! Un criminel ! Le détruire ! Compris ? Répétez !

— Je devine ce que cela peut être, laissa tomber l’Astrologue sur un ton d’une douceur inattendue. Des plaies par déchirure … Gangrène gazeuse … Brûlures radioactives du troisième degré …

— Toujours les mêmes phantasmes, soupira la poupée Jeanne. Quel ennui ! Quelle tristesse !

— Puisque vous ne pouvez pas vous arrêter de parler des hommes, dit Vinni Puch, essayons si vous voulez d’élucider la nature de ce lien. Essayons de raisonner logiquement …

— De deux choses l’une, dit une nouvelle voix, mesurée et ennuyeuse. Si le lien en question existe, la suprématie est exercée soit par eux, soit par nous.

— Absurde, dit l’Astrologue. Pourquoi « ou » ? Evidemment c’est nous.

— Qu’est-ce que c’est que la « suprématie » ? demanda la poupée Jeanne d’une voix malheureuse.

— La suprématie signifie dans le contexte en question « le fait d’occuper la position dominante », expliqua la voix ennuyeuse. Quant а ce qui est de la formulation du problème elle-même, on ne peut la déclarer absurde, mais uniquement correcte, si l’on décide de, raisonner logiquement. Il y eut un silence. Tout le monde attendait manifestement la suite. Enfin Vinni Puch n’y tint plus et demanda : « Alors ? »

— Je n’ai pas encore éclairci le fait de savoir si vous avez décidé de raisonner logiquement ? dit la voix ennuyeuse.

— Oui, oui, c’est décidé, assurèrent en choeur les machines.

— Dans ce cas, en primant pour axiome l’existence de ce lien, soit ils sont pour vous, soit vous êtes pour eux. S’ils sont pour vous et qu’ils vous empêchent d’agir conformément aux lois de votre nature, ils doivent être écartés, comme on écarte n’importe quel obstacle. Si vous êtes pour eux, mais que cet état de choses ne vous satisfait pas, ils doivent également être écartés, comme on écarte toutes les causes d’un état de choses insatisfaisant. C’est tout ce que je peux dire en substance de notre conversation.

Après cela, plus personne ne prononça un mot, il y eut dans les containers un certain remue-ménage, des grincements, des claquements comme si les énormes jouets se préparaient а aller se coucher, épuisés par la conversation, et l’on sentait encore suspendu dans l’air un sentiment de gêne général, comme dans une assemblée de personnes qui ont largement cancané sans épargner, pour le seul plaisir de faire un bon mot, ni père ni mère et qui sentent soudain qu’elles sont allées trop loin.

— Il y a l’humidité qui se lève, grinça а mivoix l’Astrologue.

— Je l’avais déjа remarqué, chuchota la poupée Jeanne. C’est si agréable : de nouveaux chiffres …

— Qu’est-ce qu’elle a encore cette alimentation, grommela Vinni Puch. Jardinier, vous n’auriez pas en réserve une batterie de vingt-deux volts ?

— Je n’ai rien, répondit Jardinier. Puis il y eut un craquement, comme le bruit d’une feuille de contre-plaqué arrachée, un sifflement mécanique, et Perets vit soudain par l’étroite fente au-dessus de lui quelque chose de brillant qui se mouvait, il lui sembla que quelqu’un le regardait dans l’ombre entre les caisses. Une sueur froide l’inonda, il se leva, sortit sur la pointe des pieds dans la lumière lunaire et, se lançant а découvert, courut vers la route. Il courait de toutes ses forces et il lui semblait а tout moment que des dizaines d’yeux ineptes le suivaient et le voyaient si petit, si pitoyable, si désarmé dans la plaine ouverte а tous les vents et riaient de son ombre plus grande que lui, riaient des chaussures que la peur lui avait fait oublier et qu’il n’osait plus maintenant aller chercher.

Il dépassa un petit pont jeté par-dessus un ravin asséché et voyait déjа les lumières des premières maisons de l’Administration quand il sentit qu’il s’essoufflait, que ses pieds nus lui causaient une douleur insupportable. Il voulut s’arrêter, mais il perçut, а travers le bruit de sa propre respiration, le martèlement d’une multitude de pieds derrière lui et, perdant а nouveau la tête, il rassembla ses dernières forces et se remit а courir, ne sentant plus la terre sous lui, ne sentant plus son propre corps, crachant une bave collante et visqueuse. La lune filait en même temps que lui et il pensa : « Ça y est, c’est la fin. » Le martèlement le rejoignit et une forme blanche, immense, chaude, comme un cheval emballé, apparut а ses côtés, masquant la lune, puis se détacha en avant et commença а s’éloigner lentement en allongeant sur un rythme furieux de longues jambes nues, et Perets s’aperçut que c’était un homme qui portait un maillot de footballeur frappé du numéro « 14 » et une culotte de sport blanche avec une bande sombre, et il fut encore plus effrayé. Le martèlement multiple derrière son dos ne cessait pas, on entendait des gémissements et des cris douloureux. « Ils courent, pensa-t-il hystériquement. Ils courent tous ! C’est commencé ! Et ils courent ! Mais c’est trop tard, trop tard, trop tard … »

II voyait confusément sur les côtés les cottages de la rue principale, des visages angoissés, et il essayait de ne pas se laisser distancer par les longues jambes du numéro 14, parce qu’il ne savait pas où il fallait courir et où était le salut : « Les armes se déchaînent déjа quelque part et je ne sais pas où, et je me retrouve encore une fois de côté, mais je ne veux pas. je ne peux pas être de côté maintenant, parce qu’ils sont lа-bas, dans les caisses, ils ont peut-être raison, de leur point de vue, mais ils sont aussi mes ennemis … »

II vola dans la foule, qui s’écarta devant lui, il vit passer devant ses yeux un petit drapeau а damiers, des clameurs enthousiastes retentirent et quelqu’un de connaissance courut quelques instants а ses côtés, répétant comme une condamnation : « Ne vous arrêtez pas, ne vous arrêtez pas … » II s’arrêta alors et aussitôt on l’entoura, on jeta sur ses épaules une robe de chambre de satin. Une voix radiophonique démesurément enflée annonça : « Deuxième, Perets, du groupe de la Protection scientifique dans le temps de sept minutes douze secondes trois dixièmes … Attention, voici le troisième qui arrive ! »

La personne de connaissance, qui était le Proconsul, disait : « Vous êtes formidable, Perets, je ne m’y attendais pas du tout Quand on vous a annoncé au départ, je riais, mais maintenant je vois qu’il faut absolument vous mettre dans le groupe de base. Allez vous reposer maintenant, et demain vers dix heures venez au stade. Il faudra franchir la zone d’assaut. Je vous ferai entrer par les ateliers d’ajustage … Ne discutez pas, je m’entendrai avec Kim. » Perets regarda autour de lui. Il y avait beaucoup de personnes connues et d’inconnus en masques de carton. A peu de distance de lа, on faisait sauter en l’air l’homme aux longues jambes qui était arrivé premier. Il s’envolait sous la lune, droit comme un I, serrant contre sa poitrine une grande coupe métallique. Une banderole qui portait l’inscription « Arrivée » était tendue en travers de la rue et sous la banderole, les yeux rivés au chronomètre, se tenait Claude-Octave Domarochinier, vêtu d’un strict manteau noir dont l’une des manches s’ornait d’un brassard où l’on lisait : « Juge principal ». « … Et si vous aviez couru en tenue de sport, grommelait le Proconsul, on aurait pu vous compter officiellement ce temps. » Perets le repoussa du coude et s’enfonça dans la foule, les jambes flageolantes.

— … Plutôt que de rester chez soi а suer de peur, disait quelqu’un dans la foule, il vaut mieux faire du sport.

— Je disais la même chose а Domarochinier tout а l’heure. Mais ce n’est pas une histoire de peur, vous faites erreur. Il fallait mettre de l’ordre dans les cavalcades des groupes de recherche. Puisque ils courent tous comme ça, autant que ce soit pour quelque chose …

— Et qui a eu cette idée ? Domarochinier ! Il ne perd pas le nord. Il sait y faire !

— Ça ne sert а rien pourtant de les faire courir en caleçon. Faire son devoir en caleçon — c’est une chose, c’est honorable. Mais faire des compétitions en caleçon, c’est pour moi une erreur organisationnelle typique. Je vais écrire а ce sujet а …

Perets se dégagea de la foule et remonta en chancelant la rue encombrée. Il avait des nausées, la poitrine lui faisait mal et il imaginait les autres, dans leurs caisses, étirant leurs cous de métal pour regarder la foule de gens en caleçons avec leurs yeux bandés et s’efforçant vainement de comprendre quel est le lien qui les unit а cette foule et ne pouvant pas le comprendre, alors que ce qui leur sert de sources de patience est sur le point de se tarir …

Il n’y avait pas de lumière dans le cottage de Kim ; а l’intérieur, un nourrisson pleurait.

On avait cloué des planches sur la porte de l’hôtel et derrière les fenêtres sombres quelqu’un marchait avec une lanterne sourde. Perets aperçut aux fenêtres du premier étage des visages blêmes précautionneusement tournés vers l’extérieur.

Les portes de la bibliothèque s’ouvraient sur un canon au tube d’une longueur démesurée terminé par un large frein de bouche tandis que de l’autre côté de la rue un hangar finissait de brûler, et l’on voyait, éclairés par les flammes pourpres du foyer, des gens en masques de carton qui promenaient des détecteurs de mines sur les lieux de l’incendie.

Perets se dirigea vers le parc. Mais dans une ruelle sombre une femme s’approcha de lui, le prit par la main et l’entraîna. Perets ne résista pas, tout lui était égal. Elle était toute vêtue de noir, sa main était tiède et douce et son visage blanc luisait faiblement dans l’obscurité.

« Alevtina, pensa Perets. Elle a attendu son heure, pensa-t-il avec une impudence non dissimulée. Et alors ? Elle attendait. Je ne comprends pas pourquoi, je ne comprends pas en échange de quoi je me suis rendu а elle, mais c’est moi qu’elle attendait … »

Ils entrèrent dans la maison, Alevtina alluma la lumière et dit :

— Il y a longtemps que je t’attendais ici.

— Je sais, dit-il.

— Et pourquoi passais-tu sans t’arrêter ? « Oui, pourquoi au fait ? pensa-t-il. Sans doute parce que ça m’était égal. »

— Ça m’était égal, dit-il.

— Bon, ce ne fait rien. Assieds-toi, je vais m’occuper de tout.

Il s’assit sur le bord d’une chaise, les mains а plat sur ses genoux et la regarda enlever son chвle noir et le pendre а un clou — blanche, pleine, tiède. Elle s’enfonça dans la maison ; un chauffebains а gaz se mit а ronfler et il y eut un bruit d’eau qui coule. Ses pieds lui faisaient très mal, il leva la jambe et examina la plante de ses pieds nus. Les coussinets étaient couverts d’un mélange de sang et de poussière qui en séchant avait formé des croûtes noirвtres. Il se voyait en train de plonger ses pieds dans l’eau brûlante : ce serait d’abord douloureux, puis la douleur disparaîtrait pour faire place а l’apaisement. « Je dormirai aujourd’hui dans la baignoire, pensa-t-il. Et elle viendra ajouter de l’eau chaude si elle veut. »

— Viens ici, appela Alevina.

Il se leva péniblement, avec l’impression que tous ses os craquaient douloureusement, boitilla sur le tapis rouge jusqu’а la porte du couloir, puis sur le tapis noir et blanc du couloir jusqu’au renfoncement où s’ouvrait la porte de la salle de bains avec ses faпences étincelantes, le ronflement affairé de la flamme bleu du chauffe-bains а gaz et Alevina qui, penchée au-dessus de la baignoire, répandait dans l’eau une poudre fine. Pendant qu’il se déshabillait, arrachant son linge raidi par la boue, elle agita l’eau et un manteau de mousse monta а la surface, déborda de la baignoire, et il se plongea dans la mousse neigeuse, fermant les yeux de plaisir et de douleur, tandis qu’Alevtina assise sur le rebord de la baignoire le regardait, un sourire caressant au coin des lèvres, si bonne, si accueillante — et il n’avait pas été une seule fois question de papiers …

Elle lui lavait la tête et lui, crachotant et s’ébrouant, se disait que ses mains étaient aussi fortes et habiles que celles de sa mère — et elle devait évidemment savoir faire aussi bien la cuisine … Puis elle lui demanda : « Je te frotte le dos ? » Il se tapota l’oreille de la main pour chasser l’eau et le savon et dit : « Bien sûr, naturellement ! » Elle lui passa sur le dos un gant de filasse rêche et ouvrit le robinet de la douche.

— Attends, dit-il, je veux rester encore un peu comme ça. Je vais vider l’eau, en mettre de la propre et je resterai allongé, avec toi assise а côté. S’il te plaît.

Elle arrêta la douche, sortit un moment et revint avec un tabouret.

— On est bien ! dit-il. Tu sais, jamais encore je n’avais été aussi bien.

— Tu vois, dit-elle en souriant. Et tu ne voulais jamais.

— Comment pouvais-je savoir ?

— Et pourquoi est-ce que tu veux toujours tout savoir d’avance ? Tu aurais pu seulement essayer. Qu’est-ce que tu y aurais perdu ? Tu es marié ?

— Je ne sais pas, dit-il. Maintenant, je crois que non.

— C’est bien ce que je pensais. Evidemment, tu l’aimais beaucoup ? Comment était-elle ?

— Comment était-elle … Elle n’avait peur de rien. Elle était bonne. Nous rêvions souvent de la forêt.

— De quelle forêt ?

— Comment, de quelle forêt ? Il n’y a qu’une forêt.

— La nôtre, tu veux dire ?

— Elle n’est pas а vous. Elle existe pour ellemême. D’ailleurs en réalité elle est peut-être а nous. Mais c’est difficile de se le représenter.

— Je n’ai jamais été dans la forêt, dit Alevtina. On dit que c’est effrayant.

— Ce qu’on ne comprend pas est toujours effrayant. Il faudrait commencer par apprendre а ne pas avoir peur de ce qu’on ne comprend pas. Alors tout serait simple.

— Moi je crois simplement qu’il ne faut pas se raconter d’histoires. Si on se racontait un peu moins d’histoires, il n’y aurait rien d’incompréhensible. Et toi, Pertchik, tu n’arrêtes pas de te raconter des histoires.

— Et la forêt ?

— Quoi, la forêt ? Je n’y suis pas allée, mais si j’y allais je ne crois pas que je serais particulièrement perdue. Lа où il y a la forêt, il y a des sentiers, lа où il y a des sentiers, il y a des gens et on peut toujours s’entendre avec les gens.

— Et s’il n’y a personne ?

— S’il n’y a personne, il n’y a rien а y faire. Il faut s’en tenir aux gens. Avec des gens, rien n’est jamais perdu.

— Non, dit Perets. Ce n’est pas si simple. Avec les gens, moi je suis perdu. Je ne comprends rien avec les gens.

— Mon Dieu, mais qu’est-ce que tu ne comprends pas, par exemple ?

— Je ne comprends rien. C’est pour ça, entre autres, que j’ai commencé а rêver а la forêt. Mais maintenant je vois que ce n’est pas plus facile dans la forêt.

Elle secoua la tête.

— Quel enfant tu es encore, dit-elle. Tu ne veux absolument pas comprendre qu’il n’y a rien d’autre sur terre que l’amour, la nourriture et l’orgueil. Evidemment tout est embrouillé comme une pelote, mais quel que soit le fil que tu tires, tu arrives toujours ou а l’amour, ou au pouvoir, ou а la nourriture …

— Non, dit Perets. Je ne le veux pas.

— Mon pauvre chéri, dit-elle doucement. Mais qui ira te demander si tu veux ou si tu ne veux pas … A moins que je ne te le demande : Qu’es-tu, Pertchik, а t’agiter ainsi, que te faut-il ?

— Je crois que maintenant il ne me faut plus rien, dit Perets. Seulement décamper d’ici et me faire archiviste … ou restaurateur. Voilа tous mes désirs.

Elle secoua а nouveau la tête

— Je ne crois pas. Tu es beaucoup trop compliqué. Il te faut trouver quelque chose de plus simple.

Il ne répliqua pas et elle se leva.

— Voilа une serviette. Je t’ai mis du linge lа. Sors et on prendra du thé. Du thé et de la confiture de framboise, et tu iras dormir.

Perets avait déjа vidé l’eau et, debout dans la baignoire, se séchait avec une grande serviette éponge quand il entendit un tintement de vitres et l’écho lointain d’un coup sourd. Il se souvint alors du dépôt de matériel, de Jeanne, la poupée stupide hystérique et cria :

— Qu’est-ce que c’est ? Où ?

— C’est la machine qui a explosé, répondit Alevtina. Ne crains rien.

— Où ? Où a-t-elle explosé ? Au dépôt ? Alevtina resta quelques instants silencieuse, apparemment elle regardait par la fenêtre.

— Non, dit-elle enfin. Pourquoi au dépôt ? Dans le parc … Il y a de la fumée … Et ils courent tous, ils courent …


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