Robert Silverberg L’homme stochastique

Il est remarquable qu’une science ayant débuté dans l’étude des jeux de hasard fut devenue l’objet primordial de la connaissance humaine… Les questions les plus importantes de la vie ne sont en fait, pour la plupart, que des problèmes de probabilité.

LAPLACE, Théorie Analytique des Probabilités.


Dès qu’un homme apprend àvoir, il se trouve isolé dans l’univers, sans autre chose que la folie.

CASTANEDA, Réalité séparée.

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Nous venons au monde par accident pour figurer dans un univers qui résulte du pur hasard. Nos vies sont déterminées par des combinaisons de gènes entièrement fortuites. Tout ce qui arrive n’est que le produit du hasard. Les concepts de cause et d’effet sont trompeurs. Il n’y a là que causes apparentes conduisant à des effets apparents. Comme rien ne procède de rien, nous nageons chaque jour dans un océan de chaos. Rien ne saurait être prévisible, pas même les événements de l’instant qui va suivre.

Partagez-vous ce point de vue ?

Si oui, je vous plains, car votre existence doit être bien sombre et bien terrifiante.

Il fut un temps, je crois, où j’ai admis quelque chose d’analogue. J’atteignais alors mes seize ans et le monde me semblait hostile, incompréhensible. Oui, j’ai cru que l’univers était comme un gigantesque jeu de dés, sans but ni schéma rigoureux, dans lequel nous autres, pauvres mortels, faisions intervenir la réconfortante notion de causalité à seule fin de préserver notre raison si fragile. J’ai nourri l’idée que dans ce cosmos fantasque nous pouvions nous estimer heureux de survivre d’un jour à l’autre (et a fortiori d’une année à l’autre), car à tout instant, sans la moindre explication, sans le moindre signe avant-coureur, le soleil risquait de se changer en nova, ou notre planète de devenir une masse gélatineuse de naphte. La foi, le bon vouloir sont insuffisants – et même grotesques : n’importe quoi peut arriver à n’importe qui, à n’importe quel moment. Vivons donc pour l’heure présente, sans nous soucier du lendemain, puisque ce lendemain ne tient nul compte de nous.

Philosophie bien cynique, et philosophie d’adolescent. Ce cynisme des jeunes est surtout un rempart contre la peur. En prenant de l’âge, je suppose que j’ai jugé l’univers moins terrifiant et professé moins de cynisme. J’ai retrouvé en partie la candeur de l’enfance et accepté comme tous les gosses le concept de cause et d’effet. Poussez le bébé, le bébé tombera. Cause et effet. Privez d’eau le bégonia pendant une semaine et le bégonia s’étiolera. Cause et effet. Bottez le ballon, et il volera dans les airs. Cause et effet encore. Le cosmos, admettais-je, n’a peut-être aucun but, mais il n’est certainement point sans schéma général. Ainsi ai-je fait les premiers pas sur la route qui m’a conduit à mon métier, puis à la politique, et de la politique aux enseignements de Martin Carvajal l’omniscient, l’homme sombre et torturé qui repose désormais dans cette paix dont il avait tellement peur. C’est Carvajal qui m’a mené jusqu’à l’endroit que j’occupe maintenant dans l’espace et dans le temps.

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