24

La veille du jour où l’on devait inaugurer la nouvelle Banque du Koweït, Quinn me fit appeler.

Il était debout au milieu de son bureau quand j’entrai. C’est une pièce banale, affreusement fonctionnelle, rien de comparable à l’écrasante splendeur du sanctuaire de Lombroso – meubles sombres et lourds, portraits des précédents maires – mais une pièce, qui, cette fois, avait une luminosité inhabituelle. Le soleil arrivant à flots par la fenêtre située derrière Quinn l’enveloppait d’un éclatant nimbe doré, et notre homme semblait diffuser la force, l’autorité, la décision, émettre un rayonnement plus intense que celui qu’il recevait. Dix-huit mois à l’Hôtel de Ville le marquaient déjà de leur empreinte : les petites rides cernant ses yeux étaient plus accusées qu’au premier jour de son mandat, sa chevelure blonde perdait quelque peu de son lustre, ses épaules paraissaient légèrement voûtées, comme s’il pliait sous un fardeau trop pesant. Au cours de cet été moite, suffocant, il avait paru fatigué, irascible, et porter plus que son âge réel (trente-neuf ans). Mais maintenant, tout cela s’effaçait. La vieille vigueur quinnienne était revenue. Sa présence emplissait la pièce.

Il aborda tout de suite le sujet :

— Vous vous rappelez m’avoir dit, il y a un mois environ, que de nouveaux schémas prenaient forme et que vous pourriez bientôt me donner vos prévisions pour l’année prochaine ?

— Oui, bien sûr. Mais…

— Attendez. Des facteurs nouveaux apparaissent, mais vous n’avez pas encore accès à tous. Je vais donc vous les fournir, Lew, afin que nous puissions les intégrer dans notre synthèse.

— Quelle sorte de facteurs ?

— Mes plans de campagne pour la Maison-Blanche.

Après une longue pause embarrassée, je retrouvai ma langue.

— Vous avez l’intention de vous présenter l’an prochain ?

— Je n’aurais pas plus de chance qu’un bonhomme de neige au soleil, répondit sobrement Quinn. Vous ne croyez pas ?

— Si, mais…

— Non, assez de « mais ». La désignation pour 2000 est courue d’avance : Kane et Socorro. Je m’en rends fort bien compte sans avoir besoin de vos lumières d’extrapolateur. Ils ont à présent suffisamment de délégués néodémocrates dans leurs poches, et gagneront la partie au premier tour. Après quoi, ils affronteront Mortonson et se feront assommer. Je calcule que Mortonson remportera le plus grand succès national depuis Nixon en 72, quel que soit son adversaire.

— C’est aussi mon opinion.

— Nous parlerons donc de 2004. Mortonson ne pourra pas solliciter un troisième mandat, et les républicains n’ont personne de son envergure pour le remplacer. N’importe qui s’adjugeant l’investiture des néo-démocrates est pratiquement assuré d’être élu cette fois président. Exact ?

— Exact, Paul.

— Kane n’aura pas une nouvelle chance. Au niveau national, les vaincus n’en ont jamais. Alors, qui d’autre ? Keats ? Il aura plus de soixante ans. Pownell ? Ce n’est pas une force stable. On l’oubliera. Randolph ? Au mieux, je ne le vois que candidat vice-président à la traîne de quelqu’un.

— Socorro sera toujours là, rappelai-je.

— Socorro, oui. S’il mène bien sa barque au cours de la prochaine campagne, il s’en tirera avec tous les honneurs, même si le tandem Kane-Socorro est sévèrement battu. Tout comme Muskie en 68 et Shriver en 72. Je dois dire que Socorro m’a passablement préoccupé cet été, Lew. Je l’ai vu monter en flèche depuis que Leydecker est mort. C’est pourquoi j’ai décidé de ne plus rester dans l’ombre et de préparer mon investiture sans tarder. Il faut que je barre la route à Socorro, que je le coiffe au poteau. Parce que s’il obtient sa désignation en 2004, il l’emportera, et s’il l’emporte, il aura un deuxième mandat, ce qui me laisserait sur la touche jusqu’en 2012. (Quinn m’octroya une bonne dose du fameux regard qui maintient le contact, me transperçant au point que, pour un peu, j’aurais voulu baisser les yeux.) En 2012, j’aurai cinquante et un ans, Lew. Je n’attendrai pas jusque-là. Un candidat en puissance se dessèche lorsqu’il reste accroché à sa tige une douzaine d’années. Qu’en pensez-vous ?

— Je trouve que vos prévisions collent sur toute la ligne, approuvai-je.

Quinn hocha la tête.

— Okay. Voici donc l’emploi du temps que Mardokian et moi avons mis au point ces deux derniers jours. Nous consacrons la fin de 99 et le semestre suivant à placer notre infrastructure, sans plus. Je prononce quelques discours dans tout le pays, je cherche à mieux connaître les principaux dirigeants des partis, je noue des rapports amicaux avec le menu fretin des circonscriptions électorales d’où sortiront d’autres dirigeants lorsque nous serons en 2004. Et l’année prochaine, une fois Kane et Socorro désignés, je mène campagne pour eux, en axant principalement mes efforts sur le Nord-Est. Je ferai des pieds et des mains pour leur gagner l’État de New York. J’estime qu’ils s’adjugeront six ou sept grands États industriels de toute façon, alors autant leur offrir le mien, si je veux avoir l’air d’un chef de parti dynamique. N’importe comment, Mortonson va les balayer dans le Sud et dans la Ceinture Agricole. En 2001, je m’efface et donne le maximum pour être réélu maire, mais dès le résultat acquis, je reprends mes laïus à travers le pays, et après les élections au Congrès, en 2002, je pose officiellement ma candidature. Cela me laisse tout 2003 et la moitié de 2004 pour séduire les délégués néo-démocrates, et quand les primaires auront lieu, je serai certain de ma désignation. Alors, fiston ?

— Ça me plaît, Paul. Ça me semble épatant.

— Bon. Vous, vous êtes mon homme de base. Je veux que vous vous employiez en permanence à conjecturer des schémas politiques afin de prévoir les manœuvres qui devront s’inscrire dans la structure générale dont je viens de vous donner l’esquisse. Vous laissez tomber les broutilles locales, le train-train municipal new-yorkais. Mardokian peut fort bien s’occuper de ma réélection sans beaucoup d’aide. Vous vous attaquez au gros morceau, vous me dites ce que les bonnes gens de l’Ohio, de Hawaii et du Nebraska veulent, et quelles seront leurs aspirations probables d’ici à quatre ans. Vous allez être l’homme qui fera de moi un président des États-Unis, Lew !

— J’y arriverai, par tous les diables !

— Vous serez les yeux qui verront l’avenir pour moi.

— Vous le savez bien.

Nous topâmes joyeusement.

— Cap sur 2004 ! s’écria-t-il.

— Washington, nous voici ! hurlai-je.

Ce fut une minute de folie, mais combien émouvante ! L’Histoire comme à la parade, le défilé se dirigeant vers la Maison-Blanche, Lew Nichols en tête, ouvrant la marche, drapeau brandi et tambour battant. J’étais tellement transporté, que je fus sur le point d’avertir Paul Quinn, de lui conseiller de se faire excuser pour la cérémonie d’inauguration à la nouvelle Banque du Koweït. Et puis, je crus distinguer le visage triste de Carvajal dans la fine poussière argentée du rayon de soleil qui entrait par la fenêtre, et je m’abstins. Je n’ai rien dit, Quinn est allé là-bas, il a prononcé son allocution. Naturellement, il n’a pas raté la gaffe monumentale, avec une paire de facéties éléphantesques sur la politique au Proche-Orient. (« On m’a rapporté la semaine dernière que le roi Abdullah et le Premier ministre Eleazar tapaient un petit poker au casino d’Eilat. Le roi a misé trois chameaux et un derrick, le ministre a relancé de cinq ports et d’un sous-marin. Et voilà le roi qui… » Non, je préfère m’arrêter : la suite est trop moche.) Comme on peut se l’imaginer, cette prouesse de Quinn atteignit le soir même chaque téléspectateur, et le lendemain, une marée de dépêches furibondes s’abattait sur l’Hôtel de Ville. Lombroso me téléphona que l’édifice allait être cerné par le B’nai B’rith, la Ligue de Défense Juive, toute l’équipe de choc de la Maison de David, et autres groupes. Je m’y rendis, me faufilant en goy circonspect à travers la cohue des Hébreux outragés, souhaitant faire mon mea culpa à la face du cosmos pour avoir, en gardant le silence, laissé toute cette agitation se produire. Lombroso était là, auprès du maire. Nous nous regardâmes, lui et moi. Je triomphais – Carvajal n’avait-il pas prédit l’incident à la lettre ? – mais je me sentais malheureux et terrifié. Lombroso m’adressa un petit clin d’œil qui pouvait s’interpréter de plusieurs façons, et où je préférai voir une marque de réconfort et de pardon.

Quinn n’avait pas l’air de se laisser abattre. Il heurta du pied l’énorme caisse contenant les télégrammes, puis dit avec une gaieté forcée :

— Et voilà comment nous prenons le départ pour la chasse à l’électeur américain. Nous ne sommes guère avancés, pas vrai, fiston ?

— Ne vous inquiétez pas, assurai-je, en y mettant toute la ferveur d’un scout. C’est la dernière fois que pareille chose arrive.

Загрузка...