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Ce fut une semaine éprouvante. Sur le front politique, rien que de mauvaises nouvelles. Partout, les néo-démocrates tombaient à plat ventre pour manifester leur soutien au sénateur Kane, et Kane, au lieu de laisser le choix de son vice-président ouvert, suivant la tradition chez les candidats grands favoris, se sentit en sécurité au point d’annoncer rondement, lors d’une conférence de presse, qu’il verrait volontiers Socorro partager avec lui la désignation. Quinn, qui commençait à gagner des voix nationales après l’affaire du pétrole non coagulé, cessa soudain d’exister pour tous les chefs de partis à l’ouest de l’Hudson. Les invitations à venir prononcer des discours n’arrivèrent plus, les flots de lettres demandant des photos dédicacées furent bientôt réduits au ruisselet – indices de peu de poids, certes, mais néanmoins révélateurs. Quinn flaira anguille sous roche. Il était loin d’être optimiste.

— Comment diable s’est-elle faite aussi vite, cette alliance Kane-Socorro ? (Il parlait d’un ton qui exige une réponse.) La veille, je suis le grand espoir des néodémocrates, et le lendemain on me ferme toutes les portes au nez.

Il nous adressait le célèbre regard-en-vrille-de-Paul-Quinn, ses yeux s’arrêtant sur chacun de nous pour chercher celui qui l’avait desservi. Comme toujours, sa présence nous dominait : son mécontentement non moins présent n’en était que plus pénible, presque intolérable.

Mardokian ne voyait pas d’explication. Ni Lombroso. Et moi ? Qu’aurais-je pu lui dire ? Que j’avais tenu en main le fil conducteur, mais sans être à même de le suivre correctement ? Je me réfugiai derrière un geste fataliste accompagné de l’alibi-cliché : « Ainsi va la politique. » On me payait pour pressentir l’avenir de façon raisonnable, et non pour être un médium infaillible.

— Laissez faire, assurai-je. De nouveaux schémas prennent forme. Donnez-moi trente jours, et je vous dresse l’horoscope complet pour l’année prochaine.

— Je veux bien patienter six semaines, grommela-t-il.

Son irritation tomba au bout de quarante-huit heures plutôt tendues. Il avait bien trop à faire avec les problèmes locaux, dont un certain nombre se posaient brusquement (le classique malaise social des périodes de canicule qui s’abat sur New York comme une nuée de moustiques) pour s’inquiéter outre mesure de cette désignation qu’il ne cherchait pas réellement à obtenir.

Ce fut également une semaine de problèmes dans ma vie privée. Les rapports de plus en plus étroits que Sundara entretenait avec les Transitistes commençaient à me porter sur les nerfs. Ses façons d’agir étaient maintenant aussi désordonnées, aussi déconcertantes, aussi dépourvues de motifs que celles de Carvajal. Mais l’un et l’autre arrivaient à cet illogisme en partant de points diamétralement opposés, les actes du petit homme régis par une obéissance aveugle à ses visions inexplicables, et ceux de Sundara par le besoin de s’affranchir de tous les schémas et structures.

La plus folle fantaisie régnait chez nous. Le jour où j’allai voir Carvajal, Sundara se rendit tranquillement à la mairie pour y faire sa demande de mise en carte. Cette démarche lui prit tout l’après-midi – examen médical, entretien avec la secrétaire du syndicat, photographies, empreintes, et les mille tracasseries des ronds-de-cuir. Quand je revins le soir, la tête pleine de Carvajal, elle brandit triomphalement la petite carte qui l’autorisait à faire commerce de son corps dans n’importe quel district de notre bonne ville.

— Seigneur ! suffoquai-je.

— Cela te déplaît ?

— Ainsi, tu t’es alignée comme une racoleuse de Las Vegas à vingt dollars ?

— Tu aurais préféré que j’use d’influences politiques pour obtenir cette carte ?

— Et si un journaliste t’a repérée là-bas ?

— Quelle importance ?

— L’épouse de Lew Nichols, adjoint administratif spécial du maire Quinn, adhérant au Syndicat des Prostituées ?

— Crois-tu que je sois la seule femme mariée dans le lot ?

— Il n’est pas question de ça. Je pense à un scandale éventuel, Sundara.

— La prostitution est une activité reconnue par la loi, et tout le monde admet que la prostitution sous surveillance a des avantages sociaux dont…

— Elle est légale à New York, d’accord. Mais pas à Kankakee. Ni à Tallahassee. Ni à Sioux-City. Un de ces jours, Quinn peut très bien aller chercher des votes là-bas, ou en d’autres lieux du même genre, et un gros malin sortira la nouvelle que l’un des proches conseillers du maire de New York est marié à une femme qui se vend dans un bordel public. Et naturellement…

— Suis-je censée régler ma vie d’après les impératifs de M. Paul Quinn pour me conformer à la morale rigoriste des électeurs provinciaux ?

Ses yeux noirs étincelaient, et le rouge apparaissait sous le velours sombre de ses pommettes.

— Alors, tu tiens tellement à être une putain, Sundara ?

— Prostituée. C’est le terme que les dirigeants du syndicat préfèrent employer.

— Prostituée ne sonne guère mieux que putain. N’es-tu pas satisfaite du genre d’accord qui existe entre nous ? À quoi bon te vendre ?

— Ce que je veux, dit-elle d’un ton glacé, c’est me libérer, briser toutes les chaînes coercitives de l’ego.

— Et tu penses y arriver par la prostitution ?

— Les prostituées apprennent à oublier leur ego. Les prostituées n’existent que pour soulager les besoins d’autrui. Une semaine ou deux dans une maison de passe municipale m’enseigneront comment subordonner les exigences de mon moi aux désirs de ceux qui viendront me trouver.

— Tu pourrais être infirmière. Tu pourrais être masseuse. Ou encore…

— J’ai choisi comme bon m’a plu.

— C’est donc ça que tu veux faire ? Passer la semaine prochaine, et sans doute la suivante, dans un bordel ?

— Probablement.

— C’est Catalina Yarber qui t’en a donné l’idée ?

— Je n’ai eu besoin de personne pour y songer, affirma gravement Sundara.

Son regard lançait des flammes. Nous étions au bord d’une des pires querelles de notre vie conjugale, le parfait accrochage « je-te-l’interdis » et « ce-n’est-pas-toi-qui-me-donneras-des-ordres ». Je frémissais. Je me représentais Sundara, la mince, la gracieuse Sundara que tant d’hommes, tant de femmes convoitaient, Sundara déclenchant l’horloge enregistreuse dans une de ces minables alcôves municipales stérilisées, Sundara nettoyant son sexe avec des antiseptiques, Sundara couchée sur un étroit matelas, les jambes ramenées contre ses seins, satisfaisant quelque pouilleux hirsute et trempé de sueur aigre, tandis que d’autres patientaient en file indienne derrière la porte, leur ticket à la main. Non ! Impossible d’avaler cela. Parties à quatre, à six, à dix, toute la gamme des échanges collectifs qu’elle aimait, soit. Mais pas l’expérience à n partenaires, pas cette multiplication à l’infini, pas question pour elle d’offrir sa douce chair au premier bancal de New York qui ait en poche de quoi être admis. Un instant, je faillis vraiment céder à l’envie de faire éclater ma colère vieux jeu d’époux bafoué, de lui signifier d’abandonner toutes ces billevesées, et cetera. Mais c’était évidemment impossible. Je ne soufflai mot, alors même qu’un abîme se creusait entre nous. Nous étions sur deux radeaux isolés en pleine mer démontée, poussés toujours plus loin l’un de l’autre par d’irrésistibles courants contraires, et je ne pouvais pas faire porter mes appels à travers l’espace qui s’agrandissait, ni tendre mes mains inutiles en direction de Sundara. Où était-elle désormais, cette union que nous connaissions depuis quelques années ? Pourquoi le gouffre s’ouvrait-il de plus en plus ?

— Eh bien, va donc dans ta maison de passe, marmonnai-je, et je quittai l’appartement en proie à une frénésie aveugle, fort peu stochastique, où se mêlaient la colère et la peur.

Toutefois, au lieu de s’inscrire comme pensionnaire de bordel, Sundara gagna l’aéroport Kennedy et y prit une fusée en partance pour l’Inde. Elle se purifia dans le Gange à l’un des ghâts de Bénarès, perdit une heure à rechercher vainement le cadre de vie de ses aïeux à Bombay et rentra par la fusée suivante. Ce pèlerinage n’excéda guère un jour et demi, et lui coûta quarante dollars l’heure, symétrie dont l’éloquence ne contribua nullement à me calmer. J’eus le bon sens de ne pas en faire un roman. De toute façon, je n’y pouvais rien : Sundara était une personne libre d’agir à sa guise, elle le devenait même chaque jour davantage, et elle avait le droit de dépenser son argent comme bon lui semblait, voire pour des excursions éclair jusqu’en Inde. Dans la semaine qui suivit son retour, je pris soin de ne point lui demander si elle comptait vraiment utiliser sa nouvelle carte de prostituée. Peut-être était-ce déjà fait. Je préférais l’ignorer.

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