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Ça, l’endroit où habite un millionnaire qui possède le don de double vue ? Ce petit logement crasseux, cette bâtisse délabrée par ses quatre-vingts ans d’âge, située à l’autre bout de Flatbush Avenue, en plein Brooklyn, au diable ? Y aller était vraiment faire preuve d’une folle témérité. Je savais (car chacun dans l’administration municipale a tôt fait de l’apprendre) quels secteurs sont marqués en rouge, bannis de tout espoir de rédemption, mis hors la loi. Tel était le cas pour ce quartier. Sous la poussière du temps et de la décrépitude, j’y retrouvais les vestiges de son ancienne noblesse résidentielle. Autrefois séjour d’une classe moyenne d’Israélites avec leur environnement de boucheries casher et d’avocats besogneux, puis accueillant des Noirs de la classe inférieure, puis les Noirs habitués aux taudis, et sans doute des îlots de Portoricains, ce n’était plus maintenant que la jungle, une terre morte plantée de pavillons jumelés pour deux familles et d’immeubles aux murs souillés de suie, repaires de vagabonds, de drogués, de voleurs et de voleurs encore, de hordes de chats retournées à l’état sauvage, de jeunes bandits en culottes courtes, de rats monstrueux… et l’endroit où vivait Martin Carvajal.

— Là-bas ? bredouillai-je quand, lui ayant proposé une entrevue, il m’offrit de venir le voir à son domicile.

C’était manquer de tact, je pense, que d’afficher une telle surprise en apprenant où il résidait. Mais Carvajal répondit tranquillement que rien de fâcheux ne m’arriverait.

— Je me ferai tout de même escorter par la police, insistai-je.

Il se mit à rire en déclarant que c’était le meilleur moyen de s’attirer des histoires. Il me répéta que je n’avais rien à craindre, que je ne courrais nul danger si je venais seul.

La voix intérieure dont je suivais toujours les conseils me poussa à le croire. J’allai chez Carvajal sans escorte, quoique non sans peur.

Aucun taxi n’eût voulu me véhiculer dans ce coin de Brooklyn et, naturellement, les transports urbains ne desservent plus de tels secteurs. Je pris une voiture non immatriculée, du parc municipal, et la conduisis moi-même, n’ayant pas le cœur de mettre une autre vie en péril. Comme la plupart des New-Yorkais, je conduis assez peu, et mal – et le trajet offrait déjà bien des embûches. J’arrivai malgré tout à l’heure dite dans la rue de Carvajal indemne, sinon indompté. La crasse, je m’y attendais, certes, et les tas d’ordures qu’on laissait pourrir sur les trottoirs, et aussi les emplacements d’édifices abattus que jonchaient mille débris, semblables à des brèches laissées par des chicots arrachés. Mais je n’avais pas imaginé les charognes noirâtres qui se desséchaient çà et là (chiens, chèvres, porcs ?), ni ces plantes dont les tiges ligneuses faisaient éclater le béton comme si je me fusse trouvé dans une ville fantôme du Far West, ni les relents d’urine et d’excréments humains, ni les trous remplis de sable où j’enfonçais jusqu’aux chevilles. Une haleine de fournaise m’assaillit dès que j’émergeai timidement (et avec une certaine appréhension) de l’oasis qu’offrait ma voiture. Bien qu’on fût seulement dans les premiers jours de juin, une chaleur accablante de plein été rôtissait les misérables ruines. Un quartier de New York, ça, ou une ! ville de pionniers, telle qu’on en voyait dans le désert mexicain, il y a plus d’un siècle ? J’abandonnai l’auto, dont j’avais pris soin de brancher le système d’alarme. Je portais une baguette antipersonnel à grande puissance et un cône protecteur qui me serrait la taille, dispositif garanti pour repousser tout malfaiteur à douze mètres. Quand même, je me sentis ; terriblement vulnérable lorsque je traversai la lugubre chaussée. Je n’avais aucune défense possible contre un ; tueur éventuel qui m’eût visé d’en haut. Mais si quatre ou cinq habitants de ces lieux cauchemardesques sortirent leurs visages blafards des ténèbres pour me lorgner derrière certaines fenêtres aux vitres fêlées, si quelques jeunes voyous efflanqués me lancèrent des coups d’œil inquisiteurs, il n’y eut pas de fusillade provenant d’un étage ou d’un autre. Quand j’atteignis l’immeuble branlant, je fus presque rassuré : les gens du voisinage exagéraient peut-être, et la sombre réputation de ce secteur ne provenait-elle pas d’une psychose que nourrissait la classe moyenne ? J’appris par la suite que je ne serais pas resté vivant une minute hors de la voiture si Carvajal n’avait pas donné des ordres garantissant ma sécurité. Dans cette jungle, il jouissait d’un prestige immense : aux yeux de ses farouches voisins, il apparaissait comme un sorcier, un totem, un dément dont la folie est chose sacrée. Il était respecté, craint, obéi. Sans nul doute, ses dons de visionnaire employés à bon escient, avec une force d’impact irrésistible, le rendaient ici intouchable (chez les peuplades primitives, personne n’oserait braver un shaman), et ce jour-là, il avait posé sa main sur moi.

Son appartement était au cinquième. Pas d’ascenseur. Chaque volée de marches constituait une progression hasardeuse. J’entendis des rats gigantesques détaler, j’eus la nausée et pensai vomir sous l’effet » de relents fétides, je m’imaginais des jeunes assassins de huit ans tapis dans tous les coins d’ombre. Et j’arrivai indemne à la porte de Carvajal. Il m’ouvrit avant que j’aie pu trouver la sonnerie. Même par cette chaleur, il portait une chemise blanche à col boutonné, une cravate marron et une veste de tweed gris. On aurait cru un professeur attendant que je lui récite mes déclinaisons latines.

— Vous voyez bien ? dit-il doucement. Sain et sauf. Pas une égratignure.

Carvajal occupait trois pièces : chambre à coucher, living-room, cuisine. Plafonds bas, plâtre lépreux, murs dont les peintures écaillées ou fanées semblaient avoir été faites aux beaux jours de Dick Nixon le Roublard. Son mobilier datait d’encore plus loin, avec une touche d’époque Truman, bouffi, trop lourd, couvert de housses à fleurs et posé sur des pattes de rhinocéros. L’air non conditionné me faisait suffoquer, l’éclairage à incandescence donnait une lumière faible, la télévision était un très vieil appareil de table. Quant à l’évier de la cuisine, il fournissait l’eau courante, et non le flux ultrasonique. Dans ma prime jeunesse, vers 1970, l’un de mes bons copains était un garçon dont le père avait trouvé la mort au Vietnam. Il habitait chez ses grands-parents, et leur maison ressemblait exactement au logis de Carvajal. Cet appartement restituait dans ses moindres détails le cadre de vie américain des années 1950 : l’on se croyait presque au cinéma, ou dans une salle de musée historique.

Avec une courtoisie machinale, mécanique, mon hôte me fit asseoir sur le sofa râpé du living-room et s’excusa de ne m’offrir ni boisson ni drogue. Il n’en usait point, précisa-t-il, et l’on vendait fort peu d’alcool ou de poudre dans ce quartier.

— Aucune importance, affirmai-je magnanimement. & Un verre d’eau m’ira à merveille.

Le liquide était tiède et avait un goût de rouille. À merveille encore ! grommelai-je in petto. Je me redressai, l’échine rigide, les jambes tendues. Perché sur le rembourrage du fauteuil situé à ma droite, Carvajal observa :

— Vous semblez souffrant, monsieur Nichols.

— J’irai mieux d’ici une minute. Ce trajet pour venir jusque chez vous…

— Certes.

— Mais personne ne m’a molesté dans votre rue. J’appréhendais quelques ennuis, je dois l’avouer, or…

— Je vous l’ai dit : il ne vous sera fait aucun mal.

— Tout de même…

— Je vous l’ai dit, répéta Carvajal avec douceur. N’aviez-vous donc point confiance en moi ? Vous auriez pu me croire, monsieur Nichols. Vous le savez bien.

— Je le reconnais, acquiesçai-je. Je pensai : Gilmartin, coagulation, Leydecker. Il me proposa un autre verre d’eau. Je souris mécaniquement et secouai la tête. Un silence compact s’établit entre nous. Puis je risquai :

— C’est vraiment un quartier insolite pour une personne telle que vous.

— Insolite ? Et en quoi ?

— Un homme disposant de vos moyens pourrait bien vivre ailleurs dans New York.

— Je le sais.

— Alors, pourquoi ici ?

— J’y ai toujours vécu, murmura-t-il. C’est le seul foyer que j’aie jamais connu. Les meubles appartenaient à ma mère, certains à sa propre mère. Dans ces pièces, monsieur Nichols, je perçois l’écho de phrases familières. J’y sens la présence d’un passé constamment vivant. Est-ce donc si extraordinaire qu’un homme veuille rester là où il a toujours été ?

— Mais le voisinage…

— … a dégénéré, oui. C’est exact. Soixante années peuvent amener de grands changements. Mais ces modifications ne m’ont point affecté de façon trop sensible. Ce fut un déclin très progressif d’abord, puis une baisse plus marquée, peut-être. Mais je fais la part des choses. Je m’adapte. Je m’habitue à tout ce qui est nouveau, je l’intègre dans mon héritage du passé. Vous ne sauriez croire combien tout reste présent à mes yeux, monsieur Nichols : ces noms gravés dans le ciment frais quand la rue venait tout juste d’être tracée, il y a longtemps, le grand arbre planté au milieu de notre cour de récréation, les gargouilles érodées par le gel et la chaleur qui surmontaient le portail de l’immeuble situé face à notre maison… Comprenez-vous ce que je veux dire ? Pourquoi irais-je abandonner toutes ces choses, leur préférer un logement flambant neuf dans Staten Island ?

— En raison des risques, au moins !

— Il n’y a pas de risques. Pas pour moi. Ces gens me considèrent comme le petit vieux qu’ils ont toujours vu ici. Je suis un symbole d’équilibre, le seul élément stable dans un univers de dérive entropique. À leurs yeux, j’ai une valeur rituelle. Une manière de porte-bonheur, peut-être. En tout cas, aucun de ceux qui vivent dans cette rue ne m’a jusqu’à présent maltraité. Et personne n’y songera jamais.

— En êtes-vous tellement certain ?

— Oui.

Il affirmait cela avec une assurance monolithique, son regard me fixant droit dans les yeux, et j’eus à nouveau cette impression de froid glacial, ce sentiment d’être tout au bord d’un gouffre qui restait pour moi insondable. Un autre silence nous isola, très long. Il y avait une force qui émanait de Carvajal, un pouvoir sans commune mesure avec son aspect minable, ses paroles amènes, son visage terne, presque éteint. Finalement, il articula :

— Vous souhaitiez me poser quelques questions, monsieur Nichols.

J’acquiesçai d’un petit signe de tête. Je respirai profondément et plongeai.

— Vous saviez que Leydecker allait mourir au printemps, n’est-ce pas ? Ou plutôt, vous ne l’avez pas simplement conjecturé : vous aviez connaissance du fait.

— Oui.

Toujours ce oui définitif, qui ne souffrait aucune mise en doute.

— Vous saviez également que le contrôleur Gilmartin allait s’attirer des difficultés. Et vous saviez encore que plusieurs navires pétroliers videraient à la mer leurs cargaisons non coagulées.

— Oui. Oui.

— Vous savez comment le marché des valeurs se présentera demain, puis après-demain, et vous gagnez des millions en utilisant vos connaissances.

— C’est exact.

— Je suis donc fondé à conclure que vous Voyez l’avenir avec une clarté extraordinaire… disons même surnaturelle, monsieur Carvajal.

— Ni plus ni moins que vous.

— Erreur ! rectifiai-je. Moi je ne vois pas les événements futurs. Je n’ai aucune vision des choses à venir, sous quelque forme que ce soit. Je suis seulement très bon pour conjecturer. Je sais évaluer les probabilités, j’aboutis au schéma le plus vraisemblable, mais je ne vois pas. Je ne suis jamais certain d’être dans la vérité, je ne fais qu’entretenir une confiance raisonnable, car tous mes ; efforts se résument à supputer. Or, vous, vous voyez. Vous m’avez dit à peu près la même chose quand nous nous sommes parlé pour la première fois dans le bureau de Bob Lombroso. J’extrapole, vous voyez. L’avenir est comme un film projeté à l’intérieur de votre esprit. Ai-je raison ?

— Vous le savez bien, monsieur Nichols.

— Oui. Je le sais. Aucun doute possible là-dessus. Je n’ignore rien de ce que l’on peut obtenir par la stochastique. Or, les choses que vous faites vont bien au-delà des simples conjectures. J’aurais peut-être prédit que deux pétroliers seraient endommagés, car c’est dans le domaine du possible, mais non pas que Leydecker disparaîtrait subitement, ni que l’on mettrait au jour les malversations de Gilmartin. J’aurais pu conjecturer que certaine personnalité de premier plan allait mourir, mais sans être capable de préciser laquelle. J’aurais pu dire que certain politicien de l’État sauterait, mais pas en le désignant par son nom. Vos prédictions à vous sont exactes, il n’y manque aucun détail. Ce n’est plus seulement du calcul de probabilités, monsieur Carvajal : votre science touche davantage à la sorcellerie. L’avenir est par définition inconnaissable. Et vous semblez en savoir beaucoup, sur cet avenir.

— Sur le proche avenir, oui. Je sais beaucoup de choses, monsieur Nichols.

— Uniquement le proche avenir ?

Cette question le fit rire.

— Croyez-vous donc que ma pensée scrute les confins de l’espace et du temps ?

— Je n’ai nulle idée de ce que vous pouvez scruter. Mais j’aimerais savoir. J’aimerais me faire une idée sur la façon dont votre esprit fonctionne, et de ses limites, s’il en a.

— Il fonctionne comme vous l’avez décrit vous-même, répondit Carvajal. Quand je le veux, je vois. La vision de certains événements à venir est projetée dans ma tête à la manière d’un film. (Son ton traduisait presque de la lassitude.) Est-ce le seul point à éclaircir pour lequel vous êtes venu me trouver ?

— Ne le sauriez-vous donc pas ? Vous avez sûrement déjà vu le film de notre conversation, non ?

— Mais naturellement.

— Et vous avez oublié certains détails ?

— Il est rare que j’en oublie, soupira Carvajal.

— Vous devez donc savoir quelles autres questions je vais vous poser.

— Oui, admit-il.

— Néanmoins, vous ne me répondrez pas sans que je vous aie d’abord interrogé.

— Exact.

— Eh bien, supposons que je m’abstienne. Supposons que je prenne congé tout de suite, que je n’agisse pas comme je suis censé le faire ?

— C’est impossible, déclara Carvajal de sa même voix unie. Je me rappelle le tour que prend notre entretien : vous ne partez pas avant de m’avoir posé votre deuxième question. Les choses ne peuvent se produire que d’une seule façon, monsieur Nichols. Vous n’avez pas le choix : vous direz et ferez comme je vous ai vu dire et faire.

— Êtes-vous un dieu, pour fixer ainsi les événements de mon existence ?

Carvajal eut un petit sourire triste et secoua la tête.

— Je suis on ne peut plus mortel, monsieur Nichols. Je ne fixe rien. Mais je vous le répète : l’avenir est immuable – du moins, ce que vous appelez l’avenir. Vous et moi sommes les personnages d’un scénario que nul ne saurait retoucher, ni modifier. Allons-y donc. Jouons notre rôle. Interrogez-moi sur…

— Non. Je vais détruire le schéma. Je pars.

— … sur les chances futures de Paul Quinn, acheva-t-il.

J’avais déjà atteint la porte. Mais dès que Carvajal eut prononcé le nom du maire, je fis halte. C’était, on s’en doute, la fameuse question que je voulais poser, puis que j’avais décidé de supprimer quand j’eus pris le parti de jouer mon petit jeu contre l’immuable destin. Le piètre acteur que je faisais, en vérité ! Avec quelle maîtrise Carvajal me manœuvrait. Parce que j’étais bel et bien réduit à zéro, confondu, cloué sur place. Peut-être croyez-vous que j’avais encore la possibilité de sortir. Eh bien, non ! Non ! Pas après qu’il eut évoqué Paul Quinn, plus dès lors qu’il me harcelait avec la promesse de cette connaissance tant désirée, plus dès lors que Carvajal m’avait une nouvelle fois prouvé, de façon irréfutable, l’authenticité de ses dons.

— C’est vous qui parlerez, marmottai-je. Posez la question.

Il soupira.

— Vous y tenez ?

— J’insiste.

— Vous vouliez me demander si Paul Quinn sera un jour président des États-Unis.

— C’est vrai, reconnus-je d’une voix creuse.

— Je pense qu’il y arrivera.

— Vous pensez ? C’est tout ce que vous trouvez à dire ? Vous pensez qu’il sera élu ?

— Je ne sais rien.

— Vous savez tout !

— Oh ! non. Pas tout. Il y a des limites, et votre question va très au-delà. La seule réponse que je puis vous donner est une simple conjecture, fondée sur les éléments dont tous ceux qui s’intéressent à la politique peuvent tirer profit. En fonction de ces éléments, j’estime que Paul Quinn a toutes les chances d’être un jour président.

— Mais vous n’en avez pas la certitude absolue. Vous ne le voyez pas à la Maison-Blanche.

— Exactement.

— Est-ce donc hors de votre portée ? Plus loin qu’un proche avenir ?

— Hors de ma portée, oui.

— Par conséquent, vous me dites que Paul Quinn ne sera pas élu en 2000, mais vous pensez qu’il aura ses chances en 2004, même si vous n’êtes pas capable de voir jusqu’à cette date ?

— Avez-vous vraiment cru que Quinn pourrait triompher en 2000 ? demanda Carvajal.

— Pas un instant. Mortonson est imbattable. Je veux dire, sauf si Mortonson meurt subitement comme Leydecker, auquel cas n’importe qui peut se présenter, et Quinn… (Je m’interrompis.) Que voyez-vous dans l’avenir de Mortonson ? Vivra-t-il jusqu’à la prochaine élection ?

— Je n’en sais rien, répondit posément Carvajal.

— Cela aussi, vous l’ignorez ? L’élection aura lieu dans dix-sept mois. Votre champ de clairvoyance est donc inférieur à dix-sept mois ?

— Actuellement, oui.

— Était-il plus vaste auparavant ?

— Certes. Beaucoup plus vaste. Il y eut des époques où je voyais à trente ou quarante ans dans l’avenir. Mais ce n’est plus le cas maintenant.

J’eus l’impression que Carvajal recommençait à se jouer de moi. J’en fus exaspéré.

— Y a-t-il une chance pour que cette vision à longue portée vous soit rendue ? Qu’elle vous donne, mettons, un tableau précis de l’élection de 2004 ? Ou même de la prochaine, en 2000 ?

— Non. Pas vraiment.

Des filets de sueur coulaient sur tout mon corps.

— Vous pouvez m’aider. Il est extrêmement important que je sache si Paul Quinn fera son chemin jusqu’à la Maison-Blanche.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que… (Et je m’arrêtai court, interloqué de constater soudain que je n’avais pas de motif valable, sinon la pure curiosité. Je. m’étais engagé à préparer l’élection de Paul Quinn, et l’on peut admettre que cette promesse ne dépendait nullement pour moi de savoir si je misais ou non sur un gagnant. Or, dans ces instants où je croyais que Carvajal allait m’éclairer, je cherchais à tout prix une réponse affirmative. Je pataugeai au milieu des mots :) Parce que… eh bien, parce que je suis mêlé de très près à sa carrière politique. Je me sentirais plus assuré en voyant l’orientation qu’elle va prendre… et tout particulièrement si j’avais la certitude que nos efforts n’auront pas été vains. Et puis… ma foi, je… (J’en restai là, avec le sentiment d’être on ne peut plus stupide.)

Carvajal hocha la tête.

— Je vous ai donné la meilleure réponse que j’ai pu. À mon avis, votre homme deviendra président des États-Unis.

— L’année prochaine, ou en 2004 ?

— À moins que Mortonson soit victime d’un accident, j’ai le sentiment qu’il n’a aucune chance avant 2004.

— Mais vous ignorez s’il arrivera quelque chose à Mortonson ? insistai-je.

— Je vous l’ai dit, je n’ai aucun moyen de vous répondre. Croyez-moi, je ne peux voir jusqu’à la prochaine élection. Et comme vous venez de le souligner, les techniques probabilistiques sont sans valeur quand on cherche à prédire la date de décès d’une personne. En l’occurrence, je me fonde uniquement sur les probabilités, et mes conjectures ne sont d’ailleurs pas aussi solides que les vôtres. Dans le domaine de la stochastique, monsieur Nichols, c’est vous l’expert. Pas moi.

— Somme toute, vous voulez dire que votre soutien à Quinn n’est pas fondé sur une connaissance absolue, mais sur une simple intuition ?

— Mon soutien ? Quel soutien ?

Pour paisible que fut le ton, la question faillit me désarçonner.

— Vous avez pensé qu’il ferait un bon maire. Et vous souhaitez le voir un jour président.

— J’ai dit cela, moi ?

— Vous avez versé de grosses sommes à son trésorier, lorsqu’il était candidat pour l’Hôtel de Ville. Si ce n’est pas un soutien, qu’est-ce donc ? En mars, vous vous êtes présenté au bureau d’un de ses grands stratèges et avez proposé de mettre tout en œuvre pour aider Quinn à atteindre un poste supérieur. Ce n’est pas non plus un soutien, peut-être ?

— Il m’est totalement indifférent que Paul Quinn remporte ou non d’autres élections, déclara Carvajal.

— Vraiment ?

— Ses ambitions politiques ne m’intéressent pas le moins du monde.

— Alors, pourquoi diable avez-vous versé de pareilles sommes dans sa cagnotte ? Pourquoi vouliez-vous tellement proposer à ses collaborateurs vos suggestions concernant l’avenir ? Pourquoi voulez-vous…

— Pourquoi je veux, dites-vous ?

— Pourquoi vous voulez, oui. Ai-je employé le mauvais terme ?

— Ma volonté n’a strictement rien à faire dans tout cela, monsieur Nichols.

— Plus je vous parle, et moins je vous comprends.

— La volonté suppose le choix, le libre arbitre, la volition. Trois concepts qui ne figurent point dans mon existence. Je soutiens financièrement Paul Quinn parce que je sais qu’il le faut, et non parce que je le préfère à tel ou tel autre. J’ai rendu visite à Bob Lombroso en mars pour la seule raison que je me suis vu faire cette démarche, il y a plusieurs mois. Je savais qu’il me faudrait aller à son bureau ce jour-là, quelles que fussent mes préférences. Si je reste dans ce quartier en ruine, c’est que je n’ai jamais pu obtenir une vision où je me trouverais résider ailleurs. Je vous tiens ces propos aujourd’hui parce qu’il s’agit d’une conversation qui m’est déjà aussi connue qu’un film passé des dizaines de fois : je sais que je dois vous révéler des choses dont je n’ai jamais entretenu personne. Pourquoi ? Je ne me pose pas la question. Ma vie est sans surprises, monsieur Nichols, sans décisions à prendre et sans volition. J’agis comme je sais devoir agir, et je le sais parce que je me suis vu agir de telle manière.

Les mots qu’il prononçait avec tant de calme me terrifiaient bien davantage que toutes les horreurs vraies ou supposées dont je peuplais son sinistre escalier. Jamais, jusqu’alors, je n’avais envisagé un monde d’où le libre arbitre, le hasard, l’incertitude, l’inattendu auraient été bannis. Je considérais maintenant Carvajal comme un homme entraîné impitoyablement, mais sans révolte, à travers le présent, par sa vision d’un futur que rien ne pouvait modifier. Idée terrifiante, oui, et cependant, après cette minute de vertige où l’effroi me plongeait, toute angoisse cessa pour ne plus revenir. Une fois supprimée la sombre image de Carvajal sous les traits d’une victime de tragédie, l’autre m’apparaissait, plus grandiose : celle d’un Carvajal dont le pouvoir était l’ultime accomplissement du mien – d’un homme qui avait laissé derrière lui les méandres capricieux du hasard pour atteindre une terre promise où la prophétie régnait en reine absolue. Cette conception me poussa irrésistiblement vers lui. Je sentis tout à coup nos âmes se joindre, s’interpénétrer, et je compris qu’il ne me serait jamais plus possible d’échapper à son influence. C’était comme si la force émanant de Carvajal, le rayonnement glacé issu de son étrangeté et qui me l’avait d’abord rendu antipathique, inversait ses pôles pour m’attirer vers le personnage.

Je demandai.

— Et vous jouez toujours votre rôle tel que vous le voyez ?

— Toujours.

— Vous n’essayez jamais de corriger le script ?

— Jamais.

— Parce que vous avez peur de ce qui pourrait arriver si vous le faisiez ?

Il secoua la tête.

— Comment pourrais-je avoir peur ? C’est l’inconnu qui nous effraie, n’est-ce pas ? Non, je n’ai pas peur : j’obéis, je m’en tiens aux lignes du scénario, car il n’y a pas d’alternative. Ce qui vous semble être l’avenir m’apparaît beaucoup plus comme une réplique du passé – une suite d’événements déjà vécus, de situations qu’il est vain de vouloir modifier. Je donne de l’argent à Paul Quinn parce que je l’ai déjà fait, parce que mon esprit a perçu cette action. Comment aurais-je pu me voir agir de la sorte si, dans la réalité, je m’abstenais quand l’instant de ma vision croise l’instant de mon présent ?

— Ne craignez-vous jamais d’oublier le script, d’agir à l’inverse le moment venu ?

Carvajal eut un petit rire.

— Si seulement vous pouviez, rien qu’une minute, voir comme j’en ai la faculté, vous comprendriez à quel point votre question est oiseuse. Il n’est pas possible d’agir « à l’inverse ». Il n’existe que le « droit chemin », tout ce qui doit arriver, tout ce qui est réalité. Je perçois les événements futurs tels qu’ils surviendront, et tôt ou tard ils se produisent : je suis simple acteur dans un drame qui ne laisse aucune place à l’improvisation… comme vous-même, comme nous tous.

— Et vous n’avez jamais essayé, ne fût-ce qu’une fois, de rectifier le script ? Par un petit détail ? Jamais ?

— Oh ! si, monsieur Nichols. Bien des fois, et pas seulement par de petits détails. Quand j’étais plus jeune, beaucoup plus jeune. À l’époque où je n’avais pas encore compris. Il me venait la vision d’un malheur, mettons un bambin courant au-devant d’un camion, ou un incendie ravageant un immeuble. Je décidais de me substituer à Dieu, d’empêcher le malheur d’arriver.

— Et puis ?

— Et puis, pas moyen. J’avais beau faire, j’avais beau dresser mes plans, quand l’instant était venu, la catastrophe se produisait exactement comme je l’avais vue se produire. Toujours. Invariablement, une ou deux circonstances m’empêchaient de faire dévier l’événement. Combien de fois n’ai-je pas essayé d’altérer le cours préétabli des choses. Jamais je n’ai réussi. J’ai fini par renoncer. Depuis lors, je me suis strictement limité à mon personnage. Je dis mon texte tel qu’il doit être dit.

— Et vous acceptez cela sans restriction ? m’écriai-je. (J’allais et venais dans la pièce, incapable de rester assis, en proie à une fièvre soudaine.) Pour vous, le livre du temps est donc rédigé, scellé, définitif ? Mektoub, inutile de discuter ?

— Inutile de discuter, répéta Carvajal en écho.

— N’est-ce pas une philosophie un peu trop sombre ? Ma question sembla légèrement l’amuser.

— Il ne s’agit pas de philosophie, monsieur Nichols. C’est une adaptation à l’essence même de la réalité. Voyons : est-ce que vous « acceptez » le présent ?

— Quoi ?

— Quand certaines choses vous arrivent, les tenez-vous pour des événements inéluctables ou les regardez-vous comme conditionnelles, susceptibles d’être changées ? Avez-vous le sentiment de pouvoir les modifier à l’instant où elles se produisent ?

— Non, bien sûr. Personne ne pourrait…

— Justement, monsieur Nichols. Un individu peut essayer de changer le cours de son avenir, il peut même broder sur son passé, le rebâtir, mais il reste impuissant en ce qui concerne l’instant tout proche quand celui-ci devient le présent.

— Et alors ?

— Pour les autres, l’avenir semble modifiable parce que inaccessible. On nourrit l’illusion de pouvoir créer son propre destin, le modeler dans la glaise du temps non encore révolu. Mais ce que je perçois quand je vois, c’est le « futur » uniquement en fonction de ma place momentanée dans le cours du temps. Pour mieux dire, c’est aussi le « présent », ce présent immédiat, inéluctable, de moi-même en un point différent du grand fleuve. Oh ! certes, j’ai bâti plus d’une théorie ingénieuse, monsieur Nichols. Mais toutes aboutissent à une seule conclusion : ce dont je suis témoin n’est pas un futur hypothétique, sujet à des modifications par réarrangement de facteurs antérieurs, mais bien plutôt un fait réel, inaltérable, aussi déterminé que le présent ou le passé. Je ne pourrais pas davantage le transformer que vous ne pourriez rectifier un film dont vous suivez les péripéties dans une salle de spectacle. Il y a longtemps que je suis arrivé à cette conclusion. Et j’ai accepté. J’ai accepté.

— Depuis quand avez-vous la faculté de voir ?

Carvajal eut un mouvement d’épaules.

— Depuis ma naissance, je crois bien. Dans mes premières années, je ne comprenais pas : c’était une sorte de fièvre qui me brûlait, un rêve éveillé, un délire. J’ignorais que je recevais, comment dire… des avant-signes ? Puis je m’aperçus que mon existence passait par des épisodes vécus une première fois sous forme de « rêve ». La fameuse impression de déjà vu, monsieur Nichols, cette impression que vous avez dû avoir vous-même de temps à autre, je n’en doute pas, me relançait nuit et jour. Je me sentais parfois comme un pantin dansant au bout de quatre fils, tandis que quelqu’un soufflait mon rôle du haut du ciel. Petit à petit, je découvris que personne d’autre n’éprouvait ce phénomène de déjà vu avec une telle fréquence et autant de force. Je devais avoir vingt ans quand j’ai compris ce que j’étais, et j’approchai de la trentaine sans m’y être vraiment habitué. Naturellement, je n’ai jamais rien révélé de mes facultés – pas jusqu’à aujourd’hui, en fait.

— Parce que vous n’aviez personne à qui vous fier ?

— Parce que ce n’était pas dans le script, rectifia Carvajal avec un aplomb effarant.

— Vous ne vous êtes pas marié ?

— Non.

— Y avez-vous parfois songé ?

— Comment l’aurais-je pu ? Comment aurais-je souhaité ce que je n’avais manifestement pas voulu. Je n’ai jamais vu d’épouse dans ma vie.

— Vous n’étiez donc pas destiné à prendre femme ?

— Pas destiné ? (Ses yeux eurent une lueur insolite.) Je n’aime guère ce verbe, monsieur Nichols. Il suppose que l’univers recèle une volonté organisée, un auteur de ce vaste scénario. Or, je n’y crois pas. Il n’est point besoin d’introduire une telle complication. Le script prend corps de lui-même, heure par heure, et il m’a montré que je vivrais seul. Inutile d’aller dire qu’on m’a destiné au célibat. Il suffit de constater que je me voyais célibataire, donc que je serais célibataire, donc que j’étais célibataire, et qu’en définitive je suis célibataire.

— Notre conjugaison manque de temps pour bien traduire un cas comme le vôtre, observai-je.

— Mais vous suivez ma pensée ?

— Il me semble. Serait-il correct de dire que « futur » et « présent » sont deux simples termes applicables à un même événement, vu sous des angles différents ?

— Le rapprochement n’est pas mauvais, acquiesça Carvajal. Je préfère néanmoins considérer tous les événements comme simultanés. C’est la perception que nous en avons qui est mobile, ce point mouvant de notre conscience, et non les événements eux-mêmes.

— Et parfois, il est donné à quelqu’un de percevoir au même instant certains événements sous plusieurs angles, c’est bien ainsi ?

— J’ai bâti pas mal d’hypothèses, répondit-il vaguement. L’une d’entre elles est peut-être la bonne. Ce qui importe, c’est la vision, non son explication. Et je dispose de cette vision.

— Vous auriez pu l’utiliser pour gagner des millions, insinuai-je avec un geste qui embrassait le minable logement.

— Je les ai.

— Non, je voulais dire une fortune énorme, colossale, tous les trésors de Rockefeller, de Getty et de Crésus réunis. Un empire financier à une échelle que le monde n’aurait jamais connue. La toute-puissance. Le summum des plaisirs. Les femmes. La mainmise sur les six continents.

— Ce n’était pas dans le scénario, articula Carvajal.

— Vous l’avez donc accepté.

— Il ne peut tolérer qu’une stricte acceptation. Je croyais que vous aviez compris ce point.

— Vous avez gagné de l’argent, des tonnes d’argent, mais sans réaliser ce dont vous étiez capable, un argent qui pour vous ne rime à rien, n’est-ce pas ? Vous laissez des monceaux d’or s’amasser autour de vous, comme des tas de feuilles mortes en octobre ?

— Je n’ai nul besoin de cette fortune. Mes désirs sont modérés, mes goûts des plus simples. J’ai accumulé les dollars parce que je me suis vu jouer sur le marché des valeurs et m’enrichir. Quand je me vois faire une chose, je la fais.

Pour vous conformer au scénario. Sans, vous poser la moindre question, jamais.

— Sans me poser de questions.

— Des millions… Qu’en avez-vous fait ?

— Je les ai utilisés comme je me suis vu les répartir. J’en ai distribué quelques-uns à des œuvres charitables, à des universités, à des hommes politiques.

— Selon vos préférences, ou en obéissant au plan que vous aviez vu se dérouler ?

— Je n’ai pas de préférences, trancha doucement Carvajal.

— Et le reste ?

— Je le garde. Dans plusieurs banques. À quoi me servirait-il ? L’argent n’a jamais compté pour moi. Il ne rime à rien, comme vous dites. Un million, cinq millions, vingt millions… des mots, sans plus. (Une note désenchantée, assez étrange chez lui, se glissait maintenant dans sa voix.) Quelle est la chose qui a un sens ? Sait-on même ce que signifie l’expression « avoir un sens » ? Nous sommes là simplement pour jouer notre rôle de bout en bout, monsieur Nichols. Voulez-vous encore de l’eau ?

— Volontiers, dis-je, et le milliardaire alla remplir mon verre.

Mes pensées tournoyaient. J’étais venu chercher des réponses, je les avais obtenues, et voilà que chacune dressait une nouvelle barrière de points d’interrogation. Carvajal était tout disposé à y répondre, certes, pour la seule raison que ce même jour, il s’était vu agir ainsi dans ses visions. Plus je lui parlais, plus je me trouvais coincé entre l’emploi du présent et du futur, égaré dans un labyrinthe grammatical de périodes télescopées et de concordances affolantes. Et il restait on ne peut plus imperturbable, presque statufié sur son siège, s’exprimant d’une voix terne, à peine audible quelquefois, son visage ne montrant rien d’autre que cette mine usée si particulière. On aurait pu le prendre pour un zombie, ou même un robot. Un être menant une vie toute droite, tracée à l’avance, entièrement programmée. Un homme qui n’aurait jamais mis en doute les motifs déterminant le moindre de ses actes : il se contentait d’aller toujours plus loin, encore et encore, marionnette commandée par son inéluctable avenir, tombant peu à peu dans une passivité existentielle déterministe que je jugeais affolante, inhumaine. Il y eut un moment où je le pris en pitié. Après quoi, je me demandai si ma commisération n’était pas injustifiée. J’apercevais la tentation exercée par cette passivité : elle offrait un attrait puissant.

Il me dit soudain :

— Je crois que vous pourriez partir, à présent. Je n’ai pas l’habitude des longues visites. Je crains que la vôtre ne m’ait fatigué.

— Je vous prie de m’excuser. Je ne comptais pas rester si longtemps.

— Non, ne vous excusez point. Ce qui est arrivé aujourd’hui a eu lieu comme je l’avais vu. Tout est donc pour le mieux.

— Je vous sais gré d’avoir bien voulu me parler aussi franchement de vous-même, dis-je.

— D’avoir voulu ? (Il se mit à rire.) Encore ce verbe vouloir ?

— Il ne fait pas partie de votre vocabulaire usuel ?

— Non. Et j’espère le rayer du vôtre. (Il se dirigeait vers la porte, manœuvre qui me signifiait clairement de prendre congé.) Au reste, nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler bientôt.

— Avec plaisir.

— Je regrette de n’avoir pu vous aider autant que vous l’espériez. Votre question touchant l’avenir de Paul Quinn… Ne m’en tenez pas rigueur. La réponse est très au-delà de mes limites. Je n’ai pas le moindre renseignement à vous donner. Je perçois uniquement ce que je percevrai, voyez-vous ? Comprenez-vous ? Je ne perçois que mes propres perceptions futures, comme si je scrutais l’avenir au moyen d’un périscope. En l’occurrence, mon périscope ne me révèle rien sur la campagne présidentielle de l’année prochaine.

Il me prit la main, et j’eus l’impression qu’un fluide passait entre nous, un branchement caractérisé, presque palpable. Je sentis chez lui une tension extrême, non pas la simple fatigue de notre long tête-à-tête, mais quelque chose de plus intérieur, une lutte pour resserrer le contact établi, pour m’atteindre à un seuil profond de mon être. Cette sensation me troubla et m’ébranla physiquement. Elle ne dura qu’un bref instant, puis disparut d’un seul coup et je retombai dans mon individualité avec un choc de rupture nettement perceptible. Carvajal souriait, m’adressait un petit salut courtois, me souhaitait bon retour, me précédait jusqu’à son entrée humide et obscure…

Ce ne fut qu’en atteignant mon véhicule, cinq minutes plus tard, que je trouvai une place pour chaque pièce du puzzle, commençant à comprendre les phrases dites par Carvajal quand nous étions près de la porte du living-room. Alors seulement je vis la nature de cette frontière qui barrait sa vision, cette limite qui le transformait en pantin inerte, qui privait ses actes de toute signification. Carvajal avait vu l’instant de sa propre mort. C’était la raison pour laquelle il ne pouvait me dire qui serait le prochain président, bien sûr, mais l’effet de la révélation allait plus loin encore. Je m’expliquais maintenant comment il dérivait dans la vie avec un fatalisme, une résignation si peu courants. Des années, Carvajal avait vécu en sachant la cause, le lieu, l’heure exacte de son trépas. Il en avait la connaissance irréfutable, une certitude terrible qui paralysait sa volonté d’une manière dont un esprit normal peut difficilement se faire idée. Telle était mon interprétation intuitive de son cas, et je me fie à mon intuition. Sa dernière heure allait sonner dans moins de dix-huit mois, et il se laissait emporter vers elle, sans but, acceptant son destin, suivant le script mot pour mot, insoucieux de tout le reste.

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