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Je partis donc en congé. Pas pour les plages de Honolulu – trop peuplées, trop agitées et bien trop loin – ni pour la cabane au Canada, car les neiges de fin d’automne tombaient déjà dans le Nord. Je gagnai notre Jardin des Hespérides : la Californie, ce fief de Socorro. Je descendis jusqu’à Big Sur, où un autre ami de Bob Lombroso possédait comme par miracle un chalet perdu au milieu d’un hectare de falaises dominant l’océan. Je restai dix jours à aller et venir sans arrêt dans ma solitude rustique. Derrière moi, j’avais les pentes boisées des monts Santa Lucia, forêts drues où règnent l’ombre, le mystère et les fougères, et à mes pieds, tout en bas, la vaste étendue du Pacifique. L’on m’avait certifié que c’était la meilleure époque de l’année à Big Sur, la saison bénie qui se glisse entre les brumes d’août et les pluies hivernales. Rien de plus exact, avec ces après-midi tièdes et ensoleillés, ces nuits fraîches semées d’étoiles et, chaque soir, un sidérant crépuscule de pourpre et d’or. Je me livrais à de longues randonnées parmi les séquoias, nageais dans les torrents glacés qui venaient des crêtes, dévalais la rocaille couverte de plantes à feuilles charnues pour atteindre la plage et la houle turbulente. J’observais mouettes et cormorans se livrant à leurs pêches, et certain soir, je pus même admirer une loutre de mer des plus folâtres, alors qu’elle faisait la planche à vingt mètres du rivage en se régalant d’un crabe. Plus de journaux. Plus d’appels téléphoniques. Plus de notes à rédiger.

Mais la quiétude me fuyait. Je pensais beaucoup trop à Sundara, cherchant vaguement et en vain à comprendre comment j’avais fait pour la perdre. Je me laissais obséder par de sombres problèmes de politique que tout homme raisonnable placé dans un cadre aussi merveilleux eût bannis de son esprit. J’imaginais la succession des catastrophes entropiques qui pouvaient se produire si Quinn refusait d’aller en Louisiane. Transporté au Paradis Terrestre, je faisais cependant tout pour rester inquiet, tendu, malheureux.

Peu à peu, néanmoins, je m’abandonnai à des sentiments plus revigorants. Peu à peu, la magie d’un littoral demeuré miraculeusement intact après tant d’années au cours desquelles nos côtes avaient été polluées et défigurées – peu à peu, cette magie opérait d’elle-même en mon âme fatiguée.

Et ce fut probablement à cette époque, alors que j’étais à Big Sur, que, pour la première fois, je vis.

Je n’en suis pas certain. Des mois de relations avec Carvajal n’amenaient toujours pas le moindre résultat positif. Le futur ne m’expédiait toujours aucun message. Je connaissais maintenant les procédés dont usait le petit homme pour déclencher en lui l’état favorable, je connaissais les symptômes d’une vision imminente, je savais qu’avant peu de temps je serais en mesure de voir, mais il ne m’était encore venu aucune image nette, et plus je cherchais à l’atteindre, plus le but me semblait éloigné. Toutefois, vers la fin de mon séjour à Big Sur, je vécus des minutes étranges. J’étais descendu à la plage, et tard dans l’après-midi, je grimpais lestement le raidillon conduisant au chalet. Je me fatiguais vite, je haletais, j’accueillais avec plaisir l’étourdissement qui s’emparait de moi à mesure que je forçais mon cœur et mes poumons à donner le maximum. Puis, atteignant un coude brusque du sentier, je m’arrêtai et fis volte-face afin d’admirer le panorama qui s’offrait en contrebas. Ce fut alors que le rougeoiement du soleil m’éblouit. Je chancelai, obligé d’agripper un buisson pour ne pas tomber. Au même instant, il me sembla… oui, il me sembla, car ce n’était qu’une perception illusoire, un bref éclair subliminal – qu’à travers les feux du crépuscule je contemplais une bannière dont les plis flottaient au-dessus d’un immense terre-plein, un drapeau au centre duquel le visage de Paul Quinn me regardait fixement. Un visage dur, impérieux, qui dominait l’esplanade noire de monde. Les gens se pressaient de partout, par milliers, gesticulaient, criaient, hurlaient, acclamaient la bannière, foule, cohue, marée, multitude, monstrueuse entité collective en proie à l’hystérie et célébrant le culte de Quinn. La scène aurait fort bien pu se situer en 1934 à Nuremberg, avec un buste différent sur le drapeau – faciès halluciné d’hyperthyroïdien, courte moustache noire – et les cris de la foule m’apporter une variante des mots lancés à pleins gosiers – Sieg ! Heil ! Sieg ! Heil ! Le souffle me manqua. Je m’effondrai sur les genoux, terrassé par le vertige, l’angoisse, la stupeur, l’épouvante, j’ignore quoi exactement, et je plaquai mes mains contre mes yeux. Puis la vision cessa, la légère brise marine balaya de mon esprit foule et drapeau. Je n’eus plus devant moi qu’un Pacifique illimité.

Avais-je vu ? Le voile du temps s’était-il entrouvert un moment ? Quinn serait-il le prochain führer, le duce de demain ? Mon cerveau surmené ne conspirait-il pas plutôt avec mes sens fatigués pour produire un fugitif éclair paranoïaque, un miracle démentiel, et rien d’autre ? Je ne savais. Je ne sais toujours pas. J’ai mon idée, ma théorie, d’après laquelle j’ai bel et bien vu. Mais cette bannière, je ne l’ai plus vue par la suite, jamais, pas plus que je n’ai réentendu les hurlements de la foule en délire. Tant que ce drapeau ne flottera pas effectivement au-dessus de nous, je ne saurai pas où est la vérité.

À la fin, jugeant que je m’étais séquestré dans la nature assez longtemps pour rétablir à l’Hôtel de Ville ma position de conseiller digne de foi, je gagnai Monterey par la côte, puis San Francisco, d’où je rejoignis New York et mon appartement non entretenu de la 63e Rue. Les choses n’avaient guère évolué. Les jours diminuaient. Novembre était arrivé, et les brouillards d’automne laissaient la place aux premières bourrasques de l’hiver qui attaquait dur, prenant la ville en écharpe d’une rivière à l’autre. Notre maire, mirabile dictu ! avait fait le voyage en Louisiane, pour le plus vif déplaisir des éditorialistes du New York Times : il appuyait le projet de barrage à Plaquemine et s’était laissé photographier bras dessus bras dessous avec l’excellent gouverneur Thibodaux. Notre homme semblait d’ailleurs ronger son frein : il souriait comme pourrait sourire l’infortuné que l’on prierait d’embrasser un cactus.

Sitôt réinstallé, j’allai rendre visite à Carvajal.

Cela faisait un mois que je ne l’avais pas revu, mais il paraissait vieilli de beaucoup plus – teint plombé, regard brouillé et larmoyant, mains agitées d’un tremblement perpétuel. Il ne semblait pas diminué à ce point lors de notre première rencontre dans le bureau de Bob Lombroso en mars : toute la vigueur acquise au cours du printemps et de l’été lui faisait maintenant défaut, cette vitalité soudaine qu’il tirait peut-être des rapports noués avec moi. Pas « peut-être », mais « sûrement » : de minute en minute, pendant que nous parlions, le sang colorait de nouveau ses pommettes, une flamme d’énergie renaissait dans ses yeux.

Je lui décrivis ce qui m’était arrivé à Big Sur, le long des falaises.

— Il est possible que ce soit le début, concéda Carvajal de sa voix unie. La chose doit vous venir tôt ou tard. Pourquoi n’aurait-elle pas commencé là-bas ?

— Mais si j’ai vu pour de bon, à quoi correspond ma vision ? Quinn entouré de bannières ? Quinn soulevant les foules ?

— Comment le saurais-je ?

— Vous n’avez jamais vu une scène analogue ?

— L’époque de Quinn, la vraie, se situe après la mienne, me rappela Carvajal, et ses yeux m’adressaient un léger reproche. (Oui, j’oubliais : cet homme n’en avait plus que pour six mois de vie, il connaissait l’heure, la minute exacte. Il enchaîna :) Vous vous souvenez peut-être de l’âge apparent de Quinn, tel qu’il était dans votre vision ? La couleur de ses cheveux, les rides…

J’interrogeai ma mémoire. Quinn avait environ trente-huit ans, mais l’homme dont le portrait apparaissait sur cette bannière, quel âge avait-il ? Je l’avais identifié instantanément, les différences d’ordre physique n’étaient donc pas considérables. Les joues moins fermes que celles du Quinn actuel ? Les cheveux blonds grisonnants aux tempes ? Le dessin de son rire métallique plus accusé ? Je ne savais. Je ne m’étais pas rendu compte. Cette image… simple illusion, peut-être ? Hallucination née de la fatigue mentale ? Je m’excusai auprès de Carvajal, promettant de faire mieux la fois suivante, s’il m’en était accordé une. Il m’affirma que la chose arriverait de nouveau. Je verrais, insista-t-il. Il s’animait de plus en plus, puisait un regain de vigueur à mesure que se prolongeait ma visite. Oui, je verrais, aucun doute n’était permis.

— Et maintenant, au travail, enchaîna-t-il. Voici d’autres instructions pour Quinn.

Ce jour-là, il n’avait qu’une chose à transmettre : le maire était supposé battre le terrain pour chercher un nouveau préfet de police, car l’homme qui remplissait actuellement ces fonctions, Soudakis, allait bientôt démissionner. Les bras m’en tombèrent. Soudakis constituait l’un des meilleurs choix effectués par Quinn : efficace et très populaire, la plus parfaite réplique de superman que la police new-yorkaise ait jamais eue depuis deux générations, un personnage solide, sûr, incorruptible et courageux, n’hésitant pas à prendre des risques quand il le fallait. Au cours de la première année où il avait occupé le poste, il s’était affirmé pratiquement inamovible : on aurait pu croire qu’il avait toujours été préfet et qu’il le resterait ad vitam aeternam. Il obtenait d’ailleurs des résultats spectaculaires, retransformant cette Gestapo qu’était devenue la police locale sous feu Gottfried en une force éprise de paix. Et sa tâche n’était pas finie : quelques semaines plus tôt seulement, j’avais entendu Soudakis dire au maire qu’il lui fallait dix-huit mois de plus pour terminer la grande épuration. Cet homme, démissionner ? Voilà un son de cloche qui sonnait vraiment faux.

— Quinn ne marchera jamais, protestai-je. Il va tout simplement me rire au nez.

Carvajal haussa les épaules.

— Soudakis ne sera plus préfet de police à partir du 1er janvier. Le maire ferait donc bien d’avoir son remplaçant sous la main.

— Admettons. Mais c’est tellement improbable, cette histoire ! Soudakis est là comme le rocher de Gibraltar. Je ne peux vraiment pas m’en mêler, aller dire au maire que son préfet de police va démissionner, même s’il en a effectivement l’intention. Il y a eu un tel frottement au sujet de Thibodaux et de Ricciardi, que Mardokian m’a obligé à prendre du repos. Si je me présente avec une idée aussi folle que celle-là, ils pourraient bien me balancer.

Imperturbable, implacable, Carvajal laissait peser sur moi son regard.

J’insistai derechef :

— Si au moins vous me fournissiez un argument solide à l’appui ! Pourquoi diable Soudakis songerait-il à démissionner ?

— Je ne sais pas.

— Est-ce que j’obtiendrais quelque élément en contactant Soudakis lui-même ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas. Vous ne savez pas ! Et ça ne vous intéresse pas de savoir, sans doute ? Tout ce que vous savez, c’est qu’il veut démissionner.

— Je ne sais même pas s’il le veut, Lew. Je sais qu’il partira, sans plus. Il est d’ailleurs possible que Soudakis n’en sache rien pour l’instant.

— Ah ! bravo. Merveilleux ! Je vais trouver le maire, le maire convoque Soudakis, et Soudakis proteste comme un beau diable parce que rien n’est vrai actuellement.

— La réalité est toujours respectée, Lew. Soudakis démissionnera. Tout se fera à l’improviste.

— Suis-je le seul qui puisse avertir Quinn ? Que se passerait-il si je ne disais rien ? S’il est vrai que la réalité est toujours respectée, Soudakis démissionnera de toute manière, que j’intervienne ou non. N’est-ce pas ? N’ai-je pas raison ?

— Vous préféreriez que le maire soit pris de court quand la chose arrivera ?

— Mieux vaut ça que passer pour un fou aux yeux de Quinn.

— Vous auriez peur d’avertir le maire ?

— Oui.

— Que craignez-vous donc pour vous ?

— Je me mettrais dans une position bougrement difficile, non ? On me demanderait de fournir des preuves à l’appui d’une chose que j’estime moi-même insensée. Je serais obligé de faire marche arrière en disant que c’est une conjecture, rien qu’une conjecture, et si Soudakis m’opposait un démenti formel, je perdrais toute influence auprès de Quinn. Qui sait même si je n’y laisserais pas mon emploi. Est-ce cela que vous désirez ?

— Je n’ai aucun désir, vous le savez, articula Carvajal d’une voix lointaine.

— Et d’ailleurs, Quinn ne laisserait pas partir Soudakis.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Absolument sûr. Il a trop besoin de lui. Il n’accepterait jamais sa démission. Soudakis aura beau dire, il restera en place. Et que devient alors le respect de la réalité ?

— Soudakis ne restera pas, maintint Carvajal, sans y mettre le moindre sentiment.

Je pris congé et réenvisageai le problème sous toutes ses faces.

Les objections que je formulais contre une démarche auprès de Quinn pour lui suggérer de chercher un successeur à Soudakis s’imposaient sans qu’on puisse les discuter : elles étaient logiques, raisonnables, plausibles. Je répugnais à me fourvoyer, à me placer dans une position des plus périlleuses si peu de temps après mon retour, alors que j’étais toujours en butte au scepticisme de Mardokian touchant mon équilibre mental. D’un autre côté, si quelque événement imprévu obligeait Soudakis à démissionner, j’aurais négligé mes devoirs en m’abstenant d’alerter le maire. Dans une grande métropole qui se trouvait constamment au bord du chaos, une simple vacance de deux ou trois jours parmi les dirigeants de sa police pouvait aggraver la situation au point de la rendre presque anarchique dans les rues, et s’il était une chose dont Quinn n’avait vraiment pas besoin, en tant que candidat futur à la Maison-Blanche, c’était une recrudescence du banditisme qui sévissait à New York avant le règne dictatorial de Gottfried, puis sous l’administration du faible DiLaurenzio. Troisième point, enfin : je ne m’étais jamais refusé jusqu’alors à transmettre une directive donnée par Carvajal, et je me faisais scrupule de lui tenir tête pour cette fois. Insensiblement, la notion du respect de la réalité présentée par le petit homme était devenue partie intégrante de moi-même. Insensiblement, j’avais accepté sa philosophie à un degré qui me laissait dans la crainte obsédante de fausser l’inévitable déroulement de l’inévitable. Et ce fut avec les appréhensions d’un homme juché sur un glaçon dérivant vers les chutes du Niagara, que je me résolus finalement à entretenir Quinn de l’affaire Soudakis.

Néanmoins, je laissai d’abord s’écouler une semaine, espérant que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes sans intervention de ma part, puis une autre, et j’aurais bien continué ainsi tout le reste de l’année. Mais je m’aperçus que je manquais de loyauté envers moi-même. Je rédigeai donc une note et la fis passer à Mardokian.

— Je ne présenterai pas ça à Quinn, m’informa-t-il deux heures plus tard.

— Il le faut. (J’insistais, mais le cœur n’y était pas.)

— Tu sais ce qui arrivera si je t’écoute ? Le maire te saquera, Lew. J’ai été obligé de jongler toute une matinée au sujet de Ricciardi et du fameux voyage en Louisiane, et les propos que Quinn a tenus sur ton compte n’avaient rien d’élogieux. Il a peur que tu perdes les pédales.

— Oui, c’est votre avis à tous. Eh bien, vous vous trompez, Haig : je ne suis pas fou. J’ai passé deux semaines agréables en Californie, et jamais je ne me suis senti mieux. Je te le répète : d’ici janvier, New York aura besoin d’un nouveau préfet de police.

— Mais non, Lew.

— Non ?

Mardokian fit entendre un grognement amusé. Il me tolérait, me laissait dire. Mais je le savais : il était fatigué de moi et de mes prophéties.

— Dès que j’ai eu ta petite note, reprit-il, j’ai téléphoné à Soudakis. Je lui ai dit que des bruits couraient, d’après lesquels il parlait de démissionner. Je n’ai cité aucune source. Je lui ai laissé croire que je tenais la chose d’un membre de la presse. J’aurais voulu que tu voies sa figure, Lew. Tu aurais cru que j’avais traité sa mère de tous les noms ! Il m’a juré ses grands dieux qu’il ne quitterait son poste que si Quinn exigeait son départ. Je sais habituellement reconnaître quand un homme cherche à me bluffer, et Soudakis était aussi sincère qu’on peut l’être.

— Quoi qu’il en soit, Haig, il démissionnera dans un mois ou deux.

— Comment serait-ce possible ?

— Des circonstances imprévues l’y obligeront.

— Par exemple ?

— N’importe quoi. Raisons de santé. Scandale parmi le haut personnel de la préfecture. Une offre irrésistible de San Francisco. La cause exacte, je l’ignore. Je peux simplement t’affirmer…

— Allons, Lew ! Comment pourrais-tu savoir ce que fera Soudakis l’année prochaine, quand Soudakis lui-même n’en a pas la moindre idée ?

— Je le sais.

— Mais comment ?

— Mon intuition.

— Encore ton intuition ! Tu ne fais que nous répéter ce mot ! Eh bien, c’est une intuition de trop, Lew. Ton métier, c’est d’interpréter des tendances, et non de donner dans le genre prophétique. Or, de plus en plus souvent, tu nous sers de simples jugements personnels, des tours de magie qui sentent la boule de cristal, des…

— Haig ! Est-ce qu’un seul de mes tours, comme tu dis, a manqué son coup ?

— Justement, je me le demande.

— Aucun. Pas un seul n’a raté. Beaucoup n’ont pas encore donné de résultats dans un sens ou dans l’autre, mais, il n’y en a pas un qui ait pu être infirmé par la suite des événements. Aucune des mesures ou des démarches que j’ai proposées ne s’est en définitive révélée malheureuse, aucune…

— Ça n’y fait rien, Lew. Je te l’ai dit, l’autre fois : ici, on ne se fie guère aux devins. Borne-toi à extrapoler les tendances visibles, veux-tu ?

— Si j’agis comme je le fais, c’est uniquement dans l’intérêt de Quinn.

— Bien sûr ! Mais j’estime que tu devrais veiller un peu plus au tien.

— Que veux-tu dire par là ?

— Que si ton travail ne prend pas une allure… hum… moins excentrique, le maire pourrait être amené à se passer de tes services.

— Foutaise ! Il a besoin de moi, Haig.

— Il commence à ne plus être de cet avis. Il en arrive même à penser que tu représentes un risque.

— Alors, il ne mesure pas tout ce que j’ai fait pour lui. Il est mille fois plus proche de la Maison-Blanche qu’il ne le serait sans moi. Écoute bien, Haig : que Quinn et toi me prennent ou non pour un fou, cette ville se réveillera un beau matin de janvier sans préfet de police. Son maire aurait tout intérêt à chercher dare-dare du personnel. Je veux que tu lui soumettes ma suggestion.

— Je n’en ferai rien, répondit Mardokian. Et c’est dans ton propre intérêt.

— Ne sois pas entêté.

— Entêté ? Entêté ? Quand j’essaie de te sauver la mise ?

— Enfin, quel mal y aurait-il si Quinn commençait en douce à chercher un autre préfet de police ? Supposons que Soudakis ne démissionne pas : Quinn n’aura qu’à laisser tomber, et nul n’en saura rien. Suis-je censé voir juste à tout coup ? Il se peut que j’aie raison au sujet de Soudakis, mais même si je me trompe, quelle importance ? C’est un renseignement d’une utilité virtuelle que je vous offre, d’un intérêt capital s’il est fondé, et je…

— Personne n’exige de toi que tu tombes juste à cent pour cent, répondit Mardokian. Bien sûr, il n’y aurait aucun mal à rechercher parmi un nombre restreint de candidats un nouveau préfet de police. Le mal que j’essaie d’éviter te concerne, Lew. Quinn est allé jusqu’à m’annoncer que si tu te présentes encore avec une de tes prophéties style magie noire, il t’expédiera dans une maison de santé – et il le fera, Lew, il le fera. Tu as peut-être bénéficié d’une série de chances extraordinaires pour nous sortir des trucs valables fondés sur rien, mais…

— Ce n’est pas une simple question de chance, Haig, interrompis-je doucement.

— Quoi ?

— J’ai complètement abandonné la stochastique. Je ne procède plus par extrapolations. Aussi vrai que je te le dis, je vois. Je suis capable de regarder dans l’avenir, d’y surprendre des conversations, d’y lire des manchettes de journaux, d’y noter certains événements. Je peux extraire toutes sortes de faits du futur. (Je ne commettais qu’un mensonge véniel en m’adjugeant ainsi le don de Carvajal. Opérationnellement parlant, les résultats étaient les mêmes, quel que fut celui qui possédait la faculté de voir.) C’est pour cela que je ne puis pas toujours fournir des arguments justifiant mes conseils. Je scrute janvier, je vois Soudakis démissionner, point final : je n’en connais pas la raison, je ne perçois pas encore la structure générale des causes et des effets. Rien que l’événement isolé. C’est totalement différent de l’extrapolation des tendances, c’est tout autre – beaucoup plus désordonné et bien moins vraisemblable, mais plus efficace. Efficace à cent pour cent. À cent pour cent, Haig ! Parce que je vois ce qui va arriver.

Mardokian garda très longtemps le silence.

Finalement, d’une voix étranglée, cotonneuse, il marmotta :

— Lew…, es-tu sérieux ?

— Tout ce qu’il y a de plus sérieux, Haig.

— Si je vais chercher Quinn, lui répéteras-tu mot pour mot ce que tu viens de me dire ? Mot pour mot ?

— Oui.

— Eh bien, attends-moi.

J’attendis. Je m’efforçai de ne plus penser à rien. De faire le vide dans mon esprit, de laisser s’en écouler toute stochastique : avais-je cafouillé, surestimé mon jeu ? Je ne le croyais pas. Je jugeais que le temps était venu de révéler en partie ce à quoi j’excellais. Pour les besoins de la cause, je n’avais pas eu scrupule d’omettre le rôle de Carvajal dans l’affaire, mais cela excepté, je ne dissimulais aucun point. Et je me sentis libéré d’un poids énorme. Une impression de soulagement profond m’envahissait, maintenant que j’avais démasqué mes batteries.

Au bout d’un laps de temps qui dura peut-être quinze minutes, Mardokian revint. Le maire l’accompagnait. Ils firent quelques pas dans le bureau et s’arrêtèrent côte à côte, couple étrangement disparate, l’Arménien au teint bistre et à la taille démesurée, Quinn beaucoup plus petit, trapu et blond. Ils avaient un air terriblement solennel.

— Répète au maire ce que tu m’as dit tout à l’heure, Lew, m’enjoignit Mardokian.

Je ne me fis pas prier, je ressortis mes révélations au sujet de mon don de double vue, utilisant autant que possible les mêmes phrases, les mêmes termes. Quinn m’écouta avec un visage de pierre. Quand j’eus terminé, il demanda :

— Depuis combien de temps travail lez-vous pour moi, Lew ?

— Depuis début 96.

— Presque quatre ans, donc. Et depuis combien de temps êtes-vous branché directement sur l’avenir ?

— Il n’y a pas très longtemps. Ça a commencé en mare. Vous vous rappelez, le jour où je vous ai poussé à faire adopter par le conseil municipal le projet de loi sur la coagulation du pétrole obligatoire, juste au moment où des navires allaient vider leurs réservoirs près du Texas et de la Californie ? Ça date de cette époque. Je ne faisais pas qu’extrapoler. Après, il y a eu le reste, toutes ces choses qui semblaient parfois fantastiques, et qui…

— Un procédé dans le genre de la boule de cristal, opina Quinn, sans cacher son effarement.

— Oui. Tout juste. Souvenez-vous, Paul. Quand vous m’annonciez que vous vous présentiez aux élections présidentielles de 04, vous ayez ajouté : « Vous serez les yeux qui verront l’avenir pour moi. » Vous ne croyiez pas si bien dire !

Quinn secoua la tête.

— Je pensais qu’un repos de deux semaines suffirait à vous remettre d’aplomb, Lew. Mais maintenant, je me rends compte que les choses vont beaucoup plus loin.

— Quoi ?

— Pendant quatre ans, vous vous êtes montré pour moi un ami dévoué, un collaborateur précieux. Je ne mésestimerai pas la valeur de l’aide que vous m’avez apportée. Peut-être tiriez-vous vos idées d’une analyse intuitive des tendances, ou peut-être utilisiez-vous vos ordinateurs, à moins qu’un bon génie ne soit là pour vous souffle ce qu’il faut faire, mais de toute façon, vous me donniez des conseils éclairés. Seulement, je ne puis accepter le risque qu’il y aurait à vous garder dans mon équipe après ce que je viens d’apprendre. Si le bruit courait un jour que toutes les grandes décisions de Paul Quinn sont l’œuvre d’un gourou, d’un devin, d’une sorte de Raspoutine doué de double vue, que je ne suis qu’un pantin dont on tire les ficelles, je serais perdu, cuit, lessivé. Nous allons vous mettre en disponibilité à dater d’aujourd’hui, et vous toucherez votre traitement intégral jusqu’au terme du présent exercice. D’accord ? Cela vous laissera plus de sept mois pour remettre en route votre firme de conseiller privé avant que l’on vous raye des listes d’émargement municipales. Je suppose qu’en raison de votre divorce vous vous heurtez à de sérieux problèmes d’argent, et je ne veux pas aggraver la situation. Maintenant, convenons d’une chose, entre nous : je ne dirai rien officiellement des vraies causes de votre départ, et vous ne révélerez jamais la prétendue origine des conseils que vous me donniez. Est-ce équitable comme ça ?

— Vous me balancez ? murmurai-je.

— J’en suis désolé, Lew.

— Je peux faire de vous le prochain Président des États-Unis, Paul !

— Disons donc qu’il me faudra y arriver par mes propres moyens.

— Vous me croyez fou, n’est-ce pas ?

— Fou est un bien grand mot.

— Mais vous le croyez, hein ? Vous vous dites que vous suivez les conseils d’un maniaque dangereux. Peu vous importe que mes conseils aient toujours été bons : il vous faut maintenant vous débarrasser de moi, car ça la ficherait mal, oui, ça la ficherait mal si le public venait à penser qu’il y a un magicien parmi vos collaborateurs…

— Je vous en prie, Lew, ne me rendez pas les choses plus pénibles. (Quinn traversait le bureau, me prenait la main, une main glacée qu’il serrait dans son étreinte féroce. Ses yeux n’étaient plus qu’à quelques centimètres de moi. Nous y étions, oui : le fameux Remède Quinn, pour une fois encore, pour une fois dernière. Il reprit, d’un ton pénétré :) Vous pouvez me croire, Lew, je vais vous regretter. Aussi bien comme ami que comme conseiller. Il est possible que je me trompe lourdement. Et ça me fait quelque chose de devoir en arriver là. Mais vous disiez vrai : je ne peux pas prendre ce risque, Lew. Je ne peux pas.

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