19

Huit jours après ma visite à Carvajal, il téléphona pour me proposer de déjeuner avec lui le lendemain. Acceptant sa suggestion, je le rejoignis au Club des Négociants et des Armateurs dans les parages de la Bourse.

L’endroit avait de quoi me surprendre. Le Club des Négociants et des Armateurs est l’un des sanctuaires vénérables, exclusivement peuplés de courtiers d’un rang supérieur et de banquiers, suivant le principe « accès réservé aux seuls membres ». Quand je dis « aux seuls », entendez par là que Bob Lombroso lui-même, Américain depuis onze générations et presque un magnat de Wall Street, se voit refuser tacitement la qualité de membre à cause de ses origines juives, et qu’il a pris le parti de ne pas s’en vexer. Comme dans tous les clubs de ce niveau, la seule fortune ne suffit pas à vous donner patte blanche : vous devez être jugé digne de la maison, homme d’esprit adéquat, courtois et de vieille souche, ayant fréquenté le collège qu’il fallait et œuvrant pour une firme dont on reconnaît les mérites. Autant que je pouvais voir, Carvajal ne possédait rien qui l’imposât en ce domaine. Sa richesse datait d’hier, et il était par nature étranger à ces messieurs, sans aucune des références de collège requises, ni des affiliations à la haute société des banques ou du négoce. Comment avait-il donc fait pour chiper un titre de membre ?

— C’est une simple histoire de famille, m’expliqua-t-il avec complaisance, tandis que nous nous enfoncions dans de moelleux fauteuils, près d’une fenêtre ouverte à soixante étages de la rue tumultueuse. L’un de mes arrière-arrière-grands-pères fut membre fondateur, en 1823. Les statuts prévoient que les onze titres de membre fondateur passent automatiquement aux fils aînés, puis aux fils des fils aînés, et ainsi de suite jusqu’à la consommation des siècles. Quelques individus fort peu reluisants ont souillé la pureté de l’organisation à cause de cet article. (Il me gratifiait tout à coup d’un sourire malicieux passablement inattendu.) J’y viens environ une fois tous les cinq ans. Vous noterez que je me suis mis sur mon trente et un.

Et c’était bien le cas : un doublet à chevrons vert et or qui survivait peut-être depuis dix ans à sa splendeur, mais conservait toujours plus de brillant et d’élégance que le reste de sa garde-robe moisie. En fait, Carvajal paraissait véritablement métamorphosé, plus remuant, plus vivant, je dirais même plus gai, et nettement plus jeune que l’homme triste au teint cendreux dont j’avais fait naguère la connaissance chez Bob Lombroso.

— Je n’imaginais pas que vous aviez des ancêtres, dis-je.

— Il y a eu des Carvajal sur le sol du Nouveau Monde bien avant que le Mayflower ait appareillé de Plymouth. Nous étions très nombreux en Floride au début du dix-huitième siècle. Quand la Grande-Bretagne annexa ce pays en 1763, une branche de ma famille émigra à New-York, et je crois même qu’il fut un temps où nous possédions la moitié du front de mer et la majeure partie de l’Upper West Side. Mais la panique de 1837 nous a ruinés, et je suis le premier Carvajal en un siècle et demi qui a pu s’élever au-dessus d’une pauvreté fièrement cachée. Mais dans les pires circonstances, nous avons toujours gardé notre qualité de membre héréditaire du Club. (Il embrassait d’un geste large les splendides murs à panneaux de séquoia, les grandes fenêtres doublées de chrome étincelant, l’éclairage discrètement placé en retrait.) Jamais je n’oublierai la première fois que mon père m’a amené ici, pour y prendre un cocktail. J’avais environ dix-huit ans, c’était donc… oui, vers 1957. Le Club ne se trouvait pas encore dans cet immeuble, mais dans Broad Street – une bâtisse datant des années 1850. Nous sommes entrés, mon père et moi, vêtus de nos costumes à vingt dollars et de nos cravates de laine. Tous les hommes présents me semblaient être des sénateurs, jusqu’aux domestiques, mais personne ne s’est moqué de nous, personne n’a pris un air supérieur. J’ai savouré mon premier Martini, mon premier filet mignon, et c’était pour moi comme une excursion au Walhalla, voyez-vous, ou à Versailles. Une visite à un monde étrange, prodigieux, un monde où chacun était riche, puissant, magnifique. Et alors que je me trouvais assis à l’immense table de chêne, en face de mon père, il m’est venu une vision. J’ai commencé à voir. Je me suis vu sous les traits d’un homme âgé ; l’homme que je suis aujourd’hui, décharné, avec des mèches de cheveux gris encore plantées çà et là, le moi aîné que j’avais déjà appris à identifier et à supporter. Mon double en plus vieux était assis dans une pièce véritablement luxueuse, une pièce aux lignes sobres, aux meubles brillants dont la forme s’adressait à l’imagination, la pièce même, par le fait, où nous nous trouvons maintenant. J’occupais une table en compagnie d’un homme beaucoup plus jeune, grand, bien découplé, aux cheveux noirs. Il se penchait vers moi, me regardait fixement avec une expression tendue qui traduisait le doute, il guettait chacune de mes paroles comme s’il essayait de les graver dans sa mémoire. Puis la vision a cessé. Je me suis retrouvé en face de mon père qui s’inquiétait de savoir si j’allais bien. Je lui ai laissé croire que le Martini m’avait étourdi du premier coup, que c’était l’alcool qui rendait mes yeux vitreux et relâchait mes traits, car même à l’époque, je ne raffolais guère de la boisson. Et je me suis demandé si ce que j’avais vu n’était pas en quelque sorte la contre-image de mon père et de moi installés dans la pièce – je veux dire, l’image de mon double aîné amenant son propre fils au Club des Négociants et des Armateurs d’un lointain futur. Longtemps j’ai cherché à imaginer qui serait ma femme et quel aspect aurait mon fils, puis j’en suis venu à comprendre qu’il n’existerait pour moi ni épouse ni fils. Les années ont passé, et nous sommes là – vous assis à ma table, en train de me regarder fixement, avec une expression tendue…

Un frisson courut le long de mon échine.

— Vous m’avez vu ici, avec vous, il y a plus de quarante ans ?

Il acquiesça d’un petit hochement de tête distrait et, dans le même mouvement, se retourna pour faire signe au serveur, rayant l’air avec son doigt, aussi impérieux que s’il eût été Pierpont-Morgan ou Vanderbilt. Le serveur accourut. Plein d’obséquiosité, il lui souhaita le bonjour en l’appelant par son nom. Carvajal commanda un Martini – peut-être parce qu’il l’avait vu quarante ans plus tôt ? – et un sherry pour lui-même.

— On vous accueille ici de manière fort polie, remarquai-je.

— Ils se font un point d’honneur de traiter chaque membre comme s’il était le cousin du Tsar de toutes les Russies, expliqua Carvajal. Mais ce qu’ils disent de moi en privé est probablement moins flatteur. Mon titre de membre va disparaître à ma mort, et je suppose que le Club sera bien aise quand il n’y aura plus de minables petits Carvajal pour enlaidir le décor.

Les apéritifs arrivèrent presque aussitôt. Nous levâmes solennellement nos verres, portant un toast qui, au fond, était de pure forme.

— À l’avenir, dit Carvajal. À l’avenir radieux, plein de promesses. (Et il partit d’un rire enroué.)

— Vous voilà bien remonté, aujourd’hui.

— Eh oui, cela fait des années que je ne me suis senti aussi gai. Un deuxième printemps pour le pépé, pas vrai ? Garçon ! Garçon !

Le serveur accourut. À ma grande surprise, Carvajal réclama des cigares – et choisit les plus chers parmi ceux que la petite vendeuse lui présenta – le tout ponctué d’un nouveau rire. Puis il me dit :

— Faut-il vraiment attendre la fin du repas ? Moi, je vais y goûter tout de suite.

— Allez-y. Qui vous en empêche ?

Il alluma son havane, et je l’imitai.

Son exubérance m’interloquait, me faisait presque peur. Lors de nos deux précédentes rencontres, Carvajal avait donné l’impression de puiser vainement à des réservoirs d’énergie depuis longtemps vides, et il semblait maintenant ragaillardi, plein de fougue, galvanisé par une ardeur farouche provenant de quelque source hideuse. J’allais presque imaginer l’effet de drogues inconnues, ou d’une transfusion de sang de taureau – voire d’une greffe d’organes pris sur de jeunes victimes kidnappées.

— Dites-moi, lança-t-il tout à trac. Avez-vous jamais eu des instants de double vue ?

— Oui, je pense. Rien d’aussi vivant que les messages que vous recevez, naturellement. Mais j’incline à croire que beaucoup de mes intuitions sont fondées sur des éclairs de vision véritable, des éclairs subliminaux qui jaillissent et s’éteignent trop vite pour que je puisse en prendre conscience.

— C’est fort probable.

— Et sur des rêves, ajoutai-je. J’ai souvent de ces songes prémonitoires qui s’avèrent correspondre à des réalités. Comme si l’avenir dérivait jusqu’à moi et se présentait au seuil de mon intelligence endormie.

— L’esprit qui sommeille est beaucoup plus réceptif aux phénomènes de cette sorte, c’est exact.

— Mais ce que je perçois en rêve me vient sous une forme symbolique. Les images tiennent davantage de la métamorphose que du cinéma. Juste avant l’arrestation de Gilmartin, par exemple, j’ai rêvé qu’on le traînait dans une cour pour le fusiller. À croire que le renseignement m’était bien arrivé, mais pas de façon directe.

— Erreur, dit Carvajal. Le message vous est parvenu intégralement, au pied de la lettre, mais votre cerveau l’a brouillé, chiffré, parce que vous dormiez et n’étiez pas en mesure de brancher correctement vos récepteurs. Seul l’esprit rationnel à l’état de veille peut analyser et classer de telles images en toute certitude. Pourtant, la plupart des gens reprenant conscience réfutent purement et simplement ce qu’ils ont vu, et quand ils dorment, leur cerveau maltraite tout ce qui lui vient.

— Vous croyez que beaucoup d’individus captent des messages en provenance de l’avenir ?

— Je prétends même que c’est le cas pour tout le monde, affirma Carvajal avec véhémence. L’avenir n’est pas le domaine inaccessible, immatériel que l’on se figure volontiers. Mais il y en a tellement peu qui admettent son existence, sinon comme une simple abstraction. Tellement peu qui laissent ses messages les atteindre ! (Une force surnaturelle se lisait maintenant dans son regard. Il baissa la voix et continua :) L’avenir n’est pas qu’une formule verbale. C’est un lieu qui a son existence propre. Voyez, nous nous trouvons ici, dans nos fauteuils. Or, nous sommes également là, là + 1, là + 2, là + n, une infinité de là, tous immédiats, antérieurs ou postérieurs à cette position actuelle que nous occupons sur notre vecteur-temps. Les autres positions ne sont ni plus ni moins « réelles » que celle-ci. Elles existent simplement en des points qui se trouvent ne pas être les lieux où le siège de notre perception est à présent localisé.

— Mais parfois nos perceptions…

— … dérivent, acheva le petit homme. Elles s’égarent sur d’autres segments du vecteur-temps. Elles saisissent des événements, des états d’âme, des bribes de dialogues qui n’appartiennent pas au « maintenant ».

— Nos perceptions dérivent-elles, insistai-je, ou n’est-ce pas plutôt que certains événements sont mal ancrés dans leur propre « maintenant » ?

Il haussa les épaules.

— Quelle importance ? D’ailleurs, il n’y a pas moyen de savoir.

— Vous ne cherchez donc pas à expliquer comment se produit le phénomène ? Votre vie entière a été conditionnée par ces visions, et vous vous bornez…

— Je vous l’ai dit : j’ai échafaudé un grand nombre d’hypothèses. Un si grand nombre, en vérité, qu’elles finissent par se démolir les unes les autres. Voyons, Lew, pensez-vous que je m’en moque ? J’ai consacré toute une existence à essayer de comprendre mon pouvoir, ma force. Je peux donner à vos questions dix, douze réponses plausibles. La théorie des vecteurs-temps inverses, par exemple. Vous en ai-je déjà touché un mot ?

— Non.

— Eh bien, regardez. (Posément, il tira un stylo de sa poche et traça sur la nappe deux lignes parallèles continues. Il nomma les extrémités de la première X et Y, celles de la deuxième X’ et Y’.) Regardez ! La droite XY figure le cours de l’histoire tel que nous le connaissons. Il débute avec la création en X et s’achève avec l’équilibre thermodynamique en Y, d’accord ? Situons maintenant quelques dates marquantes le long du chemin. (À petits traits de plume nerveux, il ajouta de courtes barres transversales, commençant par le côté de la table le plus proche de lui pour aller dans ma direction.) Ici, l’ère quaternaire, l’Homme de Néanderthal. Ici, l’époque du Christ. Ici, 1939, début de la Seconde Guerre mondiale – et de Martin Carvajal, par parenthèse. Quand êtes-vous né ? En 1970 ?

— 1966.

— Fort bien. Ici. donc, 1966. Vous. Et ici, l’année présente : 1999. Supposons que vous viviez jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Je repère ici l’année de votre mort : 2056. Terminé pour le vecteur XY. Passons maintenant à l’autre, X’Y’ : il figure lui aussi le cours de l’histoire, exactement le même que j’ai schématisé par XY. Seulement je vais l’orienter en sens contraire.

— Quoi ?

— Et alors ? Admettons qu’il existe plusieurs univers, que chacun est indépendant des autres et possède son système solaire particulier, des planètes sur lesquelles des faits se produisent, également particuliers à cet univers. Une multitude d’univers, Lew. Voyez-vous une raison valable pour que le temps doive obligatoirement s’y écouler dans le même sens ?

— L’entropie, marmonnai-je. Les lois de la thermodynamique. Le principe de cause et d’effet.

— Je n’irai pas vous chicaner sur ce point, acquiesça Carvajal. Autant que je sache, ces idées sont bonnes dans les limites d’un système clos. Mais un système clos donné n’a pas de responsabilités entropiques à l’égard d’un autre système clos, n’est-ce pas ? Les horloges peuvent battre de A à Z dans tel univers, et de Z à A dans tel autre, mais seul un observateur placé à l’extérieur des deux peut s’en apercevoir, pourvu que dans chaque univers le flot quotidien coule de cause à effet, et non le contraire. Reconnaîtrez-vous la logique de mon postulat ?

Je fermai les yeux un moment.

— Soit. Nous avons une multitude d’univers isolés les uns des autres, et la direction que suit le flot du temps dans chacun peut paraître chamboulée par rapport à celle qui est suivie dans les autres. Et après ?

— Dans une infinité de choses, quelles qu’elles soient, tous les cas possibles existent, vous êtes d’accord ?

— Oui. Par définition.

— Donc, vous admettez également qu’au milieu de cette infinité d’univers isolés, il s’en trouve peut-être un identique au nôtre dans ses moindres détails, excepté la direction de son vecteur-temps par rapport au vecteur-temps d’ici.

— Je ne suis pas certain de bien saisir…

— Regardez, interrompit-il d’un ton péremptoire en désignant la droite qui rayait la nappe de X’ à Y’. Voici un autre univers, parallèle à celui où nous vivons. Avec tout ce qui arrive dans le nôtre, y compris les moindres faits. Mais dans celui-là, la création est en Y’ au lieu d’X’, et la fin du monde, la grande fournaise, en X’ au lieu d’Y’. Ici, dans le bas… (il traça un petit trait perpendiculaire à la deuxième droite, près de l’extrémité de la table que j’occupais), je place l’Homme de Néanderthal… et ici l’époque du Christ. Et voici 1939, 1966, 1999, 2056. Les mêmes événements, les mêmes dates marquantes, mais qui vont en rétrogradant. Ou plutôt, ils paraissent rétrograder pour quelqu’un qui se trouve dans notre univers et possède le moyen de jeter un coup d’œil sur l’autre. Là, naturellement, tout semble aller dans une direction normale.

Puis Carvajal prolongea les repères 1939 et 1999 de la droite XY jusqu’à leurs points d’intersection avec X’Y’, procéda de même pour les repères 1999 et 1939 d’X’Y’, et réunit les deux couples de lignes en joignant leurs extrémités, pour former un schéma qui avait à peu près cet aspect :



Un serveur lorgna au passage ce que Carvajal faisait sur la nappe. Il toussa discrètement et s’éloigna sans mot dire, conservant son attitude raide et gourmée. Le petit homme n’eut pas l’air de s’en inquiéter. Il enchaînait :

— Supposons maintenant une personne née dans l’univers XY et capable, Dieu sait comment, de glisser parfois un œil dans l’univers X’Y’. Moi. Me voici donc, allant de 1939 à 1999 en XY, jetant à l’occasion un regard vers X’Y’ et observant les événements de ses années 1939–1999 – la réplique exacte des nôtres, sauf qu’elles se succèdent dans l’ordre inverse, si bien qu’à l’époque de ma naissance, là, tous les épisodes de ma vie dans XY ont déjà eu lieu en X’Y’. Quand ma pensée consciente établit la liaison avec celle de mon double d’un univers à l’autre, je le capte alors qu’il revoit son passé, un passé qui est justement mon avenir.

— Très ingénieux.

— Certes. Le commun des mortels, prisonnier d’un univers clos, peut interroger ses souvenirs à volonté, vagabonder librement dans son passé. Mais moi, j’ai accès aux souvenirs de quelqu’un dont la vie s’écoule en sens contraire, ce qui me permet de me « rappeler » l’avenir aussi bien que les années révolues. Je veux dire, tel est le processus si la théorie des vecteurs-temps inverses est fondée.

— Et elle l’est ?

— Comment savoir ? soupira Carvajal. C’est une simple hypothèse plausible, échafaudée pour les besoins de la cause. Elle explique le phénomène qui joue quand je perçois. Mais le moyen de l’étayer ?

Au bout d’un moment, je demandai encore :

— Les choses que vous voyez… vous arrivent-elles dans l’ordre chronologique inverse ? Le futur se déroulant comme un vieux parchemin, en quelque sorte ?

— Non. Jamais. Pas plus que vos souvenirs ne peuvent former une trame continue. J’ai de brèves visions à intervalles irréguliers, des fragments de scènes, quelquefois des tranches assez longues qui paraissent durer dix, quinze minutes, ou davantage. Mais toujours un mélange désordonné, pas la moindre séquence linéaire, rien qui se suive. J’ai dû m’astreindre à tracer le schéma général, à me rappeler certaines séquences pour les grouper en une succession logique. C’était comme si j’essayais de lire des poèmes babyloniens en déchiffrant les caractères cunéiformes gravés sur des tablettes éparpillées et brisées. Peu à peu, j’ai rassemblé des indices qui m’ont guidé dans cette restitution de l’avenir : ici mon visage tel qu’il sera quand j’aurai quarante ans, et ici quand j’en aurai soixante ; là, les vêtements que j’ai portés de 1965 à 1973, et là, l’époque où je laissais pousser ma moustache… oh ! une foule de petits détails, de notes marginales, d’associations mineures qui ont fini par m’être tellement familiers que je pouvais voir une scène, même la plus brève, et la situer à quelques semaines, ou mieux, à quelques jours près. Pas commode au début, mais c’est maintenant chez moi une secondé nature.

— Et vous êtes en train de voir, pour l’instant ?

— Non. Il faut fournir une grosse dépense psychophysiologique si l’on veut amener l’état réceptif… qui tient plutôt de la transe. (Une expression découragée passa dans ses yeux.) Au maximum de son intensité, c’est une sorte de double vue, un monde qui se superpose à un autre, si bien que je ne peux jamais distinguer avec certitude lequel j’habite et lequel je vois. Même après de longues années, je ne me suis pas totalement fait à cette désorientation, à ce mélange. (Peut-être a-t-il frémi en disant ces mots.) D’ordinaire, la sensation est moins forte. Grâce au Ciel.

— Pourriez-vous me montrer l’effet que cela produit ?

— Quoi ? Tout de suite ?

— Oui, si vous voulez bien.

Durant un long moment, Carvajal m’observa. Puis il s’humecta les lèvres, sa bouche se crispa, il fronça les sourcils, semblant réfléchir. Et d’un seul coup, son expression changea. Son regard devint vitreux et fixe, comme s’il suivait un film depuis la dernière rangée de fauteuils d’une salle immense, ou comme s’il était soudain absorbé dans une profonde méditation. Ses pupilles se dilatèrent, et leur ouverture une fois agrandie demeura constante, quelles que fussent les variations d’éclairage quand des gens venaient à frôler notre table. Ses traits accusaient un effort inouï, prodigieux. Son souffle était plus lent, rauque et régulier. Absolument immobile, Carvajal paraissait absent. Une minute à peine s’écoula, je suppose, mais pour moi ce fut long, terriblement long. Puis cette fixité fondit comme neige au soleil. Le petit homme s’abandonna, les épaules voûtées, le sang revint à ses joues en un flux accéléré, ses yeux larmoyèrent, perdirent tout éclat, et il avança une main tremblante pour saisir son verre d’eau, dont il lampa tout le contenu. Pas un mot – et de mon côté, je n’osais rien dire.

Enfin, il murmura :

— Combien de temps ai-je été parti ?

— Pas plus d’une minute. Mais ça m’a paru plus long.

— Pour moi, cela a duré une demi-heure. Au minimum.

— Et qu’avez-vous vu ?

Il haussa les épaules.

— Rien. Rien de nouveau. Vous comprenez, les mêmes scènes reviennent cinq fois, dix fois, vingt fois… comme elles le font dans notre mémoire. Mais la mémoire fausse, déforme. Les scènes que je vois ne sont jamais modifiées.

— Voulez-vous m’en parler ?

— Ce n’était rien, répéta-t-il d’un air dégagé. Un simple petit fait qui se produira au mois d’avril prochain. Vous y jouerez votre rôle. Nous allons passer beaucoup de temps ensemble, dans la proche période à venir.

— Qu’est-ce que je faisais ?

— Vous regardiez.

— Je regardais quoi ?

— Vous me regardiez, précisa Carvajal. Vous m’observiez.

Il sourit, et c’était un vrai ricanement de squelette, un sourire sinistre, sépulcral, un sourire pareil à ceux qu’il nous prodiguait la première fois, dans le bureau de Bob Lombroso. Tout l’entrain inattendu de ces vingt minutes passées l’avait abandonné. Je regrettai de lui avoir demandé cette démonstration : il me semblait m’être ingénié à faire danser la gigue à un mourant. Pourtant, après un court intervalle de silence pesant, il parut prendre le dessus. Il releva la tête, tira une bouffée conquérante de son havane, vida son verre de sherry.

— Ça va mieux, dit-il. Il y a des jours où ce genre de chose vous épuise. Et maintenant, mon cher Lew, si nous nous occupions du menu ?

— Est-ce que vous vous sentez vraiment bien ?

— En pleine forme.

— Je suis désolé de vous avoir…

— N’allez surtout pas vous mettre martel en tête ! Ce n’était pas aussi terrible que vous avez pu l’imaginer.

— Cette chose que vous avez vue… était-elle effrayante ?

— Effrayante ? Non, pas le moins du monde. Je vous l’ai dit : rien de nouveau, rien de plus qu’avant. Je vous en reparlerai un de ces jours.

Il appela le serveur.

— Je crois qu’il est temps de penser au déjeuner, n’est-ce pas ?

Mon menu n’indiquait pas de prix, signe de classe. La liste des plats était époustouflante : saumon grillé, homard du Maine, faux-filet rôti, filet de sole, tout un choix de mets introuvables, rien qui aurait pu rappeler nos plus récentes prouesses comestibles tirées du soja et de nos produits à base d’algues ou de lichens. N’importe quel grand restaurant new-yorkais peut vous régaler d’une spécialité rare – viande ou poisson frais – mais en trouver neuf ou dix au même menu était la preuve écrasante de l’opulence du Club des Armateurs et des Négociants, et des hautes relations dont disposaient ses membres. Je n’eus guère été plus stupéfié de voir figurer sur ce bristol l’entrecôte de licorne et la pièce de sphinx braisée. N’ayant aucune idée de ce que pouvait coûter tel ou tel article, je commandai allègrement les clams et le faux-filet. Mon hôte choisit le cocktail de crevettes et le saumon. Il dédaigna le vin, mais insista pour que je prenne une demi-bouteille. La carte était royale. J’y remarquai un Latour 91 dont la dégustation valait probablement trente-cinq dollars. Je commandai donc ce cru vénérable. À quoi bon liarder, n’est-ce pas ? J’étais l’invité de Carvajal, et il pouvait payer.

Il ne me quittait pas des yeux. Plus énigmatique que jamais, il espérait certainement de moi quelque chose et non moins certainement, se proposait de m’utiliser. On aurait presque pu dire qu’il me faisait la cour à sa manière, vague, muette, renfermée. Mais il n’en laissait rien paraître. J’étais comme un joueur de poker luttant les yeux bandés contre un adversaire qui, lui, voyait ma main.

La démonstration que je lui avais arrachée mettait un point final si pénible à notre entretien précédent, que j’hésitais à revenir sur la question. Nous bavardâmes un moment de choses et d’autres – vins, nourriture, Bourse, économie nationale, personnalités politiques – tous centres d’intérêt qui nous laissaient en terrain neutre. Inévitablement, nous finîmes par aborder le sujet numéro un – Paul Quinn – et l’atmosphère fut soudain plus lourde.

— Il fait du bon travail, ne trouvez-vous pas ? insinua Carvajal.

— C’est bien mon avis.

— Ce doit être le maire le plus populaire qu’on ait eu à New York depuis des années. Il sait charmer son monde, pas vrai ? Et quelle énergie, quelle fougue ! Trop, peut-être, à l’occasion ? Il semble souvent manquer de patience, ne pas respecter la hiérarchie politique habituelle pour arriver plus vite à ses fins.

— Je le reconnais, acquiesçai-je. Il est impétueux, c’est certain. Péché de jeunesse. Rappelez-vous qu’il n’a pas quarante ans.

— Il devrait néanmoins montrer plus de modération. Cette impatience le rend volontiers tyrannique. Le maire Gottfried avait la main lourde, et vous n’ignorez pas quel a été son sort.

— Gottfried était le dictateur achevé. Il cherchait à transformer New York en État policier, et… (Je m’interrompis, subitement effaré.) Dites donc ? Voudriez-vous me laisser entendre que Quinn risque d’être assassiné ?

— Non. Il n’y a pas pour lui de danger réel. Pas plus que pour d’autres figures de premier plan.

— Auriez-vous vu quelque chose qui…

— Non, rien. Rien.

— Il faut que je sache. Si vous êtes en possession du moindre fait se rapportant à un complot contre la vie de Quinn, ne le prenez pas à la légère. Je veux qu’on m’en parle.

Carvajal prit un air amusé.

— Vous vous égarez. À ma connaissance, Quinn ne court aucun danger personnel, et je me suis mal exprimé si j’ai pu vous laisser croire le contraire. Où je voulais en venir, c’est que la tactique de Gottfried lui créait des ennemis. S’il n’avait pas été tué, il aurait risqué – je dis bien : risqué – d’avoir des problèmes lors de sa réélection. Et Quinn se fait des ennemis de la même façon : comme il passe de plus en plus par-dessus la tête du conseil municipal, il indispose certains groupes d’électeurs.

— Les Noirs, oui, mais…

— Pas seulement les Noirs. Les Israélites sont mécontents de lui.

— Je n’en étais pas informé. Les derniers sondages ne…

— Pas pour l’instant, non. Mais cela va faire surface d’ici quelques mois. Son attitude à l’égard de l’instruction religieuse scolaire, par exemple, lui a porté préjudice dans les quartiers juifs. Et ses allusions à Israël, lors de l’inauguration de la nouvelle Banque du Koweït…

— Cette inauguration n’aura pas lieu avant trois semaines, observai-je.

Carvajal émit un petit gloussement.

— Pas possible ? Voilà que j’ai encore tout mélangé, parbleu ! Je croyais avoir suivi son discours à la télévision, mais peut-être…

— Vous ne l’aviez pas déjà vu. Vous l’avez vu !

— Sans doute. Sans aucun doute.

— Que va-t-il dire d’Israël ?

— Oh ! deux ou trois plaisanteries pas trop méchantes, c’est tout. Mais les Juifs de New York sont chatouilleux sur ce genre de choses, et leur réaction n’était pas… ne sera pas favorable. Comme vous le savez, nos bons Juifs new-yorkais ne prisent guère les politiciens irlandais – par tradition. C’est surtout vrai quand il s’agit d’un maire irlandais, mais ils n’étaient pas tellement chauds pour les Kennedy, avant leurs assassinats.

— Allons donc ! Quinn n’est pas plus irlandais que vous êtes espagnol !

— Aux yeux d’un Juif, tous les gens appelés Quinn sont irlandais, de même que resteront irlandais leurs descendants jusqu’à la cinquantième génération, et de même que je suis bel et bien espagnol. Ils n’aiment pas l’agressivité de Quinn. Ils en arriveront bientôt à conclure qu’il n’a pas bonne opinion d’Israël. Et ils ne se priveront pas de murmurer.

— Quand ?

— Vers l’automne. Le Times réservera une large place en première page à la désaffection de l’électorat juif.

— Certainement pas ! protestai-je. J’enverrai Bob Lombroso à la place de Quinn pour inaugurer cette fameuse tour de la Banque du Koweït. Ce qui l’empêchera de gaffer et rappellera par la même occasion à chacun que nous avons pris un Juif dans l’état-major de l’administration municipale.

— Ah ! mais non, vous ne pouvez pas, dit Carvajal.

— Pourquoi ?

— Parce que Quinn ira là-bas. Je l’y ai vu.

— Et si je m’arrangeais pour le faire aller en Alaska cette semaine ?

— Permettez, Lew. Croyez-moi : il est impossible à Paul Quinn d’être ailleurs que dans l’immeuble de la nouvelle Banque du Koweït lors de l’inauguration. Impossible.

— Et impossible pour lui, je suppose, de ne pas se livrer à de fines plaisanteries sur les dirigeants d’Israël, même s’il est prévenu ?

— Oui.

— Je n’en crois rien. Je suis d’avis que si je vais le trouver en lui disant : « À propos, Paul, mes dernières interprétations montrent un net malaise chez les électeurs juifs, alors vous pourriez peut-être vous épargner cette fichue corvée du Koweït », il s’abstiendra d’y aller. Ou bien il mettra une sourdine à ses commentaires.

— Il ira là-bas, répéta Carvajal sans hausser le ton.

— Quoi que je fasse ?

— Quoi que vous fassiez, Lew.

Je secouai la tête.

— L’avenir n’est pas aussi inéluctable que vous le pensez. Nous avons tout de même notre mot à dire sur les événements futurs. Je verrai Quinn et lui parlerai de l’inauguration.

— Je vous prie de n’en rien faire.

— Pourquoi ? lançai-je brutalement. Parce que vous éprouvez un besoin malsain d’écarter l’avenir du droit chemin ?

Carvajal sembla accuser le coup. Il cilla et répondit d’une voix douce :

— Parce que l’avenir s’écarte toujours du droit chemin, Lew. Tenez-vous vraiment à en faire l’expérience ?

— Les intérêts de Quinn sont les miens. Si vous l’avez vu faire une chose susceptible de nuire à ces intérêts, comment puis-je rester les bras croisés, le laisser aller de l’avant pour agir contre lui-même ?

— Vous n’avez pas le choix.

— C’est encore une opinion que je ne partage pas.

Il soupira.

— Si vous abordez cette question d’inauguration avec le maire, dit-il en pesant sur ses mots, vous aurez laissé échapper votre dernière chance d’accéder aux choses que je vois.

— Est-ce une menace ?

— Rien de plus qu’une affirmation.

— Ah bah ! Une affirmation qui tend à faire se réaliser votre prophétie d’elle-même. Vous savez que je désire votre aide. En conséquence, vous m’obligez à me taire avec votre chantage, de sorte que la cérémonie se déroulera comme vous l’avez vue. Mais à quoi bon me révéler des choses, si je n’ai pas le droit d’influer sur elles ? Pourquoi n’acceptez-vous pas le risque de me laisser faire ? Êtes-vous si peu persuadé de la justesse de vos visions, qu’il vous faille garantir leur accomplissement en recourant à ce procédé ?

— Très bien, acquiesça Carvajal sans y mettre de rancune. Je vous laisse libre. Agissez comme il vous plaît. Nous verrons ce qu’il en résultera.

— Et si je vais trouver Quinn, cela signifiera-t-il une rupture entre vous et moi ?

— Nous verrons ce qu’il en résultera, répéta Carvajal.

Il me coinçait. Il était encore une fois le plus fort : allais-je risquer de perdre tout accès à sa vision, pouvais-je prévoir de quelle manière il réagirait après ma trahison ? Il fallait donc que je laisse Quinn s’aliéner les Juifs prochainement – à charge pour moi de recoller les morceaux plus tard – mais ne pouvais-je pas imaginer un biais me permettant de passer outre cette consigne de silence donnée par Carvajal ? En discuter avec Lombroso, peut-être ?

— Jusqu’à quel point les Juifs vont-ils être déçus par Quinn ? demandai-je.

— Assez pour lui faire perdre un bon nombre de voix. Il pense se présenter en 2001, n’est-ce pas ?

— Oui, s’il n’est pas élu Président l’année prochaine.

— Il ne le sera pas, affirma Carvajal. Vous le savez tout comme moi. D’ailleurs, il ne songe même pas à poser sa candidature. Mais il aura besoin d’être réélu maire en 2001, s’il vise la Maison-Blanche.

— Obligatoirement.

— Donc, il ne devrait pas se mettre à dos l’électorat juif de New York. C’est tout ce que je puis vous dire.

Je pris note mentalement de suggérer à Quinn d’améliorer ses rapports avec les Juifs new-yorkais – aller visiter des boutiques casher, faire acte de présence le vendredi soir dans quelques synagogues, et cetera.

— Êtes-vous fâché de ce que je vous ai dit il y a cinq minutes ? demandai-je.

— Je ne me fâche jamais.

— Offusqué, alors ? Vous m’avez paru froissé quand j’ai dit que vous éprouviez un besoin malsain d’écarter l’avenir du droit chemin.

— Oui, je le reconnais. Parce que cela prouve à quel point vous m’avez peu compris, Lew. Croyez-vous donc que je souffre d’une névrose me poussant à faire se réaliser mes visions ? Que j’use d’un chantage psychologique pour vous dissuader de bouleverser les schémas préétablis ? Non, Lew. Il n’est pas possible de bouleverser les schémas, et tant que vous ne l’aurez pas admis, il ne saurait y avoir aucune communion de pensée entre nous, aucune vision à partager. Vos propos m’ont attristé, parce qu’ils révèlent combien vous êtes éloigné de moi. Mais non, non, je ne suis pas fâché. Ce steak ? Il est bon ?

— Une merveille, répondis-je, et il sourit.

Nous terminâmes notre repas en silence et sortîmes sans attendre qu’on eût présenté l’addition. Je supposai que le Club se chargeait de l’envoyer à Carvajal.

Sur le trottoir » au moment de nous séparer, il me dit :

— Un jour, quand vous verrez vous-même, vous comprendrez pourquoi Paul Quinn est obligé de faire ce que je sais qu’il fera à l’inauguration de la Banque du Koweït.

— Quand je verrai !

— Bien sûr.

— Je n’ai pas le don.

— Tout le monde l’a, affirma-t-il. Mais rares sont ceux qui savent l’utiliser.

Il me serra légèrement le bras, très vite, et se perdit dans la cohue de Wall Street.

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