Elle déjeuna sous le plaqueminier qui ombrageait le jardin suspendu, tout en regardant ses dragons se pourchasser dans le ciel de la Grande Pyramide, à présent découronnée de sa monumentale harpie de bronze. Des pyramides, Meereen en possédait une vingtaine d’autres, mais bien plus petites que celle-ci, puisqu’aucune n’était seulement moitié aussi haute. De sa terrasse, on avait la ville entière sous les yeux : les venelles étroites et sinueuses, les larges rues de brique, les temples et les silos, les bouges et les palais, les bordels et les bains, les jardins, les fontaines, les vastes cercles rouges des fosses à combat. Et, au-delà des murs, la mer d’étain, les méandres de la Skahazadhan, la sécheresse des collines brunes, les vergers calcinés, les champs noirs. A cette altitude, ici, dans son jardin, Daenerys avait parfois l’impression d’être un dieu vivant au sommet de la plus haute montagne du monde.
Les dieux se sentent-ils tous aussi solitaires ? Certains devaient, sans doute. Par exemple ce Maître de l’Harmonie que, selon Missandei, révéraient les Pacifiques de Naath ; l’unique vrai dieu, disait la petite interprète, le dieu qui a toujours été et qui sera toujours, le dieu créateur de la lune et de la terre et des étoiles et de tous les êtres qui les habitaient. Pauvre Maître de l’Harmonie. Daenerys éprouvait de la compassion pour lui. Ce devait être épouvantable d’être seul pour l’éternité, servi par des nuées de femmes-papillons que vous pouviez faire ou défaire d’un mot. Au moins Westeros avait-il sept dieux. Encore que, d’après certains septons, s’il fallait en croire Viserys, ils ne fussent pas sept mais simplement les sept aspects d’un seul dieu, les sept facettes d’un cristal unique. Ce qui ne faisait qu’embrouiller les choses. Les prêtres rouges, eux, croyaient en l’existence de deux dieux, disait-on, mais de deux qui se faisaient une guerre éternelle. Ce qui était encore moins plaisant. Elle n’avait aucune envie d’être en guerre éternellement.
Missandei lui servit des œufs de cane et de la saucisse de chien, plus une demi-coupe de vin sucré et coupé de jus de limon. Le miel attirait les mouches, mais une bougie parfumée les chassa. Ici, tout en haut, s’était avisée Daenerys, les mouches vous importunaient beaucoup moins que dans le reste de la ville, et c’était une raison de plus pour bien l’aimer, la pyramide. « Il faut que je me souvienne de faire quelque chose, à propos des mouches, dit-elle. Il y a beaucoup de mouches à Naath, Missandei ?
— A Naath, il y a des papillons, répondit la petite en ouestrien. Un peu plus de vin ?
— Non. J’ai ma cour à tenir bientôt. » Elle s’était singulièrement attachée à Missandei. La fillette aux grands yeux d’or était d’une sagesse au-dessus de son âge. Et courageuse, aussi. Il fallait l’être, pour survivre à ce qu’elle a vécu. Elle espérait la voir, un jour, cette fabuleuse Naath dont les habitants, au dire de Missandei, jouaient de la musique au lieu de guerroyer, ne tuaient pas, même pas des bêtes, ne mangeaient jamais de viande et se nourrissaient exclusivement de fruits. Les esprits papillons consacrés au Maître de l’Harmonie protégeaient l’île contre n’importe quel agresseur. A Naath, les innombrables conquérants venus rougir l’épée n’avaient trouvé que la maladie et la mort.Les esprits papillons ne se montrent guère secourables, en tout cas, lorsque les bateaux négriers opèrent leurs razzias… « Un jour, je te ramènerai chez toi, Missandei », promit-elle. Si j’avais fait la même promesse à Jorah, m’aurait-il néanmoins vendue ? « Je le jure.
— Celle que voici est contente de rester avec vous, Votre Grâce. Là sera Naath pour elle, toujours. Vous êtes bonne pour celle que… pour moi.
— Et toi pour moi. » Elle la prit par la main. « Viens m’aider à me préparer. »
Missandei et Jhiqui la baignèrent pendant qu’Irri sortait les effets du jour : une robe de brocart violet, une large ceinture d’argent et, pour ornement de tête, la couronne à dragon tricéphale que lui avait offerte à Qarth la Fraternité Tourmaline. D’argent aussi étaient ses babouches, et à talons si hauts qu’elle avait toujours un peu peur là-dessus de faire la culbute. Quand elle fut ainsi parée, Missandei lui présenta un miroir d’argent poli pour lui permettre de voir quelle allure elle avait. Elle se scruta en silence. Est-ce là le visage d’un conquérant ? Pour autant qu’elle en fut juge, elle se trouvait toujours l’air d’une petite fille.
Personne encore, au demeurant, ne l’appelait la Conquérante, mais peut-être le ferait-on un jour. Aegon le Conquérant s’était arrogé Westeros avec trois dragons, mais elle-même avait, en moins d’une journée, pris Meereen avec un cloaque à rats et quelques coquilles de bois. Pauvre Groleo. Il n’arrivait pas à se consoler de la perte de son navire, elle le savait. Si une galère de guerre était capable d’en embrocher une autre, pourquoi ne le serait-elle pas de défoncer une porte ? C’est inspirée par cette réflexion qu’elle avait intimé l’ordre aux capitaines de tirer leurs bateaux à terre. Après quoi les mâts s’étaient métamorphosés en béliers, des nuées d’affranchis avaient dépecé les coques pour en faire des mantelets, des tortues, des catapultes et des échelles. Les reîtres avaient accoutré chaque bélier d’un sobriquet paillard, et c’est le grand mât du Meraxès – de son ancien nom la Joso pimpante – qui avait, sous celui de Bite à Jojo, défoncé la porte de l’est. Encore avait-il fallu presque tout un jour et une bonne partie de la nuit suivante pour qu’au prix de combats acharnés et sanglants s’éventrent et volent en éclats les vantaux, sous les coups redoublés de la figure de proue du Meraxès, une effigie en fer de bacchante hilare.
Daenerys aurait souhaité conduire l’attaque en personne, mais ses lieutenants s’étaient unanimement accordés à qualifier son désir de folie, eux qui n’arrivaient jamais à se mettre d’accord sur rien. Elle était donc restée à l’arrière, sur son argenté, vêtue d’une longue chemise de maille. Mais de là, à un demi-mille de distance, elle avait entendu la ville tomber, grâce aux cris de terreur qui, chez les assiégés, venaient de se substituer aux provocations fanfaronnes. Ses dragons s’étaient mis à rugir au même instant d’une seule voix, peuplant de flammes les ténèbres. Les esclaves sont en train de se relever, comprit-elle immédiatement. Mes rats d’égout ont fini de grignoter leurs chaînes.
Une fois que les dernières résistances eurent été écrasées par ses Immaculés, que le sac eut achevé son cours, elle était entrée dans sa ville. Devant la porte fracassée, les morts formaient des monceaux tellement énormes qu’il fallut pas loin d’une heure aux affranchis pour y ouvrir une tranchée. La Bite à Jojo et la formidable tortue de bois qui, tapissée de peaux de cheval, l’avait protégée, gisaient au travers, vacantes. Sur son argenté, Daenerys longea des édifices aux fenêtres béantes ou dévastés par l’incendie, suivit des rues de brique dont les caniveaux étaient engorgés de cadavres raidis, boursouflés. Partout, des esclaves en délire tendaient vers elle leurs mains sanglantes et l’appelaient « Mère ».
Sur la plaza que dominait la Grande Pyramide étaient amassés les Meereeniens au désespoir. Leurs Grandesses avaient tout sauf grande allure dans la grisaille du petit matin. Dépouillés de leurs tokars à franges et de toute leur bijoutaille, ils n’inspiraient plus que mépris ; un troupeau de vieillards à couilles flétries, peau toute tavelée, et de jeunes hommes à cheveux grotesques. Leurs femmes étaient soit adipeuses et flasques, soit aussi sèches que de vieilles triques, et leurs museaux peinturlurés sillonnés de larmes. « Je veux vos meneurs, leur annonça-t-elle. Livrez-les, j’épargnerai tous ceux d’entre vous qui n’ont été que leurs acolytes.
— Combien ? demanda une vieille entre deux sanglots. Combien vous en faut-il pour nous épargner ?
— Cent soixante-trois », répondit-elle.
Et elle les avait fait clouer sur des poteaux de bois tout autour de la plaza, chacun d’eux pointant le doigt vers le suivant. Une rage implacable bouillonnait en elle lorsqu’elle en avait donné l’ordre, une rage qui lui donnait l’impression d’être un dragon vengeur. Mais, plus tard, la vue de leur agonie sur les poteaux, quand elle passait par là, leurs gémissements qui vous écorchaient l’oreille, l’odeur de tripes et de sang qui vous…
Elle écarta le miroir en fronçant les sourcils. C’était juste. Oui, juste. Je le devais. Pour ces enfants.
Sa salle d’audiences, vraie chambre d’écho grâce à la hauteur du plafond et aux parements de marbre violet qui la tapissaient, se trouvait à l’étage en dessous. Grandeur à part, il y faisait passablement frisquet. Un trône s’y était dressé, naguère encore, un monument d’extravagance en bois sculpté, doré, qui affectait la forme d’une abominable harpie. Après l’avoir longuement regardé, Daenerys avait donné l’ordre de le détruire et d’en faire du bois de chauffage, ajoutant : « Jamais je ne m’assiérai dans le giron de la harpie. » Elle se contentait depuis d’un simple banc d’ébène. Qui faisait parfaitement l’affaire, à son sens, dussent tous les Meereeniens du monde marmonner qu’il était indigne d’une reine.
Ses sang-coureurs l’avaient devancée. Des clochettes d’argent tintinnabulaient dans leur tresse huilée, et ils arboraient l’or et les bijoux des morts. L’opulence de Meereen s’était révélée surpasser toute imagination. Les reîtres eux-mêmes avaient l’air repus, du moins pour l’instant… A l’autre bout de la salle, Ver Gris, son casque à pique de bronze coincé sous le bras, portait, lui, le simple uniforme des Immaculés. Ceux-là, au moins, elle pouvait se reposer sur eux, elle l’espérait en tout cas…, ainsi que sur Brun Ben Prünh, la solidité même et, avec ses cheveux gris-blanc, sa face ravinée, le grand chouchou de ses dragons. Et sur Daario, debout près de lui, tout rutilant d’ors. Ben Prünh et Daario, Ver Gris, Irri, Jhiqui, Missandei…, à les regarder tous, elle se surprit à se demander lequel d’entre eux allait maintenant la trahir.
Le dragon a trois têtes. Il n’y a que deux hommes au monde en qui je puisse me fier, si j’arrive à les découvrir. Je cesserai d’être seule, alors. Nous serons trois contre l’univers, comme Aegon et ses sœurs.
« La nuit a-t-elle été aussi calme qu’en apparence ? demanda-t-elle.
— Il semble que oui, Votre Grâce », dit Brun Ben Prünh.
Elle en fut ravie. Meereen avait été la proie d’un sac épouvantable, ainsi qu’il arrivait toujours aux cités prises de vive force, mais, à présent qu’elle lui appartenait, Daenerys entendait qu’y cesse tout abus. Elle avait décrété dans ce but que les assassins seraient inexorablement pendus, que les pillards auraient la main tranchée, et les violeurs leur virilité. Toujours est-il que, grâce aux huit tueurs qui se balançaient au rempart et au boisseau de mains sanglantes et de limaçons rouges dont les Immaculés avaient empli tout un couffin, la paix régnait à Meereen de nouveau. Mais pour combien de temps ?
Une mouche vint lui bourdonner aux oreilles. Elle la chassa d’un geste agacé, mais la mouche revint presque sur-le-champ. « Il y a trop de mouches, dans cette ville. »
Ben Prünh éclata de rire. « Des mouches, y en avait jusque dans ma bière, ce matin. J’en ai avalé une.
— Les mouches sont la revanche du mort. » Daario sourit et lissa la pointe médiane de sa barbe. « Les cadavres engendrent les asticots, et les asticots engendrent les mouches.
— Alors, nous allons nous débarrasser des cadavres. A commencer par ceux qui se trouvent en bas, sur la plaza. Tu veux bien t’en occuper, Ver Gris ?
— La reine commande, ceux que voici obéissent.
— Feras bien d’amener des sacs en même temps que des pelles, Ver, conseilla Brun Ben. Plus que blets qu’ils sont, les potes. Ça tombe en compote des poteaux, et ça grouille de…
— Il sait. Moi aussi. » Le souvenir l’assaillit de l’horreur que lui avait inspirée le spectacle, à Astapor, de la plaza du Châtiment. J’ai commis quelque chose d’aussi horrible, mais ils le méritaient cent fois. Justice implacable est encore justice.
« Votre Grâce, intervint Missandei, les Ghiscaris ensevelissent leurs vénérables défunts dans des caveaux creusés sous leurs demeures. Si vous mettiez les dépouilles à bouillir pour restituer les os bien propres à leur parenté, ce serait une amabilité. »
Les veuves ne m’en maudiront pas moins.« Ainsi soit fait. » Elle fit signe à Daario d’approcher. « Combien de demandes d’audience, aujourd’hui ?
— Deux hommes se sont présentés en personne pour jouir de votre rayonnement. »
Le sac de Meereen lui avait permis de renouveler entièrement sa garde-robe, et il s’y était assorti en se reteignant barbe et boucles en un somptueux violet sombre. Du coup, ses prunelles semblaient quasiment violettes, elles aussi, comme celles de quelque Valyrien perdu. « Ils sont arrivés cette nuit avec L’Etoile indigo, une galère marchande en provenance de Qarth. »
Négrière, vous voulez dire.Elle fronça les sourcils. « Qui sont-ils ?
— Le patron deL’Etoile et un qui prétend parler pour Astapor.
— Je recevrai l’émissaire en premier. »
Celui-ci se révéla être un pâlichon à face de furet, le col lourdement cerclé de rangs de perles et d’or filé. « Votre Grandeur ! éructa-t-il, mon nom est Ghael. J’apporte à la Mère des Dragons les salutations de Sa Majesté Cleon, Cleon d’Astapor le Grand. »
Daenerys se raidit. « J’ai personnellement remis le gouvernement d’Astapor à un Conseil. Un Conseil composé d’un lettré, d’un prêtre et d’un guérisseur.
— Des canailles, Votre Grandeur ! des hypocrites, qui ont trahi votre confiance… Il fut découvert qu’ils tramaient de rétablir Leurs Bontés au pouvoir et de renfermer le peuple dans les fers. Grand Cleon dévoila leurs manigances et leur débita la tête au fendoir, et Astapor reconnaissante de sa vaillance l’a couronné roi.
— Noble Ghael, demanda Missandei en sabir d’Astapor, est-ce là le Cleon que possédait avant Grazdan mo Ullhor ? »
Quoique posée d’un ton candide, la question ne laissa pas que d’inquiéter manifestement l’émissaire. « Lui-même, admit-il. Un grand homme. »
Missandei s’inclina vers l’oreille de Daenerys. « Il était boucher dans les cuisines de Grazdan, lui souffla-t-elle. Il passait pour égorger son cochon plus vite que quiconque, à Astapor. »
J’ai donné Astapor à un roi boucher.Elle en était malade, mais mieux valait n’en rien laisser voir. « Je ferai des prières pour que le roi Cleon soit un souverain juste et avisé. Que souhaiterait-il obtenir de moi ? »
Ghael se frotta la bouche. « Peut-être qu’un entretien plus privé serait bienvenu, Votre Grâce.
— Je n’ai pas de secrets pour mes capitaines et mes lieutenants.
— Votre gré. Grand Cleon veut que je déclare son dévouement à la Mère des Dragons. Vos ennemis sont ses ennemis, dit-il, les pires de tous étant les Judicieux de Yunkaï. Il propose un pacte entre Astapor et Meereen contre les Yunkaïis.
— J’ai juré de ne leur faire aucun mal s’ils relâchaient leurs esclaves, répondit-elle.
— Ces chiens yunkiens sont sans foi, Votre Grandeur. En ce moment même, ils complotent contre vous. Ils ont levé de nouvelles troupes qu’on peut voir s’exercer devant les portes de la ville, ils sont en train de construire des vaisseaux de guerre, ils ont expédié des émissaires à La Nouvelle-Ghis et à Volantis, à l’ouest, pour nouer des alliances et engager des reîtres. Ils sont allés jusqu’à dépêcher des cavaliers à Vaes Dothrak pour amener un khalasar à vous fondre dessus. Grand Cleon veut que je vous dise de n’avoir pas peur. Astapor se souvient. Astapor ne vous abandonnera pas. Pour preuve de sa foi, Grand Cleon propose de sceller votre alliance par un mariage.
— Un mariage ? Avec moi ? »
Ghael sourit. Ses dents étaient brunes et pourries. « Grand Cleon vous fera tout plein de fils vigoureux. »
Daenerys en demeura sans voix, mais la petite Missandei vint à sa rescousse. « Des fils, il en a fait à sa première femme ? »
L’envoyé la regarda d’un air mécontent. « Grand Cleon a eu trois filles de sa première femme. Deux de ses femmes plus récentes sont grosses. Mais il se propose de les mettre toutes de côté, si la Mère des Dragons consent à l’épouser.
— C’est bien noble à lui, dit Daenerys. Je vais méditer vos paroles, messire. » Elle donna des ordres pour lui faire attribuer des appartements où passer la nuit, dans l’un des étages inférieurs de la pyramide.
Toutes mes victoires virent à l’ordure dès que je les tiens, songea-t-elle. Quoi que je fasse, je ne suscite que mort et qu’abominations. Lorsqu’on aurait vent, dans la rue, des événements d’Astapor, et cela ne manquerait pas d’arriver, les esclaves de Meereen qu’elle venait tout juste d’affranchir décideraient sans doute, et par dizaines de milliers, de la suivre quand elle partirait vers l’ouest, de peur du sort qui les attendait s’ils restaient…, dût le sort qui les attendait en route risquer d’être pire encore. Mais même en vidant le moindre silo de la ville – et en la condamnant par là à mourir de faim –, comment se flatter de nourrir tant de gens ? Devant, la route allait être hérissée d’épreuves, empoissée de sang, bordée de périls. Ser Jorah l’en avait prévenue. Il l’avait mise en garde contre tant de choses…, il lui… Non, je ne vais pas penser à Jorah Mormont. Qu’il marine encore un peu plus. « Introduisez ce capitaine marchand », lança-t-elle. Peut-être serait-il porteur de meilleures nouvelles ?
Espoir vite détrompé. Etant originaire de Qarth, le patron de L’Etoile indigo ne se fit pas faute de pleurailler quand elle l’interrogea sur Astapor. « La ville saigne. Les morts pourrissent sans sépulture dans les rues, chaque pyramide est une espèce de camp retranché, et les marchés n’ont à vendre ni esclaves ni nourriture. Et les enfants, les pauvres enfants ! Les petites gouapes du roi Fendoir se sont saisies de tous les garçons de haute naissance pour remonter un fonds de commerce d’Immaculés, mais ça va prendre des années pour les entraîner… ! »
Ce qui surprit le plus Daenerys, c’est d’être si peu surprise. Elle en vint à se souvenir d’Eroeh, la jeune Lhazaréenne qu’elle avait une fois tenté de protéger, et de ce qu’il était finalement advenu d’elle. Il se passera la même chose à Meereen dès après mon départ, songea-t-elle. Fabriqués, peaufinés qu’ils étaient pour la boucherie, les esclaves des fosses à combat s’y révélaient déjà querelleurs et fauteurs d’anarchie. Ils avaient l’air de croire que la ville leur appartenait, ainsi que chacun, homme ou femme, de ses habitants. Deux d’entre eux figuraient parmi les huit qu’on avait pendus. Je ne puis rien faire de plus, se dit-elle. « Que souhaitez-vous obtenir de moi, capitaine ?
— Des esclaves, répondit-il. J’ai mes soutes pleines à éclater de peaux de zéquion, d’ambre gris, d’ivoire et de tas d’autres denrées précieuses. J’aimerais les échanger ici contre des esclaves que j’irais vendre à Lys et à Volantis.
— Nous n’avons pas d’esclaves à vendre, dit-elle.
— Ma reine ? » Daario s’avança. « Au bord de la rivière, il y a tout plein de Meereeniens qui demandent la permission de se vendre à lui. Tout plein, plus dru que les mouches. »
Ce fut un choc pour elle. « Ils veulent être esclaves ?
— Ceux qui sont pour ont le parler fleuri de leur noble origine, reine de mon cœur. C’est très coté, des esclaves pareils. On en fera, dans les cités libres, des scribes ou des précepteurs, des chaufferettes et même des prêtres ou des guérisseurs. Ils coucheront dans des lits douillets, mangeront des nourritures riches et habiteront de belles demeures. Ici, ils ont tout perdu, et ils vivent dans la peur et dans la misère.
— Je vois. » Peut-être, au fond, n’était-ce pas si choquant que ce qu’on lui rapportait, si c’était bien vrai…, à propos d’Astapor.
« Tout homme qui veut spontanément se vendre comme esclave est autorisé à le faire. Femme aussi. » Elle leva une main. « Mais interdiction est faite aux parents de vendre leurs enfants. Et au mari sa femme.
— A Astapor, la ville prélevait un dixième du prix, chaque fois qu’un esclave changeait de mains, glissa Missandei.
— Nous ferons de même », décida Daenerys. Après tout, l’or servait autant que les épées à gagner les guerres. « Un dixième. En pièces d’or, d’argent ou bien en ivoire. Meereen n’a que faire de safran, de girofle ou de peaux de zéquion.
— Il en sera comme vous ordonnez, glorieuse reine, dit Daario. Mes Corbeaux Tornade vous collecteront le dixième. »
Si les Corbeaux Tornade se mêlaient de la collecte, au moins la moitié de l’or s’évaporerait comme par enchantement, Daenerys ne l’ignorait pas. Mais les Puînés étaient tout aussi scrupuleux, et l’incorruptibilité des Immaculés n’avait d’égale que leur ignorance des écritures. « Il faut tenir des registres, dit-elle. Dénichez-moi parmi les affranchis des gens capables de lire, d’écrire et de faire des additions. »
Sa petite affaire entendue, le patron de L’Etoile indigo lui tira sa révérence et sortit. De nervosité, Daenerys ne tenait plus en place sur le banc d’ébène. Si redoutable que lui parût l’avenir, elle savait en avoir déjà trop longuement repoussé l’échéance. Yunkaï et Astapor, menaces de guerre, demandes en mariage et, couronnant le tout, la perspective de la marche en direction de l’ouest…J’ai besoin de mes chevaliers. J’ai besoin de leurs épées, et j’ai besoin de leurs conseils. Seulement, l’idée de revoir Jorah Mormont l’irritait, l’agitait, lui soulevait le cœur, lui faisait l’effet d’avoir à avaler une louchée de mouches. Elle les sentait presque bourdonner dans son ventre. Je suis le sang du dragon. Je dois me montrer forte. Je dois avoir du feu dans les yeux lorsque je les affronterai, pas des larmes. « Dites à Belwas d’amener mes chevaliers, commanda-t-elle, pour ne pas se laisser le loisir de changer d’avis. Mes braves chevaliers. »
L’ascension faisait souffler Belwas le Fort comme un bœuf quand il fit franchir les portes aux deux hommes, étreignant chacun par le bras d’une main viandue. Ser Barristan marchait la tête haute, mais ser Jorah ne s’approcha que les yeux fixés sur le sol de marbre. L’un n’est que honte et l’autre que fierté. Le vieil homme avait rasé sa barbe blanche et, du coup, paraissait rajeuni de dix ans. En revanche, elle trouva vieilli son ours qui se dégarnissait de plus en plus. Ils s’immobilisèrent devant le banc. Belwas le Fort recula d’un pas puis se campa, bras croisés sur les coutures de son torse. Ser Jorah s’éclaircit la gorge. « Khaleesi… »
Tout émue qu’elle était d’entendre à nouveau sa voix qui lui avait tellement, tellement… ! manqué, elle se devait de se montrer sévère. « Silence. Vous parlerez quand je vous le commanderai. » Elle se leva. « Lorsque je vous ai fait descendre dans les égouts, quelque chose en moi souhaitait vous avoir vus pour la dernière fois. Se pouvait-il fin plus digne pour des menteurs que de se noyer dans le fumier de négriers ? Je me figurais que les dieux vous feraient votre affaire, et voici qu’au contraire vous me revenez. Mes preux chevaliers de Westeros, un mouchard et un tourne-casaque. Mon frère vous eût tous les deux pendus. » Viserys, en tout cas. Rhaegar, elle ne savait trop. « Je vais admettre, moi, que vous avez contribué à la prise de cette ville… »
La bouche de ser Jorah se crispa. « Nous avons pris cette ville. Nous, rats d’égout.
— Silence », ordonna-t-elle à nouveau…, non sans reconnaître par-devers elle qu’il y avaitdu vrai dans ce qu’il disait. Pendant que la Bite à Jojo et les autres béliers battaient les portes de Meereen et que ses archers décochaient des volées de flèches enflammées par-dessus les remparts, elle-même avait bien expédié deux cents hommes longer la rivière à la faveur des ténèbres et incendier les vaisseaux mouillés dans le port, mais cela n’avait d’autre but que de camoufler l’objectif véritable des opérations. Car, pendant que la vue de la flotte en flammes fascinait les défenseurs en haut des remparts, une poignée de plongeurs commettaient l’espèce de folie d’aller repérer les bouches d’égout et d’y desceller l’une des grilles de fer rouillé. Ser Jorah, ser Barristan et Belwas le Fort n’avaient plus eu dès lors qu’à se faufiler sous l’eau brune et à remonter le tunnel de brique, en compagnie de vingt braves dingues, tant Immaculés que reîtres et qu’affranchis, sélectionnés sur deux seuls critères : l’un, impératif, qu’ils n’aient pas de famille, l’autre que, de préférence…, ils soient dépourvus d’odorat.
Ils avaient eu autant de chance que de courage. Comme il n’était pas tombé de grosse pluie depuis la lune précédente, le cloaque ne leur monta jamais plus haut qu’à mi-cuisses. La toile huilée qui les enveloppait ayant bien préservé leurs torches, il leur fut possible de s’éclairer. La frousse qu’inspirait à certains affranchis l’énormité des rats cessa lorsque Belwas en attrapa un et, d’un seul coup de dents, le sectionna en deux. Un homme fut tué par un géant de lézard blême qui, surgi du purin, lui happa la jambe et l’entraîna dans son repaire, mais, dès qu’il vit à nouveau se rider la surface, ser Jorah massacra la bête avec son épée. Les tours et détours du dédale eurent beau les égarer de-ci de-là, ils retrouvèrent enfin l’air libre, et Belwas les mena tout droit à la fosse à combats la plus proche. Une fois là, sitôt liquidés les gardes pris à l’improviste, ils brisèrent les chaînes des gladiateurs. Et, au bout d’une heure, la moitié des gladiateurs esclaves de Meereen étaient en insurrection.
« Vous avezcontribué à la prise de cette ville, répéta-t-elle opiniâtrement. Et vous m’aviez bien servie par le passé. Ser Barristan m’a préservée ici du Bâtard du Titan comme il l’avait déjà fait du Navré, à Qarth. Ser Jorah m’a préservée de l’empoisonneur, à Vaes Dothrak, puis des sang-coureurs de Drogo, après la mort du soleil étoilé de mes jours. » Ils étaient si nombreux, ceux qui voulaient sa mort, qu’elle en perdait parfois le compte. « Et pourtant, vous m’avez menti, vous m’avez trompée, vous m’avez trahie. » Elle se tourna vers ser Barristan. « Vous avez protégé mon père bien des années, vous avez combattu aux côtés de mon frère au Trident, mais vous avez préféré abandonner Viserys à son exil et ployer le genou devant l’Usurpateur. Pourquoi ? Et dites-moi la vérité, cette fois.
— Il est des vérités dures à entendre. Robert était un… un bon chevalier…, chevaleresque, brave… Il a épargné ma vie, comme les vies de nombre d’autres… Le prince Viserys n’était qu’un bambin, il se serait écoulé des années avant qu’il ne soit à même de gouverner, et…, pardonnez-moi, ma reine, mais vous exigez la vérité…, et, dès sa tendre enfance, votre frère Viserys s’était souvent montré le fils de son père, ce qui, dans un sens, n’avait jamais été le cas de Rhaegar.
— Le fils de son père ? » Elle fronça les sourcils. « Que veut dire cela ? »
Le vieux chevalier ne cilla pas. « Le roi votre père porte à Westeros le surnom “le Fol”. Personne ne vous l’a jamais dit ?
— Si. Viserys. » Aerys le Fol. « C’est l’Usurpateur qui l’appelait ainsi, l’Usurpateur et ses chiens. » Aerys le Fol. « C’était un mensonge.
— A quoi bon exiger la vérité, dit doucement ser Barristan, si vous lui fermez vos oreilles ? » Il hésita, puis, se décidant à poursuivre : « Je vous ai dit, avant, que j’utilisais un faux nom pour empêcher les Lannister d’apprendre que je vous avais rejointe. C’était vous taire plus de la moitié des choses, Votre Grâce. La vérité pleine et entière est que je voulais vous étudier à loisir avant de vous engager mon épée. M’assurer que vous n’étiez pas…
— … la fille de mon père ? » Si elle n’était pas la fille de son père, qui était-elle donc ?
« … folle, acheva-t-il. Mais je ne discerne aucune tare en vous.
— Tare ? se hérissa-t-elle.
— Il faudrait un mestre pour instruire Votre Grâce sur l’histoire de Westeros. Je ne le suis pas. Les épées ont été ma vie, pas les livres. Mais tous les enfants le savent, les Targaryens ont toujours dansé trop près de la démence. Votre père ne fut pas le premier. Le roi Jaehaerys m’a dit un jour que démence et grandeur étaient les deux faces d’une même pièce. Chaque fois que naît un nouveau Targaryen, disait-il encore, les dieux lancent la pièce en l’air, et le monde retient son souffle en se demandant sur quel côté elle va bien pouvoir tomber. »
Jaehaerys… Il a connu mon grand-père…Cette révélation la laissa un moment pantoise. La plupart de ses connaissances sur Westeros, elle les tenait de Viserys, et le restant de ser Jorah. Les trous de mémoire de ser Barristan devaient être plus riches à eux seuls que ne l’avaient jamais été tous leurs souvenirs à eux deux réunis. Lui peut me dire de quoi je suis issue. « Ainsi donc, une pièce entre les mains de quelque dieu, voilà ce que je suis, si j’ai bien compris vos paroles, ser ?
— Non, répliqua ser Barristan. Vous êtes l’héritière légitime des Sept Couronnes. Je resterai jusqu’à mon dernier jour votre féal chevalier, si d’aventure vous me trouvez digne de ceindre une épée de nouveau. Dans le cas contraire, je me tiendrai satisfait de continuer à servir d’écuyer à Belwas le Fort.
— Et si je décide que vous êtes uniquement digne d’être mon bouffon ? demanda-t-elle d’un ton dédaigneux. Ou mon cuisinier, le cas échéant ?
— Ce serait un honneur pour moi, Votre Grâce, répondit-il sans s’émouvoir ni rien perdre de sa dignité. Je sais faire aussi bien que quiconque les pommes au four et le bœuf bouilli, et j’ai rôti bien des canards sur un feu de camp. J’espère que vous les aimez juteux, la peau croustillante et saignants à l’os. »
Cette saillie la fit sourire. « Il me faudrait être démente pour manger de tels mets. Ben Prünh, venez donner votre rapière à ser Barristan. »
Or, ce dernier refusa de la prendre. « J’ai jeté la mienne aux pieds de Joffrey et n’en ai pas touché d’autre depuis. La seule que j’accepterai désormais, il me faudra la recevoir de la main même de ma souveraine.
— Soyez exaucé. » Après que Ben Prünh lui eut remis l’épée, Daenerys la tendit, garde en avant. Le vieux chevalier la prit religieusement. « A genoux, maintenant, dit-elle, et jurez de me la consacrer. »
Il mit un genou en terre et déposa la lame devant elle en prononçant les formules sacramentelles. Daenerys les entendit à peine. Le plus facile était celui-ci, songea-t-elle. L’autre sera plus coriace. Dès que ser Barristan en eut terminé, elle se tourna vers Jorah Mormont. « Et maintenant vous, ser. Dites-moi la vérité. »
Le grand diable avait le cou cramoisi ; si c’était de colère ou de honte, elle l’ignorait. « La vérité, j’ai bien tenté de vous la dire à cinquante reprises au moins. Je vous ai avertie qu’Arstan était plus que son apparence. Je vous ai avertie qu’il ne fallait pas accorder la moindre confiance à Xaro ni à Pyat Pree. Je vous ai avertie…
— Vous m’avez prévenue contre tout le monde excepté contre vous-même. » Il l’exaspérait, avec son insolence. Il devrait se montrer plus humble. Il devrait me conjurer de lui pardonner. « Ne me fier en personne d’autre qu’en ser Jorah, voilà ce que je devais faire, à vous entendre…, et, pendant ce temps-là, vous n’étiez qu’une créature de l’Araignée !
— Je ne suis lacréature de personne. J’ai pris l’or de l’eunuque, oui. J’ai appris à chiffrer les quelques lettres que j’ai pu écrire, mais ce fut là tout ce…
— Tout ? Vous m’avez espionnée ! Vous m’avez vendue à mes ennemis !
— Quelque temps. » Il l’avait dit à contrecœur. « Puis j’ai arrêté.
— Quand ? Quand avez-vous arrêté ?
— J’ai envoyé un rapport de Qarth, mais…
— De Qarth ? » Elle avait espéré que ce fut bien plus tôt. « Qu’avez-vous écrit, de Qarth ? Que vous étiez désormais à moi, que vous ne vouliez plus être leur complice ? » Ser Jorah n’était même pas capable de la regarder les yeux dans les yeux. « A la mort de Khal Drogo, vous m’avez priée de partir avec vous pour Yi Ti et la mer de Jade. Etait-ce votre propre vœu ou celui de Robert ?
— C’était pour vous protéger, affirma-t-il. Pour vous tenir loin d’eux. Sachant quels serpents ils…
— Serpents ? Et qu’êtes-vous donc vous-même, ser ? » Quelque chose d’inexprimable lui traversa l’esprit. « Vous les avez informés que j’étais grosse de Drogo…
— Khaleesi…
— Inutile de le nier, ser ! intervint vertement ser Barristan Selmy. J’étais présent, lorsque l’eunuque en avisa le Conseil et que Robert décréta que Sa Grâce et son enfant devaient périr. Vous étiez la source, ser. Il fut même question de vous comme éventuel assassin, et du pardon que vous vaudrait l’assassinat.
— Mensonge. » Ser Jorah s’assombrit. « Jamais je n’aurais… C’est moi, Daenerys, qui vous empêchai de boire le vin, à Vaes Dothrak.
— Oui. Et comment se fait-il que vous le saviez empoisonné ?
— Je… je le soupçonnais seulement… La caravane avait apporté une lettre où Varys me prévenait qu’il y aurait des tentatives. Il vous voulait sous surveillance, oui, mais pas qu’on vous fasse du mal. » Il tomba à genoux. « Si je ne les avais pas informés, quelqu’un d’autre l’aurait fait. Vous savez cela.
— Je sais que vous m’avez trahie. » Elle se toucha le ventre. Rhaego, son fils, y avait péri. « Je sais qu’un empoisonneur a tenté de tuer mon fils, et par votre faute. Voilà ce que je sais.
— Non… non. » Il secoua la tête. « Je n’ai jamais eu l’intention…, pardonnez-moi. Vous devez me pardonner.
— Devez ? » Il était trop tard. Il aurait dû commencer par implorer mon pardon. Le pardon qu’elle s’était apprêtée à lui octroyer, il n’en pouvait plus être question. Elle avait traîné le marchand de vin derrière son cheval jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus rien de lui. Celui qui l’avait fait surgir ne méritait-il pas le même sort ? C’est Jorah, mon ours indomptable, le bras droit qui ne m’a jamais failli. Sans lui, je serais morte, mais… « Je ne peux pas vous pardonner, dit-elle. Je ne le peux pas.
— Vous lui avez pardonné, à lui…
— Il m’a menti sur son identité. Vous avez vendu mes secrets aux gens qui ont tué mon père et volé le trône à mon frère.
— Je vous ai protégée. J’ai combattu pour vous. Tué pour vous. »
Vous m’avez embrassée, songea-t-elle, et trahie.
« Je suis descendu dans les égouts, comme un rat. Pour vous. »
Il aurait été plus gentil d’y mourir.Elle ne dit rien. Il n’y avait rien à dire.
« Daenerys…, dit-il, je vous ai aimée… »
Et c’en fut assez.Trois trahisons te faut vivre. L’une pour le sang, l’une pour l’or, l’une pour l’amour. « Les dieux ne font rien sans but, dit-on. Puisque vous n’êtes pas mort au combat, cela doit signifier qu’ils vous réservent encore à quelque usage. Pas moi. Je ne veux plus de vous à mes côtés. Vous êtes banni, ser. Retournez à vos maîtres de Port-Réal, et touchez-y votre pardon, si vous le pouvez. Ou à Astapor. Assurément le roi boucher a-t-il besoin de chevaliers.
— Non… ! » Il tendit la main vers elle. « Ecoutez-moi, de grâce, Daenerys… »
Elle écarta la main d’une tape sèche. « Ne vous permettez plus jamais de me toucher ni de prononcer mon nom. Vous avez jusqu’à l’aube pour rassembler vos affaires et quitter la ville. Qu’on vous aperçoive à Meereen après le point du jour, et je confierai à Belwas le Fort le soin de vous trancher la tête. Je le ferai. Comptez-y. » Elle lui tourna le dos dans un tourbillon de jupes. Je ne supporterais pas de le regarder en face. « Otez de ma vue ce menteur », ordonna-t-elle. Il ne faut pas que je pleure. Il ne faut pas. Si je me mets à pleurer, je lui pardonnerai. Belwas le Fort empoigna ser Jorah par le bras et l’entraîna vers la sortie. Quand Daenerys jeta un coup d’œil en arrière, le chevalier titubait en traînant les pieds comme un homme ivre. Elle se détourna jusqu’à ce que lui parvînt le bruit des portes ouvertes et refermées. Alors, elle s’affaissa sur le banc d’ébène. Il est parti, voilà. Mon père et ma mère, mes frères, ser Willem Darry, Drogo qui était le soleil étoilé de mes jours, son fils, mort dans mon sein, et puis ser Jorah, maintenant…
« La reine a bon cœur, ronronna Daario du fond de son poil violet, mais celui-là est plus dangereux que tous les Oznak et Meros roulés en pelote. » Ses puissantes mains tripotaient les manches assortis de ses lames, ces maudites femmes lubriques en or. « Il ne vous est nullement nécessaire de prononcer l’ordre, ma radieuseté. Il vous suffit d’un imperceptible hochement, et votre Daario vous apportera sa vilaine tête.
— Laissez-le en paix. Les plateaux de la balance sont en équilibre, à présent. Qu’il rentre chez lui. » Elle s’imagina ser Jorah déambulant parmi de vieux chênes noueux, de grands pins, des taillis d’aubépines en fleurs, des rochers gris tout barbus de mousse et de petits torrents glacés dévalant de falaises abruptes. Elle le vit pénétrer dans un manoir en rondins rustiques où des chiens dormaient devant l’âtre et dans l’atmosphère enfumée duquel flottaient de lourds relents de viande et d’hydromel. « Nous en avons terminé pour l’heure », dit-elle à ses capitaines.
Ne pas regrimper quatre à quatre le large escalier de marbre fut tout ce qu’elle réussit à faire. Irri l’aida à se défaire de ses vêtements de cour pour en enfiler de plus confortables, culotte de laine bouffante, tunique de feutre lâche et veste peinte dothraki. « Vous tremblez, Khaleesi, dit-elle en s’agenouillant pour lui lacer ses sandales.
— J’ai froid, mentit-elle. Apporte-moi le livre que je lisais la nuit dernière. » Elle voulait se perdre dans les mots, dans d’autres temps et d’autres lieux. Le gros volume relié de cuir regorgeait de chansons, de chroniques originaires des Sept Couronnes. Des contes pour enfants, à la vérité ; beaucoup trop simples et fantaisistes pour posséder la moindre véracité. Tous les héros étaient de grande taille et suprêmement beaux, et vous identifiiez d’emblée les traîtres à leurs yeux fuyants. Elle en raffolait néanmoins. Au cours de la nuit précédente, elle avait palpité pour les trois princesses de la tour rouge, condamnées par le roi à cette affreuse réclusion pour crime de beauté.
A peine sa camériste le lui eut-elle remis qu’elle retrouva la page où elle s’était arrêtée, mais peine perdue. Elle se surprit à relire le même passage dix fois. C’est ser Jorah qui me l’avait offert, à moi personnellement, le jour de mes noces avec Khal Drogo. Mais Daario voit juste, je n’aurais pas dû le bannir. J’aurais dû le garder… ou le faire exécuter. Elle avait beau jouer à la reine, elle avait parfois encore le sentiment de n’être rien qu’une fillette épouvantée.Viserys me trouvait toujours d’une bêtise insondable. Etait-il véritablement fou ? Elle referma le livre. Il était encore possible, après tout, de rappeler ser Jorah, si elle en avait envie. Ou d’envoyer Daario le tuer.
Esquivant l’alternative, elle se précipita sur la terrasse. Rhaegal y dormait en plein soleil, telle une boucle alanguie de vert et de bronze, au bord de la piscine. Drogon s’était perché tout en haut de la pyramide, sur le piédestal de la monstrueuse harpie qu’elle avait ordonné d’abattre. En l’apercevant, il déploya ses ailes et poussa un rugissement. De Viserion, pas l’ombre, mais, lorsqu’elle s’approcha de la balustrade et scruta l’horizon, de pâles ailes se discernèrent dans le lointain, qui fouettaient l’espace au-dessus de la rivière. Il est en train de chasser. Ils s’enhardissent de jour en jour. L’angoisse la tenaillait encore, elle, quand ils s’écartaient par trop. L’un d’eux risque de ne pas revenir, un jour, songea-t-elle.
« Votre Grâce ? »
Elle sursauta. Derrière elle se tenait ser Barristan. « Quelle nouvelle faveur attendez-vous de moi, ser ? Je vous ai épargné, je vous ai pris à mon service, laissez-moi en paix, maintenant.
— Que Votre Grâce me pardonne. Je souhaitais simplement… A présent que vous savez qui je suis… » Il hésita. « Un chevalier de la Garde demeure attaché nuit et jour à la personne de son roi. C’est pour cette raison que nos vœux nous engagent à sauvegarder ses secrets tout autant que son existence. Mais les secrets de votre père vous reviennent désormais de droit, conjointement avec son trône, et… et je me suis dit que peut-être vous désireriez me poser des questions. »
Des questions ? Elle en avait cent, mille, dix mille. Pourquoi ne parvenait-elle à s’en formuler aucune, là ? « Mon père était-il véritablement fou ? » lâcha-t-elle à l’étourdie. D’où vient que je l’interroge là-dessus ? « D’après Viserys, cette prétendue folie n’était qu’un subterfuge de l’Usurpateur…
— Viserys était tout jeune, et la reine le protégeait du mieux qu’elle pouvait. Votre père avait toujours eu un grain de folie, tel est aujourd’hui mon avis. Mais, comme il savait aussi se montrer généreux, charmeur, on finissait par omettre ses défaillances. Son règne avait débuté d’une manière si prometteuse… Au fil des années, toutefois, les défaillances se multiplièrent jusqu’à… »
Elle le coupa. « Me faut-il absolument l’apprendre tout de suite ? »
Il réfléchit assez longuement. « Peut-être que non. Pas tout de suite.
— Pas tout de suite, abonda-t-elle. Un jour. Un jour, il faudra tout me dire. Le bien et le mal. Car il y a sans doute un peu de bien à dire de mon père, n’est-ce pas ?
— Oui, Votre Grâce. De lui comme de ceux qui l’avaient précédé. De votre grand-père, Jaehaerys, et de son propre frère, de leur père, Aegon, ainsi que de votre mère… et de Rhaegar. De lui plus que de tout autre.
— J’aurais tant aimé le connaître, dit-elle avec mélancolie.
— J’aurais tant aimé que lui vous connaisse, répondit le vieux chevalier. Le jour où vous serez prête, je vous dirai tout. »
Elle l’embrassa sur la joue avant de le congédier.
Ce soir-là, ses caméristes lui servirent de l’agneau avec une salade de carottes aux raisins secs marinées dans le vin, et une espèce de pain chaud friable nappé de miel. Elle n’en put rien avaler. Rhaegar en est-il jamais arrivé à pareil degré de lassitude ? se demanda-t-elle. Et Aegon, a-t-il rien éprouvé de semblable, sa conquête accomplie ?
Plus tard, l’heure arrivée de se coucher, elle prit Irri dans son lit, pour la première fois depuis le bateau. Mais elle ne put s’empêcher de se persuader, lors même que, parvenant toute frémissante à la délivrance, elle plongeait ses mains dans la noire chevelure de la jeune fille, de se persuader que c’était Drogo qui l’étreignait…, sauf que le visage de celui-ci ne cessait de se fondre en celui de Daario. Si j’ai envie de lui, je n’ai qu’un mot à dire. Elles reposaient désormais, jambes enchevêtrées. Aujourd’hui, ses yeux semblaient presque violets…
Elle eut durant la nuit des rêves ténébreux, des cauchemars qui la réveillèrent à trois reprises mais dont elle ne conservait qu’un souvenir confus. L’angoisse où la laissa le dernier l’empêcha de se rendormir. Le clair de lune qui se déversait par les fenêtres obliques argentait le dallage de marbre. Irri dormait contre elle à poings fermés, les lèvres à peine entrouvertes et l’un de ses tétons sombres épiant l’ombre au sein des draps de soie défaits. Un moment, Daenerys fut à nouveau tentée, mais c’était de Drogo qu’elle avait envie, voire de Daario. Pas d’Irri. Tout experte et voluptueuse qu’était Irri, ses baisers n’en avaient pas moins tous comme un arrière-goût d’obligation.
La laissant assoupie dans le clair de lune, elle se leva. Missandei et Jhiqui reposaient, chacune dans son propre lit. Elle enfila une douillette et, pieds nus sur le marbre, gagna la terrasse à pas feutrés. Il faisait franchement frisquet, mais le contact de l’herbe entre ses orteils lui fut agréable, ainsi que le bruissement des feuilles, tels d’innombrables chuchotements. Le vent ridait la petite piscine de vaguelettes qui se pourchassaient indéfiniment, pailletées de reflets de lune dansants.
Elle alla s’appuyer sur la balustrade de brique et laissa son regard errer sur les toits de la ville. Meereen aussi dormait. Perdue, peut-être, dans des songes de jours plus avenants… La nuit qui couvrait les rues d’une courtepointe noire occultait les charognes éparses et les rats énormes montés du cloaque pour s’en gorger, parmi les nuées de mouches piquantes. Au loin pétillaient comme des étincelles jaunes et rouges les torches des sentinelles arpentant les chemins de ronde, et çà et là se discernait la lueur mobile d’une lanterne dans le dédale des venelles. Peut-être que l’une d’entre elles était ser Jorah, menant pas à pas son cheval vers une poterne. Adieu, vieil ours. Adieu, traître.
Elle était Daenerys du Typhon, l’Imbrûlée, khaleesi, reine et Mère des Dragons, tueuse de conjurateurs et briseuse de chaînes, et il n’était personne au monde en qui elle pût se fier.
« Votre Grâce ? » Missandei se dressait à ses côtés, tout emmitouflée dans une robe de chambre, et des sandales de bois aux pieds. « Je me suis réveillée, et j’ai vu que vous n’étiez plus là. Vous avez bien dormi ? Que regardez-vous là ?
— Ma ville, répondit Daenerys. J’essayais d’y découvrir une maison qui possède une porte rouge, mais toutes les portes sont noires, la nuit.
— Une porte rouge ? » Missandei n’en revenait pas. « De quelle maison s’agit-il ?
— D’aucune. C’est sans importance. » Elle s’empara de la main de l’enfant. « Ne me mens jamais, Missandei. Ne me trahis jamais.
— Jamais, promit la petite. Regardez, voici l’aube. »
Depuis l’horizon jusqu’au zénith, le firmament s’était fait d’un bleu de cobalt et, par-delà le moutonnement des collines, à l’est, se devinait une vague clarté d’or pâle et de nacre rose. Daenerys ne lâcha pas la main de Missandei, tandis que, côte à côte, elles contemplaient toutes deux le lever du soleil. Du gris, les briques passèrent au jaune, au rouge, au bleu, au vert, à l’orangé. Les sables écarlates des fosses à combats reprirent sous leurs yeux endoloris leur saignante vivacité. Par là, c’est le dôme doré du temple des Grâces qui les éblouissait de son embrasement, et, le long du rempart, ces étoiles de bronze qui scintillaient n’étaient autres que les piques des casques des Immaculés touchées par les premiers rayons. Sur la terrasse commençaient à voleter quelques mouches encore léthargiques. Un oiseau se mit à pépier dans le plaqueminier, puis un autre, deux. Daenerys tendit l’oreille vers leur chant, mais les bruits de la ville qui se réveillait ne tardèrent guère à le submerger.
Les bruits de ma ville.
Elle aima mieux, ce matin-là, mander ses capitaines et lieutenants dans le jardin que d’avoir à descendre à la salle d’audience. « Aegon le Conquérant mit les Sept Couronnes à feu et à sang, mais il leur offrit ensuite paix, justice et prospérité. Or, je n’ai quant à moi apporté que mort et que ruine à la baie des Serfs. A frapper, piller puis courir plus loin, je me suis comportée plus enkhal qu’en reine.
— Il n’y a aucune raison de rester, dit Brun Ben Prünh.
— Les négriers ont eux-mêmes attiré le malheur sur leur tête, ajouta Daario Naharis.
— Vous avez aussi apporté la liberté, tint à préciser Missandei.
— La liberté de crever la faim ? rétorqua Daenerys avec âpreté. La liberté de mourir ? Suis-je un dragon, ou une harpie ? » Suis-je démente ? Ai-je la tare ?
« Un dragon, affirma résolument ser Barristan. Meereen n’est pas Westeros, Votre Grâce.
— Mais comment serais-je jamais capable, lui lança-t-elle, de gouverner sept couronnes alors que je suis incapable de gouverner une simple ville ? » Il demeura sans voix. Elle se détourna de tout son état-major et, à nouveau, s’abîma dans la contemplation de Meereen. « Mes enfants ont besoin de temps pour guérir et apprendre. Mes dragons ont besoin de temps pour grandir et pour éprouver leurs ailes. Et j’éprouve le même besoin. Je ne laisserai pas cette ville emprunter les voies d’Astapor. Je ne laisserai pas la harpie de Yunkaï réenchaîner les gens que j’ai affranchis. » Elle leur fit face afin de bien voir de quelle manière ils réagiraient. « Je ne vais pas me remettre en marche.
— Que comptez-vous faire, alors, Khaleesi ? demanda Rakharo.
— Rester, dit-elle. Gouverner. Et me comporter en reine. »