JON

Dans son rêve, il était de retour à Winterfell et longeait en boitant les rois de pierre alignés sur leurs trônes. Leurs yeux de granit gris le suivaient au fur et à mesure qu’il passait, et leurs doigts de granit gris se crispaient sur la garde des épées rouillées qui reposaient sur leurs genoux. Tu n’es pas un Stark, les entendait-il grommeler d’une grosse voix de granit gris. Il n’y a pas de place pour toi en ces lieux. Va-t’en. Il s’enfonçait plus avant dans les ténèbres. « Père ? appelait-il. Bran ? Rickon ? » Aucun d’entre eux ne répondait. Un courant d’air glacial lui soufflait sur la nuque. « Oncle ? insista-t-il. Oncle Benjen ? Père ? Je vous en prie, Père, aidez-moi. » D’en haut lui parvenaient des martèlements de tambours. On banquette dans la grande salle, mais je n’y suis pas bienvenu. Je ne suis pas un Stark, et je n’ai pas de place en ces lieux. Sa béquille lui échappa, et il tomba sur les genoux. Les cryptes se faisaient de plus en plus noires. Une lumière a disparu de quelque part. « Ygrid ? murmura-t-il. Pardonne-moi. S’il te plaît. » Mais il n’y avait là qu’un loup-garou – un épouvantable loup-garou gris maculé de sang, dont les prunelles d’or perçaient les ténèbres de leur éclatante affliction…

La cellule était sombre, et dur le lit sur lequel il gisait. Son lit, son propre lit, se rappela-t-il, le lit qui était le sien dans la cellule qu’il occupait, sous les appartements du Vieil Ours, en sa qualité d’aide de camp. Un lit qui n’aurait dû lui procurer, normalement, que des rêves plus agréables. Or, il pelait de froid, malgré ses monceaux de fourrures. C’est que cette cellule, avant l’expédition, Fantôme l’avait partagée avec lui, Fantôme dont la chaleur combattait le glacial des nuits. Tandis qu’à la belle étoile, au-delà du Mur, Ygrid dormait à ses côtés.Et me voici privé de tous deux, maintenant. Ygrid, il l’avait brûlée de ses propres mains, comme elle aurait désiré l’être, il le savait ; quant à Fantôme… Où es-tu, toi ? Etait-il mort, lui aussi ? Etait-ce cela que signifiait son rêve de tout à l’heure, avec les cryptes et la robe ensanglantée du loup ? Mais le loup de son rêve était gris, pas blanc.Gris, comme le loup de Bran. Les Thenns auraient donc traqué puis abattu leur agresseur de Reine-Couronne ? Alors, c’est Bran que lui-même avait perdu pour jamais, cette fois.

Jon s’efforçait justement de démêler tout cet écheveau quand retentit la sonnerie de cor.

Le cor de l’Hiver, songea-t-il, encore embrumé de sommeil. Mais non, non, cela ne se pouvait pas, puisque le cor de Joramun, Mance n’avait pas réussi à le découvrir. Un second appel retentit, aussi grave, aussi prolongé que le précédent. Il fallait se lever, bien sûr, et il fallait se rendre sur le Mur, oui oui, mais que c’était dur, bons dieux… !

Il repoussa ses fourrures et parvint à s’asseoir. La douleur lui parut plus sourde, dans sa jambe, en tout cas tout sauf intolérable. Comme il s’était couché, pour avoir plus chaud, sans quitter ses sous-vêtements, ses braies ni sa tunique, il n’eut qu’à renfiler ses bottes puis à revêtir ses cuirs, sa maille et son manteau. Et comme le cor sonnait à nouveau, deux longs appels toujours, il se balança Grand-Griffe sur l’épaule, attrapa sa béquille et, cahin-caha, descendit l’escalier.

Il faisait nuit noire, dehors, froid de canard et ciel couvert. Tours et forts déversaient à qui mieux mieux leurs effectifs de frères qui, tout en cahotant vers le Mur, achevaient de boucler leur baudrier. Jon chercha des yeux Pyp et Grenn, mais en vain. Peut-être l’un d’eux était-il la sentinelle qui sonnait du cor. Ça, c’est Mance, pour le coup, songea-t-il. Il est quand même arrivé, finalement. Une bonne chose. On va livrer bataille, et puis on se reposera. Mort ou vif, n’importe, on se reposera.

A l’ancien emplacement de l’escalier ne subsistait plus, au bas du Mur, qu’un prodigieux méli-mélo de pans de glace en miettes et de poutres carbonisées. Le treuil permettait toujours d’accéder au sommet, mais la cage ne pouvait contenir que dix hommes à la fois, et comme elle avait déjà entrepris son ascension lorsque Jon se présenta, il se trouva contraint d’attendre le prochain voyage. D’autres patientaient avec lui : Satin, Mully, Botte-en-rab, Muids, puis ce grand blondin d’Harse, que tout le monde appelait Tocard, à cause de sa formidable ganache, et au surplus palefrenier de son état, l’une des rares taupes demeurées à Châteaunoir. Ses autres congénères avaient dare-dare regagné La Mole et leurs champs, leurs masures ou leurs pieux du bordel, sous terre. Mais c’est qu’il avait envie de prendre le noir, ce grand benêt-là tout en dents de Tocard. Elle aussi était toujours là, tiens, Zei, la pute qui s’était révélée si douée à l’arbalète, plus les trois orphelins que Noye avait gardés, leurs pères ayant péri dans l’escalier. Ils étaient bien petits, ceux-là – neuf, huit et cinq ans –, mais ils n’avaient apparemment tenté personne d’autre…

Tandis qu’ils attendaient le retour de la cage, Clydas leur servit des coupes de vin aux épices bouillant, pendant qu’Hobb Trois-Doigts passait du pain noir à la ronde. Jon reçut pour sa part un quignon qu’il se mit à ronger d’emblée.

« Est-ce que c’est Mance Rayder ? s’inquiéta Satin.

— On peut l’espérer. » Il y avait dans le noir des trucs pires que les sauvageons. Les propos tenus par leur roi sur le Poing des Premiers Hommes, alors que tout autour la neige était rose, Jon n’était pas près de les oublier. « Lorsque les morts marchent, il n’est épées ni pieux ni murs qui vaillent. On ne peut combattre les morts, Jon Snow. Je le sais deux fois mieux que quiconque au monde. » Rien que de repenser à ça, le vent vous paraissait comme un peu plus froid.

Enfin, la cage redescendit en quincaillant, roulant au bout de ses longues chaînes, et ils s’y entassèrent en silence avant de refermer la porte.

Peu d’instants après que Mully eut branlé par trois fois la corde de la cloche, ils commencèrent à s’élever, non sans à-coups ni faux départs d’abord, puis de manière moins heurtée. Nul ne soufflait mot. En atteignant le sommet, la cage ballottait pas mal, et ils n’en émergèrent qu’un par un. Tocard tendit à Jon une main secourable pour l’aider à prendre pied sur la glace. Le froid vous y écrasait la gueule comme un coup de poing.

Des feux brûlaient en ligne le long du Mur, dans des paniers de fer que supportaient des perches plus hautes qu’un homme. Le tisonnier glacé de la bise tourmentait les flammes si incessamment que leur sinistre lumière orange n’arrêtait pas de s’affoler en tourbillonnant. Des fagots de carreaux, de flèches, de lances et de dards de scorpions se trouvaient apprêtés partout. Des pierres étaient empilées en pyramides de dix pieds de haut ; de grosses futailles en bois d’huile de lampe et de poix étaient sagement rangées à côté. Châteaunoir, Bowen Marsh l’avait laissé fort bien approvisionné en toutes choses ; seuls y manquaient les défenseurs. Le vent flagellait les manteaux noirs des sentinelles épouvantails qui, pique au poing, bordaient le chemin de ronde. « J’espère que ce n’est pas l’une d’elles qui a sonné le cor, dit Jon à Donal Noye en venant boitiller près de lui.

— Tu entends ça ? répondit Noye, c’est quoi ? »

Il y avait le vent, il y avait des chevaux, et puis quelque chose d’autre. « Un mammouth, fit Jon. Ça, c’est un mammouth. »

L’haleine de l’armurier se gelait au sortir de ses larges narines épatées. Au nord du Mur s’étendait comme à l’infini la houle des ténèbres. Jon discernait le vague rougeoiement de feux lointains qui se déplaçaient sous bois. Mance, c’était, aussi sûr et certain que le retour de l’aube. Les Autres n’allumaient pas de torches, eux…

« Comment qu’on se bat contre eux, si on peut pas les voir ? » demanda Tocard.

Donal Noye se tourna vers les deux gigantesques trébuchets que Bowen Marsh avait fait remettre en état de marche. « Lumière ! » rugit-il.

Des barils de poix furent chargés en un tournemain dans les poches à fronde puis embrasés avec une torche. Le vent attisait furieusement les flammes, d’un rouge ardent. « FEU ! » aboya Noye. Les contrepoids basculèrent vers le bas, les bras de lancement se dressèrent avant de frapper, pouf ! les barres transversales capitonnées. La poix brûlante traversa les ténèbres en tournoyant sur elle-même et en projetant un étrange éclairage intermittent sur le sol en contrebas. A la faveur de ce clair-obscur, Jon entrevit des mammouths en procession balourde et, en un clin d’œil, ne vit à nouveau plus rien. Ils étaient une douzaine, voire davantage. Là-dessus, les barils explosèrent en touchant le sol. Une basse profonde se mit à trompeter, puis un géant fulmina quelque chose en vieille langue, et le tonnerre de sa voix évoquait des époques si révolues que Jon en eut des sueurs froides le long de l’échiné.

« Encore ! » cria Noye, et les trébuchets furent rechargés, et deux nouveaux barils de poix embrasée volèrent en crépitant dans l’obscurité s’écraser parmi l’ennemi. Cette fois, l’un d’eux frappa un arbre mort qui s’environna de flammes. Pas une douzaine, se ravisa Jon, une centaine de mammouths.

Il s’approcha du vide.Gaffe, s’enjoignit-il, ça ferait une sacrée chute. Alyn le Rouge emboucha derechef son cor de guetteur. Aaaaahooooooooooooooooooooooooooooo, aaaaahooooooooooooooooooooooooooooo. Hormis que, pour le coup, les sauvageons répliquèrent, et pas rien qu’avec un cor, avec une bonne douzaine, puis avec des tambours et des cornemuses par-dessus le marché. On est venus, oui, semblaient-ils clamer, venus briser votre Mur et venus vous piquer vos terres et venus vous faucher vos filles. Hululait la bise et grinçaient, craquaient les trébuchets, s’envolaient pouf ! pouf ! les barils de poix. Derrière les géants et les mammouths venaient sus au Mur, vit Jon, des hommes armés d’arcs et de haches. Etaient-ils vingt, étaient-ils vingt mille ? Dans le noir, impossible à dire. C’est une bataille d’aveugles que celle-ci, mais Mance en a quelques milliers de plus que nous.

« La porte ! gueula Pyp. Ils sont à la PORTE ! »

Le Mur était trop colossal pour rien avoir à redouter des méthodes d’assaut ordinaires ; trop haut pour des échelles ou des tours de siège, et trop épais pour des béliers. Aucune catapulte au monde n’était capable de propulser le gigantesque bloc de pierre qu’il eût fallu pour y faire une quelconque brèche, et quant à tenter de l’incendier, la glace en fusion eût tôt fait d’étouffer les flammes. On pouvait certes l’escalader, ainsi que venaient de le faire près de Griposte les commandos, mais à condition d’être aussi vigoureux qu’en forme et d’avoir la main sûre, et encore risquait-on même dans ce cas de finir à la façon de Jarl, empalé sur un pin. Il leur faut à tout prix s’emparer de la porte, sans quoi ils ne sauraient passer.

Encore le terme deporte ne servait-il à désigner qu’un tunnel sinueux au travers de la glace, plus exigu qu’aucune entrée de château dans les Sept Couronnes et tellement resserré que les patrouilleurs ne pouvaient l’emprunter qu’en file indienne et chacun menant son cheval par la bride. Trois grilles de fer le ponctuaient intérieurement, toutes trois verrouillées, entortillées de chaînes et surmontées d’un assommoir. Quant au vantail extérieur, son bon vieux chêne, épais de neuf pouces et clouté de fer, ne le rendait pas spécialement vulnérable. Mais Mance dispose de mammouths, se dit Jon à la réflexion,ainsi que de géants.

« Doivent un peu se cailler, en bas, dit Noye. Vous dirait pas de les réchauffer, les gars ? » Une douzaine de jarres d’huile de lampe se trouvaient alignées au bord du précipice. Pyp les parcourut une à une muni d’une torche et les alluma. Owen Ballot marchait à sa suite et, l’une après l’autre, les fit basculer dans le vide. De longues langues de feu jaunâtres les environnaient de volutes au fur et à mesure qu’elles dégringolaient. A peine la dernière eut-elle disparu qu’à coups de pied Grenn libéra de ses cales un baril de poix et l’expédia plein de gargouillis rouler à son tour au gouffre. Au boucan d’en bas succéda, délicieux pour les défenseurs, un concert de plaintes et de glapissements.

En dépit de quoi les tambours persistaient à battre, les trébuchets à vibrer, soubresauter,pouf ! pouf ! tandis qu’affluaient dans la nuit, tels des chants d’oiseaux farfelus, les couinements farouches des cornemuses. Du coup, septon Cellador se piquait lui-même de brailler, de sa voix tremblotante d’ivrogne pâteux :

« Gente Mère, ô fontaine de miséricorde,

Préserve nos fils de la guerre, nous t’en conjurons,

Suspends les épées et suspends les flèches,

Permets qu’ils connaissent… »

Donal Noye lui fonça dedans. « Le premier type que j’attrape à suspendre ses coups, j’y fous son cul froncé par-dessus bord…, à commencer par toi, septon.Archers ! On en a, oui, des putains d’archers ?

— Moi, dit Satin.

— Et moi, dit Mully. Mais comment je fais pour viser ma cible ? Fait aussi noir que dans un porc ! Où c’ qu’y sont, vos gus ? »

Noye pointa l’index au nord. « Tirez toujours, et tant que vous pouvez, peut-être vous aurez des touches, par-ci par-là. Au moins ça les emmerdera. » Il jeta un regard à la ronde sur les figures éclairées par le feu. « Me faut deux arcs et deux piques pour m’aider à tenir le tunnel, s’ils arrivent à défoncer la porte. » Plus de dix firent un pas en avant, et l’armurier préleva ses quatre. « A toi le Mur, Jon, jusqu’à mon retour. »

Jon crut d’abord avoir mal entendu. Il avait eu comme l’impression que Noye lui déléguait le commandement. « Messire ?

Messire ? Suis que forgeron. A toi le Mur, j’ai dit. »

Il y a des hommes plus âgés,faillit protester Jon, plus compétents. Je ne suis encore qu’un bleu, qu’un novice, et je suis non seulement blessé mais inculpé de désertion. Il en avait la bouche sèche comme un vieil os. « Hm », fut tout ce qu’il parvint à proférer.

Après coup, cette nuit devait lui faire l’effet de n’avoir été rien d’autre qu’un rêve. Côte à côte avec les soldats de paille et crispant leurs mains à demi gelées sur leurs arcs et leurs arbalètes, ses hommes durent bien lâcher cent volées de traits contre un ennemi qu’ils ne voyaient jamais. De loin en loin leur survenait au vol en guise de réponse une flèche sauvageonne. Il expédia certains des siens se charger des petites catapultes et fit pulluler l’air de pierres déchiquetées grosses comme un poing de géant, mais les ténèbres les déglutissaient aussi prestement que vous goberiez, vous, une poignée de noix. Des mammouths trompetaient dans le noir, des voix bizarres lançaient des appels en des langues encore plus bizarres, et septon Cellador conjurait l’aube d’arriver par des beuglements tellement avinés que Jon se vit à son tour tenté de le flanquer par-dessus bord. Ils entendirent un mammouth agoniser sous leurs pieds et en virent un autre se ruer tout en flammes à travers les bois, piétinant indistinctement les arbres et les hommes. Le vent soufflait, glacial et de plus en plus. Hobb fit monter des bols de soupe à l’oignon dont Owen et Clydas assurèrent le service en faisant la tournée des postes, afin que chacun pût continuer de décocher sa flèche entre deux lapées. Zei se joignit au groupe avec son arbalète. Des heures de secousses et de chocs incessants finirent par détraquer quelque chose dans le trébuchet de droite dont le contrepoids tomba comme une masse en se détachant, libérant par là, de manière aussi soudaine que catastrophique, le bras propulseur qui, non sans formidables craquements de bois déchiré, s’abattit de biais. Le trébuchet de gauche continua bien de lancer, lui, mais les sauvageons n’avaient pas tardé à comprendre que mieux valait éviter la zone des impacts.

Il nous faudrait vingt trébuchets, pas deux, et ils devraient être montés sur des patins de traîneaux et des plaques tournantes, afin qu’on puisse les déplacer. Mais c’était là une idée futile. Autant rêver, tant qu’il y était, d’avoir sous la main un millier d’hommes supplémentaires et, pourquoi pas ? deux ou trois dragons…

Donal Noye ne revenait pas, ni aucun de ceux qu’il avait emmenés tenir avec lui ce fameux tunnel noir et froid. Le Mur est à moi, se répétait Jon chaque fois qu’il sentait ses forces sur le point de l’abandonner. Il s’était lui-même saisi d’un grand arc, et ses doigts raidis n’arrêtaient pas de rouspéter contre l’excès du froid. Sans parler de la fièvre, qui était aussi de retour et qui lui secouait la jambe de tremblements irrépressibles grâce auxquels la douleur, telle une lame rougie à blanc, le lancinait de toutes parts. Encore une flèche, et puis je me repose, s’était-il dit et répété bien cinquante fois. Rien qu’une de plus. Mais son carquois se trouvait-il vide, l’une des taupes orphelines se dépêchait de le lui changer. Encore un carquois, et puis je m’arrête. L’aurore ne pouvait plus être bien loin.

Or, le matin survint sans qu’aucun d’eux s’en rendît d’abord véritablement compte. Le monde était encore enténébré, mais le noir s’était changé en gris, et les formes commençaient à émerger vaguement de l’obscurité. Jon abaissa son arc pour observer les lourds nuages amoncelés vers l’est. Derrière se discernait comme une lueur, mais il rêvait peut-être, tout simplement. Il encocha une nouvelle flèche.

Et, soudain, le soleil levant perça au travers, dardant des rais de lumière pâlots sur le champ de bataille. Jon se surprit à retenir son souffle pendant que son regard balayait la bande de terre à peu près défrichée qui séparait sur un demi-mille le Mur et la lisière de la forêt. La moitié d’une nuit avait suffi pour en faire un désert d’herbe noircie, de poix crevant à grosses bulles, de pierres éparpillées, de cadavres. La carcasse du mammouth brûlé attirait déjà les corbeaux. A terre gisaient aussi des géants morts, mais, derrière eux…

Sur sa gauche s’élevèrent des gémissements, et il entendit septon Cellador marmotter : « Miséricorde, Mère, aïe aïe, aïe aïe aïe, Mère, miséricorde. »

Sous les arbres se massaient tous les sauvageons du monde : razzieurs et géants, zomans, mutants et montagnards, marins d’eau salée, cannibales des fleuves gelés, troglodytes aux visages teints, voitures à chiens de la Grève glacée, Pieds Cornés dont la plante semblait être de cuir bouilli, toute l’étrange barbarie qu’avait enfin pu agglutiner Mance dans l’espoir d’emporter le Mur. Ces terres ne sont pas les vôtres, eut envie de leur gueuler Jon. Il n’y a pas de place ici pour vous. Allez-vous-en. De quoi faire s’esclaffer, il croyait l’entendre, un Tormund Fléau-d’Ogres, alors qu’Ygrid aurait décrété : « T’y connais rien, Jon Snow »… Il fit jouer sa main d’épée, en en ployant et déployant les doigts, tout parfaitement conscient qu’il était que les épées n’entreraient jamais dans la danse, ici, sur son perchoir.

Il grelottait de froid, tremblait de fièvre et, tout à coup, le poids de l’arc excéda ses forces. La bataille avec le Magnar n’avait rien été, comprit-il, et pour moins que rien comptaient les combats de la nuit passée, ce n’était là qu’un coup de sonde, un picotement de poignard dans le noir pour voir s’il était possible de les prendre à l’improviste. Ce n’était qu’à présent qu’allaient débuter les choses vraiment sérieuses.

« Je m’étais jamais attendu à ce qu’y en aurait tant », fit Satin.

Jon, si. Pour les avoir déjà vus, quoique pas de cette façon, pas formés en ligne de bataille. Durant la marche, c’était sur des lieues et des lieues que s’étirait, tel un ver gigantesque, la colonne sauvageonne, si bien que vous n’en aviez jamais de vision globale. Alors que là, là…

« Ça y est, dit quelqu’un d’une voix étranglée, les v’là. »

Les mammouths occupaient le centre du dispositif sauvageon, vit Jon. Une centaine ou davantage, et chevauchés par des géants qui brandissaient des haches ou des masses de pierre énormes. D’autres géants les escortaient, qui roulaient à foulées prodigieuses un tronc d’arbre taillé en pointe et monté sur de grandes roues de bois. Un bélier, se dit-il sombrement. Si tant est que la porte tînt toujours, en bas, quelques câlins de ce machin-là suffiraient à la fracasser le temps de le dire. De part et d’autre des géants déferlaient à la course, avec une vague de cavaliers harnachés de cuir bouilli et armés de lances durcies au feu, des tas d’archers et des centaines de fantassins munis de boucliers de cuir et de piques et de frondes et de gourdins. Les chariots en os de la Grève glacée faisaient sur les flancs un fracas du tonnerre en rebondissant par-dessus rochers et racines derrière leurs monstrueux attelages de dogues blancs. La fureur de la sauvagerie, songea Jon, les tympans percés par les stridences des cornemuses, les abois et les jappements, le barrissement des mammouths, les cris et les sifflets du peuple libre, les vociférations en vieille langue des géants, l’écho des tambours que la glace répercutait à l’infini comme un grondement de tonnerre perpétuel.

Autour de lui, le désespoir s’était fait palpable. « Doit bien y en avoir cent mille…, geignit Satin. Comment qu’on pourrait stopper tout ça, nous ?

— C’est le Mur qui va les stopper », s’entendit déclarer Jon. Il se tourna pour le répéter d’une voix plus forte. « Le Mur qui va les stopper. Le Mur se défend lui-même ! » Des mots creux, mais qu’il avait besoin de prononcer, qu’il avait presque aussi fort que ses frères besoin d’entendre. « Mance se figure peut-être qu’il va nous intimider parce qu’il a l’avantage du nombre ? Il nous prend peut-être pour des idiots ? » Il gueulait à présent de toutes ses forces, ayant complètement oublié sa jambe, et chacun l’écoutait, là. « Les chariots, les cavaliers, tous ces pitres à pied…, quel mal ils vont nous faire, en haut, ici, à nous ? Y en a, parmi vous, des fois, qui ont vu un mammouth escalader un mur ? » Il éclata de rire, et, du coup, Pyp, Owen et une demi-douzaine d’autres firent pareil. « Rien c’est, tout ça, moins que nos frères de paille, là, bernique, ils ne peuvent pas nous atteindre, ils ne peuvent pas nous blesser, et ils ne nous fichent pas la frousse, hein, si ?

— NON ! hurla Grenn.

— Ils sont en bas, nous sommes en haut, reprit Jon, et, tant que nous tenons la porte, ils ne peuvent pas passer. Ils ne pourront pas passer ! » Ils s’étaient entre-temps tous mis à crier, à lui retourner à pleine gorge ses propres paroles ; ils brandissaient en l’air leurs épées, leurs arcs, et leurs joues s’empourpraient d’enthousiasme. Apercevant un cor de guerre sous le bras de Muids, « Frère, lui lança Jon, sonne-nous la bataille. »

Avec un grand sourire, Muids porta le cor à ses lèvres et en tira les deux longs appels signifiantsauvageons. D’autres cors reprirent ici la sonnerie puis là, puis là, si bien que le Mur lui-même parut frissonner tout entier, et que l’écho formidable de ces voix de basse plaintives finit par couvrir tout autre bruit.

« Archers, dit Jon quand les cors se furent éteints, vous allez tous tant que vous êtes me concentrer foutrement le tir sur les géants qui portent ce bélier. Vous ne tirerez qu’à mon ordre, pas avant. LES GEANTS, LE BELIER. Je veux leur voir grêler dessus des flèches à chaque pas, mais nous attendrons qu’ils se trouvent à portée. Quiconque me gaspille une flèche devra descendre la récupérer, c’est bien entendu ?

— Oui, glapit Owen Ballot, entendu, lord Snow ! »

Jon se mit à rire, à rire ou comme un ivrogne ou comme un fou, et ses hommes aussi. Les chariots et la cavalerie qui fonçaient sur les flancs se trouvaient désormais, vit-il, très en avant du centre. Les sauvageons n’avaient pas encore parcouru un tiers du demi-mille qui les séparait du Mur que déjà se désagrégeait leur ligne de bataille. « Chargez-moi le trébuchet avec des chausse-trapes, ordonna Jon. Owen, Muids, orientez-moi les catapultes vers le centre. Scorpions, chargez des piques ardentes et larguez quand je vous l’ordonne. » Son doigt désigna tour à tour les mioches de La Mole. « Toi, toi et toi, des torches, et tenez-vous prêts. »

Les archers sauvageons ne demeuraient pas inactifs, loin de là, au cours de leur avance, car après une dizaine de pas au galop, ils s’arrêtaient, tiraient, reprenaient leur course en avant. Et ils étaient si nombreux que l’air se trouvait en permanence foisonner de flèches, au vol toutefois déplorablement court. Du gâchis, songea Jon. Une véritable démonstration de leur manque de discipline. Les arcs en corne et en bois du peuple libre ne faisaient pas le poids contre les arcs en if, beaucoup plus grands, de la Garde de Nuit, mais cela n’empêchait pas les sauvageons de prétendre atteindre l’adversaire perché sept cents pieds plus haut. « Laissez-les tirer, commanda Jon. Attendez. Patience. » Leurs manteaux claquaient derrière eux. « Nous avons le vent juste en face, ça va réduire notre portée. Attendez. » Plus près, plus près. Les cornemuses vagissaient, les tambours grondaient, les flèches sauvageonnes papillotaient un instant puis tombaient.

« BANDEZ. » Jon leva son propre arc et le banda jusqu’à ce que l’empennage de la flèche lui frôlât l’oreille. Satin fit de même, et Grenn et Owen Ballot, Botte-en-rab, Jack Noirbouloir, Emrick et Arron. Zei se hissa l’arbalète à hauteur d’épaule. Jon regardait le bélier s’approcher, s’approcher, balourdement flanqué par les mammouths et par les géants. Si petits qu’il aurait pu les écrabouiller tous, eût-on dit, dans une seule main. Dommage que ma main ne soit pas assez grande… S’approcher, traversant le champ de carnage. Une centaine de corbeaux s’envola, délaissant la charogne de mammouth, lorsque se fendit sur elle la marée tapageuse des sauvageons. Plus près, plus près, plus…

« LACHEZ ! »

Les noires flèches plongèrent en sifflant de toutes leurs plumes comme des serpents ailés. Jon n’attendit pas de voir où elles frappaient. A peine avait-il décoché la première que ses doigts cherchaient la suivante. « ENCOCHEZ. BANDEZ. LACHEZ. » Pas plus tôt se fut-elle envolée qu’une autre se présenta. « ENCOCHEZ. BANDEZ. LACHEZ. » Et ainsi de suite et ainsi de suite et ainsi de suite. « Trébuchet ! » cria Jon, etcrrrac ! entendit-il, et pouf ! tandis qu’une centaine de chausse-trapes hérissées de pointes d’acier prenaient l’air en virevoltant. « Catapultes ! lança-t-il, scorpions ! » et puis : « Archers ! tir à volonté ! » A présent, les flèches sauvageonnes atteignaient le Mur, une centaine de pieds plus bas. Un deuxième géant pivota sur lui-même en titubant. Encocher, bander, lâcher. Un mammouth fit une embardée contre son voisin, éparpillant des géants par terre. Encocher, bander, lâcher. Le bélier gisait immobilisé, les géants chargés de le manier étant tous ou mourants ou morts. « Flèches enflammées ! hurla-t-il, je veux qu’il brûle, ce bélier. » Les cris stridents des mammouths blessés et les plaintes retentissantes des géants, tout cela faisait, mêlé au vacarme des cornemuses et des tambours, une musique abominable, mais les archers de Jon n’en persistaient pas moins à encocher, bander, lâcher comme s’ils étaient devenus aussi sourds que feu Dick Follard. Ils pouvaient bien être l’écume et la lie de l’ordre, ça ne les empêchait pas d’être des hommes de la Garde de Nuit, ou trop peu s’en fallait pour en tenir compte. Et voilà pourquoi les autres ne passeront pas.

L’un des mammouths s’était emballé et, galopant comme un fou furieux, assommait à coups de trompe ceux des archers sauvageons qu’il ne foulait pas aux pieds. Jon banda son arc une fois de plus et ficha une flèche supplémentaire dans la croupe hirsute de l’animal pour l’encourager à persévérer. A l’est comme à l’ouest, les flancs de l’armée sauvageonne avaient atteint le Mur sans rencontrer d’opposition. Les chariots s’immobilisaient au pied de la gigantesque falaise de glace ou y tournaient bride, tandis que les hommes à cheval venaient sans trêve y grouiller, s’y enchevêtrer. « A la porte ! » gueula quelqu’un. Botte-en-rab, peut-être. « Mammouth à la porte !

— Du feu, aboya Jon. Grenn, Pyp. »

Grenn se débarrassa vivement de son arc, coucha de force une futaille d’huile sur le flanc, la roula vers le bord du gouffre, et après que Pyp en eut fait sauter la bonde à coups de maillet puis y eut fourré un tortillon de tissu et l’eut enflammé avec une torche, ils la poussèrent à eux deux dans le vide. Son explosion, quelque cent pieds plus bas, lorsqu’elle heurta le Mur, emplit l’atmosphère de débris de douves et d’huile embrasée. Mais déjà Grenn en roulait une deuxième vers le précipice, Muids une troisième, et Pyp les mettait à feu. « ’l est eu ! se mit à crier Satin, tellement démanché par-dessus bord que Jon crut dur comme fer qu’il allait forcément tomber, ’l est eu ! ’l est eu ! ’l est EU ! » On percevait le mugissement du feu. Enveloppé de flammes apparut brusquement un géant qui chancela puis roula à terre.

Et, sur ce, tout aussi brusquement, eut lieu la déroute des mammouths, qui, terrifiés par la fumée, les flammes, allaient dans leur fuite éperdue donner tête baissée dans ceux qui les suivaient. Lesquels reculèrent à leur tour, tandis que, derrière eux, géants et sauvageons se bousculaient à qui mieux mieux pour n’être pas sur leur passage. En moins d’une seconde, tout le centre du dispositif se trouvait en pleine désagrégation. Se voyant abandonnés, les cavaliers des flancs décidèrent de déguerpir aussi, sans qu’aucun d’entre eux eût seulement reçu son baptême du sang. Quant aux chariots, c’est à grand fracas qu’ils se replièrent eux-mêmes, sans avoir rien fait d’autre que sembler terribles et se montrer on ne peut plus bruyants. Quand ils rompent, ils rompent dur, songea Jon Snow en regardant leur débandade. Les tambours étaient tous devenus muets. Que vous dit, Mance, de cette musique-là ? La trouvez-vous à votre goût, la femme du Dornien ? « Nous avons quelqu’un de blessé ? demanda-t-il.

— Ces putains de bougres, y-z-ont eu ma jambe. » Botte-en-rab arracha la flèche et la brandit au-dessus de sa tête. « Celle en bois ! »

De vagues hourras s’élevèrent, assez maigrichons. Zei prit Owen par les mains, lui fit faire un tour de danse et puis le régala, là, sous les yeux de tous, d’un long patin gluant. Elle prétendait embrasser Jon aussi, mais il l’attrapa par l’épaule et la repoussa gentiment mais fermement. « Non », dit-il. Fini, les baisers, moi. Il était tout à coup trop las pour rester debout, et, de l’aine au genou, sa jambe souffrait mille morts. Il saisit sa béquille à tâtons. « Pyp, aide-moi à gagner la cage. Grenn, tu prends le Mur.

— Moi ? fit Grenn.

— Lui ? » fit Pyp. Il était difficile de savoir lequel des deux était le plus horrifié.

« M-m-mais, bégaya Grenn, m-m-mais j’ fais q-q-quoi, s’y z-z-z-attaquent encore un coup, les sauvageons ?

— Arrête-les », répondit Jon.

Pendant que la cage descendait, Pyp retira son heaume et s’épongea le front. « De la sueur gelée. Y a plus dégueulasse, tu crois, que la sueur gelée ? » Il se mit à rigoler. « Bons dieux, je crois pas que j’ai jamais eu si faim. Je boufferais un aurochs entier, j’ te jure. Tu crois qu’Hobb voudra bien nous faire mijoter Grenn ? » Son sourire s’éteignit quand il remarqua la mine de Jon. « Ça va pas ? C’est ta patte ?

— Ma patte », convint Jon. Même les mots étaient un effort.

« Pas la bataille, au moins ? La bataille, on l’a gagnée.

— Attends que j’aie vu la porte pour me demander », répliqua Jon, sombrement. J’ai envie d’un bon feu, d’un bon repas chaud, d’un bon lit douillet, et de quelque chose qui oblige ma jambe à cesser de me faire mal… Seulement, il lui fallait d’abord aller examiner l’état du tunnel et savoir ce qu’était devenu Donal Noye.

Après la bataille contre les Thenns, il avait fallu près d’une journée pour déblayer la glace et les poutres brisées qui bloquaient la porte intérieure. Ne voyant là qu’un obstacle de plus pour Mance Rayder, Pat le Tavelé, Muids et certains autres du Génie s’étaient faits les ardents partisans de laisser les choses en l’état, mais, comme cette solution aurait impliqué que l’on renonce à la défense du tunnel, Noye avait refusé d’en entendre seulement parler. A condition de poster des hommes dans les assommoirs et des archers et des piques derrière chacune des grilles intérieures, il suffisait, à l’entendre, d’une poignée de frères déterminés pour tenir en échec un nombre de sauvageons cent fois supérieur et d’obstruer le passage à force de cadavres. Il n’était pas question pour lui d’accorder à Mance ses coudées franches sous la glace. Bref, on s’était finalement armés de pics, de pelles et de câbles pour évacuer les décombres de l’escalier, puis pour creuser une tranchée d’accès jusqu’à la porte.

Jon battait la semelle auprès des barreaux de fer glacé en attendant que Pyp rapporte le double des clefs de chez mestre Aemon lorsqu’il eut la stupeur de le voir survenir accompagné de celui-ci ; Clydas les escortait, muni d’une lanterne. « Tu passeras me voir quand nous en aurons terminé, dit le vieil homme à Jon pendant que Pyp farfouillait dans les chaînes. Il va me falloir rafraîchir ton emplâtre et te changer ton pansement. Et je m’abuse fort, ou une rallonge de vinsonge ne sera pas de refus contre la douleur, hein… ? »

Jon acquiesça d’un hochement las. Une fois libérée la porte, Pyp ouvrit la marche, suivi de Clydas avec sa lanterne. Quant à Jon, ce lui fut un exploit que de marcher vaille que vaille au même pas que mestre Aemon. La glace vous serrait de près, tout autour, et vous sentiez aussi péniblement le froid s’infiltrer dans vos moelles que le Mur s’appesantir sur vous de toute sa masse. Vous aviez comme l’impression de déambuler dans la gargamelle d’un dragon de glace. Ça ne tournicotait dans un sens que pour tournicoter dans l’autre un peu plus loin. Après que Pyp eut décadenassé une deuxième porte de fer, on reprit la marche, et par-delà de nouveaux méandres apparut tout à coup, devant, une vague lumière pâle. Y a du vilain, se dit Jon instantanément. Du très très très vilain…

« Du sang par terre », confirma Pyp.

C’était tout au bout du tunnel sur une longueur de quelque vingt pieds que s’était déroulée une lutte à mort. Déchiquetée, fracassée, brisée, la porte extérieure en chêne bardé de fer avait fini par être arrachée de ses gonds, et l’un des géants s’était faufilé parmi les débris. Les détails de la scène macabre que révéla sur ces entrefaites le halo de la lanterne étaient d’un rouge immonde. Pendant que Pyp se détournait pour dégueuler, Jon lui-même se surprit à envier la cécité de mestre Aemon.

Pour accueillir les assaillants, Noye et ses hommes étaient restés en deçà d’une puissante grille de fer identique aux deux que Pyp avait précédemment ouvertes. Les deux arbalétriers avaient eu beau mettre au but une douzaine de carreaux tandis que le géant se ruait vers eux, il avait encore fallu que les piques interviennent et frappent, frappent, frappent entre les barreaux, ce qui n’avait quand même pas empêché l’adversaire de dévisser la tête à Pat le Tavelé, d’empoigner la grille et de la forcer. Des maillons de chaîne brisés traînaient à terre. Un seul géant. L’œuvre d’un seul géant, tout ça…

« Ils sont tous morts ? demanda mestre Aemon dans un souffle.

— Oui. Donal a été le dernier. » Une bonne moitié de l’épée de Noye était enfoncée dans la gorge du géant. Alors qu’aux yeux de Jon, l’armurier avait toujours eu un aspect assez colossal, là, dans l’étau des bras prodigieux du géant, c’est presque d’un gosse qu’il avait l’air. « Le géant lui a rompu l’échine. Je ne sais pas lequel a péri le premier. » Il saisit la lanterne et s’avança pour mieux examiner les choses. « Mag. » Je suis le dernier des géants… Une tristesse l’étreignit, à y repenser, mais il n’avait pas de temps à perdre pour la tristesse. « C’était Mag le Puissant. Le roi des géants. »

Le besoin de soleil l’empoigna. Il faisait trop noir, il faisait trop froid là-dedans, dans le tunnel, et la puanteur de mort et de sang y était par trop suffocante. Jon rendit la lanterne à Clydas, s’effaça pour contourner les cadavres et se glisser à travers la grille démantibulée, puis s’avança vers le jour sous couleur d’aller se rendre un peu compte de l’état des choses, au-delà de la porte démolie.

La gigantesque carcasse d’un mammouth mort bloquait en partie l’issue. Le manteau de Jon se prit au passage dans l’une des défenses et s’y fit un accroc. Au-delà gisaient trois nouveaux géants, à demi ensevelis sous des amas de neige fondue, de pierres et de poix solidifiée. A chacun des endroits où les flammes avaient endommagé le Mur, constata Jon en levant les yeux, d’immenses plaques de glace ramollies par la chaleur s’en étaient détachées pour venir s’écraser sur le sol noirci. Les lacunes y étaient aussi dérisoires qu’impressionnantes. Fou, la masse qu’il représente et l’allure menaçante qu’il a, vu d’ici, comme ça, en suspens…

Il retourna auprès de ses compagnons, dedans. « Il nous faut réparer tant bien que mal la porte extérieure et puis boucher cette section-ci du tunnel. Avec des gravats, de la glace, n’importe quoi. Si possible jusqu’à la deuxième porte. A ser Wynton d’assumer le commandement, il est le dernier chevalier restant, mais il va falloir qu’il le fasse tout de suite, les géants vont revenir, et sans nous prévenir. Nous devrons lui dire…

— Dis-lui ce que tu voudras, l’interrompit mestre Aemon d’un ton doux. Il sourira, hochera la tête et oubliera. Voilà trente ans, une douzaine de voix se portèrent sur ser Wynton Stout. Il aurait effectivement fait un excellent lord Commandant. Il en aurait encore été capable voilà dix ans. Mais plus maintenant. Tu le sais aussi bien, Jon, que le savait Donal. »

Il était inutile de le nier. « A vous, dans ce cas, de donner l’ordre, répliqua Jon. Vous avez passé toute votre vie sur le Mur, les hommes vous suivront. Il faut absolument que nous fermions la porte.

— Je ne suis qu’un mestre à chaîne et assermenté. Mon ordre sert, Jon. Nous donnons des conseils, pas des ordres.

— Il faut bien que quelqu’un…

— Toi. A toi de mener.

— Non.

— Si, Jon. Cela ne devrait pas être bien long. Jusqu’à ce que la garnison revienne, c’est tout. Le choix de Donal s’était porté sur toi, tout comme auparavant celui de Qhorin Mimain. Le lord Commandant Mormont avait fait de toi son aide de camp. Tu es un fils de Winterfell, un neveu de Benjen Stark. Ce doit être toi ou personne. Le Mur t’appartient, Jon Snow. »

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