ÉPILOGUE

Le chemin qui montait à Vieilles-Pierres faisait deux fois le tour de la colline avant d’en atteindre le faîte. Rocailleux et submergé par la végétation comme il l’était, il n’aurait guère permis d’aller bien vite, même en des circonstances plus favorables, mais la neige de la soirée précédente l’avait transformé en bourbier, pour ne rien gâcher. De la neige en automne, dans le Conflans, c’est contre nature, songea sombrement Merrett. Ce n’avait pas été une bien grosse chute de neige, à la vérité ; juste assez pour recouvrir la terre durant une nuit. Et tout ou presque avait commencé à fondre dès que le soleil s’était montré. N’empêche que Merrett y voyait un vilain présage. Entre les pluies diluviennes, les inondations, la guerre et les incendies, on avait perdu deux récoltes et une bonne partie de la troisième. Que survînt un hiver précoce, et la famine sévirait dans l’ensemble du Conflans. Des quantités de gens connaîtraient la faim, et certains d’entre eux crèveraient tout court. Merrett n’espérait qu’une chose, n’être pas du nombre, lui. Pas exclu, pourtant. Veinard comme je suis, pas exclu du tout. Fou, ce que la veine, jamais j’en ai eu…

En dessous des ruines du château, les pentes inférieures de la colline étaient boisées si dru qu’une cinquantaine de hors-la-loi auraient pu sans peine s’y tenir tapis. S’ils ne sont pas en ce moment même en train de m’épier. Merrett jeta un regard circulaire, et il ne vit rien d’autre que des ajoncs, des fougères, des chardons, des laîches et des massifs de ronces parmi le fouillis de vigiers gris-vert et de pins. Ailleurs, des ormes squelettiques et des frênes et des chênes rabougris étouffaient le terrain comme folle avoine. Il n’aperçut pas de hors-la-loi, mais cela ne voulait rien dire.

Les hors-la-loi, c’était plus habile à se cacher que les honnêtes gens.

Les bois, pour parler franchement, Merrett détestait, et il détestait encore davantage les hors-la-loi. Il s’était taillé une manière de célébrité en geignant : « Les hors-la-loi m’ont volé ma vie », sa ritournelle aussitôt qu’il était un tantinet pompette. Et pompette, prétendait volontiers son père, et pas discret, je vous prie de croire, sur tous les toits, pompette, il l’était par trop volontiers, pompette. Trop vrai, songea-t-il avec accablement. Il vous fallait vous distinguer en quelque chose, aux Jumeaux, n’importe quoi, sans quoi c’était tout le genre à oublier que vous étiez vivant, mais sa réputation de plus gros buveur du château n’avait pas avancé bien gros sa carrière, il finissait par trouver. Je rêvais d’être le plus épatant chevalier qu’on ait jamais vu coucher une lance, autrefois. Les dieux m’ont refusé cette satisfaction. Pourquoi je devrais me refuser une coupe de temps à autre ? Ça aide, pour le mal de crâne. Sans parler de ma femme, qui est une mégère, de mon père, qui me méprise, et de mes gosses, qui ne valent rien. Quelle raison j’aurais de rester à jeun, tu veux me le dire ?

A jeun, il l’était, d’ailleurs, pour le coup. Enfin, il s’était bien envoyé deux cornes de brune au déjeuner, puis une petite coupe de rouge au moment de se mettre en route, mais c’était juste pour le mal de crâne qui lui lançait. Merrett le sentait justement, tiens, le mal de crâne, échafauder derrière ses yeux, et il savait que, s’il lui laissait seulement ça de chance, la vache ne tarderait pas à lui donner l’impression d’avoir entre les oreilles un de ces orages je vous dis pas, la folie totale. Ses maux de tête prenaient parfois des proportions telles que même pleurer lui faisait trop mal. Et il n’avait alors d’autre solution que de s’allonger sur son lit, dans le noir, avec une serviette mouillée sur les yeux, et de maudire sa déveine et le hors-la-loi anonyme à qui il était redevable de cet enfer.

Rien que d’y penser le fit suer d’angoisse. Son mal de crâne, il ne pouvait décemment pas se le permettre en ce moment, ç’aurait été de la folie. Si je ramène Petyr sain et sauf à la maison, toute ma chance tournera. Il avait l’or, et tout ce qu’il avait à faire, c’était monter jusqu’au sommet de Vieilles-Pierres, y rencontrer ces maudits hors-la-loi dans le château en ruine et procéder à l’échange, là. Une simple affaire de rançon, là. Même lui ne pouvait pas cochonner ça, là…, sauf s’il lui prenait un mal de crâne, un de ces tellement vaches qui le mettaient dans l’incapacité de faire un seul pas en selle. C’était aux abords des ruines qu’il était censé se trouver vers le crépuscule, pas roulé en boule à chialer sur le bas-côté du chemin. Merrett se frotta la tempe avec deux doigts. Encore un tour complet de la colline, et j’y suis. Lorsque le message était arrivé et que lui s’était détaché des rangs et porté volontaire pour le transport de la rançon, son père avait louché sur sa personne en disant : « Toi, Merrett ? », et il s’était mis à rire dans son nez, de ce hideux hé hé hé de rire qu’il te vous avait. Même que quasiment c’est le supplier qu’il avait fallu pour qu’on finisse par lui confier le maudit magot.

Quelque chose bougea dans les broussailles, au bord du chemin. Merrett pila net en massacrant la bouche de son cheval et porta la main à l’épée, mais ce n’était qu’un écureuil. « Crétin ! s’invectiva-t-il en repoussant dans le fourreau la lame qui n’en était jamais sortie, les hors-la-loi, ç’a pas de queue. Putain d’enfer, Merrett, maîtrise-toi un peu. » Le cœur lui cognait la poitrine comme à va savoir quel bleu lors de sa première campagne. Comme si c’était le Bois-du-Roi, ici, et comme si c’était la vieille Fraternité que je vais devoir affronter, et pas ce ramassis de brigands miteux du seigneur la Foudre… Il fut un moment tenté de tourner bride et de redévaler dare-dare la colline en quête du premier bistrot. Avec un sac d’or pareil, il y avait de quoi s’en payer, de la brune, et pas qu’un peu…, assez toujours pour oublier jusqu’à l’existence de Petyr Boutonneux. Hé, qu’ils le pendent ! il l’a pas volé, depuis que ça lui pendait au nez… Lui apprendra ce que ça coûte, filer avec n’importe quelle putain de punaise de camp, comme un cerf en rut.

Son crâne s’était mis à lui lancer ; pas bien fort encore, mais le pire était sûr, allez. Merrett se frotta l’arête du nez. Il n’était pas vraiment fondé à vouloir comme ça male mort à Petyr. J’ai fait pareil, moi aussi, quand j’avais son âge. Dans son propre cas, tu me diras, tout ce qu’il y avait gagné, c’était une bonne vérole, mais il ne fallait pas, n’empêche, trop blâmer Petyr. Ce n’était pas sans charmes, les putains, surtout quand tu te payais une gueule comme la sienne. Tu me diras qu’il avait une femme, le pauvre gars, mais justement, c’était un gros bout du problème. Non seulement elle avait le double de son âge, mais elle lui baisait aussi son frère, le Walder, si c’était bien vrai, encore, les ragots. Bon, des ragots, tu me diras, il en courait en permanence des tas, aux Jumeaux, et il y avait à peine ça dedans de véridique, mais là, là, Merrett y croyait assez. Walder le Noir était le type à prendre ce qu’il avait envie, même la femme du frangin. Il avait eu aussi, ça, c’était de notoriété publique, celle d’Edwyn, et Walda la Belle ne boudait pas non plus de se faufiler sous ses couvertures de temps en temps, et d’aucuns allaient jusqu’à t’assurer qu’il avait connu la septième lady Frey pas mal plus intimement qu’il ne l’aurait dû. Pas surprenant qu’il refusât de se marier, celui-là. Pourquoi tu irais te payer une vache, hein, quand tu avais des pis tout autour de toi qui te mugissaient pour que tu les trayes ?

En jurant sous cape, Merrett enfonça ses talons dans les flancs de sa monture et reprit son ascension de la colline. Si tentant que ce fût d’écluser tout l’or, il savait trop que, si jamais il ne rentrait pas avec Petyr Boutonneux, il ferait aussi bien de ne jamais rentrer du tout.

Lord Walder aurait sous peu ses quatre-vingt-douze. Ses oreilles avaient commencé à l’abandonner, ses yeux y étaient presque parvenus, et sa goutte lui laissait si peu de répit qu’il en était réduit à se faire trimballer partout. Il ne pouvait pas possiblement durer beaucoup plus longtemps, tous ses fils étaient unanimes là-dessus. Et, lui parti, tout va changer, et pas pour du mieux… Son père était acariâtre et buté, il avait une langue de guêpe et une volonté de fer, bon, mais il s’était fait un dogme d’assurer la protection des siens. Detous les siens, y compris de ceux qui lui avaient déplu ou qui l’avaient désappointé. Même de ceux dont il ne peut pas se rappeler le nom. Mais une fois qu’il ne serait plus là…

Du temps où ser Stevron se trouvait encore être son héritier, c’était une autre affaire. Le vieux l’avait dressé pendant soixante ans, et il lui avait bien enfoncé dans le crâne que le sang, c’était le sang. Mais Stevron était mort au cours de sa campagne avec le Jeune Loup dans l’ouest, « mort d’impatience, je parie », avait ironise Lothar le Boiteux, quand le corbeau avait apporté la nouvelle, et ses fils et petits-fils étaient une tout autre espèce de Frey. Son ser Ryman de fils, borné, têtu, vorace, faisait figure d’héritier présomptif, à présent. Quant à ses successeurs potentiels de fils, Edwyn et Walder le Noir, ils étaient pires encore. « Heureusement, avait dit une fois Lothar le Boiteux, qu’ils s’entre-détestent encore plus fort qu’ils ne nous détestent. »

Merrett n’était pas convaincu du tout que cela fût heureux, lui, d’autant que Lothar risquait d’être à lui seul plus dangereux que les deux autres ensemble. Si, lors des noces de Roslin, c’était de lord Walder qu’était émané l’ordre de massacrer les Stark, c’était Lothar le Boiteux qui avait tout manigancé dans les moindres détails avec Roose Bolton, tout de bout en bout, même les chansons qu’il faudrait jouer. Pour se saouler, Lothar était un commensal on ne peut plus divertissant, mais jamais Merrett ne serait assez bête pour lui présenter son dos. Aux Jumeaux, tu n’étais pas long à apprendre que tu ne devais faire confiance qu’à tes frères et sœurs plein sang, et encore modérément…

Ça risquait fort d’être, à la mort du vieux, chaque fils pour soi – et chaque fille aussi, naturellement. Le nouveau sire du Pont garderait sans doute aux Jumeauxquelques-uns de ses oncles, neveux, cousins, ceux que d’aventure il aimerait bien, ceux dont il ne se défierait pas trop, ou ceux, plutôt, qu’il estimerait pouvoir lui être d’une quelconque utilité. Quant au rebut, c’est tous qu’il nous flanquera dehors, et démerde-toi.

La perspective chagrinait Merrett au-delà de toute expression. Il aurait quarante ans dans moins de trois ans, il était trop vieux pour entreprendre une existence de chevalier errant… si, par chance, il avait été chevalier, mais sa déveine avait voulu qu’il ne le fût point. Il ne possédait pas de terres ni aucun bien propre. Il avait à lui les frusques qu’il portait sur le dos, mais pas beaucoup plus, pas même le canasson sur lequel il était maintenant juché. Il n’était pas assez intelligent pour faire un mestre, pas assez pieux pour faire un septon, pas assez rustre pour faire un reître. Les dieux ne m’ont pas fait d’autre présent que la vie, et, en plus, ils ont lésiné. Ça te faisait une belle jambe, dis, d’être le rejeton d’une riche et puissante maison, quand tu étais le neuvième fils ? Si tu tenais compte des petits-fils et arrière-petits-fils, il t’avait, le Merrett, plus de chances d’être choisi comme Grand Septon que d’hériter jamais des Jumeaux.

J’ai pas de veine, songea-t-il avec amertume. J’ai jamais eu la moindre putain de veine. Il était du genre costaud, vaste poitrail, épaules larges, quoique de taille simplement moyenne. Au cours des dix dernières années, il avait eu, bon, sérieusement tendance à s’avachir et à s’empâter, tu parles qu’il le savait, mais, dans son bel âge, on l’avait connu presque aussi robuste que ser Hosteen, son frère aîné plein sang, que l’on considérait communément comme le malabar de l’ensemble des portées directement imputables à lord Walder Frey. Tout gamin, on te l’avait expédié servir comme page à Crakehall, dans la famille de sa mère. Et lorsque lord Sumner l’avait fait écuyer, tout le monde s’était attendu à ce qu’il te devienne ser Merrett dans pas beaucoup d’années, mais ces crapules du Bois-du-Roi lui avaient compissé tout son avenir. Alors que son pair et copain Jaime Lannister se couvrait de gloire, lui t’avait d’abord attrapé sa vérole de cette punaise de camp, et puis il s’était démerdé pour se faire en plus capturer par une gonzesse, la Wenda qu’on appelait Faonblanc. Lord Sumner s’était fendu d’une rançon pour te le ravoir, mais voilà-ti-pas que, dès le combat suivant, il t’écopait d’un coup de masse qui, non content de lui démolir le heaume, te le laissait sans connaissance quinze jours ? Même que tout le monde le donnait pour mort, on le lui avait dit, après.

Il n’était pas mort, peut-être, mais ses jours de prouesse étaient terminés. Le plus imperceptible choc au crâne suffisait à te lui déclencher des douleurs atroces qui le transformaient en fontaine. Dans ces conditions, l’avait avisé lord Sumner, gentiment du reste, la chevalerie était hors de question. Et, là-dessus, on te l’avait réexpédié subir aux Jumeaux les mépris venimeux de lord Walder Frey.

Et, depuis lors, sa veine, elle n’avait fait qu’aller de mal en pis. Bon, son père était arrivé à te lui arranger ce qui s’appelle un beau mariage, dans un sens : avec rien moins qu’une fille de lord Darry, puis quand les Darry, s’il te plaît, la faveur d’Aerys en faisait quelque chose de plutôt pas mal… Mais va te faire fiche, il n’avait pas plus tôt dépucelé sa femme que l’Aerys te perdait son trône. Or, contrairement aux Frey, les Darry s’étaient compromis jusqu’au cou par leur loyalisme tapageur envers les Targaryens, et cette bourde leur avait coûté la moitié de leurs terres, le plus clair de leur fortune et à peu près tout leur pouvoir. Quant à sa dame d’épouse, il te l’avait déçue, paraît-il, au premier coup d’œil, et elle s’était acharnée à te ne lui pondre que des filles pendant des années : trois toujours en vie, une fausse couche et une de morte en bas âge, avant de se résoudre enfin à bricoler un fils. L’aînée qu’il t’avait s’était révélée une satanée salope, sa cadette une goinfre. Quand Ami s’était fait pincer dans les écuries avec pas moins de trois palefreniers, ça te l’avait bien obligé de s’en débarrasser en la mariant avec un putain de chevalier de fortune, si tu vois un peu ? Il ne pouvait pas y avoir possiblement pire, il s’était dit, comme situation…, mais va te faire fiche, voilà-ti-pas que ser Pat, il s’était fourré dans la cervelle de se rendre célèbre en déconfisant ser Gregor Clegane ? Du coup, Ami te lui était revenue veuve au triple galop, à son grand désespoir, au Merrett, et pour le plus grand bonheur, ça oui, de toutes les fourches à crottin des Jumeaux.

Il s’était pris à espérer, le Merrett, que sa veine était finalement en train de tourner quand c’était sur sa Walda que Roose Bolton avait jeté son dévolu plutôt que sur une cousine à elle plus mince et moins moche. Comme l’alliance Bolton était importante pour la maison Frey, et que sa fille avait contribué à la lui assurer, il s’était dit qu’on devrait bien te lui en tenir compte, quelque part, mais le vieux te l’avait vite désabusé. « Il ne l’a préférée qu’en raison de son poids. Te figures peut-être que Roose Bolton donne un pet de lapin qu’elle soit ta môme ? Te figures peut-être qu’il se prélasse à penser : “Hé ! Merrett le Tournis, c’est juste le genre de beau-père qu’il me fallait” ? Ta Walda n’est qu’une truie fagotée de soie, c’est pour ça qu’il l’a prise, et je ne suis pas près de t’en remercier, figure-toi. On aurait eu la même alliance pour moitié prix, si ta petite porcelette avait de temps en temps reposé sa cuillère. »

L’humiliation finale, c’est avec un sourire que te la lui avait fait déguster Lothar le Boiteux, lorsqu’il l’avait fait venir pour lui assigner son rôle durant les noces de Roslin. « Nous aurons tous à y jouer le nôtre, chacun selon ses talents, lui avait dit son demi-frère. Il ne te reviendra qu’une tâche, une seule et unique, Merrett, mais qui t’ira comme un gant, je crois. Je veux que tu me pousses le Lard-Jon Omble à tellement se saouler qu’il puisse à peine tenir debout et à plus forte raison se battre. »

Et même ça, que j’ai raté.Parce qu’il avait eu beau te le cajoler, le colosse, et te lui faire picoler de quoi tuer trois types normaux, bernique, après le coucher de Roslin, il s’était encore débrouillé, le Lard-Jon, pour faucher l’épée de son premier agresseur, et en te lui pétant le bras, s’il te plaît. Et il avait encore fallu s’y mettre à huit pour arriver à te l’enchaîner, bagatelle qui avait coûté deux blessés, un mort et la moitié d’une oreille à ce pauvre vieux croûton de ser Leslyn Haigh. Parce que, quand il n’avait plus pu se battre avec ses mains, l’Omble, c’est avec les dents qu’il s’était battu.

Merrett s’accorda une brève halte et ferma les yeux. Son crâne lui lançait comme ce putain de tambour qui t’avait régalé la noce et, pendant un moment, réussir à se maintenir en selle résuma toutes ses capacités. Me faut à tout prix poursuivre, se dit-il. S’il arrivait à ramener Petyr Boutonneux, sûrement que ça te le mettrait dans les bonnes grâces de ser Ryman. Petyr pouvait avoir un vilain côté fouettard, mais il n’était pas si froid qu’Edwyn ni si volcanique que Walder le Noir. Il me sera reconnaissant de mon rôle, et son père verra que je suis loyal, qu’il a intérêt à m’avoir sous la main.

A la condition toutefois qu’il se pointe avec l’or vers le crépuscule. Il jeta un œil vers le ciel.Tout à fait à l’heure. Il avait besoin de quelque chose pour se raffermir les mains. Il décrocha la gourde à eau suspendue à ses fontes, la déboucha, et s’offrit une longue lampée de vin. Ça n’était jamais, bon, que du gros rouge sirupeux, tellement sombre qu’il t’avait l’air noir, mais, bons dieux, que ça t’avait bon goût… !

L’enceinte extérieure de Vieilles-Pierres avait autrefois encerclé le front de la colline comme une couronne le crâne d’un roi. Seuls en subsistaient les soubassements et quelques vagues tas d’éboulis maculés de lichen qui te montaient jusqu’à la taille. Merrett longea ces malheureux vestiges jusqu’à l’ancien emplacement de la conciergerie. Les ruines y étaient plus considérables, et il fut obligé de mettre pied à terre pour les faire franchir à son palefroi. Le soleil, à l’ouest, s’était englouti derrière un banc de nuages bas. Des fougères et des ajoncs recouvraient les amas de décombres et, une fois surmonté l’obstacle des murs écroulés, la végétation te montait jusqu’à la poitrine. Merrett déboucla son épée pour qu’elle puisse, le cas échéant, jaillir instantanément du fourreau, puis il examina prudemment l’alentour, mais il n’aperçut pas l’ombre de l’ombre d’un hors-la-loi. Se pourrait, que je suis venu le mauvais jour ? Il marqua une pause et se frotta les tempes avec les pouces, mais va te faire fiche, la pression, derrière ses yeux, ne se relâcha pas deça. Putains de sept enfers… !

De quelque part au fin fond du château lui parvinrent, au travers des arbres, des bribes feutrées de musique.

Merrett fut pris d’un frisson, malgré son manteau. Il redéboucha sa gourde à eau et s’expédia une nouvelle lampée de vin. Je pourrais me contenter juste de remonter à cheval, de galoper jusqu’à Villevieille et là, là, m’écluser tout l’or. Jamais, qu’il t’est résulté du bon, d’avoir commerce avec des hors-la-loi. Cette ignoble petite salope de Wenda te lui avait imprimé au fer rouge un faon sur une miche de son cul, du temps qu’elle le tenait prisonnier. Pas étonnant que sa femme te le méprisât. Faut coûte que coûte que je m’en dépatouille. Petyr Boutonneux pourrait bien être un jour le sire du Pont. Edwyn n’a pas de fils, et Walder le Noir s’est fait que des bâtards. Petyr saura se rappeler qui s’est tapé de venir le chercher. Il prit une dernière rincée, reboucha la gourde et entraîna son cheval par la bride dans ce maudit méli-mélo de pierres effondrées, de fougères et d’arbustes maigres flagellés de vent, se guidant sur les accords qui semblaient provenir de l’ancien poste du château.

Les feuilles mortes jonchaient le sol d’un tapis épais, tels des soldats après quelque épouvantable carnage. Un type en verts délavés et rapetassés se trouvait assis là, jambes croisées, sur un grand tombeau de pierre érodée par les siècles, à grattouiller les cordes d’une harpe. La mélodie avait une douceur poignante. Merrett la connaissait, cette chanson.

Dans les salles des rois défunts,

Jenny,

Tout là-haut là-haut,

Dansait avec ses fantômes…

« Tire-toi de là, dit Merrett. C’est sur un roi que tu es assis.

— S’il s’en fout, le vieux Tristifer, de mon cul osseux… ! La Masse de Justice, on l’appelait. Fait belle lurette qu’il n’a plus dû entendre de chansons. » Le hors-la-loi sauta à terre. Mince et pétant la forme, il t’avait la figure étroite et les traits d’un renard, mais la bouche si grande que son sourire lui frôlait les oreilles. Quelques mèches de fins cheveux bruns lui flottaient sur le front. Il les repoussa de sa main libre et dit : « Vous vous souvenez de moi, messire ?

— Non. » Merrett fronça les sourcils. « Je devrais ?

— J’ai chanté au mariage de votre fille. Et passablement bien, j’ai trouvé. Ce Pat qu’elle épousait était un cousin à moi. Tout le monde est cousin, aux Sept-Rus. L’a pas empêché de virer pingre, l’heure venue de me payer. » Il haussa les épaules. « D’où vient que messire votre père ne me fait jamais jouer aux Jumeaux ? Je ne fais pas suffisamment de boucan, pour Sa Seigneurie ? Il aime bien la musique forte, à ce que j’ai ouï dire.

— T’amènes l’or ? » lança dans son dos une voix plus âpre.

Merrett avait la gorge sèche. Putains d’hors-la-loi, toujours planqués dans les fourrés. C’avait été pareil, dans le Bois-du-Roi. Tu te figurais, toi, que tu en avais pris cinq, et il t’en surgissait dix autres de nulle part.

Quand il se retourna, il en avait tout autour de lui. Un troupeau de vieux décatis, tannés, mochards, de gamins sans un poil aux joues, plus jeunes que Petyr Boutonneux, tout ça nippé de bure en loques, de cuirs bouillis, de morceaux d’armure piqués sur les morts. Il y avait une femme avec eux, empaquetée dans un manteau à capuchon trois fois trop grand pour elle. Merrett avait les nerfs trop à fleur de peau pour s’amuser à les compter, mais ils devaient être une douzaine au moins, voire une vingtaine.

« J’ai posé une question. » Celui qui venait de prendre la parole était un grand diable barbu à dents vertes et crochues et à nez cassé, plus grand que lui-même, quoique la bedaine pas si copieuse. Un demi-heaume le coiffait, et un manteau jaune rapetassé de partout couvrait ses larges épaules. « Où il est, notre or ?

— Dans mes fontes. Cent dragons d’or. » Merrett s’éclaircit la gorge. « Vous l’aurez quand j’aurai vu que Petyr est… »

Sans te lui laisser le temps de finir, un borgne d’hors-la-loi trapu se précipita pour fouiller dans les fontes, le culot ! mais je vous en prie…, et pécha le sac. Merrett esquissa le mouvement de se jeter sur l’homme et eut le bon esprit de se raviser. Le brigand dénoua la cordelière, plongea la main, retira une pièce, mordit dedans. « Goûte correc’. » Il soupesa le sac. « L’air correc’ aussi. »

Ils vont prendre l’or et se garder Petyr quand même, songea Merrett, pris d’une panique subite. « Le compte est bon. Tel que vous le vouliez. » Ses paumes étaient moites de sueur. Il les essuya sur ses chausses. « Lequel d’entre vous est Béric Dondarrion ? » Avant de se faire hors-la-loi, Dondarrion était un noble seigneur. Peut-être lui restait-il encore le sens de l’honneur…

« Ben, disons que ça serait moi, fit le borgne.

— T’es qu’un putain de menteur, Jack ! s’indigna le grand barbu au manteau jaune. C’est mon tour à moi d’être lord Béric.

— Cela signifie-t-il que je dois être Thoros, moi ? » Le chanteur se mit à rire. « Messire, à mon grand regret, ses obligations ont appelé lord Béric ailleurs. Les temps sont troublés, et il y a maintes batailles à livrer. Mais nous allons nous occuper de vous aussi scrupuleusement qu’il le ferait lui-même, n’ayez pas peur. »

Peur, Merrett avait, et plus qu’à suffisance. Son crâne lui lançait aussi. Encore un peu plus, et il allait se mettre à sangloter. « Vous avez votre or, dit-il. Donnez-moi mon neveu, et je suis parti. » En fait, Petyr était plus exactement son petit-demi-neveu, mais il n’était pas indispensable d’entrer dans tous ces détails.

« Il se trouve dans le bois sacré, dit l’homme au manteau jaune. On va t’emmener le voir. Coche, tu tiens son cheval. »

Merrett ne remit la bride qu’à contrecœur. Mais c’était apparemment la seule solution. « Ma gourde à eau, s’entendit-il dire. Une simple gorgée de vin pour m’apaiser mon…

— On trinque pas avec ton espèce, le rabroua brutalement le manteau jaune. Par ici. Suis-moi. »

Les feuilles mortes crissaient sous le pied, et chaque pas que te faisait Merrett lui enfonçait à la tempe une pique de douleur. Ils marchaient en silence parmi les rafales. Il t’avait en plein dans les yeux les ultimes feux du soleil couchant quand il se hissa sur les monticules moussus qui signalaient seuls l’emplacement de l’ancien donjon. Au-delà s’étendait le bois sacré.

Petyr Boutonneux se balançait à la branche maîtresse d’un chêne, son long cou maigre étranglé par un nœud coulant. Les yeux exorbités de sa noire figure jetaient sur Merrett un regard lourd d’accusation. Tu es arrivé trop tard, semblaient-ils lui dire. Il n’était pourtant pas arrivé trop tard… Il ne l’était pas ! Il était arrivé à l’heure dite, ponctuellement. « Vous l’avez tué, croassa-t-il.

— Fin comme une lame, çui-là », ricana le borgne.

Un aurochs au galop martelait le crâne de Merrett. Prends-moi en miséricorde, Mère, songea-t-il. « J’ai apporté l’or…

— Bien obligeant à vous, dit le chanteur avec affabilité. Nous veillerons à l’employer au mieux. »

Merrett se détourna de Petyr. Il avait un goût de bile au fond du gosier. « Vous… vous n’aviez pas le droit.

— Nous avions une corde, dit le manteau jaune. C’est pas mal non plus. »

Deux des hors-la-loi t’empoignèrent Merrett par les bras et les lui lièrent derrière le dos. Il était trop profondément bouleversé pour se débattre. « Non, fut tout ce qu’il put trouver. Je ne suis venu que pour la rançon de Petyr. Vous aviez promis de ne pas lui faire de mal si vous aviez l’or vers le crépuscule…

— Hé bien là, dit le chanteur, là, vous nous mettez bien le nez dans notre caca. En quelque sorte, il se trouve effectivement que nous avions menti. »

Le hors-la-loi borgne s’avança, portant un long rouleau de corde en chanvre. Il en enroula une extrémité autour du cou de Merrett, l’y assujettit fermement, lui fit un gros nœud sous l’oreille. L’autre extrémité, il te la balança par-dessus une grosse branche, et le grand diable au manteau jaune la rattrapa de l’autre côté.

« Que faites-vous là ? » Merrett eut pleinement conscience de l’ineffable stupidité de la question, mais il n’arrivait pas à croire, même à présent, ce qui lui arrivait. « Vous n’oseriez pas pendre un Frey ! »

Manteau jaune éclata de rire. « Cet autre, là, qui avait des cloques, il disait pareil. »

Il ne compte pas faire ça, il ne peut pas compter faire ça… ! « Mon père vous paiera. Je vaux une bonne rançon, plus que Petyr, deux fois plus. »

Le chanteur soupira. « Lord Walder a beau être à moitié aveugle et perclus de goutte, il n’est pas stupide au point de tomber deux fois de suite dans le même panneau. La prochaine, il dépêchera cent épées au lieu de cent dragons, je crains.

— Il le fera ! » Merrett avait voulu prendre un ton sévère, mais sa voix venait de te le trahir. « Il dépêchera mille épées, et il vous tuera tous.

— Faudrait d’abord qu’il nous attrape. » Le chanteur leva les yeux vers ce pauvre Petyr. « Et puis il ne saurait nous pendre deux fois, n’est-ce pas ? » Il arracha quelques plaintes nostalgiques à son instrument. « Allons, n’allez pas vous souiller, maintenant… Je vous pose juste une question, vous n’avez qu’à répondre, et le tour est joué, je dis à mes amis de vous laisser partir. »

N’importe quoi, qu’il était prêt à te leur dire, le Merrett, si ça devait te le sauver. « Que voulez-vous savoir ? Je vous dirai la vérité vraie, je le jure. »

Le brigand l’enveloppa dans un sourire encourageant. « Hé bien, il se trouve que nous recherchons un chien qui s’est échappé.

— Un chien ? » Merrett nageait complètement. « Quel genre de chien ?

— Il répond au nom de Sandor Clegane. Thoros affirme qu’il était en route pour les Jumeaux. Nous avons retrouvé les passeurs qui lui ont fait franchir le Trident, ainsi que le malheureux butor qu’il a dépouillé sur le grand chemin. L’auriez-vous vu aux noces, par hasard ?

— Aux Noces Pourpres ? » Le Merrett, il t’avait le crâne comme prêt à éclater, mais il fit de son mieux pour rassembler ses souvenirs. Quoique ç’avait été un tel foutu bordel, y aurait toujours eu quelqu’un pour le signaler, que le chien de Joffrey, il reniflait dans les parages des Jumeaux. « Il ne se trouvait pas à l’intérieur du château. Pas au grand festin, toujours… Bon, il aurait pu être au festin des bâtards, ou bien dans les camps, mais…, non, quelqu’un l’aurait dit…

— Il aurait eu un gosse avec lui, insista le chanteur. Une petite fille d’environ dix ans. Ou un garçonnet du même âge, peut-être.

— Je ne pense pas, dit Merrett. Pas que je sache.

— Non ? Ah, comme c’est dommage… Tant pis, on vous hisse.

— Non ! cria Merrett d’une voix suraiguë. Non, pas ça, je vous ai répondu, vous avez promis de me laisser partir.

— Il me semble à moi que ce que j’ai promis, c’est que je leur dirais de vous laisser partir. » Le chanteur loucha vers le manteau jaune. « Lim, laisse-le partir.

— Peux te la mettre ! » riposta le grand brigand d’un ton définitif.

Le chanteur adressa à Merrett un haussement d’épaules désolé puis se mit à jouer Le jour qu’on pendit Robin le Noir.

« S’il vous plaît… » Tout ce qu’il restait de courage à Merrett lui fuyait le long de la jambe. « Je vous ai rien fait. J’ai apporté l’or comme vous aviez dit. J’ai répondu à votre question. J’ai des gosses…

— Le Jeune Loup en aura jamais », fit le brigand borgne.

Avec son crâne qui te lui lançait fallait voir, Merrett arrivait à peine à penser. « Il nous avait couverts d’opprobre, le royaume entier rigolait, il fallait qu’on lave la tache faite à notre honneur. » Son père l’avait ressassé tant et plus.

« Peut-être bien. Mais quoi que ça sait de l’honneur des lords, une poignée de putains de rustres ? » Manteau jaune s’enroula trois fois l’extrémité de la corde autour de la main. « Mais pour ce qu’est des meurtres, on en sait un bout.

— Meurtre y a pas eu ! » Sa voix s’était faite stridente. « Vengeance, c’était, on avait droit à notre vengeance. C’était la guerre. Aegon, qu’on s’appelait, nous, Tintinnabul, un pauvre simplet qui avait jamais fait du mal à personne, hé bien, lady Stark te lui a tranché la gorge. Même que, dans les camps, on s’est perdu un demi-cent d’hommes. Et ser Juéry Bonru, le mari à Kyra, et ser Tytos, le fils à Jared… qu’une hache te lui a défoncé le crâne… Et que le loup-garou à Stark, il te nous a tué quatre de nos louviers, arraché de l’épaule le bras à notre maître piqueux, quoiqu’on l’avait déjà farci de carreaux…

— Ah…, voilà pourquoi z’y avez cousu la tête au cou de Robb Stark après leur mort à tous les deux…, dit le manteau jaune.

— Ça, c’est mon père qui l’a fait. Moi, j’ai fait que boire. Vous tueriez pas un homme pour avoir bu. » Merrett se souvint alors tout à coup d’un truc, un truc qui pourrait bien te le sauver. « On dit que lord Béric, il accorde toujours un procès aux gens, qu’il tue jamais les gens, s’il y a rien de prouvé contre eux. Vous pouvez rien prouver contre moi. Les Noces Pourpres, ç’a été l’ouvrage à mon père, à Ryman et à Roose Bolton. C’est Lothar qu’a truqué les tentes pour qu’elles s’effondrent, et c’est lui qu’a mis les arbalétriers dans la tribune avec les musiciens, c’est Walder le Bâtard qu’a dirigé l’attaque dans les camps…, voilà, c’est à eux qu’il faut vous en prendre, si vous voulez savoir, pas à moi, moi, j’ai fait que boire un peu de vin…, vous avez pas de témoins contre !

— Il se trouve qu’en l’occurrence vous faites erreur. » Il se tourna vers la femme encapuchonnée. « Madame ? »

Les brigands s’écartèrent lorsqu’elle s’avança, muette. Elle repoussa son capuchon, et quelque chose se serra si fort, dans la poitrine de Merrett, que, pendant un moment, il te lui fut impossible de respirer. Non. Non, je l’ai vue mourir. Elle était déjà morte depuis un jour et une nuit quand on l’a mise à poil pour jeter son cadavre dans la rivière. Raymund te lui avait ouvert la gorge d’une oreille à l’autre. Elle était morte.

Le manteau et le col masquaient l’atroce blessure ouverte par le poignard de son frère, mais le visage qu’elle t’avait était encore plus épouvantable que celui qu’il se rappelait. La chair s’en était ramollie comme du flan durant son séjour dans l’eau, et elle avait viré à la couleur du lait caillé. Elle avait perdu la moitié des cheveux, et ceux qui lui restaient étaient devenus aussi blancs et cassants que ceux d’une vieillarde. Dessous leurs mèches ravagées, sa figure se montrait labourée de sillons encroûtés de sang noir, ceux-là mêmes qu’elle avait creusés de ses propres ongles. Mais le plus terrible, c’étaient ses yeux. Ses yeux qui voyaient, ses yeux qui le voyaient, ses yeux qui le haïssaient.

« Elle peut pas parler, dit le grand diable au manteau jaune. Vous y avez tranché la gorge trop profond pour ça, vous autres, putains de salauds. Mais elle se souvient. » Il se tourna vers la morte et demanda : « Votre avis, m’dame ? Il y a trempé ? »

Lady Catelyn ne le lâchait pas des yeux. Elle hocha simplement la tête.

Le Merrett Frey, il t’ouvrit bien la bouche pour parler, mais le nœud coulant vous le lui coupa, le sifflet. Ses pieds quittèrent le sol, le chanvre s’incrusta profond, profond, dans la chair tendre, sous son menton. Et rien, rien, rien, ni ses ruades ni ses sauts de carpe, ne réussit à vous l’empêcher de monter, saccade après saccade, en l’air, et de monter, monter.

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