ARYA

Elle le sentait à chacun de ses réveils, le matin, ce trou qui la creusait intérieurement. Ça n’était pas la faim, même si ça l’était aussi, quelquefois. Ça lui faisait comme un vide, comme un désert à l’endroit où elle avait eu le cœur, à l’endroit où ses frères avaient vécu, eux et puis ses parents. La tête aussi lui faisait mal. Pas si mal qu’au tout début, bon, mais sacrément mal quand même encore. Seulement, ça, elle avait fini par s’y habituer, puis la bosse, au moins, se rapetissait petit à petit. Tandis que le trou, dedans, il restait exactement pareil. Le trou ne se sentira jamais mieux, se persuadait-elle à l’heure du coucher.

Il y avait des matins où ce qu’elle voulait, c’était rien que ne pas se réveiller du tout. Où, vachement pelotonnée sous son manteau, les yeux vachement fermés, elle tâchait, c’est tout, de se forcer à se rendormir. Que le Limier vous lui foutrait seulement la paix, là, c’est jour et nuit qu’elle aurait roupillé.

Et rêvé. Ce qu’il y avait de plus chouette, là-dedans, rêver. Elle rêvait de loups la plupart des nuits. D’une grande meute de loups, plus elle à leur tête. Elle était plus grande qu’aucun d’entre eux, la plus forte et la plus vive et la plus véloce. Capable de battre à la course tous les chevaux du monde et au combat n’importe quel lion. Qu’elle dénudât simplement ses crocs, tiens, hé bien, même les hommes prenaient la fuite, et ça ne durait pas longtemps, qu’elle reste le ventre vide, et le vent pouvait bien souffler tout le froid qu’il savait, taratata, sa fourrure lui tenait chaud. Et puis elle avait à ses côtés ses frères et ses sœurs, tout plein, des tas, et féroces, et terribles, et àelle. Et puis qui ne la quittaient pas d’une semelle et ne la quitteraient jamais.

Cependant, si ses nuits foisonnaient de loups, ses jours étaient l’apanage du chien. Tous les matins, qu’elle le veuille ou non, Sandor Clegane la faisait se lever. Il l’agonisait, de sa voix râpeuse, ou bien, la plantant de force sur ses pieds, la secouait comme un prunier. Une fois même, il n’avait pas craint de lui balancer un heaume plein d’eau froide en pleine bouille. Elle se leva d’un bond, ahurie de tremblote et de bafouillages, et tenta de se venger par des coups de pied, mais lui, ça ne le fit que rigoler. « Sèche-toi, puis donne à bouffer aux putains de chevaux », dit-il, et elle s’exécuta…

Des chevaux, ils en avaient deux, maintenant, Etranger et une alezane palefroi qu’elle avait baptisée Pétoche, parce que Sandor la soupçonnait fort de s’être échappée des Jumeaux comme eux. Ils l’avaient découverte errant sans cavalier, le lendemain de la tuerie, dans les champs. C’était une assez bonne bête, mais Arya ne pouvait éprouver d’affection pour elle, en raison de sa pleutrerie. A sa place, Etranger se serait battu. Cela ne l’empêchait pas de la bichonner de son mieux, pire étant, tout bien pesé, d’avoir à partager la selle du Limier. Et toute pleutre qu’elle avait pu se montrer, Pétoche ne manquait ni de jeunesse ni de vigueur. Elle aurait peut-être même, estimait Arya, les moyens de distancer Etranger, le cas échéant…

Le chien ne la surveillait plus d’aussi près, désormais. Il semblait parfois à peine se soucier qu’elle reste ou qu’elle s’en aille, et il avait cessé de la saucissonner, la nuit, dans un manteau. Une de ces nuits, je le tuerai pendant qu’il dort, se promettait-elle, mais elle ne le faisait pas. Un de ces jours, je me tirerai sur Pétoche, et il pourra toujours courir pour me rattraper, se promettait-elle, mais sans en rien faire non plus. Où aller, d’abord ? Winterfell n’était plus. A Vivesaigues, il y avait bien le frère de son grand-père, mais il ne la connaissait pas, et elle ne le connaissait pas davantage. Peut-être bien qu’à La Glandée lady Petibois consentirait à la recueillir, mais peut-être aussi pas. Sans compter qu’encore fallait-il laretrouver, La Glandée, et elle n’était pas du tout sûre de le pouvoir. Des fois, elle envisageait de retourner à l’auberge de Sherna, si du moins les flots n’avaient pas emporté celle-ci. Elle y aurait Tourte pour compagnie, ou bien, qui sait ? lord Béric finirait par l’y dénicher. Anguy lui enseignerait le maniement de l’arc, et elle aurait la possibilité de chevaucher aux côtés de Gendry et d’être une hors-la-loi, comme la Wenda Faonblanc des chansons.

Mais ce n’étaient que des idioties, tout ça, des trucs, tiens, comme aurait pu en rêver Sansa. Tourte et Gendry te l’avaient, là, laissée tomber dès la seconde où ils avaient pu, et lord Béric ou ses brigands, tout ce qu’ils voulaient, c’est la rançonner, pareil que le Limier, rien de plus. Aucun d’entre eux ne la souhaitait dans ses parages, aucun. Ils n’ont jamais été ma meute, pas même Tourte et Gendry. J’ai été stupide de m’imaginer le contraire, rien qu’une mouflette stupide, pas loup pour un sou.

Ainsi demeurait-elle avec le Limier. On cavalait jour après jour toute la journée, jamais on ne couchait deux nuits dans le même endroit, et on évitait le plus possible bourgades, villes et châteaux. Une fois, elle questionna Sandor Clegane sur leur destination. « Au diable, répondit-il. T’as pas besoin d’en savoir plus. Maintenant que tu ne vaux plus un clou pour moi, t’entendre en plus couiner, j’ai vraiment pas envie. J’aurais dû te laisser filer te fourrer dans ce foutu château.

— Oui, vous auriez dû, confirma-t-elle en pensant à sa mère.

— Tu serais morte si je l’avais fait. Tu devrais me dire merci. Tu devrais me chanter une mignonne chansonnette, comme a fait ta sœur.

— Vous l’aviez assommée à coups de hache, elle aussi ?

— Je ne t’ai frappée que du plat de la hache, espèce de petite buse. Je l’aurais fait avec le tranchant que ton crâne, il en flotterait encore au fil de la Verfurque des tas d’esquilles. Maintenant, ferme ton putain de bec. Si j’avais ça de sens commun, c’est aux silencieuses de sœurs que je te filerais. La langue, elles te la coupent, aux greluches qui causent trop. »

Là, ce n’était vraiment pas juste à lui, dire un truc pareil. A part cette seule et unique fois, c’est tout juste si elle n’était pas totalement muette. Des journées entières s’écoulaient sans qu’ils mouftent ni l’un ni l’autre. Elle parce qu’elle était trop vide pour parler, lui parce qu’il était trop en rogne. La fureur qui le possédait, elle ne la percevait qu’avec trop d’acuité ; elle la lisait sur son mufle, rien qu’à la manière dont il pinçait la bouche, la tordait, rien qu’aux regards qu’il lui décochait. Pour peu qu’il empoignât sa hache afin de couper du bois à brûler, jamais ça ne manquait de l’induire à une rage froide qui lui faisait massacrer si frénétiquement les arbres, morts ou vifs, et les branches auxquels il s’attaquait qu’au bout du compte on se retrouvait avec vingt fois plus de bûches et de petit bois qu’il n’était nécessaire. Après quoi il lui arrivait de se sentir tellement crevé, tellement moulu qu’il se jetait par terre et que, sans même allumer de feu, il sombrait instantanément dans un sommeil de plomb. Arya détestait ça, quand ça arrivait, et elle le détestait aussi, lui. C’était ces soirs-là qu’elle avait le plus de mal à détacher son regard de la hache. Elle a l’air épouvantablement lourde, mais je te parie que je réussirais quand même à la lui balancer sur la gueule. Et ce n’était pas avec le plat, toujours, qu’elle frapperait…

Au cours de leurs vagabondages, ils apercevaient de-ci de-là d’autres gens : des paysans dans leurs champs, des porchers avec leurs pourceaux, une laitière suivie de sa vache, un écuyer galopant transmettre un message par quelque chemin défoncé. A aucun d’entre eux non plus Arya n’avait la moindre envie d’adresser la parole. Ils lui faisaient l’effet de vivre dans une contrée lointaine et de parler une langue étrangère bizarre, d’avoir aussi peu à voir avec elle qu’elle avec eux.

Mieux valait au surplus passer inaperçu. De temps à autre défilaient, le long des sentiers de ferme sinueux, des colonnes de cavaliers en tête desquelles flottaient les tours jumelles Frey. « Ça traque du Nordien paumé, commenta le Limier, après le passage d’un détachement de cet acabit. Au moindre bruit de sabots, dépêche-toi de baisser la tête, maigre est la chance qu’il s’agisse d’amis à toi. »

Un jour, l’espèce d’antre terreux que formaient les racines d’un chêne abattu les mit nez à nez avec un autre rescapé des Jumeaux. L’emblème qu’il portait sur la poitrine consistait en une jouvencelle rose dansant dans un tourbillon de soieries, et il se présenta à eux comme un homme de ser Marq Piper et comme un archer, bien qu’il eût perdu son arc. Il avait l’épaule gauche, à la jointure du bras, toute de traviole et boursouflée ; un coup de masse, expliqua-t-il, qui, non content de fracasser l’articulation, lui avait incrusté la maille au fin fond de la chair. « Un type du Nord, c’était, gémit-il. Il portait pour emblème un homme sanglant, et, à la vue du mien, il s’est mis à blaguer, qu’entre un mec rouge et une garce rose, ben, des fois, ça devrait coller. Moi, j’ai bu à son lord Bolton, lui, il a bu à ser Marq, tous les deux on a bu à lord Edmure et à lady Roslin et au roi du Nord. Et puis voilà qu’il me zigouille… » Il avait les yeux tout brillants de fièvre en racontant ça, et, Arya l’aurait affirmé, il ne mentait pas. Son épaule était outrancièrement gonflée, le pus et le sang lui avaient salopé tout le côté gauche. Et il répandait en plus une de ces odeurs… Il pue comme un macchabée. Il mendia une gorgée de vin.

« Si j’avais eu du vin, je me le serais envoyé moi-même, répondit le Limier. Tout ce que je peux, c’est te donner de la flotte et t’accorder le coup de grâce. »

Le blessé le dévisagea longuement avant de lâcher : « T’es le chien à Joffrey, toi…

— Mon propre chien, maintenant. Tu la veux, la flotte ?

— Ouais. » Il déglutit. « Et la grâce. Je t’en prie. »

On avait, peu de temps avant, dépassé une petite mare. Sandor chargea Arya de retourner y emplir son heaume, et elle y alla, non sans traîner passablement les pieds. La gadoue du bord manqua lui embourber les bottes. A l’utiliser comme un seau, le museau de chien fuyait par les orbites, mais il gardait pas mal d’eau tout de même au fond.

Quand il la vit de retour, l’archer tourna sa figure vers le ciel pour se faire verser l’eau directement dans la bouche, et il se mit à pomper plus vite encore qu’Arya ne versait. Le restant lui dégoulinait le long des joues et, allant se perdre dans ses favoris encroûtés de sang brun, finit par emperler sa barbe de larmes rosâtres. Le heaume vidé, il l’agrippa pour en lécher avidement l’acier. « Bon, dit-il. Quoique j’aurais préféré du vin. De vin, que j’avais envie.

— Moi aussi. » Presque tendrement, le Limier lui poussa son poignard dans la poitrine en en secondant la pointe de tout son poids pour qu’elle traverse le surcot, la maille et le matelassage, en dessous. Comme il retirait la lame et l’essuyait sur le cadavre, il loucha du côté d’Arya. « C’est là qu’est le cœur, petite. C’est comme ça qu’on tue un homme. »

Une des façons. « Nous allons l’enterrer ?

— Pour quoi faire ? rétorqua Sandor. Lui s’en fiche, et nous, nous n’avons pas de bêche. Laissons en profiter les loups et les chiens sauvages. Tes frères et les miens. » Son regard se durcit. « Mais d’abord, nous, on le dépouille. »

La bourse du mort contenait deux cerfs d’argent et près de trente liards de cuivre. Sur la poignée de sa dague était enchâssée une charmante pierre rose. Le Limier soupesa l’arme dans sa paume et puis la lança à Arya. Elle la saisit par le manche et, sitôt après l’avoir glissée dans sa ceinture, se sentit légèrement mieux. Ce n’était pas Aiguille, mais c’était de l’acier. Le mort laissait encore un carquois plein de flèches, mais à quoi pouvaient bien servir des flèches, sans arc ? Les bottes étant trop grandes pour Arya, trop petites pour le Limier, ils les abandonnèrent. Mais le bassinet avait beau lui descendre quasiment jusqu’au bas du nez, elle se l’adjugea tout de même, quitte à devoir le coiffer presque à la verticale pour y voir. « Il devait avoir une monture, aussi, sans quoi il n’aurait pas pu s’échapper, commenta Clegane en scrutant les alentours, mais la saloperie s’est évaporée, m’est avis. Et va savoir depuis combien de temps il croupissait là… »

Le temps d’atteindre les contreforts des montagnes de la Lune, et les pluies s’étaient à peu près arrêtées. Désormais en mesure de lorgner le soleil, la lune et les étoiles, Arya avait l’impression qu’on se dirigeait vers l’est. « Où allons-nous ? » demanda-t-elle une nouvelle fois.

Le Limier répondit, pour le coup : « Tu as une tante aux Eyrié. Peut-être après tout que ça la tentera, récupérer ton petit cul maigre, moyennant rançon. Bref…, une fois qu’on aura trouvé la grand-route, on n’aura plus qu’à la suivre tout du long jusqu’à la Porte Sanglante. »

Tante Lysa. Le sentiment de vide persista. C’était sa mère qu’Arya voulait, pas la sœur de sa mère. La sœur de sa mère, elle ne la connaissait pas plus qu’elle ne connaissait son grand-oncle Silure. Nous aurions dû entrer dans le château. En fait, ils nesavaient pas véritablement que Mère était morte, ou Robb, là. Ce n’était pas pareil que s’ils les avaient vus mourir et tout et tout. Peut-être que lord Frey les avait juste faits prisonniers. Peut-être qu’ils se trouvaient aux fers dans ses oubliettes, et peut-être aussi que les Frey les emmenaient à Port-Réal en ce moment même pour que Joffrey puisse leur trancher la tête. Non, ils nesavaient pas. « Nous devrions rebrousser chemin, trancha-t-elle sans préavis. Nous devrions retourner aux Jumeaux récupérer ma mère. Il est impossible qu’elle soit morte. Il nous faut l’aider.

— Et moi qui m’étais figuré que ta sœur était la seule à avoir la cervelle farcie de chansons… ! gronda le Limier. Il se pourrait très bien que Frey, c’est vrai, ait gardé ta mère en vie pour la rançonner. Mais les sept enfers eux-mêmes ne me fourniraient pas le moyen d’aller la cueillir tout seul par mes seules putains de forces au fin fond de ce foutu château… !

— Pas tout seul…, je viendrais aussi. »

Il émit un bruit qui pouvait passer pour un rire. « Ah, ça ferait pisser le vieux de trouille,ça !

— Peur de mourir, voilà tout ce que vous avez », cracha-t-elle avec un souverain mépris.

Là, Clegane se mit à rire carrément. « La mort ne me fait pas peur. Je n’ai peur que du feu. Et maintenant, la ferme, ou bien je te tranche moi-même la langue, que les sœurs du Silence en aient pas la corvée. Au Val qu’on va, nous, ouste. »

Arya ne le croyait pasvraiment, quand il menaçait de lui trancher la langue ; il disait juste ça, comme le faisait Zyeux-roses naguère en parlant de la battre au sang. N’empêche qu’elle n’était pas du tout tentée de le mettre à l’épreuve. Sandor Clegane n’était pas Zyeux-roses. Zyeux-roses ne fendait pas plus les gens en deux qu’il ne les assommait à coups de hache. Pas même avec le plat d’une hache.

Cette nuit-là, elle s’endormit en pensant à Mère et en se demandant si son devoir ne serait pas de tuer le Limier pendant son sommeil puis de partir seule à la rescousse de lady Catelyn. En fermant les yeux, ce qui s’imprima derrière ses paupières, c’est le visage maternel. Elle est si proche que je pourrais presque la sentir…

… et elle se mit à la sentir effectivement. Une senteur ténue sous les autres odeurs, celles de mousse et de fange et d’eau, sous les remugles de roseaux en putréfaction, de chair humaine en putréfaction. A pas de velours, elle se fraya lentement passage sur le sol mouvant jusqu’à la berge de la rivière, lapa quelques gorgées puis releva la tête pour humer l’air. Le ciel était gris, plombé de nuages, les flots verts et pleins de choses à la dérive. Des morts encombraient les hauts-fonds, certains bougeaient encore lorsque le courant se mettait à les tripoter, d’autres gisaient échoués sur les rives. Ses frères et sœurs pullulaient tout autour et déchiraient à belles dents la riche bidoche bien faisandée.

Les corbeaux étaient là aussi, qui criaillaient contre les loups et saturaient de plumes l’atmosphère. Leur sang plus chaud la mettant en transes, l’une de ses sœurs avait refermé ses mâchoires sur l’un d’eux comme il s’envolait, et elle lui tenait une aile. Du coup, elle eut elle-même envie d’un corbeau. Elle avait envie de goûter le sang, d’entendre les os craquer sous ses crocs, de se remplir la panse de viande chaude au lieu de froide. Elle avait grand-faim et, de la viande, il y en avait tant qu’on voulait, de tous les côtés, mais elle se savait incapable d’y toucher.

La senteur se faisait maintenant plus forte. Pointant les oreilles, elle écouta les grommellements de sa meute, les piaulements coléreux des oiseaux, leurs fouettements d’ailes et la rumeur galopante des eaux. Quelque part au loin s’entendaient des chevaux, des appels d’hommes bien vivants, mais ce n’étaient pas eux qui lui importaient. La senteur seule lui importait. Elle huma de nouveau l’air. Là-bas, ça se trouvait, et voilà qu’elle le discernait aussi, quelque chose de pâle et blanc qui descendait la rivière et qui, lorsque l’éraflait d’aventure un obstacle, s’y dérobait en tournoyant. Et sur le passage duquel s’inclinaient les roseaux.

Pataugeant avec force éclaboussures à travers les eaux dormantes, elle alla se jeter bruyamment dans le profond des flots, pattes affolées, mais, tout fort qu’était le courant, plus forte que lui. Elle nagea, nagea, la truffe tendue vers la piste. La rivière exhalait des odeurs luxuriantes et moites, mais ce n’étaient pas ces odeurs-là qui la captivaient. C’était aux trousses de l’âcre et rouge murmure de sang froid qu’elle barbotait, derrière la senteur mielleuse et douceâtre de mort. C’était ce murmure et cette senteur qu’elle traquait comme elle avait jusqu’alors traqué nombre de daims rouges au travers des bois, et c’est eux qu’elle finit par rejoindre, haletante, lorsque ses mâchoires se refermèrent sur la blancheur blême d’un bras. Elle le secoua violemment pour qu’il bouge, mais elle n’avait dans la bouche que de la mort et que du sang. Sentant à présent s’épuiser ses forces, elle n’eut plus d’autre solution que de ramener le cadavre au bord. Or, comme elle le hissait enfin, vaille que vaille, sur la berge marécageuse, un de ses petits frères vint rôder par là, la langue pendante. Et elle dut gronder pour le mettre en fuite et lui interdire de se repaître comme il l’aurait fait. Alors seulement s’accorda-t-elle un peu de répit pour ébrouer sa fourrure trempée. La chose blanchâtre gisait cependant dans la boue face contre terre ; exsangue était sa chair morte, exsangue et fripée ; de sa gorge suintait un filet de sang froid. Lève-toi, songea-t-elle.Lève-toi pour venir courir et manger avec nous.

Un chahut de chevaux lui fit tourner la tête. Humains. Ils progressaient contre le vent, de sorte qu’elle ne les avait pas sentis, bien qu’ils fussent presque sur elle, à présent. Des hommes montés, tout ailés de noir et de jaune et de rose battants, tout griffus de griffes brillantes. Certains de ses plus jeunes frères dénudèrent leurs crocs pour défendre le festin qu’ils s’étaient trouvé, mais elle leur jappa de se disperser jusqu’à ce qu’ils détalent. Telle était la loi du monde sauvage. Si les daims, les lièvres et les corbeaux détalaient face aux loups, les loups détalaient face aux hommes. Abandonnant sa blanche proie froide dans la fange où elle l’avait tirée avec tant de peine, elle-même prit la fuite à son tour, et sans en éprouver de honte.

Le matin venu, le Limier n’eut pas plus à gueuler qu’à la secouer pour qu’Arya se réveille. Elle s’était réveillée avant lui, pour changer, et elle avait même abreuvé déjà les chevaux. Ils déjeunèrent sans un mot, et c’est finalement Sandor qui rompit le silence. « Pour en revenir à ta mère…

— Aucune importance, coupa-t-elle d’un ton maussade. Je sais qu’elle est morte. Je l’ai vue en songe. »

Le Limier la dévisagea longuement puis acquiesça d’un hochement. Et tout fut dit. Ils reprirent leur chevauchée du côté des montagnes.

Dans les hauts du piémont, ils tombèrent sur un minuscule village isolé que cernaient des vigiers gris-vert et de grands pins plantons bleus, et Clegane décida que l’on s’y risquerait. « Nous faut à bouffer, dit-il, et un toit sur la tête. Ils ne savent probablement pas ce qui s’est passé aux Jumeaux et, avec un peu de chance, ils ne me reconnaîtront pas. »

Les habitants étaient en train de construire autour de leurs bicoques une palissade de bois, et il leur suffit de voir l’impressionnante carrure du Limier pour offrir le gîte, le couvert et même de l’argent contre un coup de main. « S’il y a aussi du pinard à la clef, va pour le boulot », leur grogna-t-il. Il se contenta finalement de bière et, tous les soirs, se saoula désormais la gueule pour dormir.

C’est d’ailleurs là, dans ces collines, que le rêve de vendre Arya à lady Arryn, il dut en faire une fois pour toutes son deuil. « Y a du gel au-dessus de nous et de la neige dans les cols supérieurs, dit le doyen du village. Si vous crevez pas de faim ou de froid, c’est les lynx qu’auront raison de vous, ou les ours des grottes. Plus les clans qu’y a là. Les Faces Brûlées reculent plus devant rien, depuis que leur Timett N’a-qu’un-œil, il est revenu de la guerre. Et y a six mois de ça que Gunthor, fils de Gurn, a fondu avec ses Freux sur un bourg à pas huit milles d’ici. Ils y ont pris toutes les femmes et jusqu’au dernier grain de blé, et ils y ont massacré la moitié des hommes. Ils ont de l’acier, maintenant, de bonnes épées et des hauberts de maille, et ils surveillent la grand-route – et pas que les Freux, les Serpents de Lait, les Fils du Brouillard, tous tant qu’ils sont, quoi. Pourriez peut-être en avoir quelques-uns mais, à la longue, c’est vous qu’ils auraient, avant d’embarquer votre fille… »

Je ne suis pas sa fille !aurait pu glapir Arya, sauf qu’elle se sentait trop vannée pour ça. Elle n’était plus la fille de personne, à présent. Elle n’était personne. Ni Arya, ni Belette, ni Nan, ni Arry, ni Pigeonneau, ni même Tête-à-cloques. Elle n’était rien d’autre qu’une vague fille qui courait avec un chien, le jour, et qui, la nuit, rêvait de loups…

C’était bien peinard, au village. Ils y avaient des lits bourrés de paille et sans trop de poux, la chère y était simple mais nourrissante, et l’air embaumait le pin. En dépit de quoi Arya ne tarda guère à trancher qu’elle le détestait. Les villageois, c’étaient des pleutres. Aucun d’entre eux n’avait seulement le courage de regarder le Limier en face, si furtivement que ce fût. Quant à elle, certaines des bonnes femmes voulaient à tout prix l’affubler d’une robe et la fiche de force aux travaux d’aiguille, mais elles n’étaient pas lady Petibois, et elles pouvaient toujours courir pour lui imposer l’un ou l’autre. Puis il y avait une môme qui s’était mise à lui coller au train, la fille du fameux doyen. Elle avait à peu près son âge, mais ce n’était qu’une gosse ; que ça chialait si ça s’écorchait un genou, et que ça trimballait tout le temps, partout, une stupide poupée de chiffon. Une poupée bricolée pour avoir l’air d’un homme d’armes, plus ou moins, si bien que la gosse l’appelait ser Soldat et vous tannait sur la sécurité qu’il lui procurait. Tu pouvais bien lui dire : « Va-t-en », et plutôt cinquante fois qu’une, lui répéter : « Mais fous-moi la paix ! », rien à faire, rien. De guerre lasse, Arya le lui avait finalement arraché, son fantoche, éventré, elle avait mis à l’air les tripes de chiffon, clamant : « Voilà ! Maintenant, ça ressemble à un vrai soldat ! », puis elle l’avait balancé dans un torrent. Après ça, la colle ayant cessé de l’importuner, les journées d’Arya se passèrent à bouchonner Pétoche et Etranger ou à arpenter les bois. Il lui arrivait parfois de trouver un bâton propice à ses travaux d’aiguille personnels, et il lui servait à s’entraîner, mais alors lui revenaient à l’esprit les événements des Jumeaux, et elle se mettait à en fustiger les arbres jusqu’à ce qu’il soit en mille morceaux.

« Peut-être qu’on ferait bien de rester ici quelque temps », lui dit le Limier, au bout d’une quinzaine de jours. Il était saoul, mais la bière le faisait moins somnoler que ruminer. « On n’arrivera jamais aux Eyrié, et les Frey doivent encore traquer les survivants dans le Conflans. M’a tout l’air qu’ils ont besoin d’épées, dans les parages, avec les razzias de ces clans. Nous permettrait de nous reposer, peut-être aussi de trouver moyen de faire passer une lettre à ta tante. » Arya se rembrunit en entendant cela. Elle ne tenait vraiment pas à rester, mais il n’y avait pas d’endroit où aller non plus… Le matin suivant, dès que le Limier fut parti abattre des arbres et charrier des rondins, elle retourna se coucher en catimini.

Seulement, une fois les travaux achevés, une fois le village bien retranché derrière sa palissade, le doyen ne le leur envoya pas dire, qu’ils n’avaient pas leur place dans la communauté. « Vienne l’hiver, on aura diablement du mal à nourrir rien que nos propres bouches, expliqua-t-il. Et vous…, ben, un homme de votre espèce, ça finit toujours par attirer le sang… »

La bouche de Sandor se crispa. « Ainsi, vous savez qui je suis.

— Ouais. Y a pas de voyageurs qui passent par chez nous, mais on va au marché, on va sur les foires. On en sait un bout sur le chien de Joffrey.

— Quand ces Freux vous rendront visite, vous pourriez bien vous féliciter d’avoir un chien.

— Ça se pourrait. » L’homme hésita, puis, prenant son courage à deux mains : « Mais on dit que vous vous êtes salement dégonflé, pendant la bataille de la Néra. On dit…

— Je sais ce qu’on dit. » La voix de Sandor grinçait autant que deux scies à bois s’activant de conserve. « Payez-moi, et on vous débarrassera le plancher. »

A leur départ, le Limier emportait une bourse pleine de cuivraille, une outre de bière aigre et une nouvelle épée. C’était une épée très vétusté, à la vérité, quoique nouvelle entre ses mains. Il l’avait troquée à son propriétaire contre la hache à long manche prise aux Jumeaux, celle-là même dont il s’était servi pour égayer d’une bosse le crâne d’Arya. Il régla son sort à la bière en moins d’une journée, mais la lame, il se mit à l’affiler soir après soir, non sans maudire le troqueur à chacune des ébréchures et chacune des taches de rouille contre lesquelles il s’escrimait. S’il est si dégonflé que ça, qu’est-ce que ça peut bien lui faire, que son épée soit tranchante ou pas ? Ce n’était pas le genre de question qu’Arya se risquerait à lui poser, mais elle y pensait pas mal. Etait-ce pour cette raison qu’il avait pris la poudre d’escampette et l’avait emmenée malgré elle aux Jumeaux ?

A leur retour dans le Conflans, ils découvrirent que les pluies s’étaient espacées, et que les rivières en crue avaient commencé à regagner leur lit. Le Limier tourna vers le sud, soit à nouveau du côté du Trident. « On va aller à Vivesaigues, annonça-t-il pendant que rôtissait un lièvre qu’il avait tué. Peut-être que le Silure voudra s’acheter une louve.

— Il ne me connaît pas. Il ne saura même pas si je suis vraiment moi. » Elle en avait marre d’aller à Vivesaigues. Ça faisait des années, lui semblait-il, qu’elle allait à Vivesaigues sans jamais réussir à y arriver. Chaque fois qu’elle allait à Vivesaigues, c’est dans un endroit pire qu’elle finissait par aboutir. « Il ne vous donnera pas un sou de rançon. Il se contentera probablement de vous pendre.

— Libre à lui d’essayer. » Il fit tourner la broche.

Il ne parle pas du tout comme un dégonflé.« Je sais où nous pourrions aller », reprit-elle. Il lui restait encore un frère. Jon voudra bien de moi, lui, même si personne d’autre n’en veut. Il m’appellera « sœurette », et il m’ébouriffera les cheveux. Mais ça faisait une fameuse trotte, et elle ne pensait pas être capable de l’accomplir toute seule. Elle n’avait même pas été capable d’atteindre Vivesaigues. « Nous pourrions aller au Mur. »

Le rire de Sandor se métissa d’un grondement. « La petite chienne de loup souhaite rallier la Garde de Nuit, c’est bien ça, hein ?

— Mon frère est sur le Mur », répondit-elle d’un air têtu.

Sa bouche se tordit. « Le Mur est à mille lieues d’ici. Nous faudrait passer sur le corps des putains de Frey rien que pour parvenir au Neck. Il y a des lézards-lions, dans ces marécages, qui s’envoient des loups, chaque matin, comme petit déjeuner. Et si d’aventure nous parvenions au nord avec notre peau sur le dos, des Fer-nés y occupent la moitié des châteaux, plus des milliers de putains de bougres nordiens.

— Et ils vous font peur ? demanda-t-elle. Vous êtes si dégonflé que ça ? »

Pendant un bon moment, elle crut qu’il allait cogner. Mais, pour lors, le lièvre était bien roussi, grésillant, et sa graisse pétillait en gouttant dans les braises. Sandor le retira de la broche, le partagea d’une simple traction de ses deux pattes énormes, et en jeta une moitié dans le giron d’Arya. « Ce n’est pas du tout que je manque d’air, déclara-t-il en détachant de la sienne une cuisse, mais je ne donnerai pas un pet de lapin pour toi ou pour ton frère. J’en ai un, moi aussi, de frère. »

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