JON

Le jeune Emmett-en-fer était un grand escogriffe de patrouilleur dont l’endurance, la vigueur et l’art de manier l’épée faisaient l’orgueil de Fort Levant. Jon ressortait invariablement perclus, moulu de leurs rencontres, et il s’éveillait couvert de bleus, le lendemain, tout juste comme il le souhaitait. A n’affronter que des Satin, Tocard, voire même Grenn, comment se flatter de progresser jamais ?

D’habitude, il donnait le meilleur de lui-même, se plaisait-il à croire, mais pas aujourd’hui. Il avait à peine dormi, la nuit précédente, et, finissant par renoncer même à chercher le sommeil, au bout d’une heure à se tourner, retourner sans trêve, s’était rhabillé pour monter arpenter le Mur jusqu’au lever du soleil, tarabusté par la proposition de Stannis Baratheon. Et, maintenant que le rattrapait la fatigue de l’insomnie, voilà qu’Emmett vous le baladait à travers la cour, vous le martelait impitoyablement, vous le forçait à reculer, reculer, pied à pied, par toute une série de longues taillades en boucle, et de temps à autre vous lui assenait son bouclier pour faire bonne mesure… Et voilà que la violence des impacts avait fini par lui engourdir le bras, et que de seconde en seconde l’épée mouchetée se faisait de plus en plus pesante.

Il était presque au point d’abaisser sa lame et de réclamer une pause quand Emmett fit une feinte vers le bas et profita de ce qu’elle avait ouvert la garde de son bouclier pour lui porter à la tempe un formidable coup droit. Jon chancela, cervelle et heaume également peuplés de volées de cloches. Le temps d’un demi-battement de cœur, la fente de la visière ouvrit sur un monde flou…

… et puis les années s’abolirent, et il fut de retour à Winterfell, une fois de plus, vêtu non pas de maille et de plate mais d’une cotte de cuir matelassé. Il tenait une épée de bois, et c’était Robb qui lui faisait face, pas Emmett-en-fer.

Chaque matin les voyait s’exercer, eux deux, depuis qu’ils étaient assez grands pour marcher ; courir, eux deux, Stark et Snow, les postes de Winterfell en multipliant les taillades et les moulinets, gueulant et riant aux éclats, sauf à pleurnicher quelquefois, mais si nul ne risquait de voir. Ils n’étaient pas des mioches, quand ils s’affrontaient, mais des chevaliers, des héros puissants. « Je suis le prince Aemon Chevalier-dragon », lançait-il, et Robb ripostait bien fort : « Moi, Florian le Fol ». Ou bien Robb annonçait : « Je suis le Jeune Dragon », et lui-même de rétorquer : « Je suis ser Ryam Redwyne ».

Ce matin, c’est lui qui a ouvert les hostilités, clamant : « Je suis le sire de Winterfell », comme il l’a fait cent fois déjà. Seulement, cette fois, cette fois-ci, voilà Robb qui répond : « Tu ne peux pas être le sire de Winterfell, tu n’es qu’un bâtard. Madame ma mère dit que tu ne peux jamais être le sire de Winterfell, jamais. »

Je croyais l’avoir oublié.A cause du coup qu’il venait de prendre, le sang lui gâtait la bouche.

En fin de compte, il fallut qu’Halder et Tocard l’empoignent chacun par un bras pour qu’il arrête de s’acharner sur Emmett-en-fer. Le patrouilleur se trouvait sur le cul, hébété, son bouclier à demi démoli, sa visière toute de traviole, et son épée à six pas de lui. « Ça suffit, Jon ! gueulait Halder, il est à terre ! tu l’as désarmé ! Assez ! »

Non. Pas assez. Jamais assez.Jon laissa tomber son épée. « Je suis désolé, marmonna-t-il. Je t’ai blessé, Emmett ? »

Emmett-en-fer retira son heaume cabossé. « Dans je me rends, y avait des trucs qui t’échappaient, lord Snow ? » Dit d’un ton affable, au demeurant. Emmett était un type affable, et il adorait le chant des épées. « Le Guerrier me garde, grogna-t-il, maintenant, je sais ce qu’il a dû jouir, le Qhorin Mimain… »

Là, c’en fut trop. Jon s’arracha brutalement des mains de ses copains pour regagner l’armurerie, seul. Les oreilles lui tintaient encore du coup qu’Emmett lui avait flanqué. Il s’assit sur le banc et s’enfouit la tête dans les mains. Pourquoi suis-je si fort en colère ? se demanda-t-il, mais c’était une question stupide.Sire de Winterfell. Je pourrais être le sire de Winterfell. L’héritier de mon père.

Ce ne fut pourtant pas la figure de lord Eddard qu’il vit flotter devant lui, mais celle de lady Catelyn. Avec ses yeux bleu sombre et sa bouche froide et dure, elle avait une vague ressemblance avec Stannis. Comme le fer, songea-t-il, solide mais cassant. Elle le foudroyait du même regard dont elle le foudroyait, jadis, à Winterfell, pour peu qu’il eût surpassé Robb à l’épée, en calcul, en à peu près n’importe quoi. Qui es-tu ? semblait toujours dire ce regard. Tu n’es pas chez toi. Pourquoi es-tu là ?

Ses copains se trouvaient encore là-bas, dehors, sur le terrain d’exercice, mais il ne se sentit pas en état de se montrer à eux. Il sortit de l’armurerie par l’arrière en dévalant la volée de marches à pic qui menaient aux galeries de ver, les boyaux souterrains qui reliaient entre eux les forts et les tours du château. Il n’y avait pas loin de là jusqu’aux bains, où il se plongea dans l’eau froide pour se décrasser de toutes ses suées puis se laissa mariner dans l’eau bouillante d’un cuveau de pierre. En soulageant un brin ses muscles douloureux, la chaleur lui remémora Winterfell et les bassins bourbeux qui fumaient et cloquaient bulle à bulle dans le bois sacré. Winterfell…, songea-t-il.Theon n’en a laissé que des ruines calcinées, mais il me serait toujours possible de le restaurer. Sûrement que Père aurait voulu cela. Père et Robb aussi. Ils n’auraient jamais supporté de laisser le château en ruine.

« Tu ne peux pas être le sire de Winterfell, tu n’es qu’un bâtard », lui répéta la voix de Robb. Et les rois de granit grondaient de leurs langues en granit : « Tu n’es pas à ta place, ici. Tu n’as rien à faire ici. » En fermant les yeux, Jon revit l’arbre-cœur, avec ses branches blêmes, ses feuilles sanglantes et sa face solennelle. Cet arbre-cœur qui était le cœur même de Winterfell, ainsi que lord Eddard se plaisait à le répéter…, mais, ce cœur, il faudrait l’arracher, pour sauver le château, arracher ses racines immémoriales, et en repaître l’insatiable dieu de la femme rouge. Je n’ai pas le droit, songea-t-il. C’est aux anciens dieux qu’appartient Winterfell.

Un bruit de voix, répercuté par l’écho des voûtes, le ramena à Châteaunoir. « Je ne sais pas, disait quelqu’un, d’un ton lourd de perplexité. Peut-être que si je le connaissais mieux… Lord Stannis n’avait pas grand bien à en dire, ça, c’est clair.

— Et quand donc Stannis Baratheon a-t-il trouvé beaucoup de bien à dire de quelqu’un ? » Ser Alliser, et son inimitable timbre de silex. « Si nous laissons Stannis choisir notre lord Commandant, nous devenons ses bannerets sur toute la ligne, excepté de nom. Tywin Lannister n’est pas homme à oublier cela, et tu sais que c’est lord Tywin qui finira par l’emporter. Il a déjà déconfit Stannis une fois, sur la Néra.

— Lord Tywin est pour Slynt, dit Bowen Marsh d’un ton fébrile et pas rassuré. Je peux te montrer sa lettre, Othell. “Notre loyal ami et serviteur”, même, qu’il l’appelle. »

Jon se mit brusquement sur son séant, et le clapotis pétrifia les trois hommes. « Messires, dit-il avec une politesse glacée.

— Qu’est-ce que tu fous là, bâtard ? demanda Thorne.

— Je me baigne. Mais je serais fâché de gâcher votre conspiration. » Il sortit de l’eau, se sécha, se rhabilla et les planta à leur complot.

Dehors, il s’aperçut qu’il ne savait pas même où il allait. Il dépassa la tour du lord Commandant, désormais une coquille vide, qui l’avait vu sauver le Vieil Ours menacé par un mort ; dépassa l’endroit qui avait vu mourir Ygrid avec ce sourire affligé ; dépassa la tour du Roi qui les avait vus, Satin, Sourd-Dick Follard et lui-même, attendre le Magnar et ses Thenns ; dépassa les monceaux de décombres carbonisés du grand escalier de bois. La porte intérieure se trouvant ouverte, il s’engouffra dans le tunnel qui le mènerait au-delà du Mur. Quelque pénible que lui fût la froidure ambiante, quelque oppressant le sentiment de la prodigieuse masse de glace qui le surplombait, il poursuivit sa route jusqu’à l’endroit qui avait vu l’empoignade et la mort de Donal Noye et de Mag le Puissant, le dépassa puis, franchissant la nouvelle porte extérieure, retrouva la pâleur frisquette du soleil.

Il ne s’autorisa de pause que parvenu là. Afin de reprendre haleine et de réfléchir. Othell Yarwyck n’était résolument ce qui s’appelle un homme à convictions qu’en matière de bois, de pierre et de mortier. Le Vieil Ours l’avait toujours su. A eux deux, Thorne et Marsh vont le déterminer à soutenir lord Janos, et lord Janos sera élu lord Commandant. Ce qui ne me laissera d’autre solution que d’opter pour Winterfell.

Les remous du vent qui se heurtait au Mur tourmentaient son manteau. La glace soufflait le froid comme les flammes la chaleur. Jon releva son capuchon et se remit en marche. L’après-midi touchait à son terme, et le soleil ne tarderait guère à sombrer. A une centaine de pas devant se trouvait, cerné de fossés, de pieux aigus et de palissades, le camp où le roi Stannis tenait reclus ses prisonniers sauvageons. A gauche béaient les trois immenses fosses dans lesquelles les vainqueurs avaient réduit pêle-mêle en cendres leurs adversaires tombés sous le Mur, gens du peuple libre et géants velus comme ces virgules de Pieds Cornés. Le champ de carnage conservait son aspect désolé, végétation roussie, poix conglomérée, mais partout subsistaient des traces de la horde à Mance, ici des lambeaux de peau, dernier vestige d’une tente, une massue là de géant, la roue d’un chariot plus loin, les débris d’une pique ailleurs, le tas d’excréments d’un mammouth. A l’orée de la forêt hantée naguère occupée par les campements sauvageons se dressait la souche d’un chêne, et Jon s’y assit.

Ygrid me voulait sauvageon. Stannis me veut sire de Winterfell. Mais moi, moi, qu’est-ce que je veux ?La chute inexorable du soleil allait sous peu l’engloutir peu à peu derrière le Mur, là où celui-ci s’incurvait de colline en colline. Jon s’abîma dans la contemplation de la fantastique silhouette de glace où se reflétaient les rouges et les roses du crépuscule. Qu’aimerais-je mieux, me laisser pendre comme tourne-casaque par lord Janos, ou, au prix d’un parjure, épouser Val et devenir le sire de Winterfell ? Posée en ces termes, la question semblait aisément résolue…, mais elle eût pu l’être bien davantage si la mort n’avait emporté Ygrid. Val, elle, ne lui était rien. Non, certes, qu’elle fût d’un aspect rebutant, loin de là, et elle avait eu pour sœur la reine de Mance Rayder, mais…

Je me verrais contraint de la ravir pour mériter son affection, mais elle pourrait me donner des enfants. Je pourrais tenir dans mes bras un fils de mon propre sang. Avoir un fils à lui, Jon n’avait jamais eu l’audace d’en rêver, depuis qu’il avait décidé de consacrer son existence au Mur. Je pourrais l’appeler Robb. Val ne manquerait pas de vouloir garder à ses côtés le fils de sa sœur, mais il nous serait possible de l’adopter comme pupille, à Winterfell, et celui de Vère également. Ce qui dispenserait Sam d’avoir à mentir. Nous trouverions à caser Vère aussi, et Sam pourrait venir la voir une fois l’an, plus ou moins. Le fils de Mance et celui de Craster grandiraient côte à côte en frères, comme Robb, autrefois, et moi.

C’est cela qu’il voulait, se rendit-il compte alors. Qu’il voulait plus fort qu’il n’avait jamais rien voulu. Je l’ai toujours voulu, songea-t-il, bourrelé de remords. Puissent les dieux me pardonner. Il y avait en lui une faim terrible, aussi acérée qu’une lame en verredragon. Une faim… qui le tenaillait au corps. C’était de nourriture qu’il avait besoin, d’une proie, daim rouge embaumant la peur ou grand orignac agressif et fier. Il fallait qu’il tue, il fallait qu’il s’emplisse le ventre de viande fraîche et de sang noir, bouillant. Y penser lui fit venir l’eau à la bouche.

Il mit un bon moment à comprendre ce qui se passait. Bondit alors sur ses pieds. « Fantôme ? » Il se tourna vers les bois, et voilà qu’il survint, surgissant à pas silencieux des verts assombris, son haleine chaude barbouillant de blanc ses mâchoires ouvertes. « Fantôme ! » hurla-t-il, et le loup-garou prit sa course. Il était plus maigre qu’auparavant, mais plus grand aussi, et le seul bruit qu’il faisait était le soyeux crissement des feuilles mortes sous ses pattes. En abordant Jon, il prit son envol pour le culbuter, et ils luttèrent corps à corps parmi l’herbe brune et les longues ombres, alors que se mettaient à scintiller les premières étoiles du firmament. « Dieux, loup, mais où diable t’étais-tu fourré ? dit Jon quand Fantôme eut cessé de lui tourmenter l’avant-bras. Je te croyais mort à moi, comme Robb et comme Ygrid et comme tous les autres. J’avais perdu tout contact avec toi, depuis l’escalade du Mur, tout sentiment de toi, jusque dans mes rêves… » Le loup-garou laissa la question sans réponse et se contenta de lui lécher la figure à grands coups de langue moites et râpeux, tandis qu’un dernier rayon se prenait dans ses prunelles rouges et les faisait flamboyer comme deux grands soleils.

Rouges, réalisa Jon en sursaut,mais pas du tout comme celles de Mélisandre. C’étaient celles d’un barral.Prunelles rouges et babines rouges et blanche fourrure. Sang et os, comme un arbre-cœur. Il est corps et âme aux anciens dieux, lui. Et blanc, de tous les loups-garous l’unique. Des six chiots qu’ils avaient, Robb et lui, découverts parmi les dernières neiges d’été, le seul ; cinq de robe grise, ou noire, ou brune, pour chacun des cinq Stark, et un blanc, d’un blanc de neige, d’un blanc de Snow.

Jon la tenait, maintenant, sa réponse.

Au bas du Mur, les gens de la reine étaient en train d’allumer leur brasier de nuit. Il vit Mélisandre émerger du tunnel, accompagnée du roi. Elle venait diriger les prières censées, d’après elle, tenir les ténèbres à distance. « Viens, Fantôme, dit Jon. Suis-moi. Tu meurs de faim, je le sais. Je l’ai senti. » Un même élan les fit courir vers la porte en décrivant un grand cercle qui leur permit de se maintenir bien au large du feu qui plantait ses griffes de flammes dans le ventre noir de la nuit.

Les cours de Châteaunoir grouillaient à l’évidence de gens du roi. Ils s’immobilisèrent sur le passage de Jon, bouche bée. Aucun d’entre eux n’avait jamais vu de loup-garou, comprit-il, et Fantôme était deux fois plus gros que les loups communs de leurs bois du sud. Comme il se dirigeait vers l’armurerie, le hasard lui fit lever les yeux, et il vit Val à la fenêtre de sa tour. Désolé, songea-t-il, ce n’est pas moi qui grimperai vous ravir là-haut.

Dans la cour d’exercice, il tomba sur une douzaine de gens du roi munis de torches et de longues piques. La vue de Fantôme fit carrément tiquer leur sergent, et deux de ses hommes abaissaient déjà leurs armes quand le chevalier qui menait le train commanda : « Ecartez-vous pour les laisser passer. » Ajoutant à l’adresse de Jon : « Tu es en retard pour le souper.

— Dans ce cas, ser, hors de ma route », riposta Jon, et il obtint tout de suite satisfaction.

Le tapage l’assourdit bien avant qu’il n’eût atteint le bas de l’escalier, voix perçantes, jurons, bruit d’un poing martelant du bois. Il se glissa dans le sous-sol sans que personne le remarque. Ses frères bondaient les bancs, mais plus nombreux debout et vociférant qu’assis, et nul ne mangeait. Il n’y avait rien à manger.Qu’est-ce qui se passe ? Lord Janos beuglait aux tourne-casaque, à la trahison, Emmett-en-fer s’était juché sur une table, l’épée au clair, Hobb Trois-Doigts agonisait un patrouilleur de Tour Ombreuse…, et un type de Fort Levant qui ne cessait d’ébranler sa table à coups de poing redoublés pour réclamer le silence ne faisait qu’ajouter au boucan décuplé par l’écho des voûtes.

Pyp fut le premier à repérer Jon. Il eut un large sourire en le voyant escorté de Fantôme et, se fourrant deux doigts dans la bouche, se mit à siffler comme seul était capable de siffler un enfant de la balle, avec une stridence qui fendit le vacarme comme une lame effilée. Jon se dirigea vers sa place, et, au fur et à mesure qu’ils s’en apercevaient, les frères la bouclaient. Un chuchotement parcourut la salle, et bientôt ne s’y perçurent plus que le claquement des talons de Jon sur les dalles de pierre et le brasillement feutré des bûches dans la cheminée.

Ser Alliser Thorne fit voler ce silence en éclats. « Voilà quand même le tourne-casaque qui nous fait la grâce de sa présence, à la fin. »

Lord Janos était cramoisi, tremblant. « Le fauve, hoqueta-t-il. Visez-moi ça ! Le fauve qui nous a mis en pièces Mimain… Un zoman marche parmi nous, frères.UN ZOMAN ! Ce… cette créature est pas digne de nous mener ! Ce bétail est pas digne de vivre ! »

Fantôme dénuda ses crocs, mais Jon lui posa la main sur la tête. « Messire, dit-il, auriez-vous la bonté de me dire ce qui se passe ? »

La réponse lui vint de mestre Aemon, tout au bout de la pièce. « On a proposé ton nom pour le poste de lord Commandant, Jon. »

C’était tellement absurde que lui échappa un sourire forcé. « Qui, on ? » dit-il en cherchant ses copains du regard. Ce devait être encore une blague de Pyp… Mais Pyp haussa les épaules en signe d’ignorance, et Grenn secoua la tête. Et c’est Edd Tallett-la-Douleur qui se leva. « Moi. Ouais, c’est une sacrée vache de vacherie à faire à un ami, mais plutôt toi que moi. »

Lord Janos se remit à postillonner. « Ça, c’est un scandale ! Faudrait qu’on le pende, cegars ! Oui-da ! Pendez-le, je dis, pendez-le comme tourne-casaque et zoman, lui et son pote Mance Rayder. Lord Commandant, ça ? Jamais que je permettrai, jamais que je tolérerai ! »

Cotter Pyke se dressa. « Tu le toléreras pas ? Peut-être que t’avais dressé tes manteaux d’or à te lécher ton putain de cul, mais c’est le manteau noir, maintenant, que tu portes !

— N’importe quel frère a le droit de soumettre n’importe quel nom à notre considération, du moment que son candidat a prononcé ses vœux, déclara ser Denys Mallister. Tallett est dans son droit, messire. »

Une douzaine d’hommes se mirent à parler à la fois, chacun s’efforçant de couvrir les autres, et, en peu d’instants, la moitié de la salle gueula de nouveau. Cette fois, ce fut ser Alliser Thorne qui bondit sur la table et leva les deux mains pour imposer silence. « Frères ! cria-t-il, tout ça ne nous rapporte rien. Votons, je dis. Cette espèce de roi qui s’est adjugé la tour du Roi a posté des hommes à toutes les issues pour s’assurer que nous ne puissions ni souper ni sortir avant d’avoir choisi quelqu’un. Ainsi soit-il ! Nous allons le faire, et le refaire toute la nuit s’il le faut, jusqu’à ce que nous ayons notre lord à nous…, mais, avant que vous ne preniez vos jetons, je crois que notre premier Ingénieur a un mot à nous dire. »

Othell Yarwyck déploya lentement sa grande stature, les sourcils froncés, frotta sa joue creuse. « Hé bien, y a que je retire ma candidature. Si vous aviez voulu de moi, vous avez eu dix tours pour me prendre, et vous m’avez pas pris. Pas assez d’entre vous, toujours. J’étais au moment de vous dire que ceux qui voulaient prendre un jeton pour moi se décident pour lord Janos… »

Ser Alliser opina du chef. « Lord Slynt est le meilleur choix possi…

— J’avais pasfini, Alliser, le coupa Yarwyck d’un ton plaintif. Lord Slynt a commandé le Guet de Port-Réal, on sait tous, et il était le sire d’Harrenhal…

— Il a jamais vu Harrenhal ! tonitrua Cotter Pyke.

— Hé bien, oui, fit Yarwyck. N’importe comment, maintenant que je suis là, debout, ben, j’arrive pas à me rappeler pourquoi je trouvais que Slynt serait un si bon choix. Ça serait comme une ruade à la gueule du roi Stannis, et je vois pas bien ce qu’on y gagnerait. Se pourrait bien qu’il vaudrait mieux Snow. Il est depuis plus longtemps sur le Mur, il est le neveu à Ben Stark, et il a été l’écuyer au Vieil Ours. » Il haussa les épaules. « Enfin, prenez qui vous voulez, puisqu’y a que c’est pas moi. » Et il se rassit.

Janos Slynt avait viré du rouge au pourpre, vit Jon, et ser Alliser Thorne blêmi. Le type de Fort Levant s’était remis à marteler la table, mais pour réclamer à présent à grands cris le chaudron. Certains de ses copains se joignirent à lui pour rugir : « Le chaudron ! » d’une seule voix, « le chaudron ! le chaudron ! LE CHAUDRON ! »

Le chaudron se trouvait déjà dans un coin, près de la cheminée, vaste et noir et ventripotent à souhait, avec ses deux énormes anses et son lourd couvercle. Sur un mot de mestre Aemon, Sam et Clydas allèrent s’en saisir et le hissèrent sur la table. Une poignée de frères faisaient déjà la queue du côté des barils à jetons quand Clydas retira le couvercle et manqua se le laisser choir sur le pied. Poussant un cri rauque et battant des ailes, un corbeau de taille peu commune venait brusquement de surgir du chaudron. Il piqua vers la voûte, en quête de poutres où se percher peut-être, ou bien d’une fenêtre par où s’évader, mais la cave n’avait pas de poutres, et pas de fenêtres non plus. L’oiseau se trouvait coincé. En croassant à pleine gorge, il fit le tour de la cave une fois, deux fois, trois fois, puis Jon entendit Samwell Tarly s’exclamer : « Mais je le connais ! C’est le corbeau de lord Mormont ! »

L’oiseau atterrit sur la table la plus proche de Jon. « Snow », lâcha-t-il. Il était vieux, sale et dépenaillé. « Snow, répéta-t-il, snow, snow, snow. » Il alla se dandiner jusqu’au bout de la table, ouvrit les ailes et vola se jucher sur l’épaule de Jon.

Lord Janos Slynt se laissa si lourdement retomber assis que cela fit plouf, mais ser Alliser fit retentir la cave d’éclats de rire goguenards. « Ser Goret nous prend tous pour des buses, frères, dit-il. Ce petit tour, c’est lui qui l’a enseigné à l’oiseau. Snow, tous le disent, vous n’avez qu’à grimper à la roukerie, vous l’entendrez de vos propres oreilles. Celui de Mormont avait davantage de vocabulaire. »

Le corbeau inclina sa tête et lorgna Jon. « Grain ? » demanda-t-il d’un ton d’espoir. Faute de grain comme réponse, il poussa un gros couac et maugréa : « Chaudron ? Chaudron ? Chaudron ? »

S’ensuivirent des têtes de flèche, un torrent de têtes de flèche, un raz de marée de têtes de flèche qui n’eut pas de peine à noyer les quelques derniers cailloux et coquillages, ainsi que toute la cuivraille.

Le décompte achevé, Jon se retrouva cerné de toutes parts. D’aucuns lui administraient des claques dans le dos, d’autres se mettaient à genoux devant lui comme s’il était un véritable lord. Owen Ballot, Satin, Halder, Crapaud, Botte-en-rab, Géant, Mully, Ulmer du Bois-du-Roi, Gentil Mont-Donnel et une cinquantaine d’autres s’agglutinèrent autour de lui. Dywen fit cliqueter son râtelier de bois et s’extasia : « Bonté divine ! Il est encore dans les langes, le lord Commandant qu’on s’a ! » Emmett-en-fer lança : « J’espère que ça veut pas dire que je vous ferai pas pisser à mort, le prochain coup, messire ? » Hobb Trois-Doigts voulut toutes affaires cessantes savoir s’il mangerait encore avec les hommes, ou s’il entendait se faire monter ses repas dans sa loggia. Même Bowen Marsh qui prit sur lui pour venir l’aviser qu’il consentirait de grand cœur à poursuivre ses activités comme lord Intendant si tel était le vœu de lord Snow.

« Tu nous salopes le boulot, lord Snow, prévint quant à lui Cotter Pyke, et moi, je t’arrache le foie et je me le bouffe tout cru avec des oignons. »

Ser Denys Mallister enveloppa plus galamment son petit paquet. « Ce n’était pas chose facile que d’accéder à la requête du jeune Samwell, confessa-t-il. A l’élection de lord Qorgyle, je me suis dit : “N’importe, il est plus ancien que toi sur le Mur, ton tour viendra”. A celle de lord Mormont, j’ai pensé : “Il a beau être vert et vigoureux, l’âge n’en est pas moins là, ton heure peut encore sonner”. Mais vous êtes à peine sorti de l’enfance, lord Snow, et voici que je dois regagner Tour Ombreuse assuré qu’elle ne sonnera jamais. » Il eut un sourire las. « Ne me faites pas mourir le cœur lourd de regrets. Votre oncle était un grand bonhomme. Messeigneurs votre père et son père aussi. J’attends de vous que vous soyez à leur hauteur.

— Ouais, fit Cotter Pyke. Et en débutant par cavaler me dire à ces gens du roi que c’est fait et qu’on s’ veut not’ putain d’souper.

— Souper, criailla le corbeau,souper, souper. »

Les gens du roi évacuèrent les issues dès qu’on leur eut fait part de l’élection, et Hobb Trois-Doigts s’empressa de courir aux cuisines avec une demi-douzaine d’acolytes chercher le repas. Jon n’attendit pas leur retour. Le corbeau sur l’épaule et Fantôme sur les talons, il partit arpenter de long en large le château, se demandant s’il ne rêvait pas. Pyp, Sam et Grenn s’étaient jetés dans son sillage et jacassaient, mais il n’avait guère saisi un mot de leurs effusions quand il entendit Grenn souffler : « Sam, t’es un chef ! », et Pyp reprendre : « Sam, t’es un chef ! » Pyp, qui s’était muni d’une gourde de vin, s’envoya une longue lampée puis se mit à psalmodier : « Sam, Sam, Sam le magicien, Sam la merveille, la merveille d’homme, Sam Sam l’a fait, c’est un chef, Sam. Mais dis, quand t’as planqué l’oiseau dans le chaudron, Sam, par les sept enfers, comment tu pouvais être sûr qu’il volerait à Jon ? Ç’aurait tout bousillé, s’il s’était décidé à prendre pour perchoir cette tête de lard de Janos Slynt…

— Le coup de l’oiseau, je n’y suis pour rien, affirma Sam. Même que j’ai failli me tremper les chausses, lorsqu’il a jailli du chaudron. »

Jon éclata franchement de rire, et il fut presque éberlué de savoir encore le faire. « Vous faites une fichue bande de dingues, vous êtes au courant ?

— Nous ? releva Pyp. C’est nous que tu traites de dingues ? C’est nous, peut-être, hein, qu’on a été élus neuf cent quatre-vingt-dix-huitième lord Commandant de la Garde de Nuit ? Feriez bien de prendre un peu de vin, lord Jon. M’est avis que du vin, va vous en falloir, et des quantitésdingues… »

Et c’est ainsi que Jon Snow saisit la gourde tendue par Pyp et en tira une gorgée. Mais une seule. Le Mur était sien, la nuit était noire, et il allait devoir affronter un roi.

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