3

Marcellin était encore couché, quand Isaïe s’installa devant la maison pour tailler des ancelles. De la main gauche, il appuyait fermement le couteau sur la bille de mélèze. Sa main droite tenait le maillet. Un coup sec, et la lame s’enfonçait dans le bois, sans dévier d’une ligne. Autour de lui, la campagne était gris et blanc. La neige de la nuit entrait dans la terre. Les montagnes, usées, poudrées, lointaines, s’en allaient à la dérive. On entendait les clochettes des chèvres, que le petit pâtre communal menait paître, pour la journée, sur les pentes basses. Au moindre choc, répondait l’aboiement fidèle de l’écho. Isaïe ramassa une planchette détachée du bloc et l’examina scrupuleusement. Son doigt glissait le long des fibres. Il pensait à des choses simples. Il était heureux. La voix de Marcellin le tira de son hébétude :

— Isaïe ! Oh ! Tu dors ?

Son frère était derrière lui, rasé, peigné, le haut de la chemise ouvert, un foulard verdâtre autour du cou.

— Je ne t’ai pas entendu venir, dit Isaïe avec un sourire fautif. As-tu pris ton café, au moins ?

— Oui. Et toi, que fais-tu ?

— Je bricole, je taille des ancelles. Avant, j’ai soigné les bêtes, tiré le lait, fait le feu, graissé les chaussures…

— Tu es un type épatant, dit Marcellin.

Ce compliment étonna Isaïe, comme s’il eût reçu un baiser sur la joue. Il se redressa, le visage chaud d’émotion. Il songeait : « Nous sommes rudement bien ensemble, lui et moi ! »

— Pendant que tu travaillais, reprit Marcellin, j’ai employé mon temps.

— Tu as travaillé aussi ?

— J’ai réfléchi.

— À quoi ?

— À mon projet. Hier soir, ce n’était pas l’occasion d’en parler. Mais, ce-matin, la chose est mûre. Je pense que tu m’approuveras.

Isaïe tournait la planchette entre ses mains.

— Pour sûr que je t’approuverai, Marcellin, dit-il.

— Laisse cette planchette.

— Bien, Marcellin.

— Et viens avec moi dans la maison. On sera mieux pour causer.

Isaïe suivit son frère dans la grande salle, s’assit sur un banc, près de la fenêtre, et tendit le cou pour montrer qu’il était dans une disposition d’esprit attentive.

— Ne bouge plus, dit Marcellin. Écoute-moi. Tâche de comprendre. Ce n’est pas compliqué…

Il parlait d’une voix douce, persuasive :

— Que penses-tu de la vie que nous menons ici, toi et moi ?

— Elle est comme elle est, dit Isaïe.

— La solitude et la misère. Dans le temps, quand tu faisais le métier de guide, on pouvait se dire : le pays nourrit son homme. Mais la montagne n’existe plus pour toi, depuis ton accident. Et moi, je ne l’ai jamais beaucoup aimée.

Isaïe inclina la tête sur le côté pour mieux entendre. Au ton de son frère, il avait compris que la conversation était sérieuse. Il devait donc veiller à ne pas décevoir Marcellin par des propos inconsidérés.

— Va toujours, dit-il.

— Si quelque chose t’échappe, arrête-moi.

— Je t’arrêterai.

— Ailleurs, reprit Marcellin, les gens se remuent, s’amusent, font fortune. Pourquoi restons-nous à l’écart de tous, enlisés dans notre boue de neige, avec notre lampe à pétrole et nos moutons ?

— Ça, c’est vrai, murmura Isaïe, par chez nous la terre n’est pas facile.

Et il devina aussitôt que Marcellin était content de sa réponse.

— Pas facile ! Tu peux le dire ! Eh bien ! moi, j’en ai assez de cette terre pas facile !

— Tu en as assez ?

— Oui, je veux partir.

Le mot tomba comme un caillou dans un puits. Isaïe sentit des cercles qui s’élargissaient derrière les os de son crâne. Il dit :

— Partir ? Comment, partir ?

Marcellin, debout devant lui, les mains dans les poches, souriait avec assurance :

— Partir, tout simplement. M’installer en ville. Travailler dans le commerce. Comme le fils Augadoux. Tu te souviens du fils Augadoux ?

— Oui, Marcellin.

— C’était un garçon pas plus intelligent, pas plus bête qu’un autre. Depuis trois ans, il a ouvert un magasin, en face la gare. Il se débrouille. Il donne des leçons de ski. Il vend des articles de sport…

— Tu vendras des articles de sport ?

— Pourquoi pas ? Le fils Augadoux m’a proposé de m’associer avec lui. Ce serait agréable. Un travail facile. Des rentrées sûres. Seulement, je devrai verser ma part…

— À qui ?

— À Augadoux. Si je veux toucher les bénéfices, il faut que je mette de l’argent dans l’affaire.

— Tu n’as pas d’argent.

— Je n’en ai pas, mais je peux en avoir…

Isaïe avait de la peine à croire qu’il était bien éveillé, dans sa maison, et que la voix qu’il entendait était celle de son frère. Ses forces diminuaient dans la mesure où il concevait mieux ce que lui disait Marcellin. Il regarda le foyer de pierre, comme pour se raccrocher à quelque chose de solide, d’indestructible.

— Tu m’écoutes ? demanda Marcellin. Répète ce que je t’ai dit.

— Tu veux partir et il te faut de l’argent.

— Bon. Cet argent, je sais, à présent, où je peux le trouver.

— Où ça ?

— La maison, dit Marcellin.

— Quoi ? la maison ?

— Elle vaut quelque chose.

— Sans doute !

— Hier, je suis descendu en ville pour voir le notaire, oui, maître Petitfonds. Je lui ai expliqué mon affaire. Il a un acquéreur.

— Un acquéreur ? dit Isaïe.

— Un acheteur, si tu préfères… Quelqu’un de sérieux. La grosse fortune. Industriel dans le Nord. Toutes ses vacances, depuis six ans, il les passe en montagne. Maintenant, il cherche une vieille bâtisse, dans le goût du pays, pour la transformer en chalet. Maître Petitfonds est sûr que notre bicoque lui plaira. Nous la vendrons dans de bonnes conditions. Et, avec la part qui me revient, je deviendrai l’associé d’Augadoux…

Il parlait si vite, qu’Isaïe, instinctivement, courbait le dos, comme pour se protéger d’une averse. Des mots ruisselaient le long de ses oreilles : « La bicoque… nous la vendrons… l’associé d’Augadoux… » Puis, il y eut un coup de boutoir dans sa poitrine.

— On ne peut pas vendre la maison, dit-il.

— Pourquoi ?

— Nous y sommes nés, toi et moi, et le père y est né, et le père du père…

— Justement, dit Marcellin. Leur vie nous prouve que, même en travaillant comme des forçats, on n’amasse pas de gain, à la fin de sa peine, dans ce chien de pays. Quant à la maison, regarde-la, que lui trouves-tu de beau ?

— Elle est la maison, dit Isaïe.

En vérité, il n’eût pas été plus surpris si Marcellin lui avait demandé de se trancher le bras ou la jambe. La maison tenait à sa chair. Il n’était rien sans elle et elle n’était rien sans lui. Marcellin fit un pas en avant. La lumière de la fenêtre éclaira son visage. Il n’y avait pas de colère dans ses yeux.

— Je sais, dit-il, moi aussi, je suis un peu chagrin à l’idée de quitter. Mais, si on veut avancer, il faut se débarrasser des poids morts.

— La maison n’est pas un poids mort, dit Isaïe.

— Si, puisqu’elle ne rapporte rien.

— Et où irai-je habiter, si nous n’avons plus la maison ?

— Dans une autre maison.

— Avec toi ?

— Non, moi, je te l’ai déjà dit, je m’installerai en ville.

Isaïe secoua la tête :

— Comment ferai-je sans toi ? dit-il.

Malgré lui, il pensait à cette nuit où Marcellin était venu au monde. Il se revoyait, tenant dans ses mains une faible masse de chair hurlante, et la mère qui gémissait, plate et nue, sur sa couche aux draps souillés.

— Si tu ne veux pas vivre seul, dit Marcellin, tu n’as qu’à te marier.

Isaïe avait encore le nouveau-né sous les yeux, et c’était le nouveau-né qui parlait ainsi, d’une voix grave, autoritaire.

— Cinquante-deux ans, ce n’est pas vieux, reprit Marcellin. J’en connais une, en tout cas, qui ne ferait pas la grimace : Marie Lavalloud…

La phrase était venue si vite, qu’Isaïe en perdit la respiration. Puis, tout le sang de son corps lui monta au visage.

— Laisse Marie Lavalloud, dit-il.

Or, Marcellin tenait à son idée :

— Elle a cinq ans de plus que toi, mais elle est encore agréable à voir. Solide, propre, courageuse. Sa maison, une fois retapée, serait la plus avenante du village. Toute seule, elle n’arrive pas à faire prospérer son bien. Il lui faut un homme. Tu tournais autour d’elle, il y a trente ans. Tu me l’as raconté toi-même…

C’était vrai. Autrefois, Isaïe avait aimé Marie Lavalloud. Mais sa crainte des femmes l’avait empêché de le lui dire. Elle vivait seule avec ses parents. Elle attendait. Elle pâlissait. Et il n’osait pas. Le père et la mère de Marie étaient morts, à peu de jours l’un de l’autre, et elle était partie pour se placer dans la vallée, comme servante, chez un curé. Longtemps, Isaïe avait souffert, en silence, de cette séparation. Ensuite, l’oubli était venu pour lui, à cause de la montagne, qui le prenait chaque jour davantage. Vingt-neuf ans plus tard, le curé était mort, à son tour, et Marie Lavalloud était retournée au village pour s’installer dans la grande maison vide.

— Quand je la rencontre, dit Marcellin, elle me parle toujours de toi. Tu serais bien avec elle. Elle te soignerait. Tu ne manquerais de rien. À ton âge et dans ton état, c’est une aubaine. Et, de toute façon, je viendrai te rendre visite, très souvent…

Isaïe concevait mal que la jeune fille ronde et fraîche de son passé fût devenue cette créature noueuse, à l’œil terne, au menton branlant. Chaque fois qu’il pensait à elle, il éprouvait la sensation d’une méchante plaisanterie de Dieu…

— Non, Marcellin, dit-il, ce n’est plus le temps pour moi de songer au mariage. Si tu t’en vas, je resterai seul, je périrai seul. Tu ne peux pas le vouloir.

— Sans doute, je ne le veux pas, dit Marcellin d’une voix agacée.

— Alors, je suis content.

Marcellin se gratta la nuque avec un doigt :

— Il y a une autre solution… oui… pour le cas où tu t’entêterais à demeurer garçon… J’ai pensé à tout… Tu vas voir…

— Oui, Marcellin.

— Une fois la maison vendue, je pars, et toi, tu t’installes chez Joseph, pour quelques mois, le temps que j’arrange mon affaire avec Augadoux… Puis, je te fais venir… Je te loge avec moi… Et nous reprenons notre vie commune… C’est gentil, ça… C’est fraternel… Tu ne vas pas refuser ?

Visiblement, il était sur le point de perdre patience. Il se pencha sur son frère, comme pour le couvrir de son ombre, de son idée. Isaïe voyait les yeux brillants qui lui ordonnaient d’accepter. Un souffle chaud caressait sa figure.

— Qu’attends-tu ? Réponds ! dit Marcellin.

— C’est pour la maison, chuchota Isaïe. Je voudrais que tu me comprennes. Quand tu me comprendras, tu diras comme moi.

Le visage de Marcellin se serra, dur comme pierre :

— C’est à toi de comprendre et pas à moi ! Mais je suis trop bon ! Un propre à rien, avec sa tête fêlée…

— Ne parle pas de ça, Marcellin, dit Isaïe d’une voix suppliante.

— Pourquoi n’en parlerais-je pas ? Parce que ça te gêne ? Chacun son tour. Tu m’as bien gêné, toi, pendant des années !

— Je n’ai pas pu te gêner. Toujours, j’étais d’accord avec toi.

— D’accord, oui, comme une bille de bois est d’accord avec qui la roule. J’ai vécu avec une bille de bois, depuis mon retour de captivité. On se lève, on mange, on travaille, on se couche. Quatre mots échangés par jour. Tu penses que c’était drôle, peut-être ? Mais j’ai supporté ça. Par pitié. Pas autrement : par pitié. Je croyais que tu aurais de l’amitié en retour. Je te connaissais mal. Un imbécile, mais un imbécile têtu ! Il suffit que je te demande un service pour que tu te rebiffes… Oui ou non, vas-tu me laisser vendre ?…

Un frisson parcourut la nuque d’Isaïe. Sa tête lui faisait mal. Lentement, il avança la main, toucha le mur de la maison. Il avait besoin de la sentir là, encore debout, encore à lui.

— Non, dit-il.

Marcellin fit un pas en arrière. Une contraction nerveuse tirait ses lèvres.

— Eh bien ! dit-il, je vais t’apprendre une chose. J’ai pris mes renseignements chez le notaire. Tu n’as pas le droit de refuser le partage.

Tout en parlant, il avait tiré un papier de sa poche et le poussait sous le nez d’Isaïe :

— Maître Petitfonds a tout noté. Tu n’as qu’à lire : « Article 815 du Code civil : « Nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision, et le partage peut être toujours provoqué, nonobstant prohibitions et conventions contraires. » C’est clair, il me semble !

— Je ne sais pas, dit Isaïe.

— Cette maison nous appartient à tous les deux. Et la loi me permet, si je le veux et quand je le veux, de la vendre pour toucher ma part.

— Si tu le veux et quand tu le veux ?…

— À toi de choisir. Ou nous nous entendons entre nous, trouvons l’acheteur, débattons le prix, partageons la somme, ou, comme le dit maître Petitfonds, c’est le tribunal qui procédera à la vente aux enchères.

Il jeta le papier sur la table :

— C’est inscrit là-dessus. Tu peux lire…

Isaïe, la main tendue, caressait toujours la surface granuleuse et froide du mur. Il flattait la maison, du bout des doigts, comme si elle eût été un être vivant.

— Personne ne peut forcer un homme à abandonner sa maison, dit-il. Ni les juges, ni les notaires, ni les gendarmes…

Marcellin pouffa de rire, les yeux bridés, les dents découvertes jusqu’aux gencives :

— Pauvre idiot ! Pour qui te prends-tu ? si tu t’obstines, on t’enfermera ! Et pas en prison ! Dans un asile d’aliénés ! Il y a longtemps que tu devrais y être !

Un éclat de feu passa devant la figure d’Isaïe. Les idées tournaient à gros bouillons dans sa tête. Son corps était ébranlé jusqu’aux racines par la concentration d’une force extraordinaire. Il se mit debout sur ses jambes. Ses poings se levèrent, énormes, lourds, prêts à frapper. Sa bouche faisait un petit bruit bête :

— Teu… teu… teu…

D’un bond, Marcellin se réfugia près de la porte. Puis, il cria :

— Qu’est-ce qui te prend ?

Des bêlements venaient de l’écurie. Isaïe laissa retomber ses mains. L’air qu’il respirait était triste. Il dit :

— Tu ne m’aimes plus, Marcellin.

Marcellin redressa la taille, se déplia, comme après le passage d’une avalanche. Il avait pâli. Son menton était pointu. Ses paupières clignaient.

— Comment veux-tu qu’on t’aime ? grommela-t-il d’une voix faible. On ne peut pas discuter avec toi. Tu n’as plus de raison. Réfléchis un peu. Dis-moi que tu acceptes. Et j’oublierai tout…

Il y eut un silence. La maison attendait.

— Tu es sûr que je ne peux pas t’empêcher de vendre ? dit Isaïe.

— Si tu ne me crois pas, nous irons voir maître Petitfonds ensemble. Il t’expliquera. Il te montrera le livre…

— Et cette vente, ce serait pour quand ?

— Je ne sais pas encore. Le notaire doit téléphoner ce soir.

— À qui ?

— Au monsieur du Nord. Il lui parlera de l’affaire.

— Par téléphone ?

— Oui. Et demain matin, il me donnera la réponse.

— On vendra demain matin ?

— Mais non, grosse bête ! s’écria Marcellin. Demain matin, j’irai simplement revoir maître Petitfonds, et il me dira si, en principe, l’affaire intéresse son client.

— Et si elle l’intéresse ?

— On attendra que le client arrive pour traiter. De toute façon, ce monsieur ne viendra pas dans le pays avant la Noël.

— Et si ça n’intéresse pas ce monsieur ?

— On en cherchera un autre.

— Cela fera du temps ?

— Sans doute.

Isaïe poussa un soupir de soulagement. Le péril s’éloignait.

— Tu as compris maintenant ? demanda Marcellin.

— J’ai compris.

— Et tu dis : oui.

— Je dis : non.

Marcellin lui lança un regard noir et vif comme un jet d’encre. Un moment, il sembla décidé à reprendre la discussion. Puis il fit, avec la main, le geste d’écarter une toile d’araignée, et dit :

— Je ne veux plus te bousculer aujourd’hui. Prends la peine de penser. Peu à peu, tu t’habitueras à l’idée. Et, quand tout sera réglé, tu me remercieras.

— Je te promets de penser, dit Isaïe. Mais ce sera pour rien.

Marcellin prit sa veste pendue à un clou, la jeta sur ses épaules et sortit. Isaïe resta longtemps immobile. Sa bouche s’ouvrait, se refermait. Des larmes coulaient sur ses joues. Un peu plus tard, il se dirigea, en traînant les pieds, vers la porte. Marcellin avait disparu derrière l’épaulement de la route.

— Marcellin, où vas-tu ? cria Isaïe.

Pas de réponse. De rares flocons de neige descendaient du ciel. À demi masquées par le brouillard, les montagnes, immuables depuis des siècles, démentaient la possibilité du moindre changement dans le relief du pays comme dans la vie des hommes. Leur présence était rassurante. De toutes leurs pierres dressées, elles approuvaient Isaïe. Il ramassa une planchette et se mit à la façonner, sans plaisir, avec son couteau : « C’est ce notaire qui lui a fourré des idées en tête !… »

Il rentra dans la maison, prit le papier sur la table et le lut, mot à mot, lentement : « Nul ne peut être contraint… » C’était l’écriture de maître Petit-fonds. Isaïe plia le papier et le glissa dans sa poche :

— Tout est de ma faute… Je n’ai pas su expliquer à Marcellin… Les bonnes paroles m’ont manqué… J’aurais dû lui dire : « Cette maison n’est pas belle, mais nous n’avons pas le droit de la vendre, parce que, s’il était vivant, le père ne l’aurait pas permis… »

Cet argument lui parut irréfutable. Maintenant, il était impatient de revoir son frère pour l’éclairer. Où était Marcellin ? Sans doute était-il allé chez Joseph, pour mêler son dépit dans le vin blanc. C’était sa manière, à lui. Et, après, il était plus furieux encore et malade. Un élan de charité poussa Isaïe sur la route. Il marchait à grands pas dans le frôlement pur de la neige. Ses bras ballaient sur ses cuisses. Il respirait fortement :

— Un gamin ! Il n’a pas bonne conscience…

La neige s’était arrêtée de tomber. Les premières demeures du village apparurent, plus noires et plus basses que d’habitude, sous leur coiffe de poudre blanche. La maison de Marie Lavalloud se tenait à l’écart des autres, accroupie au bord du chemin, avec son porche ouvert pour avaler le chaud et le froid. Un gros chien roux courut, en aboyant, à la rencontre d’Isaïe.

— Isaïe ! Tu viens réparer mon fenil ?

Marie Lavalloud sortait de chez elle, une hotte sur le dos, les reins pliés. Sa bouche édentée souriait gaiement. Ses pommettes étaient roses. Isaïe détourna les yeux. Une vague de honte montait en lui, venait à fleur de peau. Il rougit. Il dit :

— Non. Aujourd’hui, je n’ai pas le temps. Mais demain…

— Tu es bien pressé ! Tu vas chez Joseph, sans doute ?

— Comment le sais-tu ?

— Tous les hommes y sont.

Il fut pris d’une crainte irraisonnée :

— Tous les hommes ? Pourquoi ?

— Pour discuter. Il y a de quoi, paraît-il ! Moi, je monte au bois, chercher quelques fagots…

Il la regarda s’éloigner, boiteuse et robuste, noire dans le gris du monde. Le gros chien roux la suivait, le nez fureteur, la queue en trompette.

Le village était désert. Du café de Joseph sortait une rumeur de vie. Isaïe poussa le battant et s’arrêta sur le seuil, aveuglé par la pénombre, assourdi par le bourdonnement des voix. Les pipes fumaient. Les visages bougeaient. Des chiens mouillés se séchaient derrière le poêle en fonte. Marcellin était installé devant la grande table, avec Belacchi, Coloz, Rouby et Bardu.

— Entre, Isaïe, tu arrives bien ! cria Joseph. Faites-lui une place. À côté de Marcellin. Faut pas les séparer, ces deux-là !…

Isaïe sourit à la ronde, enjamba le banc et s’assit à la droite de son frère. Le front lourd, l’œil mauvais, Marcellin tournait un verre de vin blanc entre ses doigts.

— Tu n’es pas fâché que je sois venu ? murmura Isaïe.

— Tu es libre, dit Marcellin.

— J’ai déjà réfléchi pour la maison…

— Tu sais la nouvelle, Isaïe ? demanda le maire. Ce matin, à dix heures, une caravane de secours a quitté la ville pour monter là-haut, vers l’avion. Deux cordées de trois. C’est Nicolas Servoz qui les conduit. En cette saison ! Qu’en penses-tu ?

Venu pour parler à son frère, Isaïe se sentit brusquement détourné du but. Il regardait, à droite, à gauche, sans bien comprendre ce que lui voulaient tous ces gens assemblés. Enfin, dominant le tumulte de son esprit, il marmonna :

— Si Nicolas Servoz l’a décidé, c’est qu’il est sûr de passer droit. Il connaît son affaire…

— Il connaît son affaire, dit le gendarme, mais il risque gros !

— Pour risquer gros, oui, il risque gros, dit Isaïe.

— C’est de la folie, s’écria le maire, de jouer la vie de six hommes dans de pareilles conditions ! Si encore il y avait des victimes à sauver ! Mais non. On l’a bien dit à la T.S.F. Rien que des cadavres et des sacs postaux. Ils y vont pour les sacs postaux ! Pour de la paperasse !

Profitant du brouhaha créé par les paroles de Belacchi, Isaïe se pencha vers son frère et lui chuchota à l’oreille :

— Sortons, je te dirai pourquoi je ne veux pas vendre. Je te le dirai si bien, que tu ne pourras pas m’en vouloir. Quand tu es parti, j’ai trouvé les mots.

D’un coup de coude, Marcellin lui ordonna de se taire.

— Ils seront au glacier à quatre heures, dit Joseph.

— Compte cinq heures plutôt, soupira Bardu. Drôle de bivouac ! Et le plus dur sera pour demain.

— Ils auraient pu le faire dans la journée en partant de nuit, dit le maire. Tu l’as bien fait en une journée, Isaïe, dans le temps ?

Isaïe sursauta, délogé de ses préoccupations personnelles. Pour la seconde fois, le fil de sa pensée était rompu. Il courait dans le vide.

— Eh bien ! Isaïe, on te parle ! cria Joseph.

— Oui, dit Isaïe, autrefois, je l’ai fait. Mais c’était en été. Et nous sommes au début novembre. Le plus sale moment. Au-dessus de trois mille, tout est enneigé, verglacé. Et ça empire à vue d’œil. Ils marcheront en aveugles. À mi-cuisse dans le mou. Avec des ponts de neige tout pourris. Le brouillard. Le froid…

— À la place de Servoz, je serais passé par la face sud, dit Bardu.

— T’es pas fou ? dit Joseph. C’est tout rocher lisse par là.

— Et alors ?

— En cette saison, autant se couper les doigts avant de partir…

Isaïe tira la manche de Marcellin, à petits coups timides :

— Allons-nous-en. C’est pas en restant chez Joseph que nous nous entendrons comme frères…

Au lieu de répondre, Marcellin vida son verre et s’essuya la bouche avec le revers de la manche.

— Si tu mettais la radio, Joseph ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas encore l’heure des informations, dit Joseph. Dans cinq minutes.

Il avait posé la main sur son poste de T.S.F., le seul de la commune. Tous les regards se tournèrent avec respect vers la petite caisse de bois marron, ornée de boutons en ébonite. Mystérieuse et opaque, elle trônait, près de la cheminée, sur une planchette clouée au mur. Des lambeaux de suie pendaient le long du fil d’antenne.

— De toute façon, on ne saura rien encore, dit le maire.

— Viens, Marcellin, dit Isaïe. Qu’est-ce que ça peut te faire, cet avion ? Viens chez nous. On a trop à se dire…

— Je me fous de l’avion, grogna Marcellin sans desserrer les dents. Mais ici, au moins, je ne suis pas seul avec toi. Et ça me soulage…

Isaïe baissa les paupières. Il lui sembla que du brouillard entrait dans ses poumons, dans sa tête. Autour de lui, les autres parlaient toujours d’avalanches, de surplombs, de tailles, de tirées, vantaient les mérites de Servoz, dénombraient les difficultés de l’expédition. Tout à coup, le maire dit :

— Il est midi juste.

— Tu es sûr ? demanda Joseph, l’œil méfiant.

Il regarda la pendule, puis tira de sa poche des lunettes à monture de métal, les plaça en équilibre sur son gros nez et s’approcha du poste avec componction. Les conversations s’arrêtèrent. Du bout des doigts, Joseph caressait les boutons d’ébonite. Un œil vert s’alluma au fronton de la caisse.

— Il chauffe, dit Joseph. Patientez un peu.

Enfin une voix lointaine, grésillante, se fit entendre.

— Les nouvelles politiques, dit le maire.

Marcellin prit une bouteille de vin sur la table et remplit son verre jusqu’au bord. Isaïe voulut l’empêcher de boire :

— Tu sais que ça te retourne.

— Ce qui me retourne, ce n’est pas le vin, c’est ton entêtement de bourrique !…

— Taisez-vous, là-bas ! gronda Joseph.

Tous attendaient, le regard fixé sur le poste, la respiration contenue. L’homme de la radio parlait sans arrêt, d’une manière fluide, aimable et monotone.

— Ah ! dit Coloz, nous y sommes !…

— Malgré les risques de gel, de brouillard et d’avalanches, dit le commentateur, une caravane de secours, composée de six guides expérimentés, est partie ce matin, à dix heures, sous la conduite du guide-chef Nicolas Servoz, pour tenter de rejoindre les débris de l’avion Blue Flower, de la ligne Calcutta-Londres. Bien qu’il n’y ait pas le moindre espoir de trouver des rescapés sur les lieux du sinistre, un parachutage de vivres et de produits pharmaceutiques a été effectué au-dessus de l’épave. Admirablement équipés et entraînés, les sauveteurs sont munis de ravitaillement, de traîneaux de secours, de postes de radio portatifs et de fusées. Aux dernières nouvelles, les deux cordées, de trois hommes chacune, progressent lentement à cause de la forte épaisseur de neige qui recouvre les pentes. Hier, au cours du match de football qui opposait l’équipe de France à l’équipe d’Angleterre…

Joseph tourna un bouton et la voix se tut.

— C’est tout ? demanda Marcellin.

— Que voulais-tu qu’ils te disent de plus ? répliqua Joseph avec humeur. Demain, sans doute, on sera mieux renseignés.

Les hommes se levaient un à un, hochaient la tête, payaient, se dirigeaient vers la porte :

— Adieu, Joseph.

— On repassera.

— Si tu sais du nouveau…

— Maintenant, nous pouvons rentrer, n’est-ce pas ? demanda Isaïe.

Ils sortirent les derniers. Marcellin marchait, les mains dans les poches, le menton appuyé sur la poitrine. Rien qu’à le voir, Isaïe sentait croître son embarras. Il avait oublié la belle phrase qu’il avait préparée en l’absence de son frère. Comment était-ce donc ? « Le père n’aurait pas permis… Si le père avait vécu… » Comme ils arrivaient devant la maison, il s’arrêta et dit :

— Regarde-la, Marcellin. Tu ne sens pas qu’elle est à nous ?

— Et après ? Nous serons plus heureux quand elle sera à d’autres.

— On pourrait peut-être attendre, voir venir…

— J’ai déjà trop attendu.

— Tu iras chez le notaire demain ?

— Oui. Il faut en finir.

— Et si je ne veux pas, moi, qu’on en finisse ?…

Marcellin serra les mâchoires. De petits os ronds roulaient sous la peau de ses joues. Ils rentrèrent dans la maison et Isaïe prépara le repas, comme il le faisait tous les soirs.

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