Une vire enneigée coupait obliquement la paroi. Les pieds posés d’aplomb sur cette terrasse étroite, l’épaule collée à la roche, les bras pendants, lsaïe reprenait son souffle.
— Je peux monter ? cria Marcellin.
Sans regarder l’abîme d’où venait la voix de son frère, lsaïe répondit :
— Attends un peu… Attends que je prépare…
Jusqu’ici, tout s’était bien passé. Pour franchir la rimaye et gravir les premiers contreforts, lsaïe n’avait pas éprouvé le sentiment de la difficulté. De bonnes prises, disposées à distance raisonnable, l’avaient porté, aussi sûrement que les barreaux d’une échelle, vers ce palier qu’il connaissait dans ses moindres détails. Le vrai combat allait commencer maintenant. Levant les yeux, lsaïe considérait avec angoisse la haute plaque de pierre, dressée presque à la verticale, dont les nodosités fuyaient sous une couche de glace bleue. D’un point à l’autre, il cherchait son itinéraire en pensée. Durant l’été, certes, le passage était praticable pour un excellent grimpeur. Mais, en cette saison, la dalle gelée, aboutissant à un large surplomb, ne présentait pas un relief suffisant pour encourager l’escalade. Instinctivement, Isaïe tourna son regard vers le bas. À la limite de ses chaussures, la plate-forme se brisait à pic, et une perspective plongeante découvrait, cent mètres au-dessous de lui, la gueule béante de la rimaye. Le temps d’un éclair, il imagina un faux pas, son corps basculant dans le vide. Un grand choc lui cassait la colonne vertébrale. Un autre lui fendait le crâne. Des éperons rocheux se renvoyaient un paquet de viande battue jusqu’à l’arrêt final, au fond de la crevasse. Par le jeu d’un dédoublement étrange, il se voyait, à la fois, debout en cet endroit qu’il avait choisi et disloqué, dans une flaque de sang, au pied de la montagne.
— Tu es prêt ? Je monte ?
La voix de Marcellin. Il fallait agir. Isaïe passa la corde sous son aisselle gauche et sur son épaule droite, banda les muscles de son dos et dit :
— Monte.
Ses mains halaient le chanvre, lentement, pour aider la progression de son frère. Déjà, il entendait la respiration oppressée de Marcellin et le grincement de ses souliers sur le granit. Le chanvre bougeait, le poids approchait de la surface. Des doigts d’aveugle palpèrent le bord de la vire. Le visage de Marcellin se haussa, congestionné par l’effort, puis se détourna, disparut, parce que le grimpeur avait changé la prise de ses pieds.
— Tu es bien ? demanda Isaïe.
De nouveau, la tête de Marcellin émergea du vide. Ses épaules suivirent, masquant l’horizon. Un rétablissement l’amena sur la plate-forme. Il haletait, la bouche ouverte, les yeux bordés de givre :
— Jusqu’ici, ça peut aller.
— Oui, dit Isaïe.
— Tu continues par où ?
Isaïe tendit la main vers la dalle gelée :
— Par là.
À son tour, Marcellin examina le passage. Une lueur d’inquiétude modifia son regard.
— Tu es sûr qu’il n’y a pas un autre chemin ? dit-il.
— Il n’y en a pas d’autre, dit Isaïe.
— C’est tout lisse.
— Je sais.
— Tu pourras tenir ?
Isaïe hocha la tête sans répondre. Il pliait la corde en larges anneaux, afin qu’elle se déroulât régulièrement derrière lui. Puis, il vérifia les nœuds d’attache, assura le filin autour d’une saillie, glissa dans sa ceinture quelques pitons et le marteau-piolet. Chacun de ces gestes, minutieusement accompli, retardait l’instant de l’épreuve.
— Si tu crois que tu pourras tenir, vas-y, dit Marcellin.
— Ne me presse pas, dit Isaïe.
Pour atteindre la première prise, il devait longer la vire, jusqu’à l’endroit où elle se perdait dans la masse rocheuse. Cinq pas à faire sur un rebord taillé en marge du néant. Le visage tourné vers le vide. Isaïe défaillait de crainte. La paroi oscillait dans son dos, comme sapée à la base. Les lignes de pente vibraient, se dédoublaient, s’inclinaient pour l’inviter à les suivre. Des fils invisibles tiraient ses genoux vers le bas. Le froid, la neige, le silence, la pierre souhaitaient sa chute. Marcellin ne le quittait pas des yeux. Au bout d’un moment, il dit :
— C’est peut-être impossible à faire, Zaïe ?
— Ce n’est pas impossible, non.
— On ne va pas se rompre le cou pour le plaisir de monter trois mètres plus haut ! Tu m’entends ?
— Je t’entends.
— Alors, qu’est-ce que tu décides ?
— Je vais essayer, murmura Isaïe.
Marcellin haussa les épaules :
— Ne fais pas l’imbécile. C’est tout ce que je te demande.
— Je ne ferai pas l’imbécile.
— Si ça ne va pas après un bout, redescends…
— Je redescends. Assure-moi comme je t’ai montré.
Il se tourna, face à la paroi, et, dans un effort peureux, déplaça un pied, puis l’autre. Il ne regardait pas autour de lui. Il s’interdisait de penser au vide. Et, cependant, il sentait, sur toute la surface de son corps, l’attirance vertigineuse de la profondeur.
— Tu te débrouilles ? demanda Marcellin.
— Oh ! oui, dit Isaïe. Ça va déjà mieux…
Un malaise pesait sur ses membres. Sans réfléchir, il avança la jambe droite. Son pied rencontra une rainure, dérapa, s’accrocha de biais à un saillant plus net. Un muscle tremblait dans son mollet. Il avala une gorgée de salive. À présent, sa main gauche glissait sur la paroi gelée, la tâtait, la caressait comme pour l’inciter à répondre. Une fente possible. Une autre, plus loin, pour la main droite. Prises bouchées. Fatigue. Il laissa retomber son bras et battit ses mains contre ses cuisses pour les délasser.
— C’est comment ? demanda Marcellin.
— Ni oui ni non… Il y a de bons morceaux… Mais il faut dégager les prises…
Avec le marteau-piolet, il frappa la couche verglacée pour peler la roche. Il eût aimé varier la direction des entailles, mais, dans sa position, s’il pouvait frapper haut, il lui était impossible de porter des coups en diagonale. Trois fines nervures se trouvèrent mises à nu. Pour la seconde fois, il haussa un bras et logea ses doigts dans l’encoche. Une légère traction : ça tient. Au tour de l’autre : ça tient de même. Alors, très prudemment, il souleva son pied gauche, qui prenait encore appui sur l’extrémité de la vire. Une fraction de seconde, il resta suspendu, le dos à l’abîme, par ses deux mains et son pied droit. Enfin, le pied gauche, raclant la dalle, aborda dans une fissure minuscule. Le corps d’Isaïe était crucifié sur la montagne. Sa figure s’écrasait contre le mur de granit, raboté par des siècles de vent, de soleil et de neige. Sous ses yeux s’étalait un univers granuleux, pris sous verre, une carte en relief, sillonnée de veines noirâtres, étoilée de givre. Sa bouche respirait l’haleine glacée de la pierre. Il demeura ainsi, pendant un long moment, étonné du plaisir qu’il éprouvait à se coller, de tout son poids, contre le roc. « Je ne suis pas tombé. J’ai serré dur. Comme autrefois… » Un espoir, encore incertain, donnait de la force à ses membres écartelés. Avec lenteur, poussant sur ses jambes, tirant sur ses bras, il se hissa pour chercher d’autres points d’appui. Miracle ! À peine sollicitée, la paroi offrait à ses mains les aspérités qu’elles voulaient saisir. Il taillait dans la glace squameuse, d’un gris verdâtre. Des écailles de poisson volaient autour de lui. Une encoche. Puis, une autre. La corde se déroulait correctement. Le souffle d’Isaïe s’apaisait. Son sang battait à un rythme égal. Il mettait ses moufles, les retirait, les enfilait de nouveau, pour les enlever encore aux passages difficiles. Gantées, les mains manquaient de sûreté. Nues, elles se gelaient vite et devenaient insensibles. Malgré la fatigue et le froid, il continua à grimper, par petits gestes prudents et doux.
— Comment est-ce, là-haut ? cria Marcellin.
— C’est presque tout bon, dit Isaïe.
Sa voix s’enrouait. Il avait envie de remercier quelqu’un. Une partie en surplomb avançait au-dessus de sa tête. Au delà, le cheminement était masqué. Il ne devait plus rester que trois mètres de corde à terre. La main gauche épousait fortement une grosse verrue de la pierre. Les deux pieds étaient enfoncés dans des prises trop rapprochées. « Ça ira… Il faut que ça aille… » Isaïe éloigna sa poitrine de la paroi, bomba le dos, se laissa aller en arrière, comme pour plonger à la renverse dans la vallée. Son esprit était calme. Le vertige ne le tourmentait plus. Il ouvrit sa main droite et la projeta jusqu’au rebord. Trop haut. La main revint précipitamment à son point de départ.
— Qu’est-ce qui se passe ? cria Marcellin.
— Rien de grave… T’en fais pas…
Se haussant sur la pointe des chaussures, Isaïe répéta la manœuvre. Cette fois-ci, ses doigts atteignirent la lèvre du surplomb, grattèrent la couche vitrifiée, se crispèrent violemment dans des alvéoles de glace. La main gauche bondit à son tour et se figea, à côté de la main droite. Position trop allongée. Rétablissement difficile. Le froid de la pierre pénétrait dans ses paumes, gagnait le long de ses bras, emprisonnait ses épaules. C’était comme un fluide d’ombre et de mort qui remontait dans ses artères. Son corps entier trahissait la cause de la vie et passait au service de la matière inerte. D’un geste brusque, il ramena sa main droite à hauteur de son visage. Les doigts refusaient de bouger. Il les mordit, l’un après l’autre, pour les ranimer. « Encore un effort. Remettre la main en place. Chercher une prise intermédiaire pour le pied droit. Bon. Le pied gauche maintenant. » Ramassé en crapaud sous le surplomb, il donna un coup de reins. Ses genoux heurtèrent la dalle. Un dernier élan le coucha, à plat ventre, sur la saillie rocheuse. Le temps de se redresser, d’aspirer une goulée d’air, et il criait :
— Tu peux venir ! Je suis solide !
Quand son frère eut pris pied, à côté de lui, sur la terrasse, Isaïe fut surpris de le voir si désemparé et si las. Marcellin claquait des mâchoires. Le sang s’était retiré de ses joues. Ses paupières battaient.
— Qu’as-tu ? demanda Isaïe.
— C’est… c’est ce passage, haleta Marcellin. Même avec la corde… Tu ne te rends pas compte… J’ai cru que je n’y arriverais jamais… Où va-t-on, maintenant ?
La paroi, devant eux, se composait d’une série de bosses, semblables aux remous d’un torrent, figé par le vent de l’hiver. Une fissure verticale, comblée de glace et de neige, menait à un invisible reposoir, situé cent mètres plus haut, sous le ventre même des nuages. Le ciel était lumineux, mais le passage, orienté vers l’ouest, paraissait plongé dans un crépuscule polaire. Un froid vif piquait la peau du visage. Isaïe remua les narines pour casser les aiguilles de givre qui s’étaient formées à l’intérieur de son nez. Ses lèvres aussi étaient enduites d’une carapace friable. Il tira de sa poche deux morceaux de sucre, en donna un à Marcellin, et croqua l’autre pour saliver un peu. Des brins de laine se collèrent à sa langue. Il les cracha.
— Faut attaquer la cheminée, dit-il.
— La cheminée ? s’écria Marcellin. Tu ne l’as pas regardée ! Une vraie glissoire !
— On n’a pas le choix.
— Le grand dièdre, à droite, n’est pas meilleur ?
— Non. Je le connais, ton grand dièdre. Cinquante mètres de prises courtes et inversées. Avec le verglas, ça ne pourra pas faire. Crois-moi, c’est la cheminée ou rien. Je sais toutes les prises, par là. Tu assureras plus sec, et voilà tout.
— On ne passera jamais ! Il savait ce qu’il faisait, Servoz, quand il a décidé d’aller par le glacier !
— Je te tirerai, tu n’auras qu’à suivre.
— C’est un chemin de fous !
— Je sais ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas. Fais confiance. Si le temps se garde beau, nous sortirons la face, je te le promets.
Marcellin pressa ses mains contre son visage :
— Je suis crevé.
— Tu auras loisir de te reposer, tandis que je monte, dit Isaïe.
L’assurance de sa voix lui fit croire, pendant un moment, que quelqu’un d’autre avait parlé à sa place. Il ne se reconnaissait pas dans cet homme fort et décidé, qui pliait la corde, donnait des ordres, établissait d’un seul coup d’œil le projet de l’ascension. C’était comme si un grand souffle d’air pur avait lavé l’intérieur de sa tête. Sa torpeur avait fait place à un sentiment nouveau d’allégeance et de lucidité. Résolument, il entreprit l’escalade de la cheminée. Chaque morceau de pierre devenait son ami. La faille, d’abord large et profonde, se rétrécissait jusqu’à n’être plus qu’une fissure, bourrée de glace compacte. Isaïe tira le piolet à manche court, qu’il avait engagé dans les lanières de son sac. À coups mesurés, il taillait des encoches dans la masse gelée. Des éclats sautaient autour de lui et rebondissaient contre la paroi, avec un tintement de vitre rompue. Ébranlée par le choc, la neige coulait dans les manches de sa veste, s’infiltrait entre son foulard et son cou, mouillait sa poitrine, son ventre. Une poudre blanche l’aveuglait. Il secouait la tête, sacrait, crachait, et continuait son travail, avec une pensée de rage et de plaisir intenses. Même dégagées, les prises étaient trop sommaires. Les souliers dérapaient sur le verglas. Isaïe ne pouvait plus compter que sur ses mains pour le propulser, centimètre par centimètre, vers les hauteurs. Il remit le piolet dans son sac. Un renfoncement lui permit de coincer son genou et un bras dans la roche, pour assurer son équilibre. Autour de lui, le vide fuyait vers une confusion de pointes, de dièdres, de rayons et de brumes. Le froid rongeait son visage. Continuer ? Par où ? Comment ? « Marcellin a raison. Ce n’est plus guère possible. » Il retira ses gants, qui le gênaient dans la besogne, et se remit à ramper, griffant le verglas à pleins ongles, ramant avec ses jambes pour atteindre des aspérités qui se dérobaient sous son poids. Son cœur battait contre la pierre. Sa fatigue était telle, qu’il avait envie de vomir. Parvenu à la base d’un bombement rocheux, il se démoula partiellement de la fissure, lâcha la prise de main droite et laissa glisser son bras le long de son corps. Ses doigts tâtonnants saisirent l’un des pitons qui pendaient à sa ceinture. Ensuite, attentif à ne pas compromettre sa position par un geste inconsidéré, il introduisit le piton dans une fente, l’enfonça en quelques coups de marteau, passa un mousqueton dans la boucle et y accrocha sa corde.
— Tends la ficelle ! cria-t-il.
Le filin de chanvre, tiré par Marcellin, se raidit. Isaïe poussa un soupir de délivrance. Lié à la pointe de fer, il était en sécurité. Encore douze mètres avant le replat. Ses mains étaient mortes. Il suça ses doigts, remit ses gants, les retira, palpa de nouveau la pierre. Un gradin, dégagé au marteau-piolet, l’aida à progresser vers le bord supérieur de la cheminée. De cette bouche, ouverte au-dessus de lui, dévalait un maigre torrent de grésil. Il planta encore un piton. L’écho se superposait au choc, avec un léger décalage. Comme si deux maillets, l’un plus gros que l’autre, eussent frappé le même bout de métal, alternativement. Plus que sept mètres. Un troisième piton pour remplacer la prise manquante. La roche était pourrie. Le piton branlait. « Bon pour une fois. »
— Où en es-tu ? cria Marcellin.
— Je passe, dit Isaïe. File la corde…
Il n’avait jamais cessé d’exercer son métier de guide. Le corps n’avait rien oublié. Un peu moins de souffle que jadis, peut-être ? « Ça reviendra. » Le piton, mal établi, branlait sous son pied. Des deux mains, il agrippa l’avancée de la plate-forme, d’où pendaient des langues de glace. Ses muscles se tendaient douloureusement. Une déchirure courait sous la peau de ses bras. D’un rude effort, il se propulsa vers le sommet du passage. Le piton se décrocha, battit la pierre et fila vers le bas, en cliquetant à chaque ressaut. Mais, déjà, Isaïe avait pris appui, du pied droit, sur un bloc coincé, et s’était couché, à mi-corps, en travers du surplomb. Le ventre dans la neige, il avança ainsi, creusant sa route avec ses mains, pour trouver l’assise de la terrasse. Quand il eut compris qu’elle était solide, sous son épaisse couche de poudreuse, il se redressa. Sa bouche riait. Ses yeux étaient brouillés de givre.
— À toi, Marcellin ! cria-t-il.
Pas de réponse. Un pâle soleil, chauffant les hauteurs, en détachait de menus cailloux, qui perçaient l’air avec un sifflement de balles. Le visage d’Isaïe était dans l’ombre. Mais quand il avançait la main, un rayon de lumière oblique allumait des cristaux sur ses moufles croûteuses. La chute des pierres s’arrêta.
— Je te dis, à toi ! répéta Isaïe.
— Oui, oui, voilà, dit une voix indécise.
Arc-bouté sur son piédestal, Isaïe sentait la corde, qui tantôt mollissait et tantôt se raidissait dans ses mains. La présence de son frère tremblait dans le filin durci par le gel. Ce brin de chanvre câblé, c’était Marcellin. Marcellin qui montait le long de la cheminée. La tête inclinée vers le vide, Isaïe hurla :
— Va doucement !… Coince l’avant-bras en verrou… Bon… Avance la main gauche… Tu as une bonne prise…
— Je ne vois pas…
— Mais si… À hauteur de tête… Pas celle-ci… l’autre… Bon… Tu y es ?… Continue sans te presser…
— Tu me tiens bien ?
— Oui… Tu n’as rien à craindre…
— Ne tire pas tant !… La bretelle de mon sac s’est accrochée !… Tire maintenant ! Tire !… Tire donc !…
— Tu aperçois le piton ?…
— J’ai les mains gelées, Zaïe !… Je ne sais plus comment me tenir… Je prends la crampe…
— Tâche un peu… Ce n’est plus long…
Il avait l’impression de haler son frère autant par la voix que par la corde, autant par l’âme que par le corps. Un arrêt.
— Qu’y a-t-il ? cria Isaïe.
— La corde s’est coincée, gémit Marcellin.
— Où ?
— Entre toi et le piton. Donne du mou.
— Je veux bien donner du mou, si tu es solide.
— Je suis solide. Vas-y.
Isaïe imprima de larges ondulations à la corde, qui bondit sur le rocher, s’allongea et se décoinça en sifflant. Au même instant, un cri étranglé monta de l’abîme. Isaïe se jeta en arrière. Marcellin, déséquilibré par le poids de son sac, avait lâché prise. La corde, tirée vers le bas, filait avec une rapidité prodigieuse. D’une seconde à l’autre, Isaïe allait être arraché du surplomb, aspiré par le vide, écrasé contre le piton de fer. Le chanvre glissait entre ses mains crispées. Les vieux gants craquaient, se déchiraient. Une brûlure atroce mordait la peau nue. Isaïe serrait à pleins doigts ce reptile de feu. Il l’étranglait de toutes ses forces. Arrêter la corde. Tuer la corde. Déjà, elle courait moins vite. Soudain, elle s’immobilisa. Des effilochures rougeâtres la marquaient sur une bonne longueur.
— Dieu de Dieu ! dit Isaïe.
Son cœur battait dans sa bouche. Ses mains flambaient. Ayant repris son souffle, il cria :
— Marcellin !
Silence. Une terreur subite comprima le ventre d’Isaïe. Il répéta, plus fort :
— Marcellin ! Marcellin !…
En bas, il y eut un faible remue-ménage et la voix de Marcellin retentit, nouée par la peur.
— Je suis là, Zaïe.
— Tu n’as pas de mal ?
— Je suis vidé…
— Je te demande si tu n’as pas de mal !…
— Je ne crois pas… Je ne sais pas… Je suis vidé…
— Tu t’es bien raccroché, au moins ?
— Oui.
— Est-ce que tu peux monter ?
— Non… J’ai pas la force…
— Alors… c’est moi qui vais te monter… Aide-moi, juste ce qu’il faut…
Isaïe se mit à tirer la corde. Ses mains, labourées jusqu’au sang, se collaient au chanvre. Un mal précis rongeait sa chair, traversait ses muscles, pénétrait dans ses os par saccades. Les yeux clos, les mâchoires soudées, il titubait de souffrance et de bonheur : « Je l’ai retenu. La peau arrachée, mais je l’ai retenu. Moi, Zaïe ! Si seulement il pouvait s’aider davantage !… »
— Tire ! Tire, Zaïe ! Pourquoi t’arrêtes-tu ?
Il n’y avait pas de fin à son supplice. Un ordre supérieur le condamnait, pour l’éternité, à sortir du gouffre ce poisson énorme qu’était son frère. Main sur main. Douleur sur douleur. La corde mollit. Une ombre couronna le surplomb. Isaïe ouvrit les yeux, lâcha la corde. Marcellin se tenait devant lui. Livide, la joue égratignée, la bouche béante sur un bout de langue qui tremblait :
— Quand tu as décoincé la corde, j’ai reçu la vibration… J’ai été surpris… J’ai fait un mouvement… Mon sac m’a entraîné en arrière…
Des molécules scintillantes dansaient devant les prunelles d’Isaïe. Il redouta un étourdissement.
— Tu me passeras ton sac, dit-il d’une voix rompue.
— Avec ou sans sac, je ne pourrai plus monter ! cria Marcellin. J’ai compris… Dix mètres de chute… Un peu plus, et j’y restais… Je veux descendre !… Descendons !… Descends-moi, Isaïe !…
| Brusquement, des sanglots sautèrent dans sa gorge. Ses yeux se chargeaient d’un reflet misérable. Un mouvement spasmodique agitait ses lèvres où se voyaient des gerçures de sang.
— Descends-moi tout de suite !
— Ce ne sera pas facile, dit Isaïe.
— Je m’en fous ! glapit Marcellin. Je ne veux pas claquer ici. Descends-moi.
— Dommage.
— Pourquoi ?
— Parce que le plus dur est fait. Encore une heure et demie, et on sort. L’arête est bonne. On serait au sommet pour midi. Bois une goutte pour te remettre.
Marcellin prit la fiole que lui tendait son frère et avala une lampée de marc. Un flot de sang monta à ses joues. Son visage bougeait, comme tiré par des ficelles, dans tous les sens. Mais il ne parlait plus. Il réfléchissait. Sa respiration était sifflante.
— Évidemment, rien ne nous oblige, reprit Isaïe. On fera comme tu voudras. Mais arrivés là où nous sommes, ce serait pitié de rebrousser chemin.
Marcellin lui rendit la fiole à demi vide. Isaïe la rangea dans son sac.
— Tu es sûr que c’est bon, à partir d’ici ? demanda Marcellin.
— Si je n’étais pas sûr, je ne te le dirais pas.
Tout en parlant, Isaïe regardait ses mains souillées de sang. Des fourmis couraient sur la chair de ses paumes ouvertes. Sa langue remuait un goût de fièvre. Pourtant, grâce au froid, qui était très vif, le plus profond du mal se laissait oublier.
— Dieu a veillé, dit-il encore.
— Tu t’es blessé ? demanda Marcellin.
— Un peu.
— Alors, tu ne pourras plus tenir la corde ?
— T’occupe pas de ça.
— Tu ne pourras plus m’assurer ?
— Si, Marcellin. Je t’assurerai. Je te montrerai comme on tire un poids, s’il le faut.
— Tu le dis sans penser à rien, comme toujours.
— Je le dis et je le pense. Et puis, il ne reste plus guère de rocher devant nous. C’est la fin des cailloux. Regarde…
— Une heure et demie, murmura Marcellin, comme se parlant à lui-même.
Sa figure était devenue raisonnable. Une lueur vive brilla dans ses yeux.
— Si c’est comme ça, on pourrait voir, dit-il enfin.
— C’est comme ça.
— Autrement, tu me redescends ?
— Oui.
— Je voudrais souffler d’abord, poser mon sac.
— Pose ton sac. Je le prendrai tout à l’heure.
Marcellin décrocha son sac et le jeta dans la neige.
La brume noyait le pays d’en bas. Les montagnes étaient silencieuses. Partout, la glace tenait la pierre. Isaïe tira un piton de sa ceinture, choisit un endroit convenable, en haut et à gauche, et enfonça la pointe dans la roche, à coups de marteau. Puis, il coupa un bout de corde et le passa dans la boucle pour former un anneau de rappel :
— Toujours ça de fait pour la descente.
— Tu n’as quand même pas équipé tout le passage ? demanda Marcellin.
— J’ai fait comme j’ai pu… Au mieux de l’occasion… Ça te va ?…
— Ça me va.
— Je suis content que tu sois d’accord, dit Isaïe.
Il hésita et ajouta à voix basse :
— Tu sais, je peux le dire, c’est une belle course… Une première hivernale, ou je ne m’y connais pas !… Et on l’aura faite ensemble, toi et moi… En équipe… En frères… C’est du plaisir pour la vie, ça !…
Marcellin feignit de n’avoir rien entendu. Une morve gelée pendait à son nez comme une stalactite. Isaïe enveloppa son frère d’un regard de tendresse. À ce niveau de haute solitude, l’existence était belle sans raison. Le bonheur n’avait pas de cause. Tout était clair et sûr, sans qu’il fût possible d’expliquer pourquoi. Le froid montait. La lumière tournait. Un coup de vent souleva jusqu’à ce lieu perdu la rumeur douce de la vallée. Il y eut dans l’air des tintements lointains de clochettes et de marteaux. Cela vibrait autour des oreilles comme un essaim de guêpes. Puis, le bruit hésita, baissa, retourna chez lui, dans les plaines, sur les routes, aux abords des maisons cachées. Timidement, Isaïe toucha l’épaule de son frère :
— Marcellin ! Marcellin !
— Quoi ?
Isaïe cligna de l’œil :
— J’ai idée que ce ne sera pas notre dernière course ensemble !…
Il leur fallut encore trois quarts d’heure d’escalade malaisée, sur la paroi enduite de verglas, pour atteindre une terrasse assez large, modelée en demi-cercle. Là, sans perdre de temps, ils lacèrent les crampons aux chaussures. À cinq mètres au-dessus d’eux, un surplomb gelé avançait dans le vide. Un robuste éperon de glace, enraciné dans la plateforme, soutenait cet auvent à la façon d’une béquille. Entre la roche grise et la colonne de cristal, un boyau obscur conduisait verticalement au couvercle. Isaïe s’inséra dans le passage. Un mouvement trop brusque de sa part pouvait suffire à ébranler la borne et à précipiter sur lui la corniche. Afin de ménager ce contrefort instable, il fallait éviter de s’appuyer contre lui. Coller à la pierre. Tailler dans le verglas. Le piolet n’avait pas assez de jeu. À chaque geste, Isaïe heurtait de l’épaule ou du coude le pilier extérieur, lisse comme un miroir. La cheminée allait en s’évasant. Pour se tenir il dut creuser une marche dans le plan de glace. Jambes écartées, le pied droit grippant sur ce gradin de verre friable, le pied gauche poussé à demi dans un sillon rocheux, il leva la tête. Un toit blanc coiffait le couloir. Quelles étaient son épaisseur, sa consistance ? À bras tendu, Isaïe piqua le piolet dans la masse compacte.
— Dur comme un ciment ! gémit-il.
Pourtant, il continua à frapper. Des copeaux étincelants bondissaient sous le choc du fer. Parfois, une plaque, mince comme une vitre, filait vers le bas en sifflant.
— Gare ! criait Isaïe.
Et il reprenait son ouvrage, avec des « hans » de bûcheron. Soudain, un ruisseau de poudre grise coula sur sa figure. De la neige ! De la neige dure, certes, mais plus de glace ! Une bizarre fatigue visuelle éprouvait Isaïe jusqu’à l’écœurement. Il dit :
— Assure-moi de ton mieux, Marcellin.
— Tu flanches ?
— Non. Mais il faut prévoir…
Il se remit à piocher le plafond. Enfin, le piolet, manié avec rage, traversa la couche supérieure. Par le trou, Isaïe aperçut un rond de lumière pâle.
— Je vois le ciel ! hurla-t-il.
D’autres trous étoilèrent bientôt la surface de couverture. Des torrents de neige irisée dévalaient par les orifices du crible. À longs coups latéraux, Isaïe réunissait toutes ces petites bouches, qui soufflaient la clarté et le froid. Il s’ébrouait sous une douche de grésil. Il haletait :
— Patiente un peu ! J’arrondis la brèche et on passe !
Quand la lucarne fut assez large, il se hissa par tractions prudentes, prit appui sur une margelle de glace, et émergea à l’air libre, de l’autre côté du toit. Tiré à la force des poignets, Marcellin n’eut pas de mal à rejoindre son frère. Ils ne dirent pas un mot en se retrouvant. Devant eux, le paysage avait changé. Plus de roches, mais une pente livide, unie, menait à une crête dont le vent balayait l’échine.