7

Ils mangèrent en hâte, assis sur leurs sacs, dans un creux de neige abrité de la bourrasque. Leurs mâchoires étaient douloureuses. La salive manquait dans leur bouche. Le fromage et le pain étaient durs comme de la corne. Le lard ne glissait pas. Le vin avait un goût de fer. Quand ils se remirent en marche, une couche de brouillard jaunâtre séparait le sommet du reste de la terre. Les deux hommes se trouvaient sur un îlot de glace, bordé par des flots de vapeur, qui moutonnaient à l’infini. Au-dessus d’eux, le ciel s’était couvert, à cinq mille, d’une longue traînée laiteuse. Mais, entre ces deux nappes opaques, l’atmosphère était encore calme. Des effilochures de coton flottaient dans l’espace, aspirées par des courants d’air ascendants.

— Ça se gâte, dit Isaïe. Si jamais la cime se coiffe, nous aurons du mal.

Marcellin était trop essoufflé pour répondre. Les raquettes aux pieds, il suivait son frère, en titubant, le long de la pente neigeuse. La cime était devant eux, toute proche, irréelle pourtant dans sa simplicité. Deux glacis blancs, scellés l’un à l’autre. Un triangle nu. L’extrême pointe du monde, face à l’abîme d’en haut. De là, on devait pouvoir toucher le ciel avec la main. Fasciné par cette vision monotone, Isaïe marchait avec puissance, le corps incliné sous le poids des deux sacs, la face cuite de froid. Il éprouvait une allégresse de conquête à imprimer ses pas dans le sol intact. Tout était neuf à portée de ses yeux. Sa tête montait par degrés vers la perfection d’un oubli total. Personne ne savait qu’il se trouvait ici avec son frère. S’ils avaient été les deux derniers hommes vivants sur la terre, leur solitude n’eût pas été plus terrible, ni plus exaltante. « Pourvu que tout aille vite à la descente ! Nous reviendrons par le même passage. J’ai bien placé mes pitons. Cela facilitera les rappels. Dans une heure, il faudra rebrousser chemin. » Il entendit Marcellin qui trébuchait, jurait, tombait dans la neige.

— Debout, Marcellin ! On arrive !

Il l’aida à se relever. Marcellin avait un regard stupide. Le vent collait la cagoule sur sa joue. Des piquants de givre hérissaient le pourtour de sa bouche.

— Je peux plus, dit-il dans un souffle. Je peux plus…

Pourtant, après avoir repris sa respiration, il se mit de nouveau dans la trace de son frère.

Ils atteignirent le sommet, au moment où le soleil sortait des nuées. Il y eut un bref incendie de cristaux sur la neige. Puis, la lumière se dilua dans un jus grisâtre. La blancheur du sol s’éteignit. Debout sur la plate-forme, Isaïe regardait, au loin, les dentelures des autres montagnes, semblables à des récifs battus par une mer crémeuse. Un sentiment de triomphe dilatait sa poitrine. Il respirait sa récompense. Il avait envie de parler, et il ne trouvait pas de mots assez forts pour exprimer sa joie.

— Voilà, dit-il enfin, nous y sommes.

Accroupi sur un rouleau de cordes, Marcellin se contenta de pousser un grognement enroué. Visiblement, son seul souci était de réparer ses forces. Insensible à la majesté du décor, il concentrait toute son attention au-dedans de lui-même. Un peu plus tard, il se leva, étira ses bras, plia ses genoux. Sa figure, anéantie par la fatigue, s’anima soudain. On eût dit qu’une flamme s’était allumée derrière l’écran de sa peau.

— Tu as récupéré ? demanda Isaïe.

— Oui, dit Marcellin. Ça va mieux. Maintenant, il faut descendre l’autre versant.

— Ce n’est pas nécessaire.

— Comment veux-tu faire autrement ? Nous n’en sommes pas très loin, d’après ce qu’ils disent dans les journaux. Seulement, on ne voit rien d’ici. À cause de l’épaulement.

— De quoi parles-tu ?

— De l’avion, parbleu ! dit Marcellin.

Isaïe frémit sous le choc. Pris par l’effort de la montée, il avait perdu de vue l’objectif de leur expédition. Dans son esprit fatigué, l’ambition d’atteindre le sommet avait effacé, peu à peu, les considérations accessoires. Il croyait avoir accompli une belle course, et, en quelques mots, Marcellin gâchait son plaisir. Il murmura :

— L’avion, oui… bien sûr… tu tiens beaucoup à pousser jusque-là ?

— Pourquoi donc aurais-je risqué ma peau ? s’écria Marcellin. Secoue-toi ! Il faut y aller !…

— Ne te fâche pas, dit Isaïe. Nous irons…

Tout devenait laid et boueux dans sa tête. Il n’osait plus être fier d’avoir surmonté sa crainte, d’avoir déjoué les périls, d’avoir tracé sa route, sans faillir, jusqu’au bout, puisque cette longue addition de peines devait recevoir un salaire arraché aux poches des morts. Éclairés par cette évidence, les moments les plus graves, les plus dangereux de l’ascension prenaient une signification misérable. Le paysage même perdait de sa grandeur et de son mystère, comme si la pensée des hommes en eût sali le dessin. Isaïe aurait voulu avoir le courage de s’opposer à la décision de son frère. Mais, ayant promis de seconder Marcellin dans son entreprise, il ne pouvait pas se dédire sans le pousser aux limites de sa colère et du désespoir.

— Je passe devant, dit Marcellin.

Isaïe chargea les sacs sur son dos et suivit son frère qui, fouetté par le vent, oscillait à chaque pas. « Peut-être s’est-il trompé ? Il ne trouvera pas l’avion. Il se lassera de le chercher. Et nous repartirons bredouilles. Faites qu’il en soit ainsi, mon Dieu ! C’est facile pour vous. » La pente, assez douce, aboutissait à un talus glacé, qu’il fallut gravir. Marcellin piquait son piolet dans la paroi compacte et s’élevait, sans à-coups, le long du manche. Il semblait que l’impatience d’arriver au but décuplât sa science et son énergie. Ayant franchi cet obstacle secondaire, il se lança de nouveau dans la descente. Seule touche noire dans un désert blanc, il avançait avec une lenteur têtue, infatigable. Un nuage de grésil auréolait sa silhouette courte. Isaïe le rejoignit et cria :

— Tu es sûr que ce soit par là, Marcellin ?

— Sûr ! Tu as bien vu la photo !

Des rafales de neige sèche les frappaient au visage. Leurs yeux ne distinguaient rien au delà de ce tournoiement de moucherons argentés. Soudain, Marcellin s’arrêta, le bras tendu :

— Droit devant nous ! Regarde !

Isaïe cligna des paupières. À quelques mètres, en contrebas, des taches sombres, aux contours indécis, crevaient, par endroits, la masse farineuse d’une courbe. C’était pitié de voir une si belle neige en deuil !

— L’avion ! hurla Marcellin. C’est lui !

Il voulut courir. Mais ses pieds enfonçaient dans la neige, malgré les raquettes. Avec des mouvements d’enlisé furieux, il levait haut ses jambes, l’une après l’autre, trébuchait, se redressait, avançait encore. Isaïe était resté sur place, comme vidé subitement de tout réflexe et de toute pensée. Une horreur triste l’écrasait. Il avait honte pour lui-même et pour son frère. Enfin, il se mit à marcher, lourdement, vers les débris.

Il n’avait jamais vu un avion de près. Celui-ci était de dimensions énormes. Trop grand pour les hommes. Trop lourd pour le ciel. Déchiqueté, rompu, il gisait sur le ventre dans la neige, telle une bête blessée à mort. Le nez de l’appareil s’était aplati contre un butoir rocheux. L’une des ailes, arrachée, avait dû glisser le long de la pente. L’autre n’était plus qu’un moignon absurde, dressé, sans force, vers le ciel. La queue s’était détachée du corps, comme celle d’un poisson pourri. Deux larges trous béants, ouverts dans le fuselage, livraient à l’air des entrailles de tôles disloquées, de cuirs lacérés et de fers tordus. Une housse de poudre blanche coiffait les parties supérieures de l’épave. Par contraste, les flancs nus et gris, labourés, souillés de traînées d’huile, paraissaient encore plus sales. La neige avait bu l’essence des réservoirs crevés. Des traces d’hémorragie entouraient la carcasse. Le gel tirait la peau des flaques noires. Même mort, l’avion n’était pas chez lui dans la montagne. Tombé du ciel dans une contrée de solitude vierge, il choquait la pensée comme une erreur de calcul des siècles. Au lieu d’avancer dans l’espace, il avait reculé dans le temps. Construit pour aller de Calcutta à Londres, il s’était éloigné du monde d’aujourd’hui pour aboutir à un coin de planète, qui vivait selon une règle vieille de cent mille ans.

À quelques pas de l’appareil échoué, Isaïe tâchait d’imaginer l’accident. Comment était-ce arrivé ? Quelles puissances obscures avaient conduit ces destins jusqu’à l’endroit prévu de toute éternité pour leur naufrage ? Pourquoi Dieu avait-il voulu que ces hommes et ces femmes, partis des Indes, périssent sur la plus haute cime d’un pays qui leur était étranger ? L’avion avait dû cogner la pente comme un soc de charrue. Sans culbuter, il avait continué à glisser sur le ventre, brisant ses ailes, ses hélices, son fuselage, et projetant, par les blessures de ses flancs, des passagers aux membres rompus et aux faces ensanglantées. Et, ce soir-là, lui, Zaïe, songeait à ses moutons qui broutaient l’herbe dans les hauts pâturages. Et le père Joseph versait à boire. Et Marie Lavalloud sortait de chez elle, sa hotte sur le dos. De lentes fumées s’élevaient des toits aux ancelles déteintes. Le lait caillait dans les chaudrons de cuivre. M. le curé rentrait au presbytère sans se douter de rien. À force de réfléchir à ces choses démesurées, Isaïe se sentait sur le point de perdre la raison. Le vent chassait devant ses yeux des draperies de brume folle. Le décor dansait, derrière une résille de points blancs. Çà et là, à de grandes distances de l’épave, des bosses grises, frangées de noir, signalaient seules la présence des cadavres éjectés par le choc. Penché sur l’une de ces masses informes, Marcellin la dégageait péniblement de la neige. Une main crispée. Un pied. Un morceau de figure. Le vivant fouillait les vêtements du mort.

— Laisse ça ! hurla Isaïe.

Marcellin se redressa. Quelque chose brillait dans le creux de sa main. Une montre ? Une bague ? Il s’éloigna, hésita, se baissa devant une autre tombe blanche. La neige était pleine de cadeaux étranges : appareils photographiques, paquets de cigarettes, jumelles, écharpes, serviettes en cuir. Marcellin prenait le bon, laissait le mauvais. Il donna un coup de pied dans un gisement de boîtes de conserve. Puis il amena à lui un sac de toile, plissé, percé, d’où s’échappa aussitôt un ruisseau d’enveloppes plates, aux timbres multicolores. Le vent chassait les lettres au ras du sol.

— Laisse ça, reprit Isaïe d’une voix plus faible.

Une lettre s’était engluée dans la neige, à ses pieds.

L’encre de l’adresse était détrempée. Isaïe n’osait pas se baisser pour prendre ce pli marqué d’une écriture pâle. Comme à travers les voiles fuligineux d’un cauchemar, il voyait l’ombre de son frère, creusant des trous, soulevant des fragments de statue, raflant le butin dans des nids d’étoffes en loques, de chair inerte et de sang caillé. Certains cadavres devaient être atrocement mutilés, car, parfois, Marcellin tirait du néant un tronçon de forme oblongue — bras ou jambe — et le jetait aussitôt loin de lui, telle une bûche.

— Dieu lui pardonne ! murmura Isaïe. Dieu nous pardonne !…

Une bouffée de neige lui emplit la bouche. Vacillant sur ses jambes, il cria :

— Marcellin ! Va-t’en de là ! Je ne peux plus te voir faire ! Il faut qu’on s’en retourne !

Il voulait courir vers son frère, et il ne pouvait pas bouger. Cloué au sol, le cœur malade, il répétait :

— Il faut qu’on s’en retourne, je t’assure !

— Non ! dit Marcellin. Je n’ai pas fini.

— Tu as assez pris comme ça !…

— Rien que des bricoles. Le mieux doit être à l’intérieur.

— N’y va pas !

— S’ils transportaient de l’or, comme on dit, il faudra bien le trouver !

— Ce n’est pas à nous ! Tu n’as pas le droit ! Si tu le fais, tu fâcheras le ciel !

— Vas-tu te taire ? glapit Marcellin.

Le vent emporta sa voix. Courbé pour lutter contre la rafale, il se poussa de toutes ses forces vers l’avion. Sur sa hanche, une musette rebondie attestait l’importance de la récolte. Deux appareils photographiques et une paire de jumelles pendaient à des courroies en travers de son épaule. Tout en marchant, il enfonçait encore quelque chose, à pleine main, dans une poche de son pantalon. Derrière lui, s’étendait un champ de morts, privés de leurs linceuls. « La neige les couvrira de nouveau, pensa Isaïe. Après nous, ils reprendront leur sommeil. Peut-être ai-je tort de croire que nous les avons offensés ? » Il se disait cela pour calmer la crainte sacrée qui pénétrait son corps. Un tremblement montait en lui, dont il ne savait pas se rendre maître.

Marcellin s’était approché de l’épave. Il enjamba un panneau déchiré et s’engouffra dans la tête du monstre. Isaïe commença à compter, machinalement :

— Un, deux, trois, quatre, cinq…

Marcellin reparut bientôt et cria :

— Impossible de rien dégager… C’est le poste de pilotage… Tout est sens dessus dessous… Une vraie bouillie !…

— Je te le disais bien ! gémit Isaïe. C’est inutile ! Il n’y a pas d’or !… Je te jure qu’il n’y a pas d’or !… Pourquoi y aurait-il de l’or ?

— Je vais tout de même voir ailleurs.

— Où ailleurs ?

— Dans un autre trou. Vers le centre… par là !…

— Même s’il y avait de l’or, comment le trouverais-tu ? Il faudrait des jours et des jours pour déblayer. On n’est pas outillés pour l’ouvrage. Surtout, on n’a pas le temps !

— Encore un coup d’œil et on s’en va…

Marcellin se déplaça, par courtes enjambées, les genoux fléchis, et disparut dans la brèche principale, située au milieu du fuselage. Resté seul pour la seconde fois, Isaïe eut encore plus peur. L’ouragan faisait bouger des lambeaux d’étoffe au revers des buttes neigeuses. Tout le pré semblait agité d’un mouvement vague, ondoyant et hideux. Une tôle vibra, imitant le bruit de tonnerre. Des frissons sonores parcouraient la carcasse de l’appareil. Isaïe crut que, d’une minute à l’autre, les moteurs allaient se remettre en marche. Alors, tous les passagers, émergeant de la neige, se dresseraient sur le flanc de la montagne et se dirigeraient, à pas lents, vers l’avion fantôme. Les uns seraient sans tête. Et les autres sans bras. Et d’autres encore sauteraient sur un pied, comme des corbeaux à la patte cassée : « Où est mon portefeuille ? Où est ma montre ? Où est ma bague ? » Un cri d’angoisse éclata dans la gorge d’Isaïe :

— Non ! Non !

Au même instant, la silhouette de Marcellin se dégagea des décombres. Il fit quelques foulées dans la neige, chancela et s’arrêta devant Isaïe, comme s’il eût rencontré un mur. Ses yeux avaient une expression animale. Sa mâchoire pendait. L’épouvante sortait de sa bouche. Il haleta :

— Zaïe… Zaïe !…

— Quoi ?

— Dans l’avion… On a bougé…

Isaïe joignit les mains et les éleva à hauteur de ses lèvres.

— C’est le vent, balbutia-t-il. Tu as cru… Mais c’est le vent…

— Non… J’ai vu… J’en suis sûr… On a bougé…

— Qu’est-ce qui a bougé ?

— Je ne sais pas…

Isaïe écoutait avec un sentiment de surprise exténuée. Les paroles venaient à lui d’une autre rive, d’un autre monde, à travers le murmure sifflant de la neige. Il dénoua les liens qui fixaient les raquettes à ses pieds. Une piètre lueur flottait dans sa cervelle. Il chuchota :

— Reste ici.

— Que veux-tu faire ?

— Voir si tu as dit vrai…

À son tour, il s’avança vers l’épave. La brèche aux bords hachurés s’ouvrait devant lui, comme l’entrée d’une grotte. Il pénétra dans le fuselage et s’immobilisa, saisi par la vision d’un chaos dormant. Un jour blafard coulait par les larges trous de la coque. Des sièges arrachés encombraient le passage. Du plafond pendaient des barres coudées, avec un lambeau-de tissu au bout. Les parois étaient marquées d’éclaboussures sombres. La plupart des voyageurs avaient dû être jetés dehors au moment de la collision. Cependant, une main, pâle et propre, était restée collée à une tablette, qui avait résisté au choc. Tout au fond du bâti central deux jambes, gainées de pantalon gris rayé, se dressaient au-dessus d’un rempart de caisses. Le cadavre anonyme faisait les pieds au mur. Il y avait aussi, un peu partout, des chapeaux, des sacs à main, des valises éventrées, vomissant leur contenu de flacons et de lingerie. Une pellicule de grésil, douce comme un duvet, recouvrait ces restes épars. Marchant sur des débris de verre, Isaïe s’apprêtait à franchir une barricade de fauteuils renversés, quand une faible plainte arrêta son élan. Il recula d’un bond, comme s’il eût heurté quelqu’un sans le vouloir. Son cœur cognait à coups redoublés contre ses côtes. L’air manquait à ses poumons. La plainte continuait monotone, lamentable, humaine. Cela venait de tout près. Cela rampait au ras du sol, comme une fumée. Cela montait le long des genoux. Isaïe fléchit les jarrets et pencha le buste en avant. Deux dossiers de cuir, inclinés l’un vers l’autre, formaient une guérite. À l’intérieur de cette niche, reposait un paquet d’étoffes et de fourrures, qui geignait et remuait pauvrement. Sans doute, l’unique rescapé de la catastrophe s’était-il traîné jusqu’à ce coin pour s’abriter du froid ? Depuis quatre jours, gelé, affamé, blessé, il luttait inconsciemment contre la mort. Isaïe allongea les bras, palpa le corps, le saisit, le tira vers la lumière. Puis, il ôta ses moufles, ses gants, et dénoua le gros foulard de laine grise qui entourait le visage de l’inconnu.

— Une femme ! dit-il à voix basse.

Il n’avait jamais vu une femme pareille. La peau de ses joues avait la couleur mate du café au lait. De longs cils soyeux bordaient ses paupières closes. Dans sa narine gauche était incrustée une minuscule pastille d’or ciselé. Un pli se creusait entre ses sourcils. Elle respirait avec difficulté. Ses lèvres s’entrouvrirent sur une lame de nacre. Elle était belle. Elle venait des Indes. Elle allait peut-être mourir. Isaïe ne savait comment lui parler. Il demanda :

— Vous êtes blessée ?

Les yeux fermés, elle ne semblait pas l’entendre. Il se déchargea de son sac, l’ouvrit, en tira la fiole de marc. De son bras gauche, passé derrière les épaules de la femme, il la soulevait avec précaution. En même temps, il appliquait le goulot en métal contre les lèvres mauves et molles. Un ruisseau d’alcool coula sur le menton. Elle avala une gorgée de liquide, malgré elle. Ses paupières frémirent, se levèrent sur des prunelles larges et noires, bombées et douces, comme celles d’un petit cheval. Un regard luisant frappa Isaïe en pleine figure. Il marmonna :

— C’est moi !… Faut pas avoir peur !… On vous sortira de là !…

Il la dévisageait avec angoisse. Il la suppliait de vivre. Mais elle referma les paupières, laissa retomber la tête et se remit à gémir. Alors il lui caressa le visage avec ses gros doigts rudes et gourds, aux ongles rognés. Le pli, entre les sourcils, ne s’effaçait pas. On eût dit un signe gravé dans la peau. Isaïe pétrissait le front, les joues de la femme, pour la tirer de sa mortelle somnolence. Il la secouait. Il l’appelait à voix haute :

— Vous m’entendez ?

Elle se taisait. Ses longs cheveux noirs croulaient en désordre dans son cou. Un peu de sang sec collait des mèches sur sa tempe droite. Une plaie superficielle. Le nez était encore luisant. Bon signe. Comme elle tardait à réagir, il la débarrassa des hardes disparates qui l’enveloppaient : trois manteaux de fourrure, deux plaids de laine, un imperméable, des châles tricotés. Elle avait dû rafler le tout dans l’avion, pour se couvrir. Dégagée de cette gangue épaisse, elle apparut toute petite, recroquevillée sur elle-même, comme une enfant. Un voile de soie violette, liséré d’or, pendait de sa tunique blanche, souillée de sang et de cambouis. Elle portait des bracelets d’argent fin aux chevilles et aux poignets. Sa poitrine, qu’Isaïe palpa à travers le tissu léger, était ferme et à peine vivante. Le cœur battait à un rythme trop lent. C’était miracle qu’elle eût résisté si longtemps aux attaques de la faim et du froid.

— Patientez seulement, dit-il, tout à l’heure, ça ira mieux !

Agenouillé devant elle, il tendit la main hors de l’avion, ramassa un paquet de neige et se mit à frictionner les jambes et les bras de la femme. Elle tressaillit, parcourue des pieds à la face par un long frisson.

— Nous y sommes ! cria Isaïe.

Puis, il l’enveloppa de nouveau dans les manteaux, les tricots, les pelisses, et, passant sa main sous les couvertures superposées, continua à frotter les membres malades, avec vigueur.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

Il se retourna d’un seul bloc. Marcellin se tenait dans l’encadrement de la brèche.

— J’essaye de la ranimer, dit Isaïe.

— C’est une femme !…

— Tu vois.

— Ce serait elle que j’aurais entendue ?

— Probable.

— Il n’y a pas d’autres survivants ?

— Non.

Marcellin tendit le cou pour mieux voir la femme allongée par terre.

— Tu perds ton temps, grommela-t-il.

— Pas dit. Si le docteur lui fait une piqûre.

— Quel docteur ?

— N’importe lequel. En ville.

— Tu veux la descendre en ville ? s’écria Marcellin.

— Bien sûr.

— Tu ne vas pas faire ça.

— Pourquoi ?

— Si on nous voit arriver avec elle, on comprendra tout !

— Qu’est-ce qu’on comprendra ?

— Que nous sommes montés jusqu’à l’avion !

— Et alors ?

— Et alors ? Tête de veau ! À qui ferons-nous croire que nous sommes venus ici pour nous dégourdir les jambes ? On nous soupçonnera d’avoir nettoyé l’épave. La police se mettra derrière nous. On nous interrogera. On nous fouillera. On nous arrêtera. C’est ça que tu cherches ?

Isaïe se redressa et considéra son frère avec tristesse :

— Tu m’as dit toi-même que nous avions le droit de prendre ce que nous voulions sur les morts, que nous ne faisions de tort à personne…

— Tu as saisi de travers ! Comme toujours. Je te répète que ces affaires-là doivent se traiter sans témoins. Si nous la descendons en ville autant vaut renoncer à tout !

— Eh bien ! renonçons à tout, dit Isaïe, ce sera plus simple.

Marcellin serra les poings. Sa figure était disloquée par la rage.

— Laisse-la, dit-il d’une voix brève.

— Je ne peux pas la laisser, murmura Isaïe. Si je la laisse, elle va mourir.

— Et puis après ? Ce n’est pas pour jouer les sauveteurs que je t’ai emmené avec moi. Tu as juré de m’aider en tout. Et maintenant, tu discutes, tu me retardes !…

— Tu as donc fini, déjà !

— J’aurais pu ramasser davantage. Mais nous n’avons pas le temps. Tu le sais bien. Il faut partir…

Isaïe regarda la jeune femme. Elle paraissait assoupie. Elle ne souffrait pas. Elle ne pensait pas. Il dépendait de lui seul qu’elle survécût ou s’abandonnât aux attraits de la mort. Il sourit. Il dit :

— C’est sûrement une Hindoue. Une vraie Hindoue…

— Vas-tu venir, oui ou non ? cria Marcellin.

Isaïe chargea son sac sur ses épaules, et enfila ses gants et ses moufles.

— Pour le retour, dit-il, nous changerons de route. Nous passerons par le glacier.

— Pourquoi ? C’est beaucoup plus long !

— Nous aurions trop de mal à la descendre par la paroi rocheuse. Je ferai un traîneau avec des bouts de fer. Je l’attacherai dessus…

Une secousse lui coupa la parole. Marcellin l’avait saisi par le bras.

— Lâche-moi, dit Isaïe avec lenteur.

Mais Marcellin ne desserrait pas son étreinte. Une sorte de ronflement s’échappait de ses lèvres retroussées. Ses yeux se gonflaient de haine et de bêtise. Il avait l’air d’un chien qui défend son os.

— Ça suffit comme ça ! gronda-t-il. Passe devant.

— Et elle ?

— Ne t’occupe pas d’elle.

— Si tu l’abandonnes, c’est comme si tu la tues. Tu ne peux pas vouloir ça, Marcellin ?

— Si, je le veux ! cria Marcellin. Je ne la connais pas ! Ça m’est égal qu’elle crève ! Je l’étranglerai de mes mains, s’il le faut, pour te décider à me suivre !

— Ne parle pas ainsi, Marcellin, soupira Isaïe.

Il lui sembla, tout à coup, que son corps entier se soulevait, comme par l’effet d’une tempête intérieure. La main qui lui serrait le bras se détacha, bondit de côté. Il entendit Marcellin qui disait d’une voix changée :

— Tu ne me fais pas peur, Zaïe ! C’est moi qui commande.

— Pas pour ça, dit Isaïe.

— Pour ça comme pour le reste ! Je ne me laisserai pas mener par l’innocent du village. Tu ne me fera pas tout rater, à cause de cette singesse !…

Au lieu d’écouter son frère, Isaïe l’observait avec une attention douloureuse. Subitement, il prit conscience du fait que Marcellin était un inconnu pour lui. Ils ne savaient rien l’un de l’autre. Ils n’avaient jamais vécu ensemble. C’était la première fois qu’ils se rencontraient.

— Pourquoi dis-tu que tu es mon frère ? demanda Isaïe.

Il se rappelait Marcellin, criant sa joie devant les débris de l’avion, courant vers les cadavres, les retournant, les détroussant avec des mains qui tremblaient de peur et de hâte.

— Mon frère n’aurait pas fait ça, reprit-il. Il n’aurait pas volé l’argent des morts. Il n’aurait pas refusé de secourir quelqu’un dans la montagne. Toi, je ne te connais pas. Tu t’appelles peut-être Marcellin, mais je ne te connais pas. Ôte-toi de mon chemin.

— Salaud ! hurla Marcellin. Une dernière fois, vas-tu venir ?

— Pas avec toi, dit Isaïe. Pas comme tu le veux…

— Ah ! non ?

Un coup de poing atteignit Isaïe à la lèvre. Il sentit un goût de sang sur sa langue. Son regard se voila.

— Tu m’as frappé, dit-il doucement. Parce que tu sais que j’ai raison. Un voleur et un assassin. Voilà ce que tu es. Ton âme est méchante. Tu ne mérites pas d’exister…

Le bras de Marcellin se détendit pour la deuxième fois, mais Isaïe l’attrapa au vol et le tordit avec force. En même temps, de sa main libre, il cognait cette figure grimaçante, qui s’abaissait devant lui par saccades. Son poing allait et venait sans répit, comme balancé au bout d’un fléau. Il sentait, à travers le gant, la résistance des chairs comprimées. Il entendait le claquement sec des dents, qui se heurtaient à chaque coup. Mais il ne pouvait plus s’arrêter. Ce n’était pas la colère qui le poussait. Son esprit était calme. Comme s’il se fût agi, pour lui, d’accomplir un travail pénible et nécessaire, qui ne souffrait pas de retard. Écroulé à ses pieds, Marcellin se débattait faiblement, râlait :

— Tu es fou !… Zaïe !… Zaïe !… Arrête !…

Une confiture épaisse coulait de ses narines. Sa bouche n’était plus qu’une blessure pleine de bulles roses. Ses yeux se révulsaient. Cependant, Isaïe frappait toujours, avec patience, avec précision, en répétant :

— Tu n’es pas Marcellin !… Tu n’es pas Marcellin !…

Enfin, Marcellin cessa de se plaindre. La face saignante, il avait perdu connaissance. Un gargouillement passait entre ses lèvres abîmées. Isaïe sourit, reprit sa respiration et frotta l’une contre l’autre ses mains endolories.

— Voilà, dit-il. Tu es tranquille ?

Puis, il enjamba le corps de son frère et se pencha au-dessus de la femme.

— Venez, Madame, murmura-t-il, d’une voix assourdie. Nous allons partir.

Il la souleva dans ses bras. Elle était si légère qu’il se mit à rire :

— C’est tout ? Ça ne pèse pas plus ?

Il sortit de l’avion. Un coup de vent le cingla, de plein fouet. Étourdi, ébloui, il marchait dans la neige à la recherche d’un débris, qui pût servir de traîneau. Une portière arrachée gisait à trente mètres de l’appareil.

— Ça pourra faire !

Avec une délicatesse extrême, Isaïe allongea l’inconnue sur la plaque de tôle, glissa une couverture roulée sous sa nuque, et l’enveloppa dans les manteaux de fourrure qu’il avait apportés, en même temps, de l’avion. Il achevait de la ficeler solidement à son support, quand la voix de Marcellin retentit dans son dos :

— Zaïe ! Zaïe ! Attends !…

Isaïe ne répondit pas à cet appel. Il ne laissait personne derrière lui. Sa conscience était en repos. Une déchirure, dans le haut de la tôle, lui permit de nouer la corde, qu’il prit en main, comme une laisse, pour retenir le traîneau dans la descente. Ensuite, ayant retrouvé et chaussé ses raquettes, il poussa la nacelle sur la première pente neigeuse. Il avançait à petits pas, attentif à choisir une route régulière. La femme glissait devant lui, couchée sur le dos, dans un poudroiement d’écume argentée. Elle était si menue, que son passage entamait à peine la blancheur pure du sol. Isaïe contemplait à l’envers ce visage de rêve. La pastille d’or, incrustée dans la narine, le fascinait, telle une étoile. Il la voyait, puis il ne la voyait plus, puis il la voyait encore. Et son cœur se chargeait de joie. À un moment, il lui sembla entendre, au loin, une vague rumeur de course et de cris stupides. Il tourna la tête. Très en arrière, quelqu’un le suivait à la trace :

— Attends-moi, Zaïe !… Je viens avec toi !… Tu ne vas pas me laisser ?… Seul, je ne trouverai pas le chemin !… Zaïe !… Zaïe !… Zaïe !…

À peine remis de son étourdissement, Marcellin gesticulait et vacillait comme un ivrogne. Sa voix se faisait de plus en plus faible, de plus en plus suppliante.

— Zaïe !… Je ne t’en veux pas !… Aide-moi !… Je ne dirai plus rien !… Je ferai comme tu voudras !… Aide-moi !… Aide-moi, Zaïe !…

Sourd à ces cris, que le vent lui apportait par bouffées, Isaïe continuait à marcher d’un pas égal. À chaque cahot, il disait :

— Excusez-moi, Madame… Ce n’est pas ma faute… Vous n’avez pas trop froid, Madame ?… Vous n’êtes pas plus mal ?…

— Zaïe !… Zaïe !…

L’écho répétait à l’infini cette lamentation monotone. L’attache du traîneau se tendait, se relâchait, selon le relief du terrain. Isaïe serrait la corde dans sa main blessée. Un sourire crispait ses lèvres. Son regard ne quittait pas la figure de cette femme, venue des Indes, qui descendait au fil de la neige et le tirait lui-même en avant.

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