— Isaïe ! Isaïe ! viens vite !
C’était la voix de Bardu, le braconnier. Isaïe, qui travaillait depuis deux heures à réparer le fenil de Marie Lavalloud, se dressa, posa son marteau, cria :
— Qu’est-ce que c’est ?
Le vent de neige, passant entre les planches disjointes, l’empêcha d’entendre la réponse. Une ombre crépusculaire noyait les profondeurs de la grange. Il y avait encore beaucoup à faire pour boucher les trous. Deux faux et trois râteaux étaient pendus à des chevilles de mélèze. Isaïe contourna la masse de foin, se pencha par la trappe et cria de nouveau :
— Qu’est-ce que c’est ?
Puis il se mit à descendre la raide échelle de bois qui menait à la salle basse. Ses genoux tremblaient. Une brusque angoisse avait pénétré son cœur. Depuis la discussion qu’il avait eue avec son frère, il redoutait constamment une mauvaise nouvelle. Ce matin, Marcellin était parti très tôt pour la ville, sans rien dire. Peut-être était-il déjà revenu, accompagné du notaire, du juge, des gendarmes ? Et ces messieurs, réunis au hameau, étaient en train de vendre la maison.
— Nom de nom ! grommelait Isaïe. Nom de nom ! Si c’est ça…
Il dégringola les derniers barreaux et atterrit devant Marie Lavalloud et Bardu. Leurs visages étaient graves. Le braconnier secouait sa vieille tête plissée, rouillée et piquée de poils blancs.
— Alors ? demanda Isaïe.
— Servor… Servoz s’est tué, chuchota Bardu.
Isaïe était si loin de penser à Servoz, qu’il mit un long moment à comprendre ce qu’on lui disait. Il répéta machinalement :
— Tué ?
— Oui… Ce matin… En traversant le glacier… La lèvre d’une crevasse a foiré… Et le voilà précipité au fond par une coulée de neige… Enseveli sous six bons mètres de poudreuse… Quand on l’a dégagé, il était mort…
— Sainte Vierge ! balbutia Marie Lavalloud, mourir ainsi, pour un avion… pour un avion qui n’est même pas de chez nous !
Elle jeta un regard à Isaïe, comme pour l’inviter à donner son avis sur l’événement. Mais Isaïe ne parlait pas, ne bougeait pas.
— Et il a femme et enfants, le pauvre ! reprit Marie Lavalloud. Ça doit faire joli, en ville !
Sa figure ravinée, aux yeux ronds et pâles, tremblait d’indignation. Elle tenait dans une main un couteau, et, dans l’autre, une pomme de terre. Isaïe considérait fixement le couteau, la pomme de terre, et se laissait envahir par la certitude d’une catastrophe sans remède. Avec Servoz, c’était le témoin de ses meilleures années qui changeait de route. Cet homme-là disparu, chacun, dans le pays, devait se sentir un peu plus seul, un peu plus misérable.
— Pour un coup dur, c’en est un, grogna Bardu.
— Nicolas Servoz, dit Isaïe avec effort, c’était quelqu’un… On avait fait beaucoup de courses ensemble… Et voilà… Bêtement… Il n’aurait pas dû… Si j’avais été là, je l’aurais empêché de partir…
Les mots se déformaient en passant dans sa gorge.
— La caravane a rebroussé chemin, dit Bardu. Ils ramènent le corps. Le gouvernement a ordonné d’abandonner les recherches. À cause du danger. C’est le gamin à l’Antoinette qui m’a raconté ça. Il revient de la ville.
— Je l’aurais empêché de partir, reprit Isaïe. Il m’écoutait toujours… Il aurait grondé… Et puis, il aurait dit : « Tu as raison, Isaïe… »
Soudain, il se mit à crier :
— On ne tombe pas comme ça !… Pourquoi ne l’ont-ils pas retenu ?… Ils étaient encordés tout de même ?… Ils auraient dû… !
— Si tu veux des détails, viens chez Joseph, dit Bardu.
— Voilà… Les guides d’aujourd’hui sont des demoiselles… Ils ont perdu la tête… Ils l’ont laissé couler au fond…
— Va chez Joseph, Isaïe, dit Marie Lavalloud.
— Et ton fenil ? Je n’ai pas terminé, là-haut…
— On n’y voit plus goutte. Tu finiras un autre jour.
— Ils l’ont laissé couler au fond… Et maintenant, il est mort.
Marie Lavalloud le poussa dehors par les épaules. La neige fondait en boue devant les portes des maisons. Chez Joseph, tous les hommes de la commune s’étaient réunis pour commenter la nouvelle. Même M. le curé était là. Mais personne ne buvait. Les visages portaient le deuil. Comme du fond d’un rêve, Isaïe entendait des bribes de conversation.
— L’ambassadeur des Indes est arrivé en ville… On enterrera Servoz dans deux jours… Des funérailles nationales… Il ne pouvait pas passer… Si, il pouvait passer… Une déveine… Et moi, je te dis que c’était couru… Il nous coûte cher, leur bout de zinc !… Envoyer les gens à la mort, est-ce que c’est chrétien, monsieur le curé ?
Isaïe sortit sans être remarqué. Tout à coup, il éprouvait le besoin d’être seul, en plein vent, sur la route, pour dire adieu à Servoz. Il marchait lentement vers le hameau des Vieux-Garçons. Ses chaussures grinçaient dans la neige. Le soir était venu, froid et pur. Quelques étoiles brillaient au ciel. Isaïe disait :
— Adieu, Nicolas… T’en fais pas, Nicolas…
La vapeur qui s’échappait de sa bouche lui donnait l’illusion que, par instants, une âme en peine surgissait devant lui et tournoyait, dansait un brin, avant de se dissoudre dans l’air. Il dépassa le cimetière, qui était hors du village, sur une butte, monta jusqu’à l’église, ouvrit la porte et pénétra dans l’ombre glaciale des pierres. Les bancs luisaient, polis et nus. Des dorures veillaient au fond du sanctuaire. Isaïe pria un peu, prononça encore le nom de Servoz, se signa et reprit son chemin.
Il était plus calme à présent. Comme quelqu’un qui a réglé correctement une grave affaire de famille. Déjà, son regard cherchait la maison, au plus épais de la nuit. Soudain, il aperçut une lumière. Pas de doute possible. C’était chez lui, chez eux. « Marcellin serait-il rentré ? Sans passer par le café de Joseph ? Sans voir personne ? » Isaïe allongea le pas, puis se mit à courir, la bouche ouverte, les coudes au corps.
La porte était entrebâillée. Isaïe poussa le battant.
— Salut, Zaïe, dit Marcellin.
Il était assis devant la table et mangeait du fromage de chèvre avec du pain gris. Un journal était ouvert, à côté de lui, dans la lumière de la lampe à pétrole. À portée de sa main, il y avait aussi son dictionnaire, livre obèse et feuillu, à la couverture de papier bleu, tachée d’encre.
— Tu es déjà rentré ? dit Isaïe. Je pensais que tu passerais chez Joseph, avant…
— Pour quoi faire ?
— Pour parler avec les autres…
— Je n’aime pas les bavards. Ils auront beau saliver des discours, ça ne changera rien pour Servoz. Pas vrai ?
Isaïe hocha la tête en signe d’approbation. Marcellin tourna une page du journal. Il continuait à mastiquer la nourriture en lisant.
— Tu as faim ? demanda Isaïe.
— Oui, j’ai faim.
— Il n’est pas l’heure.
— Je voudrais me coucher tôt.
— Parce que tu es fatigué ?
— Oui.
— C’est la ville qui te lasse, dit Isaïe. Tu n’es pas fait pour.
Il s’assit devant son frère, sortit son couteau, traça un signe de croix sur le pain, coupa une tranche et la porta à sa bouche.
— Moi, je n’ai plus envie, reprit-il. La mort de Servoz me ruine le cœur. Tout entre et rien ne passe.
Il mâchait le pain et observait son frère à la dérobée. Penchée sur le journal, la figure de Marcellin portait les signes d’une vive contrariété. Était-il affecté par la mort de Servoz ou par la réponse du notaire ? L’anxiété se logea dans le corps d’Isaïe comme une maladie. Mais la question qu’il voulait poser se refusait à sortir de ses lèvres. Pour gagner du temps, il demanda :
— Tu as acheté un journal ?
— Oui.
— Ils parlent de la mort de Servoz ?
— Non. Ce sera pour demain. Tiens, regarde : une photo de l’épave, prise par le pilote qui l’a survolée, hier.
L’image était floue, mal cadrée : une pente blanche, hérissée de rochers, montait jusqu’à un fort bouchon de brume, qui masquait la cime. Çà et là, quelques taches noires, en forme d’insectes écrasés.
— Les débris de l’avion, dit Marcellin. Ou des cadavres…
— Sainte Mère ! dit Isaïe.
Mais il pensait surtout à maître Petitfonds.
— Dix mètres plus haut, l’avion passait, reprit Marcellin. Le Ministère de l’intérieur a interdit de continuer les recherches. Il est bien temps !
— Et il venait d’où, cet avion ?
— Je te l’ai déjà dit : de Calcutta. Dans les Indes.
— Où est-ce les Indes, à peu près ?
— Tu n’as qu’à voir dans le dictionnaire, dit Marcellin. Je l’ai sorti tout à l’heure, pour vérifier…
— Montre-moi, dit Isaïe.
Il s’accordait ce délai de grâce avant d’interroger son frère.
— Tu m’embêtes, grogna Marcellin. Cherche toi-même. J’ai mis un signet…
Isaïe feuilleta le dictionnaire. Les colonnes de texte et les illustrations grisâtres fouettaient son regard au passage. Il s’arrêta enfin à une page marquée par un lambeau de papier journal : « Inde ». Une large langue de terre rose pendait hors d’un continent aux côtes déchiquetées. Des lignes sinueuses, des pointillés, des ronds noirs salissaient la surface de ce pays, comme une maladie de peau. Il lut quelques noms, au hasard : Bombay, Madras, Hyderabad, Calcutta…
— Calcutta, dit-il.
Il regardait ce point de la carte :
— C’est d’ici qu’ils sont partis ?
— Oui, dit Marcellin.
— Et nous sommes à quelle distance, nous autres ?
— Il faudrait voir une carte générale. Cela fait bien dix mille kilomètres, à vol d’oiseau. Le bout du monde, quoi !
— Le bout du monde.
Isaïe tourna la page. Au dos de la carte, s’étageaient des gravures de petit format, représentant quelques vues sommaires du pays : temples gainés de sculptures grimaçantes, colonnades à ciel ouvert, dieux dansants aux bras multiples, dieux accroupis au sourire songeur, éléphants sacrés, charmeurs de serpents, palais en ruine, palais neufs. Toute cette féerie entra dans les yeux d’Isaïe comme une poignée d’étincelles. Il referma le livre. La féerie s’éteignit. Derrière la porte de l’écurie, les brebis bêlaient sagement. Marcellin avait fini de manger.
— Oui, dit Isaïe. Ce n’est pas du tout comme chez nous. Est-ce qu’ils ont des églises comme les nôtres ?
— Non.
— La terre est grande, soupira Isaïe.
Il se leva, versa du lait dans un verre et le but à longs traits. Le moment était venu pour lui d’interroger son frère. Encore fallait-il trouver une phrase engageante ! Isaïe triait les mots dans sa tête, séparait les bons des mauvais. « Si je tarde encore, Marcellin ira se coucher. Et je ne serai pas renseigné avant demain. » Cette épreuve était au-dessus de ses forces. Il voulait savoir et il avait peur de savoir. Il se tenait au bord du gouffre. Le vide l’attirait.
— Marcellin, dit-il.
— Oui.
— Je voulais te demander… Tu as vu le notaire ?…
— Je l’ai vu.
— Eh bien ?
— C’est raté.
Dans le silence qui suivit, on entendit un paquet de neige qui glissait du toit.
— Pourquoi est-ce raté ? demanda Isaïe.
Son cœur battait vite.
— Maître Petitfonds a téléphoné à son client.
— Ce monsieur du Nord ?
— Oui, ce monsieur du Nord. Il a changé d’avis. Il achète ailleurs. Chez nous, c’est trop loin de la ville, à ce qu’il dit…
Ébranlé par la joie, Isaïe s’appuya des deux mains sur la table :
— Vrai ? Il a dit ça ?
Marcellin fit, du bord de la bouche, un ricanement triste et hargneux :
— Tu te régales ! Il y a de quoi !
Une expression de défaite relâcha les muscles de sa figure. Deux plis coupaient ses joues. Son menton bougeait. Il avait l’air si désemparé, si faible, qu’Isaïe eut honte de son propre bonheur. Une vague de pitié l’inclina en avant. Il posa la main sur l’épaule de son frère :
— Ne te désole pas, Marcellin, dit-il. Ça s’arrangera… Tu trouveras quelqu’un d’autre…
Et, immédiatement, il fut frappé par la notion de son inconséquence.
— Tu ne sais pas ce que tu veux, grommela Marcellin. Avant, tu refusais de vendre. Et, maintenant que j’ai manqué l’affaire, tu me dis de ne pas me décourager…
— Je ne veux pas te voir dans la peine, dit Isaïe.
Tout son être se révoltait à l’idée que Marcellin fût affligé par l’échec de son entreprise. Pour ramener le sourire sur les traits de son frère, il se sentait capable, soudain, de renoncer à son bien le plus précieux.
— Nous irons voir le notaire ensemble, reprit-il.
— À quoi bon ? dit Marcellin. Je l’ai déjà prévenu. Dès qu’il aura déniché un amateur, il me fera signe. Mais cela pourra durer des mois, des mois…
Il porta ses dix doigts devant son visage :
— J’étais sûr que ça marcherait sans accroc ! J’avais tout combiné dans ma tête. Augadoux était d’accord. Content comme pas un ! Et maintenant… Ah ! Je la maudis ta maison !… Je la voudrais au diable !…
Isaïe se signa.
— Ne fais pas de péché contre la maison, Marcellin. Avec l’aide de Dieu, tu finiras bien par la vendre.
Marcellin roulait ses poings sur son front, comme pour l’aplanir. Des hoquets de colère secouaient ses épaules.
— De bonnes paroles ! Mais rien derrière ! Les jours passent ! Et moi, j’enrage ici ! Tu m’entends ?… Je deviens fou !… Reprendre du travail à la scierie ou ailleurs ?… Jamais ! Je voudrais m’en aller, m’en aller !…
Il abattit les mains à plat sur la table. Sa face apparut en pleine clarté, avec des marbrures pâles sur la peau. Le bord de ses yeux était rouge. Il dit lentement :
— Pour moi, ce n’est plus tenable…
— Calme-toi, dit Isaïe. Il y en a de plus à plaindre que nous… Les gens de l’avion… Servoz… la femme de Servoz…
— Je préférerais être à la place de Servoz qu’à la mienne, dit Marcellin. Lui, maintenant, il n’a plus besoin de rien.
Il se dressa sur ses jambes et son regard fit le tour de la pièce, comme pour recenser des ennemis rangés en cercle.
— Saleté ! dit-il. Saleté de saleté !
Il saisit le journal, le froissa en boule et donna un coup de pied dans le banc.
— Allons nous coucher, dit Isaïe. Demain tu verras clair.
— Non, dit Marcellin.
Isaïe prit la lampe à pétrole dans sa main. Dominant son frère de la tête, il se sentait fort et responsable. Un rond de lumière monta au plafond. Le fourneau recula dans l’ombre. L’un derrière l’autre, ils pénétrèrent dans la chambre. La clarté entra avec eux. Isaïe s’agenouilla entre les deux lits pour faire sa prière.
Allongé sur le dos, les paupières ouvertes, Isaïe entendait son frère, qui se tournait sur sa couche, soufflait et geignait sans répit. Dehors, c’était la neige, le silence, le froid. Et, à l’intérieur, la paix ne voulait pas descendre. Après tant de paroles échangées, Isaïe ne savait pas encore s’il devait être heureux d’avoir conservé la maison ou malheureux de ne pouvoir la vendre, selon le vœu de Marcellin. Balancé entre ces deux sentiments contraires, il dépérissait d’angoisse et demandait à la nuit de lui porter conseil. Ses yeux naviguaient dans le noir, ses oreilles s’emplissaient de noir, il respirait, il happait du noir à pleine bouche, à pleines narines.
— Tu dors, Zaïe ? gémit Marcellin.
— J’essaye. Mais ça ne vient guère.
— Je voulais te demander une chose.
Dans l’obscurité, la voix de Marcellin était celle d’un jeune garçon tourmenté par l’insomnie. Il n’avait plus trente ans, mais vingt ans, quinze ans, peut-être. C’était bon.
— Dis toujours, murmura Isaïe.
— Tu ne crois pas que Servoz aurait mieux fait d’éviter le glacier et de passer par la face sud ?
Isaïe se dressa sur un coude :
— Si, je le crois. Je n’ai pas voulu le dire, hier, chez Joseph, mais je le crois. Seulement, il était trop chargé pour varapper de ce côté-là.
— Quelle idée d’emporter des traîneaux de sauvetage, des couvertures chaudes, un matériel de pharmacie ! Il n’en avait pas besoin, puisqu’il n’y avait pas de survivants à soigner.
— On n’est jamais sûr qu’il n’y a pas de survivants à soigner. Servoz a pris toutes les précautions. C’était son devoir. Tu ne peux rien dire contre.
— Je ne dis rien contre. Et, en faisant l’aller et le retour par la face sud, pouvait-il, d’après toi, revenir au soir ?
— Il le pouvait, oui. C’est deux fois plus court que par le glacier pour une cordée légère.
Un soupir et la voix de Marcellin reprit, lointaine, comme écrasée par un tampon d’étoffe :
— Tu la connais bien, toi, la face sud ?
— Je l’ai faite huit fois, peut-être.
— C’est dur ?
— Oui.
— Mais c’est possible ?
— Je pense.
— Même en cette saison ?
— Le vent a soufflé la neige dans les couloirs. La roche doit être encore bonne, avec une petite part de verglas.
— Donc, on pourrait passer…
— Ça dépend, Servoz était si lourdement équipé !…
— Je ne parle pas pour Servoz.
— Et pour qui ?
— Pour toi et moi.
— Pourquoi dis-tu : toi et moi ?
— Je voudrais qu’on monte là-haut, tous les deux.
— T’es pas malade ?
— Nous devrions aller là-bas, Isaïe.
— Qu’est-ce que tu veux faire là-bas ? Il n’y a rien à faire là-bas. Des morts, du bois cassé et des lettres. Ça peut attendre… Une caravane ira les chercher, au printemps.
— Paraît que l’avion transportait de l’or.
— De l’or ?
— Oui, de l’or pour l’Angleterre.
Isaïe toussa, se recoucha et dit :
— Faut pas croire tout ce qu’on raconte.
— Même s’il n’y avait pas d’or, Isaïe, nous aurions intérêt à tenter le coup. Les passagers avaient sûrement emporté de l’argent sur eux. Pour voyager en avion, il faut être riche.
— Qu’est-ce que ça nous fait qu’ils aient emporté de l’argent ?
— On pourrait le prendre.
— Le prendre à des morts ?
— Cela vaut mieux que de le prendre à des vivants.
— Non, Marcellin.
— Les morts n’ont pas besoin d’argent. Pour acheter quoi ? Pour payer quoi ? Leurs billets de banque, c’est la neige qui les mouille, qui les avale, qui les détruit. Et nous laissons périr cette fortune ! À supposer même que ce soit de l’argent étranger, on peut le récupérer, le changer. Et les bijoux…
— Je ne sais pas, Marcellin. Tu as sans doute raison, mais ça ne m’a pas l’air honnête.
— Et si Servoz avait empoché l’argent, tu aurais trouvé ça honnête ?
— Il n’y allait pas pour empocher l’argent, Servoz.
— Au cas que nous ne le fassions pas, un autre le fera.
— Ce sera son affaire. Un mort n’a plus de défense. On n’a le droit de le toucher que pour le laver et le porter en terre. Voilà comment je pense.
— Tu penses mal. Personne ne pourrait nous en vouloir, puisque cet argent n’appartient à personne…
— Faut le laisser là-bas.
— Ne te bute pas, Zaïe. Écoute… Écoute bien… Si nous trouvons cet argent, nous n’aurons plus besoin de vendre la maison. Tu te rends compte ? La maison. Oui ! Elle restera à nous.
— À nous ?…
— Je peux te le jurer… Nous ne vendrons pas la maison. Je ne me mettrai pas avec Augadoux. J’achèterai un magasin pour moi seul, en ville. Un beau magasin. J’y descendrai tous les matins. Tu viendras avec moi, si tu veux. Et, si tu veux, tu demeureras ici, avec tes moutons. Et toutes nos soirées, nous les passerons ensemble. Tu sais que le père voulait agrandir l’écurie. Il n’a jamais pu le faire. Et nous le ferons. Nous le ferons comme le père l’a voulu. Nous agrandirons l’écurie, pour que tu puisses y loger d’autres moutons.
— D’autres moutons ? Lesquels ?
— Ceux que tu achèteras, avec le reste de l’argent.
— Je pourrais acheter des moutons ?
— Tant que tu voudras. Au lieu d’une quinzaine de bêtes, tu en auras cinquante, cent…
— Cent bêtes ?…
— Peut-être plus. Un vrai troupeau. Tu te vois à la tête d’un vrai troupeau ?
Isaïe poussa un gloussement de plaisir :
— Et j’achèterai quelques béliers aussi ?
— Oui.
— Ce sera bien…
— Ce sera magnifique… Tu marches sur la pente, et, derrière toi, une centaine de brebis qui trottent, qui bêlent… L’occasion ne se présentera plus… Il faut profiter.
Il y eut un silence.
— Alors, reprit Marcellin, tu te décides ?…
— Je voudrais bien, mais je ne peux pas… je ne peux pas monter là-haut… Je n’ai plus ce qu’il faut dans les mains, dans la tête…
— Tu te figures ça, s’écria Marcellin, et moi je suis sûr du contraire ! Ce qui te retient, c’est le souvenir de ton accident. Oublie-le, et tu redeviendras agile comme un singe.
— Ça ne s’oublie pas, Marcellin. Ça ne s’efface pas.
— Il y en a d’autres que toi qui ont dévissé. Ensuite, ils se sont remis. Et ils ont continué le métier.
— Moi, ce n’est pas pareil… J’ai eu des clients tués… On m’a opéré dans la tête…
— Si je n’avais pas confiance en toi, je ne t’aurais pas prié de me conduire là-haut. J’en connais des guides qui n’auraient pas demandé mieux ! Mais c’est toi que j’ai choisi. Parce que tu es le meilleur.
— Après Servoz.
— Après Servoz, si tu veux. Avec toi, je sais que je ne risque rien. Tu as de la poigne. Tu connais chaque fissure. Tu grimpes à la verticale, sur du lisse, à croire que tu as de la colle aux doigts…
— Ça me fait plaisir de t’entendre, Marcellin.
— Et puis, tu es mon frère. Nous ferons équipe, comme autrefois. Tu te souviens du bon temps, Zaïe ?
— Oui.
— Tu marcheras devant. Et tout ce que tu m’ordonneras de faire, je le ferai. Tu pourras m’engueuler, je te dirai : merci ! Et nous passerons, nous passerons, coûte que coûte…
— Allume la lampe, Marcellin.
— Tu viendras ?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas bien.
— Qu’as-tu ?
— C’est comme un tremblement. Cet argent, tu es sûr qu’il n’est plus à personne ?
— Encore ! Je t’ai expliqué…
— Oui, oui… Mais j’ai peur…
— De quoi ?
— De ne pas pouvoir. Allume la lampe. Cela fait dix ans que je n’ai pas essayé. On vieillit. On se rouille. Et puis, la montagne, elle ne veut plus de moi. Et peut-être que, demain, le temps ne sera pas convenable. Allume la lampe…
— Si tu refuses, je partirai seul.
— Tu ne sais pas ce que tu dis.
— Je dis ce que je ferai, et je ferai ce que je dis. Je partirai seul.
— Que Dieu te préserve ! Tu ne peux pas partir seul, Marcellin. Tu ne connais pas la voie.
— Je me débrouillerai.
— Ce n’est pas faisable seul, Marcellin. Tu dérocheras, dès le début. Tu te casseras les reins.
— Ça m’est égal. Si je dois continuer à vivre sans argent, je préfère crever. Je crèverai ou je réussirai. Reste ici. Moi, j’y vais. J’y vais seul. Je partirai demain, avant l’aube…
— Je ne te laisserai pas aller.
— Alors, viens avec moi. On passe ensemble, ou on tombe ensemble. C’est ainsi qu’on parle entre frères. Non ?
— Si, Marcellin. Allume la lampe.
— Tu viendras ?
— Je viendrai…
— On sortira de nuit. En cachette. Personne ne doit savoir.
— Oui, Marcellin. Allume…
Marcellin alluma la lampe. Et ils se regardèrent l’un l’autre, dans la clarté revenue, étonnés, inquiets, comme s’ils ne s’étaient encore jamais vus.