8

Passé le col, un bouillonnement de nuées louches masquait la direction du versant. Le glacier commençait à l’extrémité inférieure de ce large couloir, où le vent s’engouffrait en sifflant sur le mode grave. Des vagues de poudre blanche se tordaient au ras du sol, comme les fumées d’un volcan. Craignant que la neige ne fût pas sûre. Isaïe dénoua les cordes qui attachaient l’inconnue au traîneau, la frictionna encore, l’enroula dans une ample pelisse, et la chargea sur ses épaules, les jambes passées dans les courroies de son sac et les bras liés par une écharpe autour de son cou. Évanouie, les yeux scellés, la tête ballante, elle ne pesait guère à son dos. Il allait se remettre en marche quand Marcellin le rattrapa :

— Zaïe !… Ne pars pas sans moi !…

— Va-t’en ! cria Isaïe.

— Je t’aiderai à la porter !

Isaïe brandit son piolet, telle une arme :

— Ne la touche pas !

L’ombre s’écarta d’une fuite oblique, comme chassée par un courant d’air.

— Va-t’en ! cria encore Isaïe.

Puis, le cou raide, les reins fléchis, il s’engagea dans la descente. Ses raquettes étaient lourdes à ses pieds. Une tempête de cristaux pointus venait à sa rencontre. Mille aiguilles perforaient la peau de ses joues. Ses yeux s’emplissaient d’un vertige couleur de lait. Le blizzard miaulait dans ses oreilles. À chaque pas, il sondait la neige, devant lui, avec son piolet. En dépit de cette précaution, il arrivait, de temps en temps, que la croûte glacée craquât net sous le poids de son corps, et qu’il enfonçât, jusqu’aux genoux, dans des trous découpés à l’emporte-pièce. Au départ du col, il avait choisi, comme point de repère, un gendarme rocheux, dont la silhouette se distinguait mal derrière des effusions de grésil. Cette borne était le seul élément solide dans un univers qui fuyait et se décomposait en poussière d’albâtre. Isaïe allait vers la pierre dressée comme vers un ami, placé là, depuis des siècles, pour le recevoir. À plusieurs reprises, trompé par un effet de mirage, il crut que le but était à portée de sa main. Il était sûr de l’atteindre. Il tendait le bras. Et la masse noire disparaissait, glissait, pour s’arrêter, vingt mètres plus bas, dans un tourbillon de sel fin. Il grognait :

— La montagne joue avec nous. Madame. C’est coutume. Il ne faut pas se fâcher.

Enfin, une tour de granit, damasquinée de neige et de glace, grandit, s’immobilisa et accepta de se laisser toucher. Isaïe appuya son épaule contre le bloc rugueux pour reprendre son souffle. Une couronne de plomb pesait sur ses tempes. Ses muscles tremblaient de fatigue. Des bourrelets de glace s’étaient formés entre son cache-col et son cou. Sa figure était enduite d’une substance vitreuse, qui se fendillait quand il ouvrait la bouche ou remuait les sourcils.

— Zaïe ! Zaï-ï-e !

La montagne disait son nom.

— Vous voyez, Madame, murmura-t-il. Je suis chez moi, ici. Il ne faut pas avoir peur. Nous avons encore bien deux heures de jour devant nous. C’est suffisant pour passer le plus dur.

Il lui parlait comme à une cliente :

— En route !

Un glacis uniforme, sans traces, sans relief, coulait à ses pieds, pour se dissoudre, un peu plus loin, dans une vapeur de froid terne, dansante, hurlante. Isaïe situa sa position au jugé et réfléchit à l’itinéraire. Son instinct de guide jouait avec la même sûreté qu’autrefois : « Tirer plein sud, obliquer à l’est, puis plein sud de nouveau. » Rassemblant ses forces, il se jeta en avant. La neige tourbillonnait et l’isolait comme dans une cellule. Il transportait sa prison de brumes avec lui. Derrière ces écrans nébuleux, le décor se créait en hâte, à son intention. Des ouvriers, marchant à reculons, déroulaient un tapis blanc sous ses pas. S’il les gagnait de vitesse, il tomberait dans le vide. C’était amusant. La tête de la femme pendait sur son épaule. Par moments, une plainte humaine passait le long de sa joue. Et le vent répondait, à sa façon. Isaïe buta contre un monticule de neige compacte et s’écroula sur les deux genoux. Prosterné dans le désert, il avait l’air de prier quelqu’un. Son courage l’abandonnait. Le paysage chavirait devant ses yeux englués de larmes épaisses. « Perdre de l’altitude. Tenir jusqu’au glacier. Après, c’est à vaches !… » Il dut faire appel à toute sa volonté pour se mettre debout.

— Ce n’est rien, Madame… Un petit arrêt… On repart… Une, deux…

Il plaça un pied devant l’autre. Une mitraille de grains dur lui griffa le visage. Bouche ouverte. On lui appliquait une pièce de monnaie froide contre le palais. « Ne pas avaler. Cracher. » Il essaya de cracher. Un peu de sang coula sur sa langue. « Si seulement je savais son prénom, je crois que tout irait mieux. Aux Indes, ils doivent avoir des prénoms différents des nôtres. Marcellin pourrait peut-être me renseigner. » Il cria :

— Marcellin !

Puis, il se rappela que Marcellin n’était pas avec lui. « Il a préféré rester à la maison. Mais non, il est mort. Depuis des années, déjà ! » Il rit. Il marchait comme un automate. Ses membres inférieurs ne lui appartenaient pas. Il était branché sur les jambes d’un autre. Cela dura très longtemps. Des heures peut-être. Ou quelques minutes. À intervalles réguliers, une voix perdue répétait :

— Zaïe ! Zaï-ï-e !… Attends-moi !… Pas si vite !…

Mais Isaïe savait bien qu’il était seul, dans la montagne, avec l’Hindoue. Pour se distraire, il songea aux images du dictionnaire, qu’il avait vues, la veille, à la maison. Temples, palais, statues accroupies, éléphants sacrés, serpents dansant aux sons de la flûte… D’énormes croupes soulevaient, à droite, à gauche, la surface monotone de la pente. Un troupeau de pachydermes blancs paissait dans le brouillard. Le vent chantait. Une cendre phosphorescente palpitait dans l’air. À cent lieues de là, s’évaporait l’architecture d’un bâtiment aux colonnes de neige, au toit de glace cannelée.

— Comment est-ce aux Indes, Madame ? Il faudra me dire ! Plus tard, bien sûr ! Nous avons le temps !… Les palais… les éléphants… les serpents… le soleil…

Il remonta sa charge d’un coup de reins.

— Encore un petit effort. Madame.

Comme il prononçait ces mots, une rafale, plus violente que les autres, le secoua. Il planta le piolet dans la neige pour assurer son équilibre. Les jambes raides, le menton soudé à la poitrine, il résistait à la fureur d’une cataracte. L’univers entier se déversait sur lui, poussé par le souffle de l’ouragan. Assailli, submergé, hors d’haleine, il crut qu’il allait être arraché du sol et emporté par le courant vers des abîmes insondables.

Tout à coup, un silence astral succéda à la clameur folle des éléments. Comme s’il eût perdu un point d’appui, Isaïe flotta dans le vide. Quand il rouvrit les yeux, il était couché dans la neige. Une paresse bienfaisante engourdissait son corps. Il ne voulait plus bouger. Il était heureux. Il laissait entrer dans sa chair la douce marée de la blancheur et du froid. Le vent se remit à geindre. Un pan de brouillard glissa sur la gauche, comme un navire aux voiles de gaze. Un autre le suivit. Isaïe se haussa sur ses coudes et reprit le piolet en main. La pique avait laissé dans la neige une petite cavité bleue, de forme ovale. Du bout des doigts, Isaïe gratta la croûte : de la glace vive ! Et, plus loin, à la lisière du monde visible, cette fissure couleur d’émeraude, n’était-ce pas le départ d’une crevasse ?

― Le glacier ! cria Isaïe.

Farouchement, il se dressa sur ses jambes. Un poids tendre oscillait dans son dos.

— Madame ! Madame ! Nous sommes sauvés !

Une ombre venait à lui :

— C’est toi qui as le marc, Zaïe !… Donne-moi du marc !… Je n’en peux plus !… Je crève !…

— N’approche pas ! hurla Isaïe.

— Une goutte de marc !…

L’homme se dandinait, comme s’il eût cherché son équilibre, debout sur la planche d’une balançoire. Blanc de la tête aux pieds. La face hérissée de glaçons. L’œil vitreux. Un trou sanguinolent à la place de la bouche :

— Aie pitié, Zaïe !…

— Je ne te connais pas.

— Je suis Marcellin.

— Non !

— Donne ! Donne !

— Il n’y a rien à boire. Tout est bu. Elle a tout bu.

L’homme s’effondra dans la neige. Un tas de guenilles. Il pleurait. Il tendait les mains.

— Allons-nous-en, Madame, dit Isaïe.

Il se remit à marcher vers la crevasse. La pique de son piolet tâtait le terrain, en apparence uni, mais sous lequel le glacier poussait de nombreuses fissures recouvertes d’une nappe molle. La neige bottait sous ses raquettes. La bourrasque criblait son regard. Il avançait à l’estime, dans un déluge de blancheur. « Où suis-je ? Pas de repère. Tout est nivelé. Sur un pont de neige, peut-être ? Pourvu qu’il résiste ! Le manche du piolet enfonce trop facilement. Ah ! ça durcit. Ça tient. On peut passer. On passe… Tirer vers le sud… » Autour de lui, tout était faux : les vagues de neige, les crevasses aux lèvres rapprochées, les séracs entourés d’un halo diffus. Des labyrinthes s’ouvraient dans un chaos de marbres fracassés.

Isaïe s’arrêta et jeta un regard en arrière, pour mesurer le chemin parcouru. Un point noir luttait, là-bas, dans le brouillard, comme une mouche aux pattes prises dans un sirop de sucre. Obstinée, grotesque, cette parcelle de vie se rapprochait par à-coups. Bientôt, il lui poussa une tête, des bras et des jambes. Le petit homme longeait la lèvre supérieure d’une crevasse. Il hurlait :

— Zaïe !… C’est par là, n’est-ce pas ?… Dis-moi !… Dis-moi bien !… C’est par là ?…

Soudain, il y eut dans l’air un léger bruit de soie déchirée, un soupir, un souffle. Une corniche de neige fraîche se détacha mollement, comme le bord d’un gâteau. Le petit homme, perdant pied, lança un cri de bête, changea de forme et bascula dans le gouffre. Cela s’était passé si vite qu’Isaïe douta, un moment, du témoignage de ses yeux. Encore une fois, il lui sembla entendre la plainte familière :

— Zaïe !… Zaï-ï-e !… Au secours !…

Mais non, c’était le vent qui parlait ainsi et les blocs de glace qui jouaient à se renvoyer sa voix, tantôt coléreuse et tantôt implorante. L’immobilité et la solitude du lieu étaient parfaites. Rien n’avait modifié l’équilibre des masses. Il n’y avait pas de manque. Isaïe poursuivit son chemin.

Au delà du glacier, la route était facile. Une piste gelée se détachait de la moraine et serpentait entre des éboulis de rocs habillés de grosse neige débonnaire. Un dortoir, aux draps soulevés de rondeurs, s’étalait, à perte de vue, dans le crépuscule. L’obscurité, rapidement accrue, faussait les perspectives, gobait les obstacles, lapait les dernières étincelles de blancheur. Le vent s’était apaisé. La nuit était proche. Isaïe marchait, soutenu par l’enchantement de la fatigue. Il avait pris la femme dans ses bras pour la réchauffer. Serrée contre sa poitrine, elle était sage, muette, impondérable. En baissant la tête, il pouvait voir, dans un nid de fourrure ébouriffée, le visage clos qui dormait, tourné de trois quarts. Elle avait confiance en lui. Elle s’abandonnait à lui. Comme un agneau trop faible, pour courir dans la montagne. Il croyait avoir rentré toutes ses brebis à l’écurie. Mais l’une d’elles s’était égarée, là-haut. Il était monté la chercher. Il la ramenait au bercail. C’était tout simple.

— Bientôt, nous arriverons… À la maison, il fera chaud… J’allumerai le feu… Je fermerai la porte… Mounette nous attend…

Sa démarche était lourde. Chaque pas résonnait comme un coup de marteau à ses oreilles. Il ne sentait même plus le froid. Les pieds et les mains coupés, le visage écorché jusqu’à l’os, il allait droit devant lui, attentif à ne pas tomber avec son fardeau.

« Un agneau de si bonne toison ! Mais non, ce n’est pas un agneau. C’est une Hindoue. Une Hindoue légère comme un agneau… »

— Je vous avais prise pour un agneau, dit-il encore.

Il avait du mal à parler. Sa langue était plâtreuse.

— Je vous avais prise pour un agneau, mais ce n’est rien. Je vous montrerai le pays. Vous vous plairez parmi nous. Bien sûr, il n’y a pas d’éléphants, comme aux Indes… Mais il y a… il y a les marmottes… les choucas… les coqs de bruyère… Un jour, Marcellin a tué un coq de bruyère… Vous ne connaissez pas Marcellin ?… C’était un bon frère pour moi… Un ami… Je l’ai mis au monde avec mes mains… Je l’ai élevé… Puis, il est mort… Et maintenant, je vis seul… Au hameau des Vieux-Garçons… Et vous, vous habitiez Calcutta ? Calcutta ! Calcutta !… Un palais… des éléphants… des charmeurs de serpents…

Il trébucha et s’arrêta, des larmes plein les yeux. Tout à coup, il ne pouvait plus avancer. Il n’y avait pas assez de vie dans ses jambes. La terre et le ciel confondaient leurs fantômes. L’ombre tombait d’en haut, rampait d’en bas. Oublier. Dormir. Il regarda encore cette purée de ténèbres grises, que le vent brassait en silence. Et soudain, à des distances incalculables, il lui sembla discerner une lueur. La vallée. Les premières maisons. Lointaines encore. Mais sûrement désignées. Ses mains pressaient le corps de la femme pour lui communiquer un regain d’espoir. Il inclina la figure jusqu’à toucher de son souffle cette petite personne précieuse, pelotonnée dans la chaleur et la force de ses bras. L’oreille de l’inconnue était posée comme un coquillage entre deux mèches de cheveux noirs, poudrés de grésil.

— Madame, dit-il, nous sommes tout près maintenant.

Il crut qu’elle lui souriait. Les lèvres tirées. Les paupières à demi closes. Elle ne respirait plus. Mais elle lui souriait. Un flot d’allégresse l’envahit. Toutes les veines de son corps chantaient. Son âme était en fête. Il se remit en marche, les épaules droites, la tête levée, portant contre sa poitrine ce poids de chair inerte dont il ne savait pas le nom.

*

Le terrain s’enfonçait, par paliers inégaux, vers le pays des hommes. Isaïe descendait, montait, cheminait à plat, descendait encore, contournait un mamelon, soufflé telle une bulle de lait, coupait un champ couleur de lune, se glissait entre des cailloux passés à la chaux. Les clartés du village avaient disparu. Le ciel était d’encre. Le vent grattait la figure comme le fil d’un rasoir. Les genoux pliaient rudement à chaque pas. Isaïe ne marchait plus, il tombait d’un pied sur l’autre. Glace et pierre. Rien ne vivait encore dans ce domaine minéral. Puis, quelques buissons naquirent, isolés, rabougris, pareils à des éponges pétrifiées. Une cascade chanta dans le noir. La neige mollit. Un bouquet de mélèzes chenus osa surgir de l’ombre. Parfois, une branche, libérée de son fardeau blanc, se redressait comme un ressort et se balançait longuement pour se dégourdir. Isaïe ôta ses raquettes. Après la forêt, le village reparut, logé dans un creux, avec son semis de lumières immobiles. Au lieu de rejoindre la route, Isaïe choisit un sentier qui piquait directement sur l’église et continuait vers le hameau des Vieux-Garçons. La lune était sortie des nuages. Un pain de sucre coiffait le clocher jusqu’aux sourcils. Guidé par ce chapeau de neige, Isaïe, exténué, les jambes rompues, dévalait la pente en trébuchant à chaque ressaut. La tête de la femme roulait dans le pli de son coude. Il haletait :

— Voilà ! Voilà ! On arrive !… Ça, c’est l’église… Un peu plus loin, le cimetière… Tous mes parents sont enterrés là… Et Marcellin aussi… Et j’y ai ma place…

Au bas de la descente, il s’arrêta pour reprendre sa respiration. Les maisons du village dormaient, serrées côte à côte, avec leurs toits de duvet blanc et leurs fenêtres jaunes et lumineuses, comme des carrés de papier huilé. Les fumées montaient obliquement dans le ciel. Une cloche tinta. Le chien de Marie Lavalloud aboya très fort, d’une voix furieuse, enrouée. Isaïe sursauta, comme pris en faute, tourna le dos à toutes ces demeures sages, et se dirigea, en clopinant, vers le hameau des Vieux-Garçons.

— J’habite par ici… Vous allez voir…

Les masures en ruine, noires, vides, bombaient l’échine, sous de lourdes chapes de neige. Le vent s’engouffrait par leurs brèches difformes. Leur ombre barrait le chemin. Isaïe serra l’Hindoue plus étroitement dans ses bras, comme pour la défendre contre un ravisseur invisible. Revenu en ce lieu habituel, il éprouvait un sentiment d’angoisse et de gêne, dont il ne savait pas définir la cause. Autour de lui, soudain, il y eut tous les hommes de la terre. Il n’était plus seul avec l’inconnue. Il devait craindre la convoitise d’autrui.

— Rentrons vite, dit-il. Il ne faut pas qu’on nous voie…

La porte de la maison était bloquée par un bourrelet de neige. Il brisa cette croûte, à coups de pied, et poussa le battant. Une nuit sombre, qui sentait la fumée et le lait caillé, courut jusqu’à son visage. Il pénétra dans la grande salle obscure. Le tic-tac du réveille-matin frappa son oreille. Il dit :

— Ceci est ma maison, Madame.

Il la coucha sur le lit et la débarrassa des manteaux de fourrure. Puis, il alluma la lampe à pétrole. La flamme monta dans le manchon de verre. Allongée sur le dos, dans sa tunique blanche, déchirée, maculée, la femme paraissait heureuse de prendre du repos. Son voile violet collait à ses épaules. Ses bracelets d’argent étincelaient de mille petits feux pointus. Une ceinture dorée entourait sa taille. Isaïe contemplait l’Hindoue avec un émerveillement heureux.

— Si j’avais su, dit-il, j’aurais mieux arrangé la chambre…

Recru de fatigue, il était tout étonné encore de se retrouver, sain et sauf, entre quatre murs. Un muscle claquait dans son ventre. Ses bras, privés de leur fardeau, devenaient mous et bêtes. Le givre fondait et coulait sur son visage, mêlé à des larmes de joie. Il arracha sa cagoule, ses moufles, ses gants, cassants et craquants comme du carton. De ses vêtements se dégageait une buée épaisse. Au-dessus du lit, l’image du Sacré-Cœur de Jésus brillait, rouge, dans son cadre. Isaïe fit le signe de la croix et soupira :

— Merci, mon Dieu, de m’avoir aidé jusqu’au bout.

La femme ne bougeait pas, ne gémissait pas. Son visage renversé avait la pâleur et la pureté de la cire. Les ombres de la nuit étaient restées prises dans ses cheveux. La petite pastille d’or était à sa place, posée comme une mouche sur l’aile mince du nez. On ne voyait pas la blessure, par où l’âme s’était envolée.

Isaïe savait que l’Hindoue était morte. Mais cela n’avait aucune importance. Pour lui, elle n’était pas une créature comme les autres. À mi-chemin entre le rêve et la réalité, elle n’avait pas besoin de respirer, de parler, de vivre pour être chez elle dans la maison. Tout était bien ainsi. Il était content. Il murmura :

— Maintenant, je vais faire le feu, préparer le repas. Une bonne soupe. Et du fromage. Vous allez goûter mon fromage. Il sent la montagne…

Des bêlements et des coups de sabots retentissaient derrière la cloison.

— Excusez-moi, dit-il encore, il faut que je m’occupe des bêtes. Je n’ai pas tiré le lait de la journée. Elles souffrent, les pauvres, avec des mamelles grosses comme ça !…

Il passa dans l’écurie. Les brebis l’attendaient. Il les flatta de la main, changea l’eau et renouvela la provision de foin dans les râteliers. Ensuite, il s’accroupit pour traire les chèvres. Il disait :

— Vous savez, il y a du nouveau à la maison… Nous avons une visite… Une dame qui vient des Indes…

Les brebis l’écoutaient attentivement, massées près de lui et mordillant l’herbe sèche. Il sentait sur son visage le regard de leurs prunelles vagues. Il respirait leur chaleur, leur parfum, qui le guérissaient de sa grande lassitude.

— Elle a des cheveux noirs, des bracelets d’argent… Une marque d’or sur la narine… Elle est belle… Dans son pays, on voit des éléphants, des serpents qui dansent…

Mounette vint frotter contre l’épaule d’Isaïe, son museau effilé, au poil ras.

— Je lui ai parlé de toi, Mounette… Et de toutes les autres…

Un bêlement tendre lui répondit. Les bêtes le comprenaient. Il se mit à rire :

— Qui aurait cru, hein ?… Patientez un peu… Je vais voir ce qu’elle fait… Je n’aime pas la laisser seule…

Il rentra dans la chambre, attira une chaise et s’assit devant l’Hindoue. La tête dans les mains, les coudes aux genoux, il l’observait, comme s’il eût attendu qu’elle s’éveillât. Il retenait son souffle. Ses yeux fatigués se tendaient de brume. Un boulet pesait dans son crâne. Par moments, il eût juré qu’une ondulation légère parcourait le corps de l’inconnue. Les vêtements se gonflaient. Le visage s’animait. Isaïe frottait ses paupières avec son poignet, regardait encore et convenait de son erreur, en souriant :

— Reposez-vous seulement… Nous avons bien le temps, Madame…

La bise sifflait derrière le vantail. Des poutres craquaient. La nuit de neige s’appuyait contre la fenêtre aux carreaux constellés de givre. Un peu plus tard, la porte de l’écurie étant restée ouverte, les brebis pénétrèrent, l’une après l’autre, dans la maison. Elles marchaient à petits pas, humant les meubles, léchant le salpêtre des murs, s’appelant et se rassurant d’une voix tremblante. La lumière les guidait. Et l’odeur du maître. Elles s’assemblèrent autour du lit. Un grouillement laineux emplit la chambre. L’Hindoue semblait flotter sur un nuage de toisons pâles et touffues. Isaïe caressait le dos des bêtes et disait :

— Ne faites pas de bruit… Vous voyez, elle dort.

Загрузка...