Burl réussit à garder ses compagnons vivants jusqu’à la tombée de la nuit. La troupe marcha très lentement. Burl avait placé des guetteurs qui observaient tous les points de l’horizon. Sur leurs avertissements criés d’une voix stridente, ils changèrent quatre fois de direction. Les adultes aidaient les enfants à éviter la poussière rouge.
Enfin, lorsque la nuit descendit sur la plaine, ils s’arrêtèrent. Burl avait un plan. Il allait conduire ses compagnons à travers les lycoperdons dès que la pluie nocturne aurait duré assez longtemps pour faire tomber la poussière rouge et transformer en boue inoffensive les spores répandues sur le sol.
C’était une entreprise d’une telle folie qu’aucun homme civilisé ne l’aurait tentée. Il n’y avait pas d’étoiles pour se guider, ni de compas pour indiquer la route. Il n’y avait aucune lumière, aucune possibilité de maintenir une ligne droite dans l’obscurité. Il fallait se fier à la chance dans cette tentative qui était peut-être la plus folle que des humains aient jamais acceptée de risquer.
Pour suppléer à leurs sens défaillants, ils utilisèrent les longues antennes d’un hanneton. Quand ils entrèrent en file dans la plaine rouge, Burl, qui marchait en tête, balaya le chemin avec une des antennes plumeuses. Saya, qui ne le quittait pas, l’aidait dans cette tâche avec l’autre antenne. La tribu suivait. Ils se tenaient tous par la main.
Le ciel était complètement noir. Mais, dans une plaine, l’obscurité n’est jamais totale. Et puis, il y avait des phosphorescences, des champignons qui répandaient leur propre luminosité, des rouilles qui brillaient faiblement. Il n’y avait ni lucioles ni vers luisants pour éclairer la petite troupe. Tous étaient morts. Mais il n’y avait pas non plus d’ogres pour lui donner la chasse. Ils avançaient lentement, en une seule colonne, à travers les lycoperdons rouges. Au bout d’une demi-heure, Burl lui-même doutait de suivre la ligne qu’il s’était tracée. Une heure plus tard, tous se disaient avec désespoir qu’à l’aube ils se trouveraient au milieu de la poussière rouge qui leur rendrait l’air irrespirable. Ils n’en continuaient pas moins d’avancer.
À un moment donné, ils reniflèrent l’odeur pénétrante des choux. Suivant leur odorat, ils ne tardèrent pas à atteindre un taillis de ces végétaux géants que les moisissures parasitant leurs feuilles faisaient luire faiblement dans la nuit. Et, pour la première fois depuis des heures, ils virent des créatures vivantes : d’énormes chenilles qui dévoraient inlassablement afin de tuer le temps en attendant l’heure de la métamorphose. Burl les aurait volontiers insultées dans sa rage de voir qu’elles étaient – croyait-il – immunisées contre la mort rouge.
Et elles l’étaient, en quelque sorte : l’épaisse fourrure qui les revêtait, particulièrement dense au niveau des évents par lesquels elles respiraient, faisait office de filtre et retenait les spores empoisonnées.
Un jour, peut-être, les hommes auraient-ils l’idée de détacher leur pagne de fourrure et de le rouler devant leur nez. Mais ce moment-là n’était pas encore arrivé.
Cependant, avec la docilité du désespoir, la tribu suivit Burl pendant toute la nuit. Lorsque le ciel commença à pâlir à l’est, elle se résigna passivement à la mort. Dans la lumière grise du petit matin, Burl, harassé, regarda autour de lui. On se trouvait dans une petite clairière circulaire, entièrement environnée des redoutables lycoperdons. Il ne faisait pas encore assez clair pour que les couleurs soient visibles. Le sol était recouvert de boue. On n’entendait aucun bruit. Un léger soupçon de l’odeur chaude et poivrée des spores flottait dans l’air.
Burl fut pris d’un amer découragement. Bientôt les nuages de poussière commenceraient à se déplacer, la brume rougeâtre se formerait autour d’eux…
Soudain, le jeune homme leva la tête et poussa un cri de joie. Il avait entendu un bruit d’eau courante.
Ses compagnons le regardèrent avec un espoir naissant. Comme, sans un mot, Burl se mettait à courir, ils le suivirent. Ils hâtèrent le pas en l’entendant pousser un hurlement de triomphe. Ils traversèrent un fouillis de plantes fongoïdes et se trouvèrent sur le bord d’une large rivière. C’était l’eau que Burl avait vu briller la veille à l’horizon.
Une fois déjà Burl avait descendu une rivière en flottant sur un radeau de champignon. Ce voyage avait été involontaire. Le cœur désolé, Burl avait été emporté loin de Saya et de sa tribu. Mais, ce matin-là, il fixa le courant rapide avec ravissement.
Le jeune homme observa le bord de la rivière à droite et à gauche. Par endroits, le rivage formait un à-pic et des champignons s’avançaient par paliers au-dessus de l’eau. Burl s’affaira. Il frappa de sa lance les cryptogames les plus durs et s’efforça de les détacher. Les hommes le regardaient sans comprendre. Mais il leur donna l’ordre de faire comme lui.
Bientôt, deux douzaines de champignons, légers et fermes comme du liège, furent alignés le long de l’eau. Burl expliqua ce qu’il voulait en faire. Mais, tout de suite, Dor protesta. Les autres en firent autant. Ils avaient peur de se séparer de Burl. S’ils pouvaient embarquer sur le même radeau que lui, ce serait différent. À l’idée d’une séparation, la vieille Tama se plaignit d’une voix aiguë. Jon tremblait à cette seule pensée.
Burl jeta un regard inquiet vers le ciel. Le jour approchait rapidement. Bientôt les lycoperdons éclateraient. Ce n’était pas le moment de discuter. Mais Saya parla doucement au jeune homme.
Burl accepta le grand sacrifice qu’elle lui demandait. Il ôta de ses épaules sa somptueuse cape veloutée. Il la déchira en une douzaine de morceaux irréguliers, en suivant les tendons qui avaient renforcé l’aile du phalène. Il planta sa lance verticalement dans le plus grand radeau. Les autres l’imitèrent. Et des filins improvisés joignirent les champignons les uns aux autres.
Quelques minutes plus tard, une petite flottille dansait dans l’eau. Un par un, Burl installa ses compagnons. Il leur donna des instructions sévères. Puis il poussa les flotteurs au large. Le train de radeaux s’écarta lentement de la rive et fut pris par le courant. Burl et Saya étaient assis sur le même morceau de champignon. Les autres, confiants, mais effrayés, les suivaient.
La brume de l’aube se leva. Des colonnes de poussière rouge jaillirent de la plaine. Mais les radeaux instables descendaient rapidement la rivière, dansant et tournoyant dans le courant, portant des passagers aux yeux écarquillés qui fixaient les rives avec étonnement.
Au bout de huit à dix kilomètres, les vesses-de-loup rouges devinrent moins nombreuses. D’autres formes de végétation les remplacèrent. Des moisissures et des rouilles couvraient le sol comme une herbe. Des champignons vénéneux exhibaient leurs têtes rondes et crémeuses. On voyait des plantes étranges, informes, et qui imitaient des arbres au tronc gonflé. Un des hommes aperçut la silhouette monstrueuse d’une tarentule.
Tout le long d’une interminable journée, ils descendirent avec le courant. Les insectes, dont on n’avait pas rencontré un seul type dans la plaine de mort, redevenaient abondants. Des abeilles bourdonnaient à nouveau au-dessus d’eux, avec des guêpes et des libellules. Des moustiques de dix centimètres apparurent. Il fallut les chasser à grands coups de lance. Des hannetons étincelants volaient lourdement. Des mouches de toutes les teintes métalliques possibles voletaient partout. Des papillons énormes dansaient, comme transportés d’extase du simple fait qu’ils étaient vivants.
Les mille et une forme de la vie des insectes volaient, rampaient, nageaient et plongeaient sous les yeux des passagers des radeaux. Les dytiques montaient paresseusement à la surface de l’eau pour attraper d’autres insectes. Les phryganes flottaient dans les tourbillons et les remous.
Le jour s’écoula. Les rives défilèrent. Les gens de la tribu mangèrent leurs provisions et burent à la rivière. Lorsque l’après-midi vint, les berges s’abaissèrent et le courant diminua. Les rives devinrent imprécises. La rivière se fondit en un vaste marais d’où montait un murmure continu.
La couleur de l’eau semblait s’assombrir au fur et à mesure qu’une vase noirâtre remplaçait l’argile qui en avait jusque-là formé le lit. D’énormes choses vertes apparurent bientôt, qui ne dérivaient pas avec le courant. C’étaient les feuilles de nénuphars qui, avec les choux et quelques rares végétaux, étaient parvenus à s’acclimater à ce milieu voué aux champignons et aux moisissures. Larges de quatre à cinq mètres de diamètre, elles auraient aisément supporté le poids de Burl et des membres de sa tribu.
Les nénuphars se firent bientôt si nombreux que seul un mince filet d’eau permettait aux embarcations de se frayer un passage à travers ces kilomètres de feuilles flottantes d’où émergeait çà et là une fleur gigantesque, répandant des flots de parfum d’une intensité quasi insoutenable.
Des coassements d’un volume sonore inimaginable ne tardèrent pas à se faire entendre sur les deux rives. Ils émanaient de grenouilles de trois mètres de long, qui proliféraient dans la région. Burl et ses compagnons allaient bientôt les voir, géants verts immobiles, la gueule ouverte dans un coassement qui semblait ne pas devoir connaître de fin.
Ici, dans les marais, il y avait une telle profusion d’insectes que les meilleurs terrains de chasse connus des humains semblaient autant de déserts en comparaison. Des myriades de moucherons, d’à peine dix centimètres, frôlaient la surface, comme amoureux de leur propre reflet.
Sur leurs radeaux improvisés, les membres de la tribu s’emplissaient les yeux de toutes les nouveautés qu’ils découvraient, émerveillés. Lorsque la rivière se scinda en plusieurs bras, ce paysage devint déroutant, rien n’y était familier. Il n’y poussait pas de champignons, mais des moisissures et aussi des roseaux, des massettes dont les tiges hautes comme des arbres dominaient l’eau d’une quinzaine de mètres.
Au bout d’un certain temps, les cours d’eau se rejoignirent de nouveau. Des petites collines se dessinèrent à travers la brume plus épaisse. La rivière se coula entre leurs flancs. Elle s’engagea dans une gorge à travers des montagnes. Les radeaux continuèrent à descendre en tournoyant dans la passe étroite aux parois abruptes. L’eau était devenue pure et transparente.
Au-dessus de la gorge, une araignée avait accroché sa toile qui traversait l’abîme comme un pont sur une largeur de cent cinquante mètres. Les passagers des radeaux aperçurent l’araignée, d’une taille monstrueuse même pour son espèce. Son ventre gonflé avait plusieurs mètres de diamètre. Elle resta suspendue, immobile au centre de son repaire, tandis que les hommes passaient sous elle.
Enfin les montagnes s’écartèrent et la tribu se trouva dans une vallée. On ne voyait plus la moindre trace des lycoperdons. Les hommes abordèrent la rive pendant qu’il faisait encore jour et les radeaux furent amarrés.
L’obscurité tomba avant que la tribu ne puisse explorer les lieux. Par prudence, Burl et ses compagnons se cachèrent jusqu’au matin dans un massif de champignons. Les bruits de la nuit leur étaient parfaitement familiers. Seul, le crissement des grandes sauterelles vertes était plus grave que sur les basses terres qu’ils avaient quittées. Cela tenait au fait qu’ici, les végétaux dominant nettement les fongoïdes, ces herbivores avaient pu s’épanouir davantage. D’innombrables lucioles lançaient leurs feux dans la pénombre, ce qui indiquait que les escargots dont elles faisaient leur ordinaire devaient pulluler sur ces nouveaux territoires. Les hommes pourraient tirer profit de la chair succulente de ces gastéropodes – mais l’instinct de prédateur ne s’était pas encore complètement réveillé chez eux.
Depuis quelques jours, leur vie avait bien changé. Ces hommes n’étaient plus la vermine traquée qu’ils avaient été jusqu’alors. Ils avaient appris l’usage des armes. Ils avaient appris aussi à tuer pour se nourrir. Et même à tuer pour faire preuve de courage. Dans une certaine mesure, ils étaient tous en train d’acquérir les qualités de Burl. Cependant, ils étaient en retard sur lui… et lui-même avait encore bien du chemin à faire.
Le lendemain, les gens de la tribu explorèrent leur nouveau territoire avec une témérité qui aurait été inimaginable quelques semaines plus tôt. Ils se trouvaient dans une vallée qui se terminait par un marais. Au delà de ce marais, il y avait la mer. Mais la curiosité des hommes ne les emmena pas jusque-là. Ils n’exploraient pas pour s’instruire, mais dans un but strictement pratique. Burl découvrit dans le sol une grande trappe, indice certain de la présence d’une araignée. Le jeune homme estima qu’il faudrait bientôt s’occuper du monstre. Mais il ne savait pas encore comment procéder.
Ses compagnons étaient en train de devenir rapidement une tribu d’hommes. Cependant, ils avaient encore besoin que Burl pense pour eux. Guidés par lui, ils explorèrent leur nouvel environnement. La plus proche fourmilière se trouvait à des kilomètres. C’était une bonne chose. Cela signifiait que les groupes de fourmis qu’on rencontrerait seraient des avant-gardes plutôt que des ouvrières. Ainsi, la fourmilière deviendrait une source de petites proies. Dans la région poussaient de nombreux choux géants. On y trouverait de grosses limaces sans défense que l’on pourrait tuer avec les lances si besoin était. Enfin, il y avait partout des champignons comestibles.
La vallée n’était cependant pas sans présenter certains dangers. Ainsi, les hommes aperçurent de loin des mantes religieuses adultes, aussi grandes que des girafes. Pourtant, si l’on parvenait à éviter ces mantes religieuses, les araignées et les hannetons carnivores, si l’on réussissait à se dissimuler la nuit aux yeux des araignées mâles qui interrompaient leurs ébats amoureux pour tout dévorer sur leur chemin, eh bien, on pourrait mener une existence tout à fait confortable dans le nouveau domaine.
Pendant quelques jours, les hommes de la tribu eurent l’impression d’avoir découvert une sorte d’éden. Il n’y avait pas trace de lycoperdons. Il y avait de quoi manger. N’importe qui pouvait circuler tranquillement sans crainte d’être dévoré. C’était vraiment le paradis. Jon avait le ventre plein à éclater. Tama elle-même ne grommelait plus. Tet et Dik devinrent de très habiles chasseurs de fourmis. Dor avait trouvé une lance magnifique et se livrait à un entraînement sérieux.
En fait, cet état de choses était déplorable ! Il n’est pas bon pour les humains de se sentir en sécurité et de vivre dans le contentement. Les hommes ne progressent que grâce au besoin ou à la crainte.
Les compagnons de Burl sombrèrent dans une léthargie béate. Ils ramassaient de quoi manger, puis se cachaient jusqu’à ce qu’ils aient tout consommé. Ils ne se déplaçaient que pour chercher leur nourriture. Et ils n’avaient pas besoin d’aller loin. La tribu rétrogradait. Les chasseurs oublièrent de prendre leurs nouvelles lances ou leurs massues. Dans ce milieu particulièrement favorable, les hommes se transformaient de nouveau en gibier impuissant.
Quant à Burl, il était furieux. Il avait connu une véritable adulation. Or, on l’aimait encore, bien sûr, mais l’adulation avait disparu. Saya elle-même…
Un changement s’était opéré en Saya. Lorsque Burl s’était conduit en chef, elle l’avait regardé avec vénération. Maintenant qu’il était un homme comme les autres, elle était devenue coquette. Or, Burl était un être humain d’un caractère particulièrement direct. Il était capable de commander, mais non d’intriguer. Il était vaniteux, mais se trouvait désarmé devant une situation romanesque. Lorsque Saya s’avisa malicieusement de rester avec les autres femmes de la tribu, Burl crut qu’elle le fuyait. Lorsqu’elle se déroba et ne lui adressa plus la parole, il s’imagina qu’elle ne voulait plus de sa compagnie et il se fâcha.
Il y avait une semaine que la tribu habitait la nouvelle vallée. Un beau jour, Burl, plein d’amertume, partit tout seul. Il était sans doute poussé par une rancune enfantine. Il avait été le grand homme de la tribu. Et maintenant, il n’était plus si grand parce qu’on n’avait pas besoin de ses qualités particulières. Aussi, dans un accès de mauvaise humeur, il partit. Il avait peut-être l’intention inconsciente de punir les autres de leur indifférence.
Le jeune homme portait toujours lance et massue. Mais son costume avait perdu de sa splendeur. Sa cape avait disparu. Les antennes de phalène qu’il portait sur le front étaient si dépenaillées qu’elles étaient ridicules.
Le jeune homme parvint aux pentes qui limitaient la vallée. Elles ne présentaient pas d’intérêt. Il trouva une vallée plus petite dans laquelle une araignée à labyrinthe avait construit son repaire luisant. Burl regarda la bête avec mépris. Il pouvait la tuer s’il le voulait, en la frappant à travers les parois de son nid soyeux.
Il aperçut aussi des mantes religieuses. Il tomba même une fois sur l’extraordinaire nid de la tribu des mantes. C’était une énorme masse d’écume en forme de feuille, sécrétée par la mère et dans laquelle elle pondait ses œufs.
Il trouva une chenille enveloppée dans son épais cocon et, désœuvré, l’étudia avec soin. Il alla même, au prix de grandes difficultés, jusqu’à déchirer la matière soyeuse et à en dérouler quelques mètres. S’il avait réfléchi, il se serait rendu compte qu’il avait là de la corde et qu’il pouvait en tisser des pièges et des filets semblables à ceux des araignées.
Mais, encore une fois, il n’était pas là pour faire des découvertes – seulement pour manifester sa mauvaise humeur à l’égard du reste de la tribu.
Burl croisa une mante religieuse de plus d’un mètre qui leva ses pattes de devant et attendit, immobile, qu’il passe à sa portée. Il fut tenté de la combattre. Mais sa lance aurait été peu pratique contre un adversaire si mince. Quant à sa massue, elle n’aurait pas été assez rapide pour parer les mouvements vifs de l’insecte.
Burl s’ennuyait. Il chassa des fourmis. Avant la tombée de la nuit, il en avait tué trois. Il accrocha les trois carcasses à sa ceinture.
Au coucher du soleil, Burl tomba sur une autre mante religieuse, éclose depuis peu. C’était presque une embuscade. Le jeune monstre, immobile, attendait que l’homme passe près de lui.
Burl tenta une expérience. L’horrible petite bête arrivait à la hauteur de ses épaules. Elle pouvait être un antagoniste mortel. Burl lui jeta une fourmi.
La bête frappa si vite que le geste de ses avant-bras fut invisible. Puis, ignorant Burl, elle dévora la fourmi.
Le jeune homme venait de faire là une expérience qui pouvait se révéler d’une extraordinaire utilité.
Le second jour de son voyage errant, Burl fit une rencontre qui le terrifia. C’était une araignée chasseresse, une femelle noire, la grande tarentule américaine.
Lorsque Burl aperçut la bête, il blêmit.
L’araignée était un véritable géant. Ses pattes avaient plusieurs mètres de long. Ses crochets à venin, acérés comme des aiguilles, étaient longs de près d’un mètre. Ses yeux étincelaient d’une insatiable et démente soif de sang. Sa présence était dix fois plus meurtrière pour les humains, comme d’ailleurs pour les autres êtres vivants de la vallée, que ne l’aurait été celle d’un tigre du Bengale lâché dans une rue terrestre.
En outre, la tarentule apportait à sa suite un désastre pire encore.
En effet, elle traînait une poche à œufs plus grosse que son propre corps. Elle remorquait son fardeau au moyen de deux cordes soyeuses. Elle allait le transporter et le protéger jusqu’à l’éclosion des œufs. Et alors, quatre ou cinq cents petits monstres seraient lâchés dans la vallée…
Dès l’instant de leur éclosion, ils seraient aussi meurtriers que leur mère. Leur corps aurait la dimension d’un poing d’homme. Avec leurs pattes de trente centimètres, ils pourraient faire des bonds de deux mètres. Leurs petits crochets à venin seraient aussi venimeux que ceux de leur mère. Tout comme l’horrible monstre gris qui les avait engendrés, ils manifesteraient une haine démente des autres formes de vie.
Abandonnant tout autre projet, Burl repartit vers sa tribu. Il apportait des nouvelles qui présentaient l’avantage de le rendre à nouveau indispensable. Cependant, il aurait mille fois préféré échanger ce plaisir contre l’absence de la tarentule. La vallée n’était plus un paradis : la tribu devait s’enfuir ou périr.
Burl avertit ses compagnons de l’arrivée de la tarentule. Ils l’écoutèrent en écarquillant les yeux. Mais ils ne comprirent pas du tout le danger. Un péril éloigné ne représentait rien pour eux. Lorsque Burl leur intima avec insistance l’ordre de le suivre pour recommencer un nouveau voyage, ils inclinèrent la tête d’un air gêné, mais ils se glissèrent dehors. Burl ne réussit pas à rassembler la tribu. Il y en avait toujours qui se cachaient et qu’il fallait chercher. Pendant ce temps, ceux qu’il avait réunis disparaissaient avant son retour.
On vécut dans la vallée des jours de grande lumière et de meurtre, des nuits de pluie lente et de mort. Sous le banc des nuages, les grands insectes commettaient des atrocités les uns envers les autres, puis se repaissaient benoîtement de leurs victimes. Des parents prévoyants paralysaient d’autres insectes qu’ils laissaient en vie et sans défense pour servir de nourriture à leurs petits. Les humains étaient indifférents à ces choses. Ils étaient inquiets. Mais, comme il est naturel aux hommes, ils ne voulaient pas croire au pire avant que le pire ne survienne.
Quinze jours après l’installation de la tribu dans la vallée, l’événement tant redouté se produisit.
La première lueur grise de l’aube trouva le groupe des humains tremblant de terreur. Les œufs du monstre gris étaient éclos. La vallée semblait grouiller de petits démons qui tuaient sans relâche, même lorsqu’ils ne pouvaient pas se nourrir de leurs victimes. Lorsque deux d’entre eux se rencontraient, ils se battaient avec fureur et le vainqueur dévorait le vaincu. Ils étaient trop petits et trop rapides pour qu’on puisse les combattre avec des lances ou des massues.
Aussi les humains désespérés attendaient-ils la mort. Ils avaient passé la nuit en plein air, de peur d’être bloqués dans les fourrés qui les avaient protégés jusque-là. Maintenant, ils étaient à découvert et l’énorme assassin gris pouvait les apercevoir.
Le monstre apparut. Une jeune fille l’aperçut et poussa un hurlement. Mais lui n’avait pas repéré les hommes. Ces derniers virent la tarentule sauter sur une chenille aux couleurs vives et la tuer. Ainsi, la vallée, ce paradis, était condamnée à devenir un charnier.
Alors, Burl, se secoua. Il avait été furieux quand il avait quitté ses compagnons pour faire son voyage. Et plus furieux encore à son retour, lorsque les gens de la tribu avaient refusé de lui obéir. Il était resté auprès d’eux, se drapant dans une dignité offensée, gardant un silence irrité et refusant systématiquement de répondre à la moindre avance, même venant de Saya. Ce comportement de Burl était assez puéril. Mais ses compagnons étaient semblables à des enfants. Et c’était pour lui la meilleure façon de se faire comprendre.
Les autres tremblaient, trop désespérés pour s’enfuir, tandis que le monstre hirsute festoyait à huit-cents mètres de là. Outre Burl, il y avait six hommes et sept femmes, le reste étant des enfants qui s’échelonnaient, des adolescents à un petit bébé. Ils pleurnichaient. Saya, oubliant maintenant toute coquetterie, jeta à Burl un regard implorant. Les autres se lamentèrent plus bruyamment. Ils avaient atteint un tel degré de désespoir qu’ils auraient pu attirer le monstre par leurs sanglots.
C’était le moment psychologique.
— Venez ! leur dit Burl d’un ton sévère.
Il prit Saya par la main et partit. Il n’y avait qu’une seule direction dans laquelle un être humain pouvait songer à s’enfuir à ce moment, c’était celle qui tournait le dos à l’affreuse mère des monstres. C’était la muraille qui limitait la vallée.
Avec Saya, Burl commença son ascension.
Avant qu’ils aient parcouru dix mètres, Dor parla à sa femme. Avec leurs trois enfants, ils suivirent Burl. Cinq mètres encore et Jak, fiévreusement, entraînait sa famille sur les pas du couple. Le vieux Jon, toujours essoufflé, se précipita. Cori suivit le mouvement. Elle portait ses plus jeunes enfants dans ses bras et poussait les autres devant elle.
Quelques secondes encore, et toute la tribu était en marche.
Burl avançait, conscient de la présence des autres derrière lui, mais affectant de les ignorer. Le groupe continuait à le suivre uniquement parce qu’il avait commencé à le faire. Dik, à qui la terreur avait fait perdre son arrogance d’adolescent, fixait d’un air envieux l’arme que tenait Burl. Il aperçut quelque chose qui était à moitié enfoui dans la terre. Après avoir jeté un coup d’œil apeuré derrière lui, il alla regarder l’objet de plus près. C’était un fragment de la cuirasse d’un hanneton-rhinocéros. Tet rejoignit son ami pour l’aider à tirer sur le morceau de cuirasse. Les deux jeunes gens montraient beaucoup de courage en s’attardant dans leur fuite pour se procurer des armes.
Les fugitifs laissèrent bientôt derrière eux un laiteron. Souffreteux, il ne s’élevait guère à plus de sept mètres et sa base était déjà infestée de teignes et de rouilles. Des fourmis guerrières, venues spécialement en procession d’une fourmilière voisine, en parcouraient le tronc afin d’y déposer des pucerons producteurs de miellat aux endroits les plus favorables. Mais une larve de fourmi-lion, dissimulée jusque-là à l’abri d’une branche basse, ne tarda pas à se montrer et à faire son choix parmi les éléments les plus gras du troupeau : si les fourmis guerrières élevaient en effet avec le plus grand soin des troupeaux de pucerons dans le seul but de les traire, les fourmis-lions, en revanche, en faisaient leur proie de prédilection et les dévoraient sans pitié.
Burl continuait à marcher, tenant Saya par la main. Une odeur âcre d’acide formique parvint à ses narines. Il ne s’en inquiéta pas. Les fourmis représentaient maintenant une proie aussi banale pour ses compagnons que les crabes ou les langoustes pour les habitants de la Terre. Burl ne se souciait pas de nourriture. Il voulait avancer sur les pentes montagneuses.
Dik et Tet arrivaient, brandissant leurs nouvelles armes. Ils jetèrent un coup d’œil craintif par-dessus leur épaule. La tarentule était plongée dans son macabre repas. Ils en étaient loin maintenant. Les deux jeunes gens s’arrêtèrent devant une procession de fourmis. De loin en loin, il y avait des brèches dans la colonne des ouvrières. Les adolescents coupèrent la file par une de ces trouées.
Lorsqu’ils furent passés, Tet et Dik s’arrêtèrent pour discuter. Ils se lancèrent un défi. Ils revinrent à la colonne de fourmis. Ils frappèrent de leurs armes. Les fourmis écrasées moururent sur-le-champ. Quant aux survivantes, elles poursuivirent placidement leur chemin. Les armes frappèrent à nouveau. Chacun des deux adolescents cherchait à surpasser l’autre. Mais ils avaient plus de viande qu’ils n’en pouvaient porter. Triomphalement, ils rattrapèrent la tribu au pas de course. Ils distribuèrent généreusement leur butin. C’était une forme de vantardise. Mais les autres acceptèrent automatiquement ces cadeaux. Après tout, c’était de la nourriture.
Les deux garçons, tout en jacassant entre eux, revinrent sur leurs pas en courant. Une fois encore, ils rapportèrent des masses de viande, une dizaine de fourmis dont les pattes contenaient une chair consistante.
Là-bas, en arrière, la fourmi-lion continuait de prélever sa dîme sur le troupeau stupide de pucerons. Les fourmis guerrières ne tardèrent cependant pas à constater les coupes sombres effectuées dans ce qui leur appartenait en propre. Elles le prirent de haut. Une bataille sanglante était sur le point de s’engager.
Burl guidait ses compagnons sur les premières pentes de la montagne. Il s’arrêta sur une petite éminence pour jeter un coup d’œil autour de lui. Sur la planète oubliée, la prudence était toujours la condition même de l’existence.
À cinquante mètres en avant, une araignée fourrageait fiévreusement à travers des couches de matière en décomposition abritant des colonies de larves minuscules qu’elle dévorait dans un abominable bruit de déglutition. Mais elle était toute à sa tâche. Et puis les araignées sont, en règle générale, relativement myopes.
Le jeune chef se retourna et s’aperçut que la tribu tout entière l’avait suivi craintivement sur cette hauteur où il n’avait grimpé que pour mieux voir les alentours. Dor, lui, profita de la pause de Burl. Il découvrit une carapace de grillon, vidée, en partie recouverte par la terre fongoïde. Il arracha la mâchoire creuse qui avait la forme d’une faucille. Elle était incurvée et pointue. Si on savait la manier, elle pouvait constituer une arme meurtrière. Dor avait vu Burl tuer des animaux. Maintenant il cherchait avec acharnement quelque chose qui lui permette de tuer tout seul. Jak qui le vit s’affairer sur l’arme en forme de faucille vint tirer lui aussi sur la carcasse du grillon. Il espérait y trouver une arme. Dik et Tet faisaient semblant de se battre entre eux avec les massues qui leur avaient permis de tuer les fourmis. Le vieux Jon soufflait et pantelait. Tama gémissait comme toujours, mais tout bas car elle n’osait pas faire de bruit en plein jour. Les autres attendaient passivement que Burl les conduise plus loin.
Burl fixa sur ses compagnons un regard furieux.
Les autres baissèrent les yeux. Maintenant, ils se souvenaient qu’ils avaient eu faim et que Burl leur avait trouvé de quoi manger, qu’ils avaient été paralysés par la peur et que Burl leur avait sauvé la vie. Pour le moment, ils avaient le sentiment de dépendre de lui. Plus tard, cela changerait. Ils tendraient à devenir indépendants, ils apprendraient à se diriger eux-mêmes. Peut-être Burl leur apprendrait-il à se passer de lui. Mais, pour l’instant, il lui était agréable d’être admiré par la tribu. Il était brusquement conscient du fait qu’il allait être obéi. Il inventa donc un ordre auquel on puisse obéir.
— Je porte des armes acérées, expliqua-t-il. Certains d’entre vous en ont trouvé. Maintenant, tout le monde doit en porter pour pouvoir se battre !
Sans mot dire, ils se dispersèrent pour aller à la recherche des armes. Saya allait en faire autant. Mais Burl la retint. Il ne savait pas trop pourquoi. Peut-être parce que l’égalité des sexes dans la lâcheté allait cesser et que la vanité de Burl le poussait à assumer la défense de Saya. Il n’analysait pas ses sentiments. Il ne voulait pas que Saya le quitte. Il l’en empêchait.
La tribu se dispersa donc. Dor partit avec sa femme pour l’aider à trouver une arme. Jak suivit la sienne avec inquiétude. Jon alla craintivement vers l’endroit où étaient enterrés les restes du grillon qui pourraient peut-être lui fournir un instrument de défense. Cori étendit ses plus jeunes enfants aux pieds de Burl avant de partir peureusement à la recherche d’une lance ou d’une massue.
Un cri fit se retourner tout le monde. Un garçon d’une dizaine d’année, le plus jeune frère de Dik, figé sur place par la terreur, fixait quelque chose qui était sorti d’un fourré.
Il s’agissait d’un animal d’un vert délavé, à la petite tête et aux yeux énormes. Il se tenait dressé comme un homme. Et sa taille dépassait celle d’un homme de quelques centimètres. Son ventre s’enflait gracieusement. C’était une jeune mante religieuse. Elle se trouvait à cinquante mètres de Burl, mais à moins de dix mètres du garçon.
Ce dernier lui faisait face, paralysé par l’horreur.
La bête aussi se tenait complètement immobile. Ses énormes bras ornés de piquants étaient tendus dans un geste de bénédiction hypocrite. Elle attendait que sa proie s’approche ou tente de s’enfuir. Si le garçon fuyait, elle se précipiterait à sa poursuite. S’il approchait, les pattes crochues s’abaisseraient en un éclair, serreraient étroitement son corps et le transperceraient. Après quoi elle commencerait son repas sans attendre qu’il soit mort.
Le petit groupe des humains n’osait pas faire un geste. On peut se demander s’ils étaient remplis de pitié pour la victime ou plongés dans un abîme de désespoir à la vue de la jeune mante. La présence d’une mante religieuse presque adulte signifiait qu’il y en aurait bientôt des centaines d’autres. Si on arrivait à échapper à la progéniture de la tarentule, on serait certainement dévorés par ces monstres verts qui levaient les bras comme pour bénir avant de tuer.
Aucun des hommes qui se trouvaient là ne pouvait imaginer une parade à la férocité d’une mante religieuse. Mais Burl, lui, avait fait la veille une expérience précieuse et dont il se souvenait à cet instant précis. Il avait rencontré une mante alors qu’il était seul. Et il l’avait délibérément attaquée. Il décida de se servir de la même tactique. À la stupéfaction de la tribu, le jeune homme courut vers la mante. Il brandit le corps d’une fourmi tuée par Tet quelques minutes plus tôt et le lança violemment au delà du garçon paralysé par la peur.
Burl avait visé la mante. Son coup porta. La fourmi était lourde. La mante, dressée dans son attitude spectrale, fut à demi renversée. Or, les insectes sont incapables de réfléchir. Quelque chose avait atteint la sinistre créature. Ses bras tournoyèrent férocement pour se défendre. Elle lutta contre la fourmi morte avec une frénésie qui touchait à la folie furieuse.
Dès que l’attention de l’insecte s’était détournée de lui, le jeune garçon s’était enfui à toutes jambes.
Plusieurs centaines de mètres plus loin, sur la montagne, la tribu se rassembla autour de Burl. Il était leur point de ralliement. Cori avait donné l’exemple. Elle avait laissé un de ses bébés à Burl et lorsque celui-ci avait précipitamment quitté l’endroit où ils étaient, Saya avait instinctivement ramassé l’enfant avant de s’enfuir. Bien entendu, elle avait rejoint Burl. Et Cori avait rejoint Saya lorsque tout danger immédiat avait été écarté.
De la pente où les humains se trouvaient maintenant, le fond de la vallée semblait déjà plus lointain. La brume commençait à le recouvrir.
Burl demanda brutalement à ses compagnons :
— Où sont les objets pointus pour vous battre ?
Les hommes se regardèrent avec gêne. Jon bredouilla une protestation. Ce fut la vieille Tama qui, de sa voix aiguë, exprima le sentiment général :
— Voilà où Burl nous a entraînés ! Là où nous étions auparavant, il n’y avait que la poussière rouge. Mais ici il y a une tarentule avec tous ses petits. Et il y a aussi une nouvelle couvée de mantes religieuses. Nous pouvons éviter la poussière rouge. Mais comment pourrons-nous échapper à la mort qui nous attend dans la vallée ? Burl, tu nous as convaincus de quitter notre refuge et tu nous as conduits ici pour y mourir !
Burl les regarda tous d’un air méprisant. Sa résolution ne venait pas de son courage, mais de son besoin de susciter l’admiration. L’admiration des autres était une sensation merveilleuse. Plus on était admiré, mieux c’était. Il était furieux que l’on mette en doute sa supériorité.
— Moi, déclara-t-il avec hauteur, je ne vais pas rester ici. Je vais aller là où il n’y a ni araignées ni mantes religieuses. Viens, Saya !
Il tendit la main à Saya. Elle rendit l’enfant à Cori et suivit Burl avec confiance. Burl s’éloigna d’un air noble, serrant la main de Saya dans la sienne. Ils escaladèrent le flanc de la montagne. Quoi de plus naturel ? Dans la vallée, il y avait des araignées et des mantes en quantités telles qu’y rester signifiait la mort. Il fallait donc aller ailleurs.
Tel fut l’événement qui changea toute l’histoire de l’humanité sur la planète oubliée. Jusqu’alors, peut-être avait-il existé d’autres individus qui avaient essayé d’être des chefs, un peu à la manière de Burl. Certains hommes avaient pu apprendre à être courageux. Peut-être même avaient-ils essayé de faire émigrer leurs congénères vers des terres plus hospitalières. Mais jusqu’au jour où Burl eut l’énergie d’entraîner une tribu humaine hors d’une vallée remplie de nourriture pour donner l’assaut à une montagne et marcher vers l’inconnu, rien d’utile n’avait été fait. Jusque-là, les humains n’avaient pas réussi à dépasser l’état de gibier traqué, à la merci de bêtes monstrueuses. À la merci des insectes qui, par une cruelle ironie du sort, avaient été implantés sur cette planète pour que les hommes puissent l’habiter.
Burl était le premier homme à conduire d’autres hommes vers les montagnes.