La horde des fourmis couvrait le sol comme une monstrueuse marée noire. L’avant-garde de l’armée atteignit la rivière et fit demi-tour. Burl se trouvait à une huitaine de kilomètres lorsque se produisit ce changement de cap. Il s’effectua sans confusion, comme si les chefs avaient indiqué à toutes leurs troupes à la fois le nouvel ordre de marche.
Sur la Terre, les savants s’étaient gravement demandé comment les fourmis communiquaient entre elles. Les abeilles, affirmait-on, exécutaient des danses compliquées pour échanger des informations. Les fourmis, en revanche, semblaient user d’un rituel moins sophistiqué. Une fourmi isolée, tombant par hasard sur un butin trop encombrant ou trop lourd pour elle, regagnait sa fourmilière pour appeler ses congénères à la rescousse. En y regardant de plus près, les hommes acceptèrent la théorie selon laquelle elles se servaient d’un langage gestuel fait d’attouchements variés, de caresses et de battements d’antennes.
Burl ne possédait aucune idée préconçue sur la question. Il se contentait de savoir que les fourmis « se parlaient ». De toute manière, alors qu’il cheminait pour rejoindre sa tribu, il ignorait encore l’existence du noir manteau qui, derrière lui, recouvrait maintenant le sol.
Des scènes d’horreur jalonnaient le parcours de l’armée en campagne. Une petite colonie d’abeilles fouisseuses vivait sur la planète oubliée. Si leur taille avait augmenté, leurs habitudes millénaires étaient demeurées immuables. Une mère unique, mesurant plus d’un mètre vingt, avait creusé une énorme galerie commandant l’accès d’une dizaine de cellules dans lesquelles elle avait pondu ses œufs et où elle avait nourri ses larves avec du pollen péniblement récolté. Les larves avaient grandi, étaient devenues des abeilles et avaient pondu à leur tour dans cette galerie forée à leur intention.
Dix insectes corpulents s’activaient maintenant pour nourrir leurs larves dans la ruche ancestrale, tandis que la fondatrice de la colonie, vieille, décrépite, ayant perdu ses ailes et incapable d’aller butiner désormais, était devenue la gardienne de la ruche. Muée en barrière vivante, elle en bouchait l’ouverture avec sa tête et ne reculait que pour autoriser l’entrée ou la sortie des ayants droit – ses filles.
La vieille concierge de la résidence souterraine était à son poste quand la première vague de fourmis guerrières déferla. Piétinée par les insectes à l’odeur fétide, elle effectua une sortie, jouant de l’aiguillon et des mandibules pour assurer le salut de sa progéniture. En quelques secondes, elle disparut sous une masse de fourmis décidées à mettre en pièces son armure chitineuse. Elle combattait pourtant avec l’énergie du désespoir, bourdonnant à tout rompre pour alerter les membres de la colonie demeurés à l’intérieur.
Dix énormes abeilles de près d’un mètre cinquante vinrent se jeter dans la mêlée à coups de pattes et de maxilles, d’ailes et de mandibules, luttant comme des tigres en furie. Mais les fourmis montaient sur leur dos, mordaient leurs yeux à facettes multiples et s’acharnaient sur les jointures sensibles de leurs armures.
L’issue d’un tel combat ne faisait pas de doute : aussi vaillantes que soient les abeilles, elles ne pouvaient que succomber sous le nombre. Et avant même que la dernière ne soit hors de combat, la galerie souterraine avait déjà été mise à sac tandis que les larves, incapables de se défendre, étaient dévorées vivantes.
Après le passage de la horde, il ne restait plus de la ruche qu’un tunnel vide et quelques fragments d’armures – si coriaces que même les fourmis n’en avaient pas voulu.
Lorsqu’il commença à prêter attention au bruit de l’armée en marche, Burl était en train d’examiner la scène d’une récente tragédie. Des fragments arrachés à la carapace luisante d’un gros hanneton gisaient sur le sol. La victime avait été tuée par un hanneton encore plus gros qu’elle. Burl contemplait les restes de la bataille. Il cherchait une arme.
Trois ou quatre jeunes fourmis, minuscules insectes qui mesuraient à peine quinze centimètres de long, fourrageaient dans les débris. Burl jeta son dévolu sur une patte postérieure aux griffes féroces. Lorsqu’il la ramassa, une plainte courroucée s’éleva du sol. Une des petites fourmis était en train de détacher un morceau de chair de la patte. Burl lui avait arraché son butin.
La petite bête se précipita avec fureur sur le jeune homme en poussant un cri strident. Burl la frappa avec la patte de hanneton et l’écrasa. Deux autres fourmis, attirées par les cris de la première, apparurent. Elles découvrirent le corps écrasé de leur compagne et l’emportèrent triomphalement.
Burl continua sa marche, tenant à la main la patte griffue. Derrière lui, l’armée des fourmis guerrières approchait. Elles envahirent une forêt de champignons dont les chapeaux jaunâtres ne tardèrent pas à disparaître sous la marée des insectes.
Une grosse mouche à viande, brillant d’un éclat métallique, était postée sous un bolet infesté d’asticots qui exsudaient une pepsine capable d’en dissoudre la chair. Les asticots baignaient béatement dans ce brouet infect qui s’écoulait vers le sol. Et, à terre, la mouche bleue aspirait avec volupté le liquide puant.
Burl s’approcha et frappa. La mouche s’effondra.
Le jeune homme se pencha sur sa victime et réfléchit.
Le vacarme de l’armée en marche s’intensifiait. Les fourmis s’engouffrèrent dans une petite vallée et se ruèrent à travers un ruisseau que Burl avait sauté. Les fourmis sont capables de rester longtemps sous l’eau sans se noyer. Le ruisseau n’était donc guère dangereux pour elles. Bien sûr, quelques-unes furent emportées par le courant. Mais, se cramponnant les unes aux autres et formant une chaîne, les membres de l’avant-garde improvisèrent un pont que le gros de la troupe franchit aussitôt sans encombre.
Les guerrières atteignirent une clairière située à quatre cents mètres environ de la route suivie par Burl. Une étendue de quelques arpents était recouverte de choux géants qui, dans ce coin, avaient réussi à l’emporter sur les champignons. Leurs fleurs claires en forme de croix fournissaient du pollen aux abeilles. Leurs feuilles, larges de six mètres, nourrissaient d’innombrables vers et larves. À leurs pieds, sous les feuilles mortes, vivaient des grillons.
Les guerrières envahirent la forêt de choux. Un vacarme effrayant s’éleva. Les grillons cherchaient à s’enfuir. Affolés, ils sautaient à l’aveuglette dans tous les sens. La moitié d’entre eux atterrirent au milieu de l’armée de fourmis, sur le tapis de corps noirs cliquetants. Ils furent mis en pièces. D’horribles hurlements parvinrent aux oreilles de Burl.
Isolé, un de ces cris d’agonie n’aurait pas attiré son attention. Mais ce chœur de créatures torturées lui fit lever la tête. Il ne s’agissait pas de meurtre individuel. Une tuerie massive était en cours.
Burl tourna brusquement la tête pour voir ce qui se passait. Il regarda fixement les silhouettes des choux géants. Aucun rayon de soleil ne perçant les nuages pour chauffer leurs énormes feuilles, ces choux revêtaient des couleurs blafardes. Leurs fleurs blanches se découpaient sur le fond jaunâtre des feuilles. Soudain, tandis que Burl le contemplait, ce fond devint lentement noir.
Des larves se prélassaient avec une satisfaction paresseuse sur les choux. Tout à coup, une d’entre elles, puis une autre, commencèrent à s’agiter spasmodiquement. Burl s’aperçut qu’autour de chacune des larves une bordure noire s’était formée. Le flot sombre les recouvrit entièrement. Les contorsions frénétiques des victimes témoignaient de leurs souffrances atroces tandis qu’elles étaient dévorées vivantes.
Les fourmis dépassèrent la clairière des choux. Burl vit apparaître une vague noire qui approchait des champignons au milieu desquels il se trouvait. Un flot vivant, étincelant, inondait le sol avec un bruit de cliquetis intense que dominaient des stridulations aiguës.
La marée noire le rattrapait.
Burl sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il savait ce que cela signifiait. Et il ne s’arrêta pas pour réfléchir. Il jeta le champignon comestible qu’il portait sous son bras et, se cramponnant à son arme, il tourna les talons et s’enfuit. Les autres dangers qu’il pouvait courir, il s’en moquait bien. Il lui fallait, à tout prix, échapper aux fourmis guerrières qui représentaient une mort certaine.
D’énormes mouches vinrent bourdonner autour de lui et l’une d’elles – plus large que sa main – se posa sur son épaule.
Continuant à foncer droit devant lui, il la chassa. Mais l’huile dont il était enduit avait ranci, et l’odeur fétide attirait irrésistiblement ses congénères. Une demi-douzaine, puis une douzaine d’insectes grondants et vrombissants – la plus petite de ces mouches avait la taille d’un faisan – accompagnèrent bientôt sa course éperdue.
Une mouche à viande, aussitôt rejointe par une seconde, se posa sur sa tête. Et, grâce à leur trompe velue, les deux créatures ignobles se mirent à aspirer la graisse qui poissait ses cheveux. Burl les chassa de sa main et accéléra encore sa course, les oreilles aux aguets, attentif au cliquetis des fourmis qui marchaient dans son sillage.
Car il continuait à retentir, ce cliquetis terrifiant, même s’il était presque noyé à présent par le vacarme du halo de mouches qui accompagnait Burl. Sur la planète oubliée, le bourdonnement de ces diptères était descendu de plusieurs tons au fur et à mesure que la taille de l’espèce s’était accrue – il était proche maintenant du son le plus grave que soit capable de produire un orgue. Et pourtant, les mouches, bien que de dimensions respectables, n’avaient pas crû aussi démesurément que les autres insectes sur ce monde abandonné. Elles n’y disposaient pas, en effet, de grands amoncellements de matière putride où pondre leurs œufs : les fourmis, inlassables charognards, charriaient les moindres débris pour les utiliser à leur profit bien avant qu’ils n’aient acquis cette odeur de faisandé tant appréciée des asticots. Les mouches ne proliféraient qu’en de rares endroits, où elles pullulaient alors en véritables nuages.
Un de ces nuages était précisément en train de se former autour de Burl. On aurait dit qu’un tourbillon l’accompagnait dans sa fuite éperdue – un tourbillon de corps velus, répugnants, et d’yeux à facettes multiples. Pour se tailler un chemin à travers cet envol d’animaux immondes, le jeune homme était obligé d’effectuer de constants moulinets avec son arme. Chaque mouvement de la patte griffue qu’il faisait tournoyer devant lui provoquait la mort d’une mouche géante qu’il écrasait dans un affreux giclement de liquide rougeâtre.
Soudain, Burl sentit une violente douleur dans son dos. Une mouche lui avait planté sa trompe acérée dans la chair pour lui sucer le sang. Il poussa un hurlement et, aveuglé par la douleur, entra de plein fouet dans le pied d’un champignon vénéneux en état de putréfaction avancée.
Le champignon s’écroula avec un bruit mou. D’innombrables insectes y avaient pondu leurs œufs, transformant la chair empoisonnée en une masse gélatineuse à l’odeur pestilentielle, grouillante d’asticots.
Le bourdonnement profond des mouches exprima brusquement la satisfaction. Et elles fondirent sur ce festin inattendu. Burl, qui avait perdu tout attrait à leurs yeux, reprit sa course folle. Seules le suivirent quelques obstinées, qu’il abattit sans difficulté. Il n’eut même pas besoin de les tuer toutes : les survivantes étaient trop occupées à se repaître des cadavres de leurs sœurs pour se préoccuper du fugitif.
Burl passa en courant sous un chou géant isolé. Une énorme sauterelle, prête à bondir, était en train de broyer de ses terribles mandibules radiales la végétation luxuriante. Une demi-douzaine de grosses chenilles broutaient consciencieusement les feuilles qui les supportaient. Une autre s’activait au filage du cocon dans lequel elle dormirait du sommeil de la métamorphose.
À quinze cents mètres de là, la horde des fourmis guerrières avançait inexorablement. Le chou monumental, la gigantesque sauterelle, les chenilles stupides – tout serait bientôt submergé par la vague déferlante des petits insectes démoniaques. Le cocon ne serait jamais achevé. Les chenilles seraient taillées en pièces et dévorées. La sauterelle exécuterait des bonds insensés et opposerait à ses assaillantes la force prodigieuse de ses pattes postérieures et la puissance terrifiante de ses mandibules. Mais elle mourrait dans d’affreux crissements de torture tandis que les fourmis se gaveraient de sa chair.
Le vacarme produit par l’armée des fourmis submergeait maintenant tous les autres bruits.
Burl courait comme un fou, haletant, les yeux exorbités de terreur. Seul dans l’univers qui l’entourait, l’homme était conscient des dangers qui le menaçaient. Les bêtes que dépassait Burl continuaient leurs besognes avec l’angoissante efficacité que l’on ne rencontre que dans l’univers des insectes.
Burl courait. Son cœur battait. L’air sifflait dans ses narines. La horde des fourmis était toujours derrière lui. Elle atteignit les mouches occupées à festoyer. Quelques-unes de celles-ci parvinrent à prendre leur envol. Les autres étaient trop absorbées par leur banquet. Les asticots furent déchiquetés et mangés. Les mouches disparurent dans les gueules minuscules. Et les fourmis poursuivirent leur chemin en rangs serrés.
Maintenant, Burl n’entendait plus que le cliquetis de leurs pattes et les stridulations de défi qu’elles émettaient.
En avant de la horde, un monde animé grouillait de vie. Des papillons voguaient, paresseux, au ras des moisissures ; des larves grandissaient et grossissaient ; des grillons festoyaient ; d’énormes araignées, tapies au fond de leurs antres, attendaient avec une implacable patience que des proies viennent se prendre au piège de leurs trappes ; de gigantesques scarabées arpentaient lourdement les forêts de champignons, à la recherche de nourriture ou encore à l’affût de monstrueuses et tragiques étreintes amoureuses.
Derrière le large front des fourmis en marche, tout n’était plus que chaos, ruines et désolation. Seuls quelques rares insectes ailés survolaient, hébétés, un paysage silencieux.
Burl rassembla ses dernières forces. Ses membres tremblaient. Son front ruisselait de sueur. Il courait avec l’énergie désespérée de celui qui sait que la mort est à ses trousses. Il courait comme si le sort de l’univers dépendait de sa seule survie.
Des lueurs rouges s’allumaient à l’ouest. À l’est, le ciel s’assombrissait progressivement. Il n’était pas encore l’heure pour les insectes diurnes de gagner leur refuge, ni pour les nocturnes de sortir.
Sans se soucier de l’obscurité qui approchait, Burl parcourut au pas de course un espace ouvert d’une centaine de mètres. Un fourré de champignons d’une belle couleur dorée lui barra le chemin. Dans le crépuscule gris, le jeune homme aperçut une nappe blanche et brillante qui s’étalait à moins d’un mètre du sol. C’était la toile de l’araignée-du-matin, celle que l’on aperçoit sur la Terre, dans les buissons ou les haies, lorsque la rosée de l’aube la transforme en poussière de diamants.
Burl n’avait pas le choix : il fallait éviter le filet de l’araignée, même s’il devait perdre du terrain sur la horde de fourmis qui grondait derrière lui. Et la nuit descendait implacablement. Il était inconcevable pour un humain de circuler sur les basses terres, la nuit tombée.
Le jeune homme se fraya péniblement un chemin à travers un écran de lycoperdons qui projetaient vers le ciel une fine poussière. Devant lui, apparut bientôt une chaîne de collines aux couleurs étranges. Le pourpre, le vert, le noir et l’or étaient inextricablement mêlés sur leurs pentes. Elles s’élevaient à une altitude d’une vingtaine de mètres. À leur sommet, s’était accumulée une étrange brume grisâtre.
Ces collines n’étaient pas des accidents géologiques, mais un entassement monstrueux de champignons qui s’étaient empilés les uns sur les autres jusqu’à former une masse épaisse de végétation carbonifère. Sur les flancs de ces collines artificielles, poussaient toutes les variétés imaginables de levures, de moisissures et de rouilles.
Burl attaqua la pente la plus proche. Tantôt la surface était une croûte ferme qui le supportait, tantôt il enfonçait jusqu’à mi-jambe. Il faisait des efforts frénétiques pour avancer. Soufflant, hoquetant, titubant, il parvint au sommet de la première colline. Il redescendit de l’autre côté dans une petite vallée. Puis il escalada une autre pente. Son passage dérangeait, bousculait les insectes qui habitaient dans la masse de champignons. Dans les empreintes de ses pas, des scolopendres sinueux couraient en tous sens, de gros vers blancs se tortillaient. Des hannetons apparaissaient puis disparaissaient à nouveau…
Burl n’en pouvait plus. Il trébucha et tomba avec un cri rauque.
Au-dessus de lui le ciel gris était devenu d’un rouge foncé. Il y avait encore un peu de lumière à l’ouest.
Presque en larmes, Burl cherchait à reprendre son souffle. Il serrait toujours sa patte de hanneton dans sa main crispée. Un insecte énorme, aux ailes aussi grandes que les voiles d’un bateau, se profila dans le ciel. Burl ne bougea pas. Il respirait par saccades. Ses jambes refusaient de le porter.
Soudain, au-dessus de la crête du dernier monticule franchi par Burl, deux petites antennes luisantes apparurent. Puis la silhouette meurtrière d’une fourmi. Avant-coureur de sa troupe, elle marchait résolument, agitant ses mandibules. Elle marchait droit sur Burl avec un cliquetis sinistre.
À ce moment précis, un petit ruban de la vapeur grisâtre qui surmontait les collines vint tournoyer devant la fourmi. Celle-ci parut secouée d’étranges convulsions. Elle gigota et lança ses pattes en tous sens. Si, au lieu d’un insecte, il s’était agi d’un animal supérieur, ce dernier aurait haleté et suffoqué. Mais les fourmis respirent par des évents situés au niveau de l’abdomen. Celle-ci ne pouvait donc que se tordre de douleur impuissante sur le sol spongieux qu’elle avait piétiné.
Tout en l’observant, Burl s’aperçut qu’il avait chaud, terriblement chaud. C’était pour lui une sensation sans précédent. Il ne connaissait ni le feu ni le soleil. La seule chaleur qu’il ait expérimentée, était celle du corps humain. Dans leurs cachettes, ses congénères et lui se serraient les uns contre les autres pour combattre l’humidité froide de la nuit. Mais Burl n’avait jamais connu une sensation de chaleur aussi violente que celle qu’il éprouvait sur la colline. Elle était insupportable. Au prix d’un effort surhumain, le jeune homme parvint à se déplacer de quelques dizaines de mètres et, pendant un instant, il goûta sous ses pieds la fraîcheur du sol spongieux. Mais la sensation de chaleur ne tarda pas à réapparaître, jusqu’à devenir brûlure intolérable.
Un léger tourbillon de vapeur s’élevait maintenant au-dessus de la piste qu’il venait de suivre, lui brûlait les poumons, arrachait des larmes à ses yeux irrités. Il ne tenait plus sur ses jambes et pourtant il lui fallait continuer à avancer. Il rampa jusqu’à la crête de la colline avant de se retourner.
Il avait atteint le point culminant de la chaîne et, malgré la pénombre crépusculaire, son regard embrassait toutes les collines environnantes. Il ne lui restait plus que cinq cents mètres à parcourir, en direction du nord, pour sortir du massif. Mais, tant à l’est qu’à l’ouest, le moutonnement multicolore de creux et de bosses, d’éperons et de ravins semblait se poursuivre à l’infini.
Et presque tous les sommets étaient couronnés de panaches grisâtres s’enroulant dans l’air du soir.
Là-bas, dans la direction d’où il venait, les fourmis guerrières commençaient à investir le massif de végétation carbonifère. Éclaireurs et éléments d’avant-garde couraient en tous sens, ne s’arrêtant que pour dévorer les créatures qui se trouvaient sur leur passage. Derrière eux, le gros de la troupe marchait inexorablement.
Monstrueux amoncellements putrescents, les collines étaient creusées de tunnels, de caches, d’antres et de repaires. Les fourmis ne laissaient pas un pouce de terrain inexploré. Elles envahissaient tout, dévoraient tout…
Appuyé sur son gourdin, Burl contemplait ce spectacle avec hébétude. Il n’était plus capable d’un seul geste. Les fourmis guerrières se dirigeaient vers lui. Bientôt, les premiers rangs l’atteindraient.
Au loin, sur la droite, la vapeur s’épaississait. Une fine colonne de fumée s’éleva dans la semi-obscurité. Mais, bien entendu, Burl ne savait pas ce qu’était la fumée. Il n’en avait jamais vu. Il ne pouvait pas davantage concevoir le phénomène qui était en train de se produire autour de lui, sous lui. Comment aurait-il pu deviner que, dans les profondeurs des collines de champignons, la pression avait tué la matière autrefois vivante et que l’oxydation l’avait carbonisée ? Cette oxydation avait fait monter la température. Et, dans l’obscurité putride des profondeurs, une combustion spontanée s’était amorcée.
Les gros monticules de champignons, secs comme de l’amadou, avaient commencé à brûler très lentement. Tant que la surface des collines était demeurée intacte, il n’y avait pas eu de flammes parce qu’il n’y avait pas d’air pour alimenter le feu. Mais Burl, et les fourmis à sa suite, avaient ouvert la croûte des collines. L’air avait pénétré dans les champignons. La combustion s’accélérait.
Soudain, elle se transforma en incendie. Les étincelles devinrent des braises. Une douzaine de colonnes de fumée s’élevèrent et se rassemblèrent en un voile épais au-dessus des collines pourpres. Burl, apathique, regarda les fourmis monter en rangs serrés vers la fournaise qui les attendait.
Les ancêtres de ces insectes n’avaient jamais connu le feu. Sur la Terre, dans le bassin de l’Amazone, il n’y avait pas eu d’incendies de forêts. Sur la planète oubliée, encore bien moins. Les fourmis n’avaient donc aucune terreur instinctive des flammes. Elles entrèrent sans hésiter dans les ouvertures embrasées qui apparaissaient sur les collines. De leurs mandibules, elles cherchaient à saisir les flammes. Elles sautaient à l’assaut des charbons incandescents.
Burl regardait ce spectacle sans le comprendre. Les flammes qui approchaient lui brûlaient la peau. La fumée âcre le faisait larmoyer. Il battit lentement en retraite, s’appuyant sur son arme et se retournant souvent.
La nuit était tombée. Mais, pour l’armée des fourmis, il faisait encore clair. Elles avançaient toujours, lançant leur défi strident. Avec un courage forcené, elles attaquaient le feu de leurs mâchoires crochues. Aveuglées, les antennes arrachées, les pattes recroquevillées par le feu, elles attaquaient toujours.
Enfin, il ne resta plus de l’immense armée des fourmis qu’un petit groupe de retardataires courant çà et là sur le sol dévasté. Les cadavres des immenses bataillons formaient un charnier malodorant qui se consumait dans la fournaise.
Burl reprit lentement sa marche à travers les collines. Par deux fois, il rencontra des petits éléments de l’armée disparue. Ces isolées dévoraient furieusement tout ce qu’elles rencontraient. Une fois, Burl fut aperçu et un cri strident retentit. Il continua d’avancer. Une fourmi qui marchait en solitaire tenta de le poursuivre. Burl la frappa de son gourdin et abandonna le corps contorsionné que ses camarades trouvèrent et dévorèrent.
Maintenant, les dernières lueurs du jour avaient disparu à l’ouest. Il n’y avait plus aucune lumière, sauf celle que répandaient les collines en feu. La lente pluie nocturne fit son apparition. Burl entendit tomber les gouttes sur les parties intactes des collines.
Le jeune homme trouva sous ses pieds du terrain ferme. À l’affût du danger, il s’arrêta et prêta attentivement l’oreille. Quelque chose bruissait lourdement à trois cents mètres de lui dans un massif de champignons. Puis un gros corps s’envola dans un battement d’ailes puissantes.
Un violent courant d’air frappa Burl. Il leva les yeux à temps pour apercevoir la silhouette d’un énorme phalène qui passait au-dessus de lui. Il se tourna pour le suivre des yeux et le vit se jeter dans les flammes.
Burl s’accroupit sous un champignon pour attendre l’aube. La lente pluie continuait à tomber doucement, frappant le chapeau du champignon. Burl ne pouvait pas dormir. Les incendies s’étendaient. Le flamboiement à l’horizon devenait de plus en plus vif. Il se rapprochait aussi.
Le jeune homme avait peur. Jamais il n’avait imaginé l’existence du feu. Et maintenant les nuages bas eux-mêmes reflétaient les lueurs de l’incendie. Sur un front d’une trentaine de kilomètres, les foyers crépitants et les colonnes de fumée rougeoyante semblaient vouloir illuminer l’univers. On aurait dit les lumières qu’une métropole lance vers le ciel. Et, tels des avions guidés par les feux de balisage, des millions d’insectes nocturnes, fascinés, convergeaient vers le monstrueux brasier.
D’énormes phalènes, des hannetons volants, des mouches et des moucherons gigantesques dansaient au-dessus des flammes. Des créatures aux dimensions colossales mais aux membres d’une délicatesse exquise survolaient l’étendue chauffée à blanc. Des papillons de nuit aux ailes éclatantes et aux yeux de grenat contemplaient la fournaise, fascinés par son incandescence.
Burl vit un grand phalène-paon qui planait au-dessus des collines. Ses ailes, dont l’envergure atteignait plus de dix mètres, claquaient comme des voiles d’une beauté irréelle. Ses antennes plumeuses semblaient faites de la dentelle la plus fine ; son corps, du velours le plus soyeux. Un col de fourrure d’un blanc de neige marquait la naissance de sa tête. Les lueurs montant du sol avivaient l’éclat de son ventre marron. Deux énormes taches iridescentes, marquaient ses ailes. Parmi les feux des champignons incandescents, c’était une symphonie chatoyante de pourpre et d’or, de calcédoine et de chrysoprase.
Et soudain, il plongea droit dans les flammes les plus épaisses et les plus incandescentes. Il se jeta dans la fournaise, victime consentante, enivrée de tant de beauté.
Des hannetons volants fendaient maladroitement l’air surchauffé et leurs corps patauds se paraient, l’espace d’un instant, de l’éclat du métal en fusion.
D’affreuses collisions, des rencontres grotesques avaient lieu au-dessus des collines en feu. Mâles et femelles tournoyaient dans la lumière, dansant leur danse d’amour et de mort avant de piquer dans les flammes.
De tous côtés apparaissaient des créatures étranges. Des papillons de nuit du jaune le plus vif, aux corps velus palpitants de vie, se ruaient à la mort. D’autres, du noir le plus sombre, les ailes ornées de symboles sinistres, arrivaient à tire-d’aile pour danser au-dessus de l’embrasement comme des poussières dans le soleil.
Et Burl, tapi sous son champignon, regardait toujours tandis que la pluie tombait inlassablement et qu’un chuintement bizarre s’élevait des endroits où les gouttes rejoignaient les flammes.