C’était la fin du crépuscule et les nuages viraient lentement au noir. La falaise argileuse contre laquelle la tribu s’était installée coupait toute visibilité d’un côté. Mais, de l’autre, Burl pouvait voir jusqu’à l’horizon couvert de brume. Des abeilles regagnaient leur ruche en bourdonnant. Parfois, passait une guêpe fine et gracieuse dont les ailes vibraient si vite qu’elles étaient invisibles.
Soudain, venant du plus profond de l’ouest rougeoyant, un insecte volant arriva. C’était un magnifique papillon-empereur aux larges ailes veloutées. Burl le regarda traverser le ciel, se poser délicatement, et disparaître derrière un massif de champignons si serrés qu’ils avaient l’aspect d’une colline.
La nuit tomba complètement. Mais Burl fixait toujours le point où s’était posé le papillon-empereur. Le silence régnait, ce silence total qui se produit pendant la courte période où les animaux diurnes sont cachés et où les nocturnes ne se sont pas encore aventurés dehors. Les plantes phosphorescentes luisaient çà et là. Des plaques de champignons luminescents jetaient une faible lueur dans l’obscurité.
Burl s’avança dans la nuit. Il imaginait le papillon jaune dans sa cachette, lissant délicatement ses pattes fines avant de se reposer jusqu’à l’aube suivante. Il avait noté des repères pour se guider. Une semaine plus tôt, son sang se serait glacé à la seule idée de faire ce qu’il faisait maintenant.
Le jeune homme traversa le terrain libre devant la falaise. Sans la phosphorescence, il se serait tout de suite perdu. Le lent écoulement de la pluie nocturne commençait. Le ciel était absolument noir. C’était le moment où les tarentules mâles partaient à la recherche de leurs femelles et de leurs proies. Un mauvais moment pour aller à l’aventure.
Burl avança. Il trouva le groupe de champignons. Il chercha à se frayer un passage à travers leurs pédoncules. C’était impossible : ils étaient trop serrés et trop bas. Irrité par cet obstacle, Burl escalada le fourré de cryptogames.
C’était pure folie. Burl sentait les champignons trembler et céder sous son poids. Quelque part, dans un vrombissement d’ailes rapides, un insecte s’envola bruyamment. Burl entendit, non loin de lui, le sifflement de gros moustiques. Il continua d’avancer. La masse spongieuse oscilla sous lui. Il titubait plutôt qu’il ne marchait. Il tâtonnait de sa lance devant lui et haletait un peu.
Soudain, il s’aperçut qu’il allait rencontrer le vide. Il s’arrêta. Par terre, contre les champignons, quelque chose bougea. Le massif de cryptogames remua. Burl leva sa lance et, l’empoignant à deux mains, il frappa férocement. La lance toucha quelque chose d’infiniment plus résistant que n’importe quel champignon et s’y enfonça. Puis, la chose transpercée remua tandis que Burl, perdant l’équilibre, tombait sur sa proie.
Il se cramponna fermement à son arme. Sa bouche s’ouvrit pour pousser un cri de triomphe. Mais, en même temps, il découvrit la nature de la surface sur laquelle il était couché et son cri se transforma en un hoquet d’horreur.
Ce n’était pas sur le corps velouté d’un papillon que Burl avait atterri. Sa lance n’avait pas transpercé la chair tendre d’un empereur. Le jeune chasseur venait de rebondir sur le dos large et dur d’un énorme hanneton carnivore. La lance n’avait pas percé la cuirasse de l’insecte : elle avait pénétré dans le cuir qui séparait la tête du thorax.
La bête géante s’envola. Elle emporta Burl, toujours cramponné à sa lance avec l’énergie du désespoir. Le hanneton s’éleva, passant de l’obscurité du sol jusqu’à celle, plus terrifiante encore, du ciel. Il montait toujours. Si Burl avait pu crier, il l’aurait fait. Mais il était incapable d’émettre un son. Il ne pouvait que s’accrocher, les yeux exorbités de terreur.
Soudain, ce fut la chute. Le gros insecte volait lourdement, comme tous les hannetons. Le poids de Burl et sa blessure le rendaient plus maladroit encore. Il y eut un bruit d’écrasement et un choc. Burl fut arraché de sa monture et projeté au loin. Il s’écrasa sur le dessus spongieux d’un champignon. Et il s’immobilisa.
Le jeune homme entendit le bourdonnement de la bête. Elle essayait à nouveau de s’envoler. Mais elle souffrait. Burl avait tourné et retourné la lance dans la plaie lorsqu’il avait été arraché du sol. L’arme s’était enfoncée profondément, aggravant la première blessure.
Le hanneton décolla. Puis s’écrasa de nouveau. Burl glissa doucement jusqu’au sol. Il entendait l’insecte se débattre dans l’obscurité. Ses ailes fouettaient l’air selon un rythme désordonné.
Lorsque l’animal retomba, il y eut un silence. Burl n’entendait plus que le bruit régulier des gouttes de pluie. Il reprit courage et il comprit tout à coup qu’il avait tué une proie encore plus magnifique qu’une araignée, car le hanneton était comestible.
Le jeune homme se surprit en train de courir vers le point où le coléoptère s’était écrasé pour la dernière fois.
La bête était blessée à mort. Burl en était certain. Elle tentait encore de s’envoler. Elle fit des mouvements désespérés, se souleva, puis s’abattit une fois de plus.
Burl se trouvait à quelques mètres du hanneton lorsqu’il songea que, sans sa lance, il était complètement désarmé. Le gigantesque insecte se débattait furieusement sur le sol, jetant de tous côtés ses pattes colossales. Il parvint à se soulever. Mais il s’affaiblissait. Et il retomba dans les champignons. Il s’agita affreusement dans l’obscurité.
Burl s’approcha et attendit.
Soudain, la bête heurta quelque chose. On entendit un craquement et aussitôt l’odeur poivrée, piquante, de la poussière rouge se répandit dans l’air. Le hanneton avait percuté un lycoperdon plein à craquer de ses spores meurtrières. Sans ce choc, le champignon aurait attendu la lumière du jour pour éclater.
Burl, haletant, prit la fuite. Derrière lui il entendait sa victime qui faisait une ultime tentative pour s’envoler. La douleur avait déclenché une activité désordonnée chez le hanneton. Il vola un peu et piqua vers le sol pour la dernière fois.
Un jour, peut-être, Burl et ses compagnons apprendraient à se servir des lycoperdons comme arme. Pour l’instant, Burl avait peur. Il avançait rapidement, en évitant de se trouver sous le vent. La poussière lui avait dérobé sa victoire sur le hanneton. De plus, le jeune homme se rendait compte qu’il avait été emporté dans une direction inconnue et séparé de ses compagnons. Il ne savait pas comment les retrouver dans l’obscurité.
Il se blottit sous le plus proche des gros champignons et attendit l’aube, la gorge sèche, sursautant à chaque bruit. Mais seuls parvinrent à ses oreilles les battements d’ailes des insectes nocturnes et le bourdonnement des hannetons truffiers au ventre gris qui inspectaient les buissons de champignons. Tout cela, bien sûr, en plus du bruit monotone des gouttes de pluie qui tombaient du ciel.
Les lycoperdons rouges n’éclataient pas la nuit. Mais, dès que le jour parut, la première chose que vit Burl fut une grande gerbe de spores que projetait en l’air une sphère à l’aspect parcheminé. Le jeune homme se leva et jeta un coup d’œil inquiet autour de lui. Tout le paysage était ponctué par les panaches de poudre rouge qui montaient l’un après l’autre. Un ancien habitant de la Terre aurait pu comparer ce spectacle à celui d’un bombardement méthodique. Naturellement, Burl, lui, n’avait aucun point de comparaison.
À une centaine de mètres à peine, gisait le cadavre du hanneton. Il paraissait flasque et recroquevillé. Burl le contempla pensivement. Puis il nota un détail qui le remplit de fierté. Il vit que sa lance s’était enfoncée profondément dans la jointure, entre le cou et le corselet de l’insecte. Même si la poussière rouge n’avait pas achevé l’animal, la pointe de la lance l’aurait fait.
Burl fut, une fois encore, transporté par sa grandiose supériorité. Il constata qu’il était un prodigieux tueur. Comme preuve de sa valeur, il prit les antennes du hanneton et il coupa une grosse patte qu’il emporta pour sa viande. Puis il se souvint qu’il ne savait comment retrouver ses compagnons. Il ignorait totalement de quel côté se diriger.
Un homme civilisé lui-même aurait été désorienté. Mais il aurait cherché une hauteur d’où il pourrait apercevoir la falaise, cachette de la tribu. Burl n’avait pas encore progressé jusque-là. Sa folle chevauchée de la nuit précédente, il ne l’avait pas voulue et la chasse au hanneton blessé avait été dictée elle aussi par le hasard.
Il ne trouvait pas de solution. Il repartit anxieusement, cherchant de tous côtés, tout en restant à l’affût des dangers et en surveillant les lycoperdons.
Au bout d’une heure de marche, Burl crut reconnaître l’endroit où il se trouvait. Mais il était revenu au hanneton mort. Celui-ci était déjà le centre d’un fourmillement de petits corps noirs qui tiraillaient la dure carcasse et arrachaient de gros morceaux de viande. Ainsi, depuis son départ, le jeune homme n’avait fait que tourner en rond.
Burl repartit en prenant soin d’éviter les endroits qu’il avait déjà vus le matin. Parfois, il traversait de dangereux massifs de champignons. Et parfois des zones relativement dégagées. Il évita plus d’une fois les nuages de poussière rouge. Une profonde anxiété l’emplissait. Il ignorait tous les moyens inventés par les hommes pour s’orienter. Il savait seulement qu’il lui fallait, coûte que coûte, retrouver ses compagnons.
Eux, de leur côté, croyaient Burl mort. La vieille Tama se lamentait d’une voix stridente. Pour la tribu, la nuit signifiait la mort. Lorsqu’ils ne virent pas revenir Burl pour le festin de champignons que Jon et Dor avaient rapportés, ils le cherchèrent. Ils se risquèrent même à appeler timidement dans l’obscurité. Ils entendirent un battement d’ailes immenses, comme si un énorme insecte montait désespérément vers le ciel. Mais ils n’associèrent pas Burl à ce bruit. D’ailleurs, s’ils l’avaient fait, ils n’auraient plus eu aucun doute sur son sort.
Le malaise de la tribu se transforma peu à peu en terreur, puis en désespoir. Qu’allaient-ils faire sans ce chef intrépide pour les guider ? Burl était le premier homme qui se soit fait obéir sur la planète oubliée. Et la soumission de ses compagnons avait été d’autant plus complète qu’elle était une nouveauté. La perte du jeune homme n’en était que plus consternante. Lorsque ses congénères eurent accepté le fait qu’il avait disparu, ils retrouvèrent toutes leurs anciennes craintes.
Ils se tenaient serrés les uns contre les autres et parlaient à voix basse. Ils attendirent en tremblant durant toute l’interminable nuit. Si une araignée chasseresse était apparue, ils se seraient enfuis dans toutes les directions et, sans aucun doute, auraient tous péri. Mais le jour revint. Ils se regardèrent et lurent dans tous les regards la même frayeur. Saya était la plus pitoyable du groupe. Son visage était plus pâle et plus tiré que celui des autres.
Lorsque le jour s’éclaircit, ils ne bougèrent pas. Ils demeurèrent près des tunnels creusés par les abeilles, serrés les uns contre les autres, chuchotant, surveillant l’horizon dans la crainte des ennemis. Saya refusa de manger. Elle restait immobile, les yeux dans le vide, toute à son chagrin muet. Burl était mort.
Au-dessus de la petite falaise, un lycoperdon rouge brillait dans la lumière du matin. Sa peau dure et tendue résistait à la pression des spores qu’elle contenait. Lentement, à mesure que la matinée s’écoulait, une partie de l’humidité qui conservait l’élasticité de la peau sécha. La substance parcheminée se contracta.
Dans un bruit de déchirement, la peau se fendit. Et les spores comprimées jaillirent vers le ciel.
Les hommes de la tribu hurlèrent et s’enfuirent. La poussière rouge descendait dans leur direction. Ils coururent à perdre haleine. Jon et Tama étaient les plus rapides. Jak, Cori et les autres suivaient de près. Saya, noyée dans son chagrin, traînait derrière eux.
Si Burl avait été là, les choses se seraient passées différemment. Il avait déjà un tel ascendant sur les esprits que, même saisis de panique, les autres auraient cherché à voir ce qu’il faisait. Et lui, il aurait su éviter le nuage fatal qui dérivait lentement, comme il avait su l’éviter durant la nuit.
Saya s’efforçait de suivre les autres. Elle entendit des cris de frayeur sur sa gauche et courut plus vite. Elle passa près d’un fourré de champignons dans lequel quelque chose, soudain, bougea. La panique donna des ailes à la jeune fille. Haletante, elle fuyait au hasard. Devant elle, des lycoperdons rouges émergeaient çà et là au milieu des plantes en forme d’éventail, hautes de quatre mètres, et qui ressemblaient à des éponges.
Saya fit un écart pour se cacher au cas où un animal pourrait la voir. Son pied glissa sur le corps gluant d’une limace. Et elle tomba lourdement. Sa tête heurta une pierre. Elle s’évanouit.
Comme mû par un signal, un lycoperdon éclata au milieu des plantes en éventail. Un nuage épais de poussière rouge monta vers le ciel, s’élargit, ondula et commença à se poser doucement sur le sol. Tout en se posant, il avançait, s’étendant sur les inégalités du terrain. Il fut à cent mètres de Saya, puis à cinquante, puis à trente…
Si un membre de la tribu avait observé la scène, la poussière rouge aurait pu paraître douée d’une intelligence malveillante. Mais, lorsque les bords du nuage de poussière furent à vingt mètres du corps inerte de Saya, une brise se leva. C’était une petite brise vagabonde et capricieuse qui arrêta le nuage rouge, le perturba et l’envoya dans une nouvelle direction. Il contourna Saya. Bien qu’une de ses volutes se fût avancée, comme au ralenti, pour la saisir, elle passa près du corps étendu sans le toucher.
Saya gisait sur le sol, inerte. Sa poitrine se soulevait faiblement. Une petite flaque de sang s’élargissait près de sa tête.
À quelques mètres de là, trois minuscules champignons vénéneux formaient une sorte de bouquet. Leurs pédoncules étaient si rapprochés qu’ils semblaient ne faire qu’un. Entre deux de ces champignons, deux touffes de fils rougeâtres apparurent, elles s’agitèrent, entrant et sortant, avançant et reculant. Comme rassurées, deux autres antennes suivirent. Puis deux yeux proéminents et un petit corps noir tacheté de rouge. C’était un hanneton, long d’à peine vingt centimètres, un nécrophore ou hanneton fossoyeur. Il s’approcha du corps de Saya et se précipita sur sa peau. Il parcourut son corps d’un bout à l’autre avec une sorte de hâte fébrile. Puis il plongea dans le sol sous l’épaule de la jeune fille. Il creusait hâtivement, soulevant une petite pluie de terre. Il s’enterra et disparut.
Dix minutes plus tard, une petite bête apparut, exactement semblable à la première. Sur ses talons en vint une autre. Chacune d’elles passa une sorte d’inspection hâtive, puis plongea sous le corps inerte.
Bientôt, à côté de Saya, apparut un petit monticule de terre. Puis un autre. Quelques minutes après l’arrivée du troisième nécrophore, un véritable rempart s’était construit tout autour du corps de la jeune fille et suivait exactement son contour. Alors, le corps se mit à s’agiter légèrement, par petites saccades, comme s’il avait voulu s’enfoncer dans la terre.
Les nécrophores étaient des animaux qui exploitaient les cadavres tombés à terre. Ils creusaient pour passer sous leur butin. Ensuite ils se mettaient sur le dos, lançaient leurs pattes en l’air et secouaient le cadavre jusqu’à ce qu’il s’enfonce. Ils répétaient inlassablement ce processus tant que leur trouvaille était installée au niveau du sol. Quand ils l’avaient suffisamment descendue, ils complétaient l’inhumation en rejetant la terre déplacée. Alors, dans l’obscurité souterraine, les nécrophores festoyaient somptueusement, se gorgeant de nourriture et alimentant leurs petits.
Il était rare que les nécrophores trouvent des charognes avant que les fourmis n’aient prélevé leur part. Saya présentait pour eux une occasion magnifique.
La jeune fille respirait doucement et irrégulièrement, le visage tiré par le chagrin de la nuit précédente. Les hannetons, avec une hâte désespérée, pullulaient autour d’elle, creusant le sol de façon à l’enfoncer de plus en plus. Elle descendait lentement, centimètre par centimètre. Deux antennes rouge vif réapparurent. Un hanneton se fraya un chemin vers l’air libre. Il allait et venait, inspectant le travail accompli.
Il plongea à nouveau sous terre. Encore deux centimètres furent creusés. Puis, au bout d’un long moment, deux autres.
Les choses progressaient encore lorsque Burl fit son apparition. Il émergeait d’un bouquet de champignons vénéneux. Il s’arrêta, parcourut le paysage du regard et fut frappé par son aspect familier. En fait, il se trouvait tout près de l’endroit qu’il avait quitté la nuit précédente avant sa folle chevauchée sur le dos du hanneton volant.
Il arpenta le terrain en tous sens et aperçut la falaise qui avait servi d’abri à la tribu. Il s’en approcha, passant à quinze mètres du corps de Saya. Elle était maintenant à moitié enterrée. La terre entassée autour de son corps commençait à retomber sur elle par petits paquets. Une de ses épaules était déjà cachée. Burl passa sans rien voir.
Il se hâtait, cherchant ses repères. Au bout d’un moment, il sut exactement où il se trouvait. Ici, les tunnels des abeilles. Là, un morceau de champignon comestible jeté par ses compagnons dans leur fuite.
Les pieds de Burl remuèrent une fine poussière et il s’arrêta net. Un lycoperdon rouge avait éclaté à cet endroit. Cela expliquait parfaitement l’absence de la tribu. Et Burl en eut des sueurs froides. Il pensa aussitôt à Saya. Il avança lentement pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. C’était bien la cachette. Il retrouva un autre fragment de champignon, il retrouva une lance abandonnée par un homme dans sa fuite. La poussière rouge s’était posée sur la pointe de la lance et sur les fragments de champignon.
Burl revint sur ses pas en prenant soin d’agiter la poussière le moins possible.
Il était fou d’inquiétude pour la tribu et surtout pour Saya.
Le corps de la jeune fille s’enfonçait dans le sol. Une demi-douzaine de ruisselets de terre retombaient sur lui. Dans quelques instants, il aurait complètement disparu.
Burl explorait les buissons de champignons, cherchant ses compagnons. Ils devaient avoir couru pour échapper au nuage de poussière rouge ou être tombés là, un peu plus loin. Burl aurait crié si un intense sentiment de solitude ne l’avait réduit au silence. Il avait la gorge serrée par le chagrin. Il cherchait toujours…
Il entendit alors un bruit. D’un énorme bloc de champignons vénéneux lui parvint le son d’une chute. On écrasait des masses spongieuses.
Burl se retourna. Il eut une vision de cauchemar.
Du fourré, sortait un hanneton monstrueux. Ses sinistres mandibules s’ouvraient. Il avait bien deux mètres de long. Il était soutenu par six pattes tordues terminées en dents de scie. Ses yeux énormes fixaient l’univers d’un regard soucieux. Il avançait d’un air décidé, avec des cliquetis et des claquements, comme une machine hideuse.
Burl s’enfuit aussitôt, courant droit devant lui.
Il y avait une petite dépression dans le sol. Burl ne s’écarta pas mais prit son élan. Au moment où il sautait, il vit, sous lui, Saya inerte et sans défense qui s’enfonçait lentement dans la terre.
Le jeune homme fut pris d’une angoisse affreuse. Derrière lui arrivait la mort certaine sous la forme du hanneton carnivore. Et Saya qu’il aimait allait disparaître sous terre.
Ce ne fut peut-être que la rage, ou le désespoir, ou un banal coup de folie, qui le fit agir irrationnellement. Mais les sentiments qui élèvent les humains au-dessus de la bête ne sont que partiellement raisonnables. La plupart des émotions humaines, et en particulier les émotions dignes d’éloges, ne peuvent être justifiées par la raison. Bien peu d’actions héroïques partent d’un raisonnement logique.
Burl prit sa décision en un quart de seconde, alors qu’il était encore en l’air. Il tournoya sur lui-même en touchant terre. Et il brandit sa lance. Dans sa main gauche, il tenait la patte du hanneton qu’il avait tué la nuit précédente, hanneton tout semblable à celui qui s’avançait vers lui en cliquetant. Avec un hurlement de défi, Burl lança la patte sur le monstre.
Le projectile arriva au but. Et, certainement, il fit mal. Le hanneton saisit férocement la patte et l’écrasa. Elle était pleine de viande sucrée et juteuse. Le hanneton la dévora. Il avait oublié l’homme qu’il avait eu l’intention de tuer. Il croquait la patte de son cousin ou de son frère. Lorsqu’il eut terminé, le hanneton fit demi-tour et repartit lourdement pour explorer un autre fourré de champignons. Il semblait considérer qu’un ennemi avait été mis hors de combat et dévoré, et que la vie normale pouvait reprendre.
Alors seulement, Burl se baissa et tira Saya de la tombe que les nécrophores s’étaient donné tant de mal pour creuser. De la terre tomba de ses épaules, de son visage et de son corps. Trois petits hannetons tachetés de noir et de rouge, terrifiés, détalèrent précipitamment.
Burl emporta Saya et la déposa sur un lit de terre molle pour pleurer sa mort.
Burl en savait plus sur les mœurs des insectes que n’importe qui d’autre, où que ce soit, y compris les membres du Service écologique qui avaient peuplé la planète inconnue. Cependant, il restait un sauvage ignorant. Et, pour lui, l’inconscience de Saya était la mort même. Un grand chagrin muet l’envahit. Il étendit le corps avec douceur et il pleura. Il avait été si content de lui-même parce qu’il avait tué un hanneton volant ! Sans la mort apparente de Saya, il aurait été insupportable d’orgueil, car il avait mis en fuite un autre hanneton. Mais maintenant, il n’était plus qu’un jeune homme au cœur brisé, terriblement humain.
Longtemps après, Saya ouvrit les yeux et regarda autour d’elle avec ahurissement.
Les deux jeunes gens couraient un énorme danger car ils avaient oublié le reste du monde. Remplie d’un bonheur encore étonné, Saya reposait contre l’épaule de Burl. Il lui racontait ses aventures, comment, croyant tuer un phalène, il avait frappé un hanneton volant, comment celui-ci l’avait emporté dans les airs, comment il avait cherché la tribu et comment il l’avait retrouvée elle, Saya, apparemment sans vie. Saya contemplait le jeune homme d’un regard rempli de chaleur et de fierté. Mais lui, il fut subitement frappé par l’utilité extraordinaire de sa dernière découverte. On pouvait se défendre contre les attaques des insectes en leur jetant de la viande. Les insectes étaient si stupides qu’en fait, n’importe quel objet lancé assez vite pourrait leur servir de victime à la place d’un homme pourchassé.
Un chuchotement timide tira le jeune couple de ses rêves. C’était Dik. Debout à quelques pas de Burl et de Saya, il les fixait de ses yeux écarquillés. Il semblait convaincu de voir des morts vivants. N’importe quel geste brusque l’aurait fait déguerpir instantanément. Trois ou quatre autres têtes apparurent entre les champignons. Les nouveaux venus aussi semblaient terrifiés. Le vieux Jon était prêt à prendre la fuite.
La tribu était revenue à sa cachette antérieure pour s’y rassembler. Tous, ils avaient cru Burl et Saya morts. Ils avaient accepté leur sort avec leur fatalisme habituel. Et maintenant, ils semblaient ne pas croire leurs yeux.
Burl les appela, heureusement sans arrogance. Dik et Tet sortirent craintivement de leurs cachettes. Les autres suivirent les jeunes gens. La tribu forma un demi-cercle apeuré autour du couple. Burl parla de nouveau. Cori osa s’approcher de lui et le toucher. Aussitôt, ils se mirent tous à babiller dans leur langage rudimentaire. Des exclamations émerveillées et des questions fusèrent de toutes les bouches.
Pour une fois, Burl fit preuve de bon sens. Au lieu de faire un long récit de ses exploits, il se borna à jeter devant lui les longues antennes effilées du hanneton. Les autres les contemplèrent et comprirent d’où elles provenaient.
Ensuite Burl ordonna sèchement à Dor et à Jak de faire un siège de leurs mains pour porter Saya. Elle était affaiblie par sa chute et la perte de sang qui l’avait suivie. Les deux hommes avancèrent humblement et obéirent. Alors Burl donna l’ordre de reprendre la marche.
Ils avancèrent plus lentement que les jours précédents. Burl marchait devant le groupe, attentif à toute menace de danger. Il avait plus que jamais confiance en lui. Ce n’était évidemment pas pleinement justifié. Jon reprit la lance qu’il avait lâchée. Le petit groupe se trouva bientôt hérissé d’armes. Mais maintenant Burl savait que ces armes seraient vite jetées si elles devenaient encombrantes et qu’il était nécessaire de fuir.
Tout en ouvrant la marche, Burl s’efforçait de penser en chef. Jusqu’à présent, il avait appris à ses compagnons comment tuer des fourmis pour les manger. Il les avait lancés à l’attaque des larves et des papillons qui pullulaient sur les choux géants. Mais jamais les hommes de la tribu n’avaient encore délibérément fait face, comme lui, à un véritable danger. C’était là une lacune que le jeune homme se devait de combler au plus tôt.
L’occasion qu’il cherchait se présenta le soir même. À l’ouest, les lourds nuages commençaient tout juste à revêtir les somptueuses couleurs annonciatrices du crépuscule quand un bourdon, qui regagnait son nid souterrain, passa bruyamment à une dizaine de mètres au-dessus de leur tête. Levant les yeux, la petite troupe distingua nettement les brosses de l’apidé, chichement garnies de pollen. L’insecte volait lourdement. Ses ailes transparentes étaient presque invisibles dans l’air du soir.
Le visage de Burl se crispa soudain. Une guêpe à la taille fine, qui se tenait en embuscade dans un buisson de moisissures fétides, venait de bondir.
Le bourdon fit un écart pour tenter de s’échapper. Mais la guêpe le gagnait de vitesse. Le bourdon esquiva encore. Il mesurait près d’un mètre cinquante – à peu près la taille de la guêpe –, mais il était plus lourdement charpenté et ne possédait pas les mêmes pointes de vitesse. À deux reprises, il parvint à éviter les descentes en piqué de son adversaire mieux taillé pour la course. Mais, la troisième fois, les deux insectes s’agrippèrent en vol, à quelques mètres à peine à la verticale des humains.
Ils perdirent de l’altitude en tournoyant – horrible enchevêtrement de membres mordus, torturés, déchiquetés – avant de s’écraser ensemble sur le sol où, roulant dans la poussière, ils poursuivirent la lutte. Se contorsionnant en tous sens, le bourdon faisait des efforts désespérés pour planter son aiguillon barbelé dans le corps souple de son adversaire.
Mais, après quelques instants de confusion, la guêpe prit le dessus et, plaçant avec une habileté diabolique sa victime dans la position qui lui convenait, elle arqua son corps. Et son aiguillon acéré plongea…
Le bourdon fut tué sur le coup, comme frappé par la foudre. La guêpe avait piqué à l’endroit de la nuque par où passent tous les nerfs. C’était du grand art. Mais, étant donné les intentions ultérieures de la guêpe, elle ne pouvait frapper que là – et pas ailleurs.
À voix basse, Burl se mit à distribuer des ordres à ses compagnons. Il savait – comme les autres – ce qui allait se passer maintenant. Quand la suite logique du meurtre commença à se dérouler, il s’avança tandis que ses amis le suivaient en tremblant. En fait, on ne pouvait rêver entreprise moins dangereuse – mais la simple perspective d’attaquer une guêpe avait déjà de quoi faire dresser les cheveux sur la tête.
Le second acte du drame était abominable. Les guêpes, normalement, sont carnivores, mais on était à la saison où elles élèvent leurs jeunes. Il y avait obligatoirement du miel dans le jabot du bourdon. Si le lourd insecte était parvenu à son nid, il aurait dégluti le liquide sucré pour en nourrir ses larves. Seulement, autant ce miel est favorable à la croissance des jeunes bourdons, autant il devient poison mortel pour les larves de guêpes. Il convenait donc que la guêpe vide le jabot de son contenu avant de transporter la carcasse du bourdon qui, elle seule, servirait de nourriture à la jeune larve de la prédatrice. Et, merveille de la nature, la guêpe qui, durant tout le reste de l’année, aurait méprisé semblable aliment, en était folle à cette période précise.
Renversant le corps flasque de sa victime, elle entreprit de l’écraser pour en faire sortir le miel. C’était dans ce but qu’elle avait frappé les centres nerveux : le cadavre était ainsi parfaitement malléable, prêt à toutes les manipulations.
Et le bourdon vomit effectivement son miel que la guêpe, ivre d’extase, se mit à boire avec délectation au fur et à mesure qu’il coulait. Plus rien au monde ne comptait pour elle que ce nectar dont elle s’enivrait.
Burl et ses compagnons ne perdirent pas de temps. Les armes de fortune entrèrent en action, transperçant l’insecte de part en part dans un affreux bruit de cuirasse fracassée. Un coup de Burl, particulièrement bien ajusté, coupa même la guêpe en deux au niveau de la taille.
Mais même dans la mort, la bouche de la guêpe resta rivée à celle du bourdon, comme si elle comptait s’abreuver du miel de son ennemi pour l’éternité.
Burl se redressa et regarda fièrement ses compagnons. C’était maintenant des hommes qu’il avait devant lui !
Ce soir-là, juste au moment du coucher du soleil, la tribu parvint au sommet d’un petit monticule. Depuis une heure, ils faisaient marches et contremarches pour éviter les nuages de poussière rouge. À un moment, ils avaient failli être encerclés par trois éclatements de spores meurtrières. Ils n’avaient réussi à s’échapper que grâce à une course éperdue.
Mais maintenant qu’ils pouvaient voir le paysage qui s’étendait devant eux, ils eurent le sentiment que tous ces efforts avaient été inutiles. Leur route allait traverser une plaine large d’environ six kilomètres et que les lycoperdons coloraient d’un rouge brique. Cette plaine n’était pas seulement dangereuse, elle était fatale. Or, elle s’étendait à perte de vue dans toutes les directions. Très loin à l’horizon, dans la brume, Burl aperçut le reflet d’une eau courante.
Sur la plaine elle-même, les spores flottaient comme un brouillard. Sans cesse se produisaient de nouveaux éclatements. Il y avait des millions de plantes meurtrières.
Effarée, la tribu pensait au danger mortel que présentait une marche à travers ce paysage maudit.
Avancer, c’était mourir à coup sûr.
Seulement ce serait un suicide que de tenter de revenir en arrière.