PROLOGUE

Le navire de prospection spatiale Téthys fut le premier astronef à se poser sur la planète sans nom. C’était une planète admirable à bien des égards. Elle possédait des océans nombreux que le soleil tout proche chauffait si généreusement qu’un perpétuel écran de nuages les cachait à la vue – comme il cachait la plus grande partie du sol. Il y avait des montagnes et des continents, des îles et des hauts plateaux. Il y avait le jour et la nuit, le vent et la pluie. La température moyenne se situait dans les limites auxquelles les êtres humains pouvaient aisément s’adapter. Le climat était plutôt tropical, mais pas désagréable.

Seulement il n’existait aucune vie sur la planète sans nom.

Aucun animal ne rôdait sur ses continents. Aucune végétation ne poussait sur ses roches. Aucune bactérie, même, ne luttait avec ses pierres pour les transformer en poussière. Aussi n’y trouvait-on pas de terre. De la roche, des galets, du gravier et même du sable. Mais pas de terre où la végétation puisse se développer. Aucun être vivant, si infime fût-il, ne nageait dans ses mers. De sorte qu’il n’y avait même pas de vase sur les fonds marins. C’était l’un des très nombreux univers qui se révélèrent décevants lorsque l’homme commença d’explorer la Galaxie. Les humains ne pouvaient y vivre parce que rien, jusqu’alors, n’y avait vécu.

L’eau y était fraîche et les océans sans danger. L’air y était pur et respirable. Mais la planète n’avait aucune utilité pour les hommes. On aurait pu tout au plus l’utiliser comme laboratoire biologique pour des expériences nécessitant la croissance dans un milieu pur, exempt de microbes. Mais il y avait déjà de nombreuses planètes de ce genre. Les premiers voyages interplanétaires avaient été entrepris parce qu’il était absolument nécessaire de trouver des mondes nouveaux où les hommes puissent vivre. La Terre était surpeuplée, terriblement surpeuplée. Et les hommes recherchaient de nouveaux univers où s’installer. Ils en avaient découvert des quantités. Mais ils cherchaient désespérément des mondes nouveaux dans lesquels la vie les aurait précédés. Peu importait que l’existence fût douce et sans dangers ou féroce et meurtrière. S’il y avait une vie, quelle qu’elle fût, des humains pourraient s’y fixer. Mais des êtres aussi hautement organisés que les hommes ne pouvaient vivre là où n’existait aucune autre forme de vie.

Le Téthys s’assura donc qu’il n’y avait aucune trace de vie sur la planète inconnue. Puis l’équipage effectua les habituelles mesures de la constante de gravitation, du champ magnétique et des courbes de température. Il préleva des échantillons d’air et d’eau. Mais ce fut tout. Les roches étaient familières. Aucune nouveauté de ce côté. Simplement, la planète était inutilisable. Le navire de prospection inscrivit ses découvertes sur une fiche mécanographique de quinze centimètres sur vingt et partit rapidement à la recherche d’un univers meilleur. Il n’ouvrit même pas un de ses hublots pendant son séjour. La visite du Téthys n’eut d’autres suites que la fiche mécanographique. Absolument aucune.

Pendant huit-cents ans, aucun autre navire ne s’approcha de la planète inconnue.

Puis, près de mille ans plus tard, le navire d’ensemencement Orana se posa sur la planète sans nom. À cette époque, l’humanité s’était répandue très largement et très loin. Le quart de la Galaxie avait été exploré et colonisé. La Terre n’était plus surpeuplée. Il y avait encore une émigration. Mais ce n’était plus le flot des siècles précédents, tout au plus un mince filet. Certains des mondes colonisés avaient, à leur tour, leurs émigrants. L’espèce humaine ne voulait pas s’entasser à nouveau. Les hommes estimaient maintenant que les taudis monstrueux engendrés par le surpeuplement n’avaient aucune raison d’être.

D’ailleurs, les astronefs étaient aussi devenus plus rapides. Un voyage de cent années-lumière était un petit voyage. Un voyage de mille années-lumière était faisable. Des explorateurs avaient même été beaucoup plus loin. Ils avaient signalé l’existence d’univers plus éloignés qui attendaient encore la venue de l’homme. Cependant, la grande majorité des planètes nouvellement découvertes ne contenaient toujours pas de vie. Des systèmes solaires entiers flottaient dans l’espace sans qu’on pût y découvrir une seule cellule vivante.

C’est pour cela que furent créés les navires d’ensemencement. Leur rôle n’était pas glorieux. Ils ne faisaient que contaminer méthodiquement les mondes stériles en y apportant la vie.

Le navire d’ensemencement Orana se posa sur la planète qui n’avait toujours pas de nom. Il la contamina soigneusement. Puis, tournant inlassablement au-dessus des nuages, il déversa une fine poussière ; les spores de tous les micro-organismes imaginables capables de transformer la roche en poussière, puis cette poussière en terre. Il procéda à un ensemencement de moisissures, de champignons et de lichens, et de tout ce qui pouvait transformer le sol originel en matière sur laquelle des êtres plus complexes pourraient vivre. L’Orana pollua les mers de plancton. Puis, lui aussi, il repartit.

D’autres siècles encore s’écoulèrent. Les navires humains se perfectionnaient toujours. Mille années-lumière représentaient un petit voyage. Les explorateurs avaient atteint le bord même de la Galaxie et se préparaient à conquérir, par-delà le vide, d’autres univers flottants. Il y avait des colonies dans la Voie lactée. Des lignes régulières reliaient les différents groupes d’astres, et les centres commerciaux des affaires avaient été déplacés de quelques centaines de parsecs vers la Frange. Dans nombre d’univers, on s’efforçait d’apprendre aux enfants des écoles ce qu’était la Terre, où elle se trouvait, et que tous les autres univers avaient été peuplés par elle. Et l’on répétait également dans les écoles la seule leçon que l’espèce humaine semblait véritablement avoir apprise : que le secret de la paix, c’est la liberté – et que le secret de la liberté, c’est la possibilité de s’éloigner des gens avec lesquels on ne s’entend pas.

Il n’y avait plus d’univers surpeuplés. Mais on cherchait toujours des mondes nouveaux, car les humains n’aiment rien tant que croître et se multiplier. Ils font des enfants, ces enfants grandissent, prennent de plus en plus de place… et font des enfants à leur tour.

C’est pourquoi, près de mille ans après l’Orana, le navire écologique Ludred vogua vers la planète sans nom et s’y posa. C’était un vaisseau gigantesque dont la mission était absolument fantastique.

En premier lieu, les savants embarqués à bord du Ludred étudièrent les résultats de la visite de l’Orana. Ils les trouvèrent pleinement satisfaisants au point de vue technique.

Il y avait maintenant de la terre sur la surface de la planète. Et elle fourmillait de minuscules organismes vivants. Des champignons s’étaient développés de façon monstrueuse. Les océans grouillaient de formes de vie microscopiques. Il y avait même quelques mutations biologiques dues aux conditions locales. On trouvait par exemple des paramécies aussi grosses que des raisins. Les levures avaient atteint des dimensions telles qu’elles portaient des fleurs visibles à l’œil nu. Pourtant, la vie sur la planète n’était pas autochtone. Elle était entièrement constituée par la descendance, adaptée et modifiée, des micro-organismes implantés par le navire d’ensemencement Orana. L’Orana dont la coque était depuis longtemps un tas de ferraille et dont les passagers n’étaient plus que des noms dans des généalogies – si tant est qu’ils y figurent encore.

Le Ludred demeura sur la planète beaucoup plus longtemps qu’aucun des navires qui l’avaient visitée auparavant. Il lâcha des semences. Il répandit d’innombrables variétés botaniques qui devaient prendre racine et pousser. Il mit des plantes marines dans les océans, des plantes alpines sur les montagnes. Et lorsque toutes les variétés stables furent employées, les savants ajoutèrent des plantes génétiquement instables. Pour les générations futures, ces dernières fourniraient des variétés anormales particulièrement bien adaptées à leur nouveau milieu planétaire.

Avant de repartir, le Ludred déversa des poissons dans les mers. Ces animaux devaient vivre d’abord du plancton qui faisait de l’océan un véritable bouillon de culture. Certaines variétés de poissons allaient se multiplier rapidement. D’autres allaient grossir et se nourrir des espèces plus petites.

La dernière activité du Ludred fut d’installer sur la planète des blocs réfrigérateurs remplis d’œufs d’insectes. Certains de ces blocs devaient libérer leur contenu dès que les plantes auraient poussé suffisamment pour assurer la nourriture des larves. D’autres ne laisseraient les insectes réfrigérés éclore que lorsque les premiers libérés se seraient suffisamment multipliés pour leur servir de proie.

En fait, le navire écologique avait déposé sur la planète toutes les formes de vie susceptibles de s’y adapter.

Cela excluait évidemment la totalité des animaux qui, ayant besoin de soins maternels pour se développer, n’auraient eu aucune chance de survie. Les espèces implantées cette fois-là étaient celles dont les représentants pouvaient se débrouiller seuls dès leur naissance. Aussi l’équipe du Ludred n’avait-elle lâché aucun oiseau, aucun mammifère. Les arbres et la plupart des végétaux, les poissons, les crustacés et les têtards – ainsi que toutes les variétés d’insectes – pouvaient être abandonnés à leur sort. Mais c’était tout.

Sa mission accomplie, le Ludred s’éloigna à travers le vide.

Il aurait dû y avoir un autre apport quelques siècles plus tard. Un navire de la Section zoologique aurait dû amener des oiseaux, des mammifères et des reptiles. Il aurait dû immerger des mammifères pélagiques dans les océans grouillants de vie. Il aurait dû lâcher dans les plaines fertiles des colonies d’herbivores qui s’y seraient nourris d’une végétation luxuriante, libérer des hordes de carnassiers qui auraient fait des herbivores leur pitance. En un mot, un peuplement méticuleux de la planète aurait dû avoir lieu, suivi de visites périodiques tous les deux ou trois siècles pour vérifier qu’un véritable équilibre écologique était en train de s’instaurer. Et lorsque, enfin, cet équilibre aurait été atteint, alors seulement seraient venus les hommes – pour le détruire à leur profit.

Mais il se produisit un accident.

Les navires spatiaux s’étaient encore perfectionnés. Des « yachts » privés emportaient désormais leurs propriétaires sur la route des vacances à des dizaines – voire des centaines – d’années-lumière. Des cargos bourlinguaient comme si de rien n’était sur des distances de milliers d’années-lumière. Un navire de prospection était même parti à la recherche d’un autre univers – sans jamais revenir toutefois. Les planètes habitées étaient toutes membres d’une organisation centrale qui, refusant de se mêler de leurs petits problèmes internes, limitait ses interventions aux affaires spatiales.

Pour des raisons d’ordre pratique, cette organisation décida un beau jour le transfert du Service de Préparation écologique et de ses fichiers sur Algol IV. Au cours du déménagement, un des classeurs fut renversé. Les fiches qu’il contenait furent bien entendu remises en ordre – à l’exception de l’une d’elles, qui ne fut pas ramassée et se perdit.

De sorte que la planète qui n’avait pas de nom fut oubliée. Aucun autre navire ne vint achever de la préparer pour son occupation par l’homme. Dédaignée, couverte de masses de nuages, elle poursuivit sa rotation autour de son soleil. Vue de loin, ce n’était qu’une boule ronde et blanche, rien de plus.

Cependant, à sa surface, sur ses basses terres cachées par les nuages, se déroulait un pur cauchemar. Ceci fut sans importance pendant très longtemps. Jusqu’au départ du paquebot spatial Icare.

L’Icare était un navire splendide. Il transportait des passagers à destination de l’un des bras en spirale de la Galaxie. Coupant les routes normales, il mit le cap vers son but. Et il fut victime de l’un des très rares accidents survenus aux vaisseaux interplanétaires. Il fit naufrage dans l’espace. Ses passagers et son équipage durent se réfugier à bord des petites fusées de sauvetage.

Le rayon d’action de ces fusées était limité. Les naufragés se posèrent sur la planète que le Téthys avait été le premier à visiter, que l’Orana et le Ludred avaient ensemencée. Cette planète ne figurait plus sur aucune carte, ni dans aucun fichier.

Le carburant des réfugiés était épuisé. Ils ne pouvaient plus repartir. Ils ne pouvaient pas lancer de SOS. Il leur fallut rester là.

Au bout de quelque temps, les rares personnes connaissant l’existence d’un paquebot spatial appelé Icare perdirent tout espoir de le retrouver. Puis on oublia l’Icare. Tout le monde l’oublia. Même les descendants des naufragés. Pas tout de suite, bien sûr. Les premières générations nées sur la planète sans nom nourrirent quelque temps l’espoir d’un sauvetage.

Après quarante générations, les êtres humains vivant sur l’astre oublié ne savaient même plus qu’ils avaient été amenés là par un navire. Ils ne connaissaient plus l’usage des métaux, ni celui du feu. Ensevelis sous les nuages, ils ne connaissaient même pas la lumière du soleil. Ils survivaient au milieu d’une frénésie d’horreur, d’une menace tumultueuse et grouillante. Ils étaient devenus des sauvages.

Ils étaient devenus moins que des sauvages, car ils avaient oublié jusqu’à leur destinée d’homme.

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