22

Thor Watchman était agenouillé près de Lilith Meson, dans la chapelle Valhallavägen. C’était le jour de la cérémonie de l’Ouverture de la Cuve ; neuf alphas étaient présents, dont Mazda Constructor, membre de la caste des Transcendeurs, qui officiait. Deux bêtas s’étaient laissé persuader d’assister à la cérémonie, car on avait besoin de Soumetteurs. Cette cérémonie ne nécessitait pas la participation d’un Préservateur, aussi Watchman n’y jouait-il aucun rôle ; il se contentait de répéter mentalement les invocations des officiants.

Au-dessus de l’autel, l’hologramme de Krug scintillait et puisait. Sur tous les murs, les triades du code génétique semblaient tourbillonner et se fondre comme l’apogée du service approchait. L’odeur de l’hydrogène flottait dans l’air. Les gestes de Mazda Constructor, toujours nobles et impressionnants, se faisaient plus larges et embrassants.

AUU GAU GGU GCU, entonna-t-il.

— Harmonie ! chanta le premier Soumetteur.

— Unité ! chanta le second.

Perception, dit Lilith.

— CAC CGC CCC CUC, psalmodia Mazda Constructor.

— Harmonie !

— Unité !

Passion, dit Lilith.

— UAA UGA UCA UUA ! cria le Transcendeur.

— Harmonie !

— Unité !

Détermination, dit Lilith, et ainsi se termina la cérémonie. Mazda Constructor descendit, rouge et fatigué. Lilith lui toucha légèrement la main. Les bêtas, soulagés qu’on n’ait plus besoin d’eux, s’éclipsèrent par la porte de derrière. Watchman se leva. Il vit Androméda Quark dans le coin le plus sombre, marmonnant quelque dévotion de la caste des Projecteurs. Elle semblait ne voir personne, complètement absorbée en elle-même.

— On s’en va ? dit Watchman à Lilith. Je vous raccompagne jusque chez vous.

— Gentil de votre part, dit-elle. Elle était encore toute rayonnante du rôle joué dans la cérémonie ; ses yeux étaient plus brillants que d’ordinaire, ses narines palpitaient, ses seins se soulevaient sous son léger voile. Il sortit dans la rue avec elle.

Comme ils se dirigeaient vers le transmat le plus proche, il dit :

— L’ordre de réquisition de personnel est-il parvenu à votre bureau ?

— Hier. Accompagné d’un mémoire de Spaulding m’enjoignant de faire immédiatement un appel de main-d’œuvre. Où vais-je trouver tant de bêtas qualifiés, Thor ? Que se passe-t-il ?

— Ce qui se passe, c’est que Krug est de plus en plus pressé. L’idée de finir la tour l’obsède.

— Ce n’est pas nouveau, dit Lilith.

— C’est de pis en pis. De jour en jour, son impatience s’accroît, s’approfondit, s’intensifie, comme une maladie qui le minerait de l’intérieur. Si j’étais humain, peut-être comprendrais-je ce besoin de foncer toujours de l’avant. Maintenant, il vient à la tour, deux, trois fois par jour. Il compte les niveaux. Il compte les blocs récemment mis en place. Presse les équipes tachyon, leur disant de connecter plus vite leurs appareils. Il commence à avoir l’air hagard : suant, excité, trébuchant sur les mots. Maintenant, il élargit les équipes de travail – et jette ainsi des millions de dollars de plus dans la construction. Pour quoi faire ? Pour quoi faire ? Et là-dessus, le vaisseau stellaire. Hier, j’ai parlé avec Denver. Savez-vous, Lilith, qu’il a complètement délaissé cette usine pendant toute l’année dernière, et que maintenant il y va tous les jours ? Le vaisseau doit être prêt d’ici à trois mois pour un voyage interstellaire. Équipage androïde. Il va envoyer des androïdes.

— Où ?

— À trois cents années-lumière.

— Il ne vous demandera pas de partir, au moins ? Ou à moi ?

— Quatre alphas, quatre bêtas, dit Watchman. On ne m’a pas dit qui sera du voyage. Si c’est Spaulding qui décide, je suis bon. Krug nous préserve de partir. L’ironie de sa prière le frappa à retardement, et il se mit à rire, d’un rire sombre et nerveux. Oui. Krug nous préserve !

Ils arrivèrent au transmat. Watchman se mit à composer les coordonnées.

— Voulez-vous monter un moment ? dit Lilith.

— Avec plaisir.

L’appartement de Lilith était plus petit que le sien : une chambre, un salon-salle-à-manger-cuisine, et une sorte d’entrée-placard. On voyait à quels endroits on avait rajouté des cloisons pour transformer un grand appartement en plusieurs petits, convenant pour des androïdes. L’immeuble ressemblait à celui dans lequel il habitait : vieux, patiné, avec une âme chaude et vivante. XIXe siècle, supputa-t-il, bien que les meubles de Lilith, reflétant sa forte personnalité, fussent tous contemporains, avec prédominance de projections montées sur le sol et d’objets d’art minuscules et délicats flottant librement dans l’atmosphère. Bien qu’ils fussent voisins à Stockholm, c’était la première fois que Watchman venait chez elle. Les androïdes, même les alphas, ne se recevaient pas beaucoup les uns les autres ; les chapelles servaient de lieux de réunion dans la plupart des cas. Ceux qui n’appartenaient pas à l’Église se voyaient dans les bureaux du P.E.A. ou restaient dans leur solitude.

Il se laissa tomber dans un confortable fauteuil à ressorts.

— Ça vous dit de vous corroder l’esprit ? demanda Lilith. J’ai toutes sortes de substances sympathiques. Herbes ? Flotteurs ? Brouilleurs ? Même des alcools – liqueurs, cognacs, whiskies.

— Vous êtes bien fournie en polluants.

— Manuel vient souvent. Il faut bien que je joue les hôtesses. Qu’est-ce que vous prendrez ?

— Rien, dit-il. La corrosion ne m’intéresse pas.

Elle se mit à rire et alla se placer devant l’appareil Doppler. Il la dépouilla vivement de son voile. Dessous, elle ne portait rien qu’une pellicule thermique, d’un vert pâle très seyant contre sa peau écarlate ; elle la couvrait des seins aux cuisses et la protégeait contre les vents hivernaux de Stockholm. Elle modifia le réglage de l’appareil et la pellicule disparut. Elle garda ses sandales.

D’un mouvement souple, elle s’assit par terre devant lui, jambes croisées, et se mit à tripoter les réglages de ses projections murales ; les images tourbillonnaient et se fondaient tandis qu’elle cherchait au hasard. Il y eut un moment de silence embarrassé. Watchman se sentait mal à l’aise ; il connaissait Lilith depuis cinq ans, pratiquement depuis qu’elle était née, et ils étaient aussi bons amis que des androïdes pouvaient l’être. Pourtant, il ne s’était encore jamais trouvé seul avec elle. Ce n’était pas sa nudité qui le gênait ; pour lui, la nudité ne signifiait rien. C’était simplement, pensa-t-il, l’intimité de la réunion. Comme si nous étions amants. Comme s’il y avait quelque chose de… sexuels… entre nous. Il sourit, prêt à lui faire part de cette sensation incongrue. Mais avant qu’il ait pu s’exprimer, elle dit :

— Une idée vient juste de me frapper. À propos de Krug. À propos de son impatience à finir la tour. Et s’il était en train de mourir, Thor ?

— En train de mourir ? Ahurissement ; il n’avait jamais pensé à cela.

— D’une maladie terrible, quelque chose qu’on ne puisse pas guérir tectogénétiquement. Je ne sais pas moi, une nouvelle espèce de cancer, peut-être. Mais supposez qu’il vienne d’apprendre qu’il n’a plus qu’un an ou deux à vivre, ça expliquerait qu’il essaye si désespérément d’envoyer ses signaux stellaires avant sa mort.

— Il a l’air en bonne santé, dit Watchman.

— Il pourrit peut-être de l’intérieur. Les premiers symptômes en seraient son comportement irrationnel, cette obsession à bondir de lieu en lieu, d’accélérer les programmes de travaux, de bousculer les gens pour qu’ils réagissent plus vite…

— Non, que Krug nous préserve !

— Que Krug soit préservé.

— Je ne peux pas y croire, Lilith. Où avez-vous pris cette idée ? Manuel vous a dit quelque chose ?

— Intuition pure. J’essaye d’expliquer l’étrange comportement de Krug, c’est tout. S’il était vraiment en train de mourir, cela expliquerait…

— Krug ne peut pas mourir.

— Non ?

— Vous savez bien ce que je veux dire. Il ne le doit pas. Il est encore jeune. Il peut encore compter sur au moins un siècle de vie. Et au cours de ce siècle, il lui reste tant de choses à faire.

— Pour nous, vous voulez dire ?

— Bien entendu, dit Watchman.

— Mais la tour le ronge intérieurement. Elle le consume. Supposez qu’il meure, Thor ? Sans avoir prononcé les paroles… sans avoir pris position en notre faveur…

— Alors, nous aurions perdu beaucoup d’énergie en prières. Et le P.E.A. nous rirait au nez.

— Ne devrions-nous pas faire quelque chose ?

Il pressa légèrement ses pouces contre ses paupières.

— Nous ne pouvons pas élever nos plans sur une fantaisie, Lilith. Pour autant que nous le sachions, Krug n’est pas en train de mourir, et il est probable qu’il ne mourra pas de longtemps.

— Et s’il meurt quand même ?

— Où voulez-vous en venir ?

Elle dit :

— Nous pourrions dès maintenant commencer notre action.

— Quelle action ?

— Ce dont nous avions parlé quand vous m’avez poussée à coucher avec Manuel. Nous servir de Manuel pour obtenir le soutien de Krug à notre cause.

— Ce n’était qu’une idée en l’air, dit Watchman. Je doute que ce soit philosophiquement justifié de manipuler Krug de cette façon. Si notre foi est sincère, nous devons attendre Sa grâce et Sa miséricorde, sans intriguer…

— Assez, Thor ! Je vais à la chapelle, vous allez à la chapelle, nous allons tous à la chapelle, mais nous vivons aussi dans un monde réel, et dans le monde réel il faut tenir compte des facteurs réels. Comme la possibilité de la mort prématurée de Krug.

— C’est que… Il frissonna de nervosité. Elle parlait en pragmatiste ; on aurait presque cru entendre un organisateur du P.E.A. Il vit la logique de sa position. Toute sa foi, à lui, reposait sur l’espoir d’un miracle ; mais s’il n’y avait pas de miracle ? S’ils avaient l’occasion de favoriser la manifestation du miracle, devaient-ils la saisir ? Et pourtant… et pourtant…

Elle dit :

— Manuel est engagé. Prêt à défendre ouvertement notre cause. Vous savez comme il est malléable ; en deux ou trois semaines, je pourrais le transformer en ardent propagandiste. D’abord, je l’emmènerais à Gamma Ville…

— Déguisé, j’espère.

— Bien entendu. Nous y passerions une nuit. Je lui frotterais le nez dedans. Puis… vous vous souvenez, Thor, nous avions parlé de lui faire visiter une chapelle…

— Oui. Oui. Watchman tremblait.

— Nous en visiterions une. Je lui expliquerais toute notre foi. Et enfin, je lui demanderais carrément de parler pour nous à son père. Il le ferait, Thor, il le ferait. Et Krug l’écouterait. Krug céderait et prononcerait les paroles attendues. Pour faire plaisir à Manuel.

Watchman se leva. Il se mit à marcher de long en large.

— Mais cela semble presque blasphématoire. Nous sommes censés attendre que la grâce de Krug descende sur nous, quand il plaira à Krug. Nous servir ainsi de Manuel, tenter d’influencer et de forcer la volonté de Krug…

— Et si Krug est en train de mourir ? demanda Lilith. S’il n’a plus que quelques mois à vivre ? Et s’il vient un temps où Krug ne sera plus ? Et que nous soyons encore esclaves ?

Les paroles de Lilith se répercutèrent sur les murs, déchirant Watchman :

Krug ne sera plus

Krug ne sera plus

Krug ne sera plus

Krug ne sera plus

— Nous devons distinguer, dit-il d’une voix mal assurée, entre l’être physique qui s’appelle Krug, pour qui nous travaillons, et la présence éternelle de Krug le Créateur, Krug le Libérateur qui…

— Pas maintenant, Thor. Dites-moi seulement ce que je dois faire ? Emmener Manuel à Gamma Ville ?

— Oui. Oui. Mais n’allez pas trop vite. Ne lui révélez qu’une seule chose à la fois. Et si vous avez des doutes, n’hésitez pas à me consulter. Vous pouvez vraiment manœuvrer Manuel ?

— Il m’adore, dit tranquillement Lilith.

— Pour votre corps ?

— C’est un beau corps, Thor. Mais il y a quelque chose de plus. Il désire inconsciemment être dominé par un androïde. C’est le sens de la culpabilité de la seconde génération. Je l’ai séduit par le sexe, et je le retiens par la puissance de la Cuve.

— Le sexe, dit Watchman. Séduit par le sexe. Comment ? Il a une femme. Jolie, dit-on, bien que je ne sois pas capable d’en juger. S’il a une jolie femme, pourquoi a-t-il besoin ?…

Lilith se mit à rire.

— J’ai dit quelque chose de drôle ?

— Vous ne comprenez vraiment rien aux humains, Thor. Le célèbre alpha Watchman totalement perplexe ! Ses yeux pétillaient de malice. Elle se leva d’un bond. Thor, savez-vous quelque chose sur le sexe ? Par expérience, je veux dire ?

— Si j’ai déjà eu des rapports sexuels ? C’est ça que vous voulez savoir ?

— C’est ça que je veux savoir, dit Lilith.

Le tour qu’avait pris la conversation le déroutait. Qu’est-ce que sa vie privée avait à voir avec l’organisation de la stratégie révolutionnaire ?

— Non, dit-il. Jamais. Le devrais-je ? Qu’est-ce que j’en tirerais, à part des ennuis ?

— Du plaisir, suggéra-t-elle. Krug nous a créés avec des systèmes nerveux fonctionnels. Le sexe est un amusement. Le sexe m’excite ; il devrait vous exciter aussi. Pourquoi n’avez-vous jamais essayé ?

— Je ne connais aucun alpha mâle qui ait essayé. Ou même qui y pense.

— Les femmes alphas, si.

— Ce n’est pas la même chose. Vous avez davantage d’occasions. Tous les mâles humains vous courent après. Mais les femelles humaines ne courent guère après les androïdes, à part quelques névrosées. Et vous, vous pouvez avoir des rapports sexuels avec des humains sans aucun risque. Mais moi, je ne vais pas aller me compromettre avec une femelle humaine, pas alors que n’importe quel homme pensant que j’empiète sur ses droits peut me détruire à vue.

— Et des rapports entre androïde et androïde ?

— Pour quoi faire ? Des enfants ?

— Les rapports sexuels et la reproduction sont des fonctions bien distinctes, Thor. Les gens ont des rapports sans avoir d’enfants, et des enfants sans avoir de rapports, ça arrive tout le temps. Le sexe est une force sociale. Un sport, un jeu. Un genre de magnétisme, passant d’un corps à l’autre. C’est ce qui me donne mon pouvoir sur Manuel. Brusquement, sa voix changea, perdit son ton didactique, se fit plus douce. Vous voulez que je vous montre ce que c’est ? Déshabillez-vous.

Il rit nerveusement.

— Vous parlez sérieusement ? Vous voulez faire l’amour avec moi ?

— Pourquoi pas ? Vous avez peur ?

— Ne dites pas de sottises. Mais je ne m’attendais pas… Je veux dire… ça semble tellement incongru, deux androïdes qui couchent ensemble, Lilith…

— Parce que nous sommes des objets en plastique ? dit-elle froidement.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. De toute évidence, nous sommes chair et sang !

— Mais il y a certaines choses que nous ne devons pas faire, parce que nous sortons de la Cuve. Certaines fonctions corporelles qui sont réservées aux Enfants de la Matrice, hein ?

— Vous déformez ma position.

— Je le sais. Je veux faire votre éducation, Thor. Vous voilà en train d’essayer de manipuler les destinées d’une société tout entière, et vous ignorez les motivations humaines de base. Allez, déshabillez-vous. Vous n’avez jamais ressenti de désir pour une femme ?

— Je ne sais pas ce qu’est le désir, Lilith.

— Vraiment ?

— Vraiment.

Elle secoua la tête.

— Et vous pensez que nous devrions être les égaux des humains ? Vous voulez voter, avoir des alphas au Congrès, avoir des droits civiques ? Mais vous vivez comme un robot. Comme une machine. Vous constituez un argument vivant pour qu’on maintienne les androïdes dans l’esclavage. Vous ignorez l’un des secteurs vitaux les plus importants, et vous vous dites que ces choses-là ne sont que pour les humains ; les androïdes n’ont pas à s’en soucier. Dangereuse tournure d’esprit, Thor ! Nous sommes humains. Nous avons un corps. Pourquoi Krug nous aurait-il donné des organes génitaux s’il ne voulait pas que nous nous en servions ?

— Je suis d’accord avec tout ce que vous dites. Mais…

— Mais quoi ?

— Mais pour moi le sexe est sans intérêt. Je sais que c’est un sacré argument contre notre cause. Mais je ne suis pas le seul alpha à penser ainsi. Nous n’en parlons pas beaucoup, mais… (Il détourna les yeux.) Peut-être que les humains ont raison. Peut-être que nous sommes une race inférieure, totalement artificielle, juste des robots intelligents faits de chair et…

— Faux. Levez-vous, Thor. Venez ici !

Il s’avança vers elle. Elle lui prit les mains et les posa sur ses seins nus.

— Pressez-les, dit-elle. Doucement. Caressez les mamelons. Voyez comme ils se durcissent, comme ils se dressent ? C’est signe que je réagis à votre toucher. C’est ainsi que se montre le désir chez une femme. Qu’est-ce que vous ressentez quand vous touchez mes seins, Thor ?

— C’est lisse. La peau est fraîche.

— Qu’est-ce que vous ressentez à l’intérieur ?

— Je ne sais pas.

— Accélération du pouls ? Tension ? Le ventre qui se noue ? Là. Caressez mes hanches. Mes fesses. Faites glisser votre main de haut en bas. Alors, Thor ?

— Je ne suis pas sûr. C’est si nouveau pour moi, Lilith.

— Déshabillez-vous, dit-elle.

— Mais comme ça, ça semble tellement mécanique. Froid. Est-ce qu’on ne se fait pas généralement la cour avant le sexe, avec des lumières tamisées, des chuchotements, de la musique douce et de la poésie ?

— Ah ! mais alors, vous savez quand même quelque chose.

— Quelques petites choses. J’ai lu des livres. Je connais les rituels. Les accessoires.

— Essayons un peu les accessoires. Là : j’ai baissé la lumière. Prenez un flotteur, Thor. Non, pas un brouilleur, – pas la première fois. Un flotteur. Parfait. Maintenant, un peu de musique. Déshabillez-vous.

— Vous ne parlerez de cela à personne ?

— Comme vous êtes bête ! À qui en parlerais-je ? À Manuel ? Chéri, lui dirais-je, chéri, je t’ai trompé avec Thor Watchman ! Elle se mit à rire avec insouciance. Ce sera un secret entre nous. Appelez ça une leçon d’humanisation, si vous voulez. Les humains ont des rapports sexuels, et vous voulez devenir plus humain, non ? Je vais vous initier au sexe. Elle eut un sourire malicieux. Elle tira sur ses vêtements.

La curiosité s’empara de Watchman. L’influence du flotteur commençait à se faire sentir, qui le mettait dans un état d’euphorie. Lilith avait raison : l’asexualité des alphas était un paradoxe chez des gens qui clamaient avec tant de véhémence qu’ils étaient humains. Mais l’asexualité était-elle aussi générale qu’il le croyait chez les alphas ? Peut-être qu’absorbé par les multiples tâches que Krug lui avait confiées, il avait tout simplement négligé de laisser ses émotions s’épanouir ? Il pensa à Siegfried Fileclerk, pleurant dans la neige près de Cassandra Nucléus, et il se posa des questions.

Ses vêtements tombèrent. Lilith l’attira dans ses bras.

Elle frottait doucement son corps contre le sien. Il sentait ses cuisses sur ses cuisses, le tambour tendu de son ventre contre le sien, les mamelons durs de ses seins contre son torse. Il s’analysa pour déterminer s’il réagissait. Ses découvertes le laissèrent incertain, bien qu’il ne pût nier que les sensations tactiles du contact des corps fussent agréables. Lilith avait fermé les yeux. Ses lèvres étaient entrouvertes. Elles cherchaient celles de Thor. Sa langue se glissa dans sa bouche. Il promena ses paumes le long du dos de Lilith et, impulsivement, enfonça ses doigts dans les globes de ses fesses. Elle se raidit et se pressa plus étroitement contre lui, et le frottement de son corps contre celui de Thor s’accéléra. Ils continuèrent quelques minutes. Puis elle se détendit et se dégagea.

— Alors ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Ça m’a plu, dit-il, plein de bonne volonté.

— Mais est-ce que ça vous a excité ?

— Je crois.

— On ne le dirait pas.

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Ça se verrait, dit-elle en souriant.

Il se sentait incroyablement nigaud et maladroit ; se sentait coupé de sa propre identité, incapable de la retrouver ou même de voir le Thor Watchman qu’il connaissait et comprenait. Depuis toujours, presque depuis l’instant où il était sorti de la Cuve, il s’était toujours considéré plus vieux, plus sage, plus compétent, plus sûr de lui que ses frères alphas : il s’était toujours considéré comme un homme qui connaissait le monde et la place qu’il y occupait. Mais maintenant ? En une demi-heure, Lilith l’avait réduit à une pauvre chose maladroite, naïve, bête… impuissante.

Elle porta les mains aux flancs de Watchman.

— Puisque votre organe n’est pas devenu rigide, dit-elle, il est évident que ça ne vous a pas tellement excité quand… Elle s’interrompit. Oh, tiens ! Maintenant, vous voyez ?

— C’est arrivé quand vous m’avez touché.

— Ce n’est pas tellement surprenant. Ainsi, ça vous plaît ? Oui. Oui. Elle déplaçait les doigts, très experte. Watchman dut reconnaître qu’il trouvait la sensation intéressante et que cet éveil soudain et stupéfiant de sa virilité entre les mains de Lilith était quelque chose de remarquable. Mais il continuait à demeurer à l’extérieur de lui-même, observateur lointain et détaché, pas plus engagé que s’il assistait à quelque conférence sur les habitudes d’accouplement des protéotides centaurins.

De nouveau, elle se pressait contre lui. Son corps ondulait, frémissait, frissonnait, plein d’une tension à peine réprimée. Il referma ses bras sur elle, passa encore une fois ses paumes sur son corps.

Elle le fit étendre par terre.

Il était couché sur elle, se retenant sur les genoux et sur les coudes pour ne pas l’écraser de son poids. Lilith lui entourait le corps de ses jambes, les cuisses étroitement pressées contre ses hanches ; elle glissa la main entre leurs corps, saisit sa verge et la guida en elle. Elle se mit à bouger le pelvis de haut en bas. Il saisit bientôt le rythme et bougea rythmiquement avec elle.

Ainsi, c’est ça le sexe, pensa-t-il.

Il se demanda ce qu’une femme pouvait bien ressentir avec quelque chose de long et de dur qui bougeait ainsi en elle. De toute évidence, elles devaient aimer ça ; Lilith haletait et tremblait, de volupté, sans aucun doute. Mais l’idée le frappa que c’était une chose bizarre pour la désirer si fort. Et est-ce que de bouger comme ça dans une femme était tellement excitant, après tout ? Est-ce de cela que parlait la poésie ? Était-ce pour ça que les hommes s’étaient battus en duel et avaient renoncé à des royaumes ?

Au bout d’un moment, il dit :

— Comment saurons-nous quand ce sera fini ?

Elle ouvrit les yeux. Il fut incapable de dire s’ils étaient furieux ou moqueurs.

— Vous le saurez, dit-elle. Continuez.

Il continua.

Les mouvements de Lilith se firent plus violents. Son visage se crispa, se déforma, devint presque laid ; une sorte de tempête intérieure s’était déchaînée en elle. Tous les muscles de son corps palpitaient. À l’endroit où il était rivé à elle, il la sentait le serrer de spasmes convulsifs.

Soudain, il ressentit lui-même un spasme, et cessa d’observer les effets que leur union avait sur elle. Il ferma les yeux. Il haleta. Son cœur se mit à battre à grands coups frénétiques ; sa peau était en feu. Il resserra son étreinte et enfouit son visage dans le creux de son cou. Une série de décharges le secoua.

Elle avait raison : il était facile de savoir quand c’était fini.

Comme l’extase disparaissait vite ! Maintenant, il avait peine à se souvenir des sensations puissantes éprouvées soixante secondes plus tôt. Il se sentit dupé, comme si on lui avait promis un festin et qu’on ne lui eût donné que des nourritures immatérielles. Était-ce tout ? Comme les vagues reculant après une brève marée ? Et des cendres sur la plage. Et des cendres sur la plage. Ce n’est rien du tout, pensa Thor Watchman. C’est une duperie.

Il se détacha d’elle.

Elle restait étendue, pantelante, les yeux clos, la bouche entrouverte ; elle était couverte de sueur et avait l’air épuisée. Il lui sembla qu’il n’avait encore jamais vu cette femme. Un moment après qu’il se fut éloigné, elle ouvrit les yeux. Elle s’appuya sur un coude et lui sourit, un peu timidement, peut-être.

— Hello ! dit-elle.

— Hello ! Il détourna les yeux.

— Comment vous sentez-vous ?

Watchman haussa les épaules. Il chercha les mots précis, et ne trouva rien. Découragé, il dit :

— Fatigué, surtout. Vide. C’est normal ? Je me sens… vide.

— C’est normal. Après le coït, tous les animaux sont tristes. C’est un vieux proverbe latin. Vous êtes un animal, Thor, ne l’oubliez pas.

— Un animal bien las. Des cendres sur la plage froide. La marée était très basse. Est-ce que vous avez joui, Lilith ?

— Vous ne vous en êtes pas aperçu ? Non, bien sûr. J’ai joui. Intensément.

Il posa légèrement sa main sur la cuisse de Lilith.

— Je suis content. Mais je suis toujours perplexe.

— À quel sujet ?

— Pour tout ça. La façon de faire, l’enchaînement des événements. Entrer. Sortir. Suer. Gémir. Le chatouillement dans les reins, et puis, c’est fini. Je…

— Non, dit-elle. N’intellectualisez pas. N’analysez pas. Vous devez en avoir trop attendu. C’est seulement un divertissement, Thor. C’est ce que font les gens pour être heureux ensemble. C’est tout. C’est tout. Ce n’est pas une expérience cosmique.

— Pardonnez-moi. Je ne suis qu’un androïde imbécile qui ne…

— Non. Vous êtes une personne, Thor.

Il réalisa qu’il faisait du mal à Lilith en refusant de se sentir subjugué par leur accouplement. Il se faisait du mal à lui-même. Il se leva lentement. Il se sentait abattu. Il avait l’impression d’être un vase vide abandonné dans la neige. Il avait connu un éclair de joie, oui, juste au moment de la décharge ; mais est-ce que cet instant d’extase valait qu’on le recherche s’il était toujours suivi de cette affreuse tristesse ?

Elle avait fait ça pour son bien. Elle voulait le rendre plus humain.

Il la souleva, la pressa un instant contre lui, l’embrassa rapidement sur la joue, prit un de ses seins dans sa main. Il dit :

— Nous recommencerons une autre fois, n’est-ce pas ?

— Quand vous voudrez.

— Ça m’a paru très étrange pour la première fois. Mais je ferai des progrès. J’en suis sûr.

— Bien sûr, Thor. C’est toujours étrange la première fois.

— Maintenant, je ferais bien de partir.

— S’il le faut.

— Il vaut mieux. Mais je vous reverrai bientôt.

— Oui. Elle lui toucha le bras. Et dans l’intervalle, je commencerai à agir conformément à ce que nous avons décidé. J’emmènerai Manuel à Gamma Ville.

— Parfait.

— Krug soit avec vous, Thor.

— Krug soit avec vous.

Il commença à s’habiller.

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