— New York, dit Krug. Le bureau supérieur. Lui et Spaulding entrèrent dans la cabine de transmat. S’élevant du sol de la cabine, le champ vert chatoyant du transmat formait comme un rideau divisant en deux la cabine de voyage. Cachés, les générateurs du transmat étaient directement reliés au générateur principal, tournant sans arrêt autour de ses pôles quelque part sous l’Atlantique, condensant l’énergie thêta qui était l’essence des déplacements par transmat. Krug ne se donna pas la peine de vérifier les coordonnées composées par Spaulding. Il avait toute confiance en ses collaborateurs. Une minimale distorsion d’abscisse, et les atomes de Siméon Krug se verraient dispersés au vent, sans espoir de réunification, mais il entra sans hésitation dans la pulsion verte du champ.
Aucune sensation. Krug fut désintégré ; un flot ininterrompu de sub-particules se trouva projeté à des milliers de kilomètres, dans un récepteur syntonisé ; et Krug fut reconstitué. Le champ transmat désintégrait le corps d’un homme en particules sub-atomiques à une vitesse telle qu’aucun neurone n’avait le temps d’enregistrer la moindre douleur ; et le retour à la vie se produisait à une vitesse tout aussi stupéfiante. Sain et sauf, Krug émergea de la cabine de transmat directement dans son bureau, Spaulding toujours à ses côtés.
— Occupez-vous de Cannelle, dit Krug. Elle arrivera en bas. Distrayez-la. Je ne veux pas être dérangé pendant au moins une heure.
Exit Spaulding. Krug ferma les yeux.
La chute du bloc l’avait profondément affecté. Ce n’était pas le premier accident depuis le début de la construction ; ce ne serait sans doute pas le dernier. Aujourd’hui, des vies s’étaient éteintes, des vies d’androïdes, mais des vies tout de même. Pertes de vie, pertes d’énergie, pertes de temps, tout cela provoquait sa fureur. Comment la construction pourrait-elle progresser si les blocs tombaient ? Et s’il n’y avait pas de tour, comment pourraient-il diffuser à travers les cieux la nouvelle que l’homme existait, et qu’il comptait dans l’univers ? Comment pourrait-il poser les questions qui devaient être posées ?
Krug souffrait. Krug se sentit presque désespéré à l’idée de l’immensité de la tâche qu’il s’était imposée.
Dans les moments de fatigue ou de tension, il avait l’impression presque morbide que son corps était une prison étouffant son âme. Les plis de graisse de son ventre, l’îlot de raideur perpétuelle à la base de sa nuque, le léger tremblement de sa paupière supérieure gauche, la pression légère mais constante dans la vessie, l’irritation de la gorge, les poches d’eau dans les rotules, tous rappels de sa mortalité qui résonnaient en lui comme un carillon. Son corps lui semblait souvent absurde, simple sac de chairs, d’os, de sang, de matières fécales, sac de ficelles et de cordes et de chiffons cédant sous les assauts du temps, se détériorant d’année en année, et même d’heure en heure. Qu’y avait-il de noble en un tel amas de protoplasme ? L’absurdité des ongles ! L’idiotie des narines ! La bêtise des coudes ! Pourtant, sous l’armure du crâne tictaquait le cerveau vigilant, comme une bombe enterrée dans la boue. Krug méprisait sa chair, mais ne ressentait que respect pour son cerveau, et pour le cerveau humain en général. La véritable essence de Krug se trouvait dans cette masse molle de convolutions grises, et pas ailleurs, pas dans les tripes, pas dans les flancs, pas dans la poitrine, mais dans l’esprit. Le corps pourrissait sur son propriétaire ; mais l’esprit qu’il contenait s’envolait jusqu’aux galaxies les plus lointaines.
— Massage, dit Krug.
Le timbre et le ton de son commandement firent sortir du mur une petite table vibrante. Trois androïdes femelles, constamment de service, entrèrent dans la pièce. Leurs corps souples étaient nus ; c’étaient des modèles gamma standards, qui, à part les mineures différences génétiques généralement programmées, auraient pu être des triplées. Elles avaient de petits seins hauts, le ventre plat, la taille fine, les hanches larges et les fesses rondes. Elles avaient des cheveux et des sourcils, mais étaient presque complètement dépourvues de poils, ce qui leur donnait un air étrangement asexué ; pourtant, le sillon du sexe se creusait entre leurs jambes, et Krug, si ses goûts l’y avaient incliné, aurait pu écarter leurs jambes et trouver entre elles une approximation raisonnable de la passion. Ses goûts ne l’y avaient jamais porté. Mais Krug avait délibérément inclus un élément de sexualité dans ses androïdes. Il leur avait donné des organes génitaux fonctionnels, encore que stériles, comme il leur avait donné des nombrils bien formés, quoique inutiles. Il voulait que ses créatures aient l’air humain (à part les modifications indispensables) et puissent accomplir des tâches humaines. Il avait choisi de créer des humains synthétiques, non de simples machines.
Les trois gammas le déshabillèrent avec dextérité et lui pétrirent les muscles de leurs doigts experts. Krug était à plat ventre ; infatigablement, elles massaient ses chairs et tonifiaient ses muscles. À travers le vide de son bureau, il fixait les images du mur en face de lui.
La pièce était meublée simplement, presque pauvrement : grand rectangle tout en longueur contenant un bureau, un récepteur d’informations, une petite sculpture noire, et un rideau sombre qui, à la moindre pression exercée sur un bouton de repolarisation, révélait le panorama de New York, tout en bas. L’éclairage, indirect et tamisé, faisait régner dans le bureau un éternel crépuscule. Pourtant, sur l’un des murs, flamboyaient des taches jaunes, d’une brillante luminescence :
C’était le message des étoiles.
L’observatoire de Vargas avait enregistré une série de faibles pulsions radio sur 9 100 mégacycles : deux pulsions, une pause, quatre pulsions, une pause, une pulsion, et ainsi de suite. La série s’était répétée un millier de fois en deux jours, puis s’était arrêtée. Un mois plus tard, elle avait repris, sur 1 421 mégacycles, la fréquence de 21 centimètres de l’oxygène, pendant encore un millier de fois. Un mois plus tard, elle avait repris, sur la moitié et le double de cette fréquence, mille fois sur chaque fréquence. Plus tard encore, il fut possible à Vargas de la repérer optiquement, transmise par un intense rayon laser d’une longueur d’onde de 5 000 angstrœms. La série était toujours la même : des groupes de brèves pulsions : 2…4…1…2…5…1…3…1. Chaque composante de la série était séparée de la suivante par un intervalle appréciable, et il y avait un intervalle beaucoup plus considérable entre chaque répétition de chaque groupe de pulsions. C’était un message, sans aucun doute. Pour Krug, la série 2-4-1-2-5-1-3-1 était devenue un nombre sacré, le premier symbole d’une nouvelle Kabbale. Non seulement la représentation graphique des signaux flamboyait sur le mur, mais, d’une simple pression de son doigt, il pouvait diffuser dans la pièce le signal étranger sur plusieurs fréquences audibles, et la statue de son bureau était construite de telle sorte qu’elle reproduisait les signaux en spots lumineux.
Le signal l’obsédait. À présent, tout son univers tournait autour des recherches nécessaires pour diffuser une réponse. La nuit, debout sous les étoiles, étourdi par la cascade de lumière, il contemplait les galaxies, pensant : « Je suis Krug, je suis Krug, je suis là, j’attends, recommencez à me parler ! »
Il refusait d’admettre la possibilité que le signal des étoiles pût être autre chose qu’une communication sciemment dirigée. Il consacrait tous ses moyens, considérables, à la tâche d’y répondre.
— Mais n’y a-t-il pas une chance que le « message » ne soit qu’un phénomène naturel ?
— Aucune. L’insistance avec laquelle on nous l’a transmis, sous une telle variété de formes, indique qu’il y a une conscience derrière. Quelqu’un essaie de nous dire quelque chose.
— Quels sens ont ces nombres ? Sont-ils un équivalent galactique de pi ?
— Nous ne leur trouvons aucun sens mathématique. Ils ne forment pas une progression arithmétique immédiatement intelligible. Les cryptographes nous ont fourni au moins cinquante interprétations, toutes également ingénieuses, ce qui les rend toutes également suspectes. Nous pensons que les nombres ont été choisis au hasard.
— À quoi sert un message qui n’a pas de contenu intelligible ?
— Le message se suffit à lui-même : c’est un cri poussé à travers la galaxie. Il nous dit : Écoutez, nous avons les techniques de transmissions, nous sommes capables de pensée rationnelle, nous recherchons le contact avec vous !
— En supposant que vous ayez raison, quel genre de réponse pensez-vous y faire ?
— J’ai l’intention de dire : Hello ! nous vous entendons, nous avons capté votre message, nous vous saluons, nous sommes intelligents, nous sommes des humains, nous souhaitons ne plus être seuls dans le cosmos.
— En quelle langue le leur direz-vous ?
— Dans le langage des nombres aléatoires. Et aussi, de nombres pas tellement aléatoires. Hello ! hello !, 3,14159, vous avez entendu ?, 3,14159, le rapport du diamètre à la circonférence !
— Et comment le leur direz-vous ? Au moyen du laser ? Des ondes radio ?
— Trop lent. Trop lent. Je n’ai pas le temps d’attendre que des radiations radiomagnétiques fassent l’aller-retour. Nous parlerons aux étoiles au moyen des ondes tachyon, et je parlerai de Siméon Krug au peuple des étoiles.
Krug tremblait sur la table. Les masseuses androïdes pinçaient et pétrissaient ses chairs, enfonçaient leurs phalanges dans ses muscles massifs. Essayaient-elles d’imprimer le nombre mystique dans ses os ? 2-4-1, 2-5-1, 3-1 ? Où était le 2 manquant ? Et même s’il avait été diffusé avec les autres, quel aurait été le sens de la série 2-4-1, 2-5-1, 2-3-1 ? Aucun sens. Le hasard. Le hasard. Bribes d’informations sans signification. Rien de plus que des nombres se succédant de façon abstraite, et pourtant ils transportaient le message le plus important que l’univers eût jamais reçu :
Nous sommes là
Nous sommes là
Nous sommes là.
Nous vous appelons.
Et Krug répondrait. Il frissonna de plaisir en pensant à sa tour terminée et aux ondes tachyon se déversant dans la galaxie. Krug répondrait, Krug le rapace, Krug l’homme d’affaires insensible, Krug le manant avide d’or, Krug l’industriel, Krug le gros paysan, Krug l’ignorant, Krug le grossier. Moi ! Moi ! Moi ! Krug ! Krug !
— Dehors ! aboya-t-il aux androïdes. Terminé !
Les filles détalèrent. Krug se leva, remit lentement ses vêtements, traversa la pièce pour passer la main sur les lumières jaunes.
— Messages ? dit-il. Des visiteurs ?
La tête et les épaules de Léon Spaulding apparurent entre ciel et terre, se détachant sur l’écran invisible d’un projecteur à vapeur de sodium.
— Le docteur Vargas est là, dit l’ectogène. Il attend dans le planétarium. Vous voulez le recevoir ?
— Naturellement. J’y vais. Et Cannelle ?
— Elle est rentrée en Uganda, dans la maison du lac. C’est là qu’elle vous attendra.
— Et mon fils ?
— Il inspecte l’usine de Duluth. Vous avez des instructions à lui donner ?
— Non, dit Krug. Il sait ce qu’il a à faire. Maintenant, je vais voir Vargas.
L’image de Spaulding disparut. Krug entra dans l’ascenseur et s’éleva rapidement vers le dôme du planétarium, situé tout en haut du bâtiment. Sous son toit de cuivre, la mince silhouette de Niccolo Vargas se promenait de long en large. À sa gauche, une vitrine contenant huit kilos de protéotides d’Alpha du Centaure V ; à sa droite, un cryostat trapu, dans les profondeurs glacées duquel on voyait vaguement vingt litres de fluide tirés de la mer de méthane de Pluton.
Vargas était un petit homme passionné, au teint clair, pour qui Krug ressentait un respect confinant à la crainte : un homme qui avait passé tous les jours de sa vie d’adulte à rechercher la civilisation dans les étoiles, et qui avait maîtrisé tous les aspects du problème des communications interstellaires. La spécialité de Vargas avait laissé son empreinte sur son visage : quinze ans plus tôt, s’étant imprudemment exposé au rayon d’un télescope à électrons dans un moment d’excitation intolérable, Vargas s’était brûlé le côté gauche du visage, au-delà de tout espoir de réparation tectogénique. On avait fait repousser son œil perdu, mais on n’avait pas pu faire grand-chose contre la décalcification des os sous-jacents, à part les étayer d’un bourrage de béryllium, de sorte que, à présent, une partie du crâne et de la joue de Vargas avait un aspect à la fois effondré et ratatiné. De telles difformités étaient rares à une époque où la chirurgie esthétique se pratiquait couramment ; mais Vargas ne désirait apparemment pas se soumettre à d’autres opérations de réfection faciale.
Vargas eut son habituel sourire torve quand Krug entra.
— La tour est magnifique ! dit-il.
— Elle le sera, corrigea Krug.
— Non, non. Elle est déjà magnifique. Quel torse admirable ! Quelle sveltesse, Krug ! Quelle masse, quel élan vers le ciel ! Savez-vous ce que vous construisez là, mon ami ? La première cathédrale de l’âge galactique. Dans les millénaires à venir, bien longtemps après que la tour aura cessé de fonctionner en tant que centre de communications, des hommes viendront la voir, ils s’agenouilleront, ils baiseront son épiderme si lisse, et vous béniront pour l’avoir construite. Et pas seulement des hommes.
— Cette idée me plaît, dit Krug. Une cathédrale ! Je n’y avais jamais pensé. (Il aperçut le cube informatif que Vargas tenait dans sa main.) Qu’est-ce que vous avez là ?
— Un cadeau pour vous.
— Un cadeau ?
— Nous avons suivi les signaux jusqu’à leur source, dit Vargas. J’ai pensé que vous aimeriez voir leur étoile mère.
Krug bondit.
— Pourquoi avez-vous tant attendu pour m’apprendre ça ? Pourquoi n’avez-vous rien dit à la tour ?
— La tour, c’est votre fierté. Cela, c’est la mienne. Dois-je mettre le cube en route ?
Krug montra avec impatience l’appareil récepteur. Vargas y inséra prestement le cube et activa la sonde. Des faisceaux bleuâtres de lumière interrogeante percèrent la dentelle de cristal, dénichant les bribes d’informations qu’elle contenait.
Les étoiles fleurirent au plafond du planétarium.
Krug était dans la galaxie comme chez lui. Ses yeux reconnurent les repères familiers : Sirius, Canopus, Véga, Capella, Arcturus, Bételgeuse, Altaïr, Fomalhaut, Deneb, les phares les plus brillants du ciel, disséminés sur le dôme au-dessus de sa tête. Il chercha les étoiles proches, situées dans un rayon de douze années-lumière, et que les sondes stellaires de l’homme avaient atteintes au cours de sa vie : Epsilon de l’Oiseau Indien, Ross 154, Lalande 21185, l’Étoile de Barnard, Wolf 359, Procyon, 61 du Cygne. Il regarda vers le Taureau et vit la rouge Aldébaran briller en face, avec les Hyades groupées en arrière-plan et les Pléiades brûlant dans leur épais linceul. Au plafond, les configurations ne cessaient de se modifier, à mesure que croissaient les distances. Krug sentait comme un tonnerre dans sa poitrine. Vargas n’avait rien dit depuis que le planétarium s’était animé.
— Eh bien ? demanda enfin Krug. Qu’est-ce que je suis censé voir ?
— Regardez vers le Verseau, dit Vargas.
Krug parcourut le nord du regard. Il suivit la route familière : Persée, Cassiopée, Andromède, Pégase, le Verseau. Oui, il était là, l’ancien Porteur d’eau, entre les Poissons et le Bélier. Krug s’efforça de se rappeler le nom de quelques étoiles majeures de la constellation du Verseau, mais n’en trouva aucun.
— Alors ? demanda-t-il.
— Regardez. L’image va devenir plus nette.
Krug se raidit tandis que les cieux se ruaient vers lui. Il ne distinguait plus les formes des constellations ; le ciel dégringolait et tout ordre était aboli. Quand le mouvement cessa, il se retrouva en face d’un segment de la sphère galactique, agrandi à la dimension du dôme tout entier. Juste au-dessus de lui, il voyait l’image d’un anneau de feu, noyau sombre entouré d’un halo irrégulier de gaz lumineux. Un point de lumière brillait juste au centre.
Vargas dit :
— C’est la nébuleuse planétaire NGC 7293, dans le Verseau.
— Et ?
— C’est la source de nos signaux.
— Quel pourcentage d’erreur ?
— Nul, dit l’astronome. Nous avons des observations sur la parallaxe, toute une série de triangulations optiques et spectrales, plusieurs occultations qui confirment, et bien d’autres choses. Dès le début, nous avons soupçonné que NGC 7293 était la source de nos signaux, mais nous n’avons fini que ce matin l’analyse de nos informations. Maintenant, nous en sommes sûrs.
La gorge sèche, Krug demanda :
— Quelle distance ?
— Environ 300 années-lumière.
— Pas mal, pas mal. Au-delà du rayon d’action de nos sondes, au-delà de la portée des ondes radio. Mais pas de problème pour les ondes tachyon. Ma tour est justifiée.
— Et nous pouvons conserver l’espoir de communiquer avec les auteurs des signaux, dit Vargas. Nous craignions tous que les signaux ne viennent d’un endroit comme Andromède, que les messages aient commencé leur voyage vers nous il y a un million d’années-lumière ou plus…
— Maintenant, cette éventualité est éliminée.
— Oui. Eliminée.
— Parlez-moi donc de cet endroit, dit Krug. Une nébuleuse planétaire, qu’est-ce que c’est ? Comment une nébuleuse peut-elle être une planète ?
— Ce n’est ni une planète ni une nébuleuse, dit Vargas en se remettant à marcher de long en large. C’est un corps céleste rare. Extraordinaire. (Il tapota la vitrine de protéotides du Centaure. Les créatures, quasi vivantes, irritées, se mirent à couler et se tordre.) Cet anneau que vous voyez est une coquille, une bulle de gaz entourant une étoile du type O. Les étoiles de cette classe sont des géantes bleues, chaudes, instables, ne restant que quelques millions d’années sur la même bande du spectre. Tard dans leur cycle d’évolution, certaines se voient soumises à des bouleversements catastrophiques, semblables à ceux des novae ; elles font exploser les couches extérieures de leur structure, formant une enveloppe gazeuse de grandes dimensions. Le diamètre de la nébuleuse planétaire que vous voyez là est d’environ 1,3 année-lumière, et il s’accroît à une vitesse d’environ quinze kilomètres-seconde. Je précise que la brillance inhabituelle de l’enveloppe est due à un effet de fluorescence ; l’étoile centrale produit de grandes quantités de radiations ultra-violettes, absorbées par l’hydrogène de l’enveloppe, provoquant…
— Une minute, dit Krug. Vous dites bien que ce système stellaire est passé par des transformations semblables à celles d’une nova, que l’explosion est si récente que l’enveloppe n’a que 1,3 année-lumière de diamètre bien qu’elle s’accroisse de quinze kilomètres par seconde et que le soleil central diffuse tant de radiations que l’enveloppe est fluorescente ?
— Oui.
— Et vous voulez me faire croire que la race intelligente qui nous envoie les messages vit dans cette fournaise ?
— Il n’y a absolument aucun doute que les signaux viennent de NGC 7293, dit Vargas.
— Impossible ! rugit Krug. Impossible ! (Il frappait ses poings sur ses hanches.) Une géante bleue – et qui a à peine deux millions d’années, en plus. Comment la vie aurait-elle pu y évoluer, sans parler d’une race intelligente ? Puis, une sorte d’explosion solaire. Comment quoi que ce soit aurait-il pu survivre ? Et les radiations ? Allez, dites-le-moi ! Si vous vouliez que je conçoive un système où la vie serait impossible, je vous inventerais quelque chose comme cette saloperie de nébuleuse planétaire ! Mais alors, les signaux ? Ils viennent d’où ?
— Nous avons considéré tous ces facteurs, dit doucement Vargas.
Frémissant, Krug demanda :
— Ainsi, les signaux ont une origine naturelle ? Ce sont des impulsions radiées par les atomes mêmes de votre saleté de nébuleuse ?
— Nous continuons à croire qu’ils ont une origine intelligente.
Krug resta sidéré de ce paradoxe. Il battit en retraite, couvert de sueur, confus. Il n’était qu’un astronome amateur ; il avait beaucoup lu, s’était bourré de bandes techniques et de drogues favorisant la connaissance, il savait reconnaître une géante rouge d’une naine blanche, il savait dessiner le diagramme d’Hertzsprung-Russel ; regardant le ciel, il pouvait montrer Alpha Crucis et Spica, mais ce n’étaient là que des informations externes, décorant les murs extérieurs de son âme. Au milieu de ces connaissances, il n’était pas chez lui comme l’était Vargas ; il lui manquait l’assimilation interne et complète de toutes les connaissances ; il pouvait difficilement dépasser les limites de l’information pure. D’où son respect presque sacré de Vargas. D’où, maintenant, son malaise.
— Continuez, grommela Krug. Dites-moi ce qui s’est passé. Et comment.
Vargas reprit :
— Il existe plusieurs possibilités. Toutes ne sont que des spéculations, des hypothèses, vous comprenez ? La première et la plus simple, c’est que les intelligences qui émettent les signaux ne sont arrivées sur NGC 7293 qu’après l’explosion, quand tout avait repris son calme. Disons, au cours de ces derniers 10 000 ans. Des colons venus d’une partie plus lointaine de la galaxie – explorateurs, réfugiés, exilés, n’importe, mais récemment établis sur ce monde.
— Et les radiations ? dit Krug. Même après que tout eut repris son calme, ce soleil bleu et meurtrier devait encore diffuser des radiations.
— Elles devaient convenir à ces intelligences. Nos processus vitaux ont besoin du soleil pour se produire ; pourquoi ne pas imaginer une race buvant l’énergie solaire un peu plus haut dans le spectre ?
Krug secoua la tête.
— O.K., inventez des races, et moi, je jouerai l’avocat du diable. Ils boivent des radiations, dites-vous. Et les effets génétiques ? Quelle civilisation stable pourraient-ils édifier avec un taux de mutations aussi élevé ?
— Une race adaptée à de hauts niveaux de radiations aurait sans doute une structure génétique moins vulnérable que la nôtre aux bombardements radioactifs. Elle absorberait sans muter toutes sortes de particules radioactives.
— Peut-être. Mais peut-être pas. Après un moment, Krug reprit : O.K., ainsi, ils sont venus d’ailleurs et se sont établis sur notre nébuleuse planétaire quand il n’y a plus eu aucun danger. Alors, pourquoi ne recevons-nous pas aussi des signaux d’ailleurs ? Où est leur système d’origine ? Ce sont des exilés, des colons – qui viennent d’où ?
— Peut-être que leur système d’origine est si éloigné que leurs signaux ne nous parviendront pas avant des milliers d’années, suggéra Vargas. Ou peut-être que le système d’origine n’envoie pas de signaux. Ou…
— Vous avez trop de réponses prêtes, grommela Krug. Cette idée me déplaît.
— Cela nous amène à l’autre possibilité, dit Vargas. À savoir, que l’espèce qui envoie les signaux est indigène de NGC 7293.
— Comment ? L’explosion…
— Peut-être que l’explosion ne les a pas dérangés. Peut-être que cette race s’épanouit dans la radioactivité. La mutation, c’est peut-être leur genre de vie habituel. Nous parlons d’étrangers, mon ami. S’ils nous sont totalement étrangers, nous ne pouvons comprendre leurs paramètres. Écoutez : spéculez avec moi. Nous nous trouvons en présence d’une planète issue d’une étoile bleue, une planète très éloignée de son soleil, mais néanmoins brûlée par une radioactivité fantastique. La mer y est un bouillon de produits chimiques en ébullition constante, la vie y apparaît un million d’années seulement après le refroidissement de la surface. Les choses vont vite dans un monde de ce genre. Encore un million d’années, et il y existe une vie multicellulaire complexe. Un million de plus pour les équivalents des mammifères. Et un million de plus pour une civilisation galactique. Changement, changement frénétique et incessant.
— Je voudrais vous croire, dit Krug d’un air sombre. Je le voudrais. Mais je n’y arrive pas.
— Des mangeurs de radiations, continua Vargas. Intelligents, très adaptables, acceptant la nécessité, et même reconnaissant les avantages d’un changement génétique violent et incessant. Leur étoile est en expansion : parfois, ils s’adaptent à l’augmentation de la radioactivité, ils trouvent le moyen de se protéger. Puis ils vivent dans une nébuleuse planétaire, entourés d’un ciel fluorescent. D’une façon ou d’une autre, ils détectent l’existence du reste de la galaxie. Ils nous envoient des messages. O.K. ?
Krug, dans son angoisse, tendit vers Vargas ses deux mains, paumes en l’air :
— Je veux y croire !
— Alors, croyez. Moi, je crois.
— Ce n’est qu’une théorie. Une théorie démentielle.
— Elle rend compte des informations que nous possédons, dit Vargas. Connaissez-vous le proverbe italien : Se non è vero, è ben trovato ? Même si ce n’est pas vrai, c’est bien inventé ? Cette hypothèse fera l’affaire jusqu’à ce que nous en trouvions une meilleure. Elle rend mieux compte des faits que l’hypothèse d’un phénomène naturel nous envoyant des signaux répétés sous plusieurs formes différentes.
Se détournant, Krug arrêta l’activateur, comme s’il ne pouvait pas supporter plus longtemps l’image du dôme, comme s’il sentait les radiations furieuses faire soulever en cloques la peau de son propre corps. Dans ses rêves, il avait imaginé des choses bien différentes. Il voyait une planète gravitant autour d’un soleil jaune, à quatre-vingts, quatre-vingt-dix années-lumière, quelque part, un soleil modéré très semblable à celui sous lequel il était né. Il avait rêvé d’un monde de lacs et de rivières et de gras pâturages, d’un monde à l’air frais, avec peut-être un peu d’ozone, un monde d’arbres aux feuillages roux, d’insectes verts et luisants, un monde d’êtres sveltes aux larges épaules et aux doigts nombreux, se promenant en devisant avec calme dans les vallées de leur paradis, sondant les mystères du cosmos, spéculant sur l’existence d’autres civilisations, et envoyant enfin leur message à l’univers. Il les avait vus ouvrir les bras aux visiteurs de la terre, et dire : « Frère, voyez les bienvenus, nous savions que vous viendriez. » Plus question de tout cela, maintenant. En esprit, Krug vit un démoniaque soleil bleu cracher tous les feux de l’enfer dans le vide de l’espace, il vit une planète grésillante et calcinée sur laquelle des monstres écailleux glissaient dans des lacs de mercure, sous un ciel maussade de flammes blanches ; il vit une horde de monstres se rassembler autour d’une machine de cauchemar pour envoyer un message incompréhensible à travers le gouffre de l’espace. Et ce sont nos frères ? Tout est gâché, pensa Krug avec amertume.
— Comment aller à eux ? demanda-t-il. Comment les embrasser ? Vargas, j’ai un vaisseau presque terminé, un vaisseau stellaire, un vaisseau pour transporter un homme endormi pendant des siècles. Comment l’envoyer dans un endroit pareil ?
— Votre réaction m’étonne. Je ne m’attendais pas à une telle détresse.
— Je ne m’attendais pas à une telle étoile.
— Auriez-vous été plus heureux si je vous avais annoncé que, tout compte fait, les signaux n’étaient qu’un phénomène naturel ?
— Non. Non.
— Alors, réjouissez-vous de l’existence de ces étranges frères, oubliez l’étrangeté, et ne pensez qu’à la fraternité.
Les paroles de Vargas firent leur effet. Krug se ressaisit. L’astronome avait raison. Quelque étranges que fussent ces êtres, et quelque bizarre que fût leur monde, présumant toujours que l’hypothèse de Vargas était exacte, c’étaient des êtres civilisés, scientifiques, tournés vers le progrès. Nos frères. Si demain l’espace se repliait sur lui-même, et si la Terre et son soleil et tous les mondes voisins étaient anéantis et voués à l’oubli éternel, l’intelligence ne disparaîtrait pas de l’univers, car ils étaient là.
— Oui, dit Krug. Je me réjouis de leur existence. Quand ma tour sera finie, je leur enverrai le bonjour.
Deux siècles et demi avaient passé depuis que l’homme s’était arraché pour la première fois à sa planète mère. Un même élan dynamique avait porté les explorateurs de la Terre de la Lune à Pluton, jusqu’aux limites du système solaire et au-delà, et nulle part ils n’avaient trouvé trace de vie intelligente. Des lichens, des bactéries, des êtres rampants de classes inférieures, oui, mais rien de plus. La déception avait été le lot des archéologues ayant nourri le rêve de reconstituer les différentes cultures de Mars à partir d’artefacts trouvés dans le désert. Il n’y avait pas d’artefacts. Et quand les sondes stellaires avaient pris leur envol pour des reconnaissances qui duraient des décades dans les systèmes solaires les plus proches, elles étaient revenues avec… rien. Dans une sphère d’une douzaine d’années-lumière de diamètre, il n’avait jamais existé, de toute évidence, de forme de vie plus complexe que les protéotides du Centaure, auxquels seule l’amibe était inférieure.
Krug était un jeune homme quand les premières sondes stellaires étaient revenues. Il lui avait déplu de voir ses contemporains bâtir des philosophies autour de leurs échecs à trouver une vie intelligente dans les systèmes solaires les plus proches. Que disaient-ils donc, ces apôtres d’un nouveau géocentrisme ?
— Nous sommes les Elus !
— Nous sommes les seuls enfants de Dieu !
— C’est sur ce monde, et sur aucun autre, que le Seigneur a créé Son peuple !
— C’est à nous que revient l’univers, notre divin héritage !
Krug avait détecté les germes de la paranoïa dans ces façons de penser.
Il n’avait jamais beaucoup réfléchi à l’idée de Dieu. Mais il lui semblait que l’homme exigeait trop de l’univers quand il insistait sur l’idée que le miracle de l’intelligence était survenu sur cette seule petite planète d’un pauvre petit soleil. Il existait des milliards et des milliards de soleils, l’univers n’avait pas de limites. Comment l’intelligence ne se serait-elle pas développée bien des fois dans l’océan infini des galaxies ?
Et il lui avait semblé que c’était de la mégalomanie d’élever à la hauteur d’un dogme les pauvres découvertes incertaines d’une quête sporadique menée dans un rayon de douze années-lumière. L’homme était-il vraiment seul ? Mais comment savoir ? Krug était avant tout un être rationnel. Il jugeait de toutes choses dans leur perspective. Il lui semblait que pour sauver la raison de l’homme, il fallait s’éveiller du rêve d’unicité, car ce rêve finirait un jour, c’était certain, et plus le réveil serait tardif, plus il serait terrible.
— Quand la tour sera-t-elle prête ? demanda Vargas.
— Dans deux ans. L’année prochaine peut-être, si nous avons de la chance. Vous avez vu ce matin : budget illimité. (Krug fronça les sourcils. Soudain, il se sentait mal à son aise.) Dites-moi la vérité. Même vous, qui avez passé votre vie à écouter les étoiles, vous pensez que Krug est un peu fou ?
— Absolument pas !
— Mais si. Tout le monde le pense. Mon fils Manuel trouve qu’on devrait m’enfermer, mais il a peur de le dire. Spaulding aussi. Tout le monde, et peut-être même Thor Watchman aussi, et c’est pourtant lui qui construit la tour. Pourquoi est-ce que je gaspille des milliards de dollars dans une tour de verre ? Vous aussi, Vargas !
Le visage ravagé se crispa encore.
— Je n’ai que de la sympathie pour ce projet. Vos soupçons m’insultent. Ne croyez-vous donc pas qu’il est aussi important pour moi que pour vous d’établir des contacts avec une civilisation extra-solaire ?
— C’est normal. C’est votre domaine, l’objet de votre étude. Moi ? Homme d’affaires. Fabricant d’androïdes. Propriétaire terrien. Capitaliste. Exploiteur. Peut-être un peu chimiste, avec quelques connaissances en génétique, oui, mais pas astronome, pas savant. C’est un peu fou de ma part, hein, Vargas, de m’occuper d’une chose pareille ? Pur gaspillage. Investissement improductif. Quels dividendes tirerai-je de NGC 7293, hein ? Dites-le-moi. Dites-le-moi.
Vargas dit nerveusement :
— Nous devrions peut-être descendre. L’excitation…
Krug se frappa la poitrine.
— Je viens d’avoir soixante ans. J’ai encore cent ans à vivre, peut-être plus. Peut-être deux cents ans, qui sait ? Ne vous inquiétez pas pour moi. Mais vous pouvez bien l’avouer que c’est un peu fou pour un ignorant comme moi de m’intéresser à des choses pareilles. (Krug secoua la tête avec véhémence.) Moi-même, je trouve que c’est fou. Il faut que, tout le temps, je m’explique à moi-même. Mais je vous le dis, c’est une chose qui doit être faite, et je la fais, cette tour. Ce bonjour aux étoiles. Quand j’étais jeune, ils n’arrêtaient pas de répéter : « Nous sommes seuls, nous sommes seuls, nous sommes seuls. » Je ne l’ai pas cru. Je ne pouvais pas le croire. J’ai gagné des milliards, et maintenant je dépenserai des milliards pour redresser les idées de tout le monde sur l’univers. Vous avez capté les signaux. Moi, j’y répondrai. Des nombres répondront aux nombres. Puis des images. Je sais comment m’y prendre. Un et zéro, un et zéro, un et zéro, noir et blanc, noir et blanc, on continue comme ça et ils finissent par former des images. Finissez de remplir les blancs de votre feuille. Elle dit ce que nous sommes. Ça, c’est une molécule d’eau. Ça, c’est notre système solaire. Ça… Krug s’interrompit, haletant, la voix rauque, remarquant pour la première fois le choc et la peur qui se lisaient sur le visage de l’astronome. D’un ton plus calme, il acheva : Je suis désolé. Je ne devrais pas crier comme ça. Il y a des moments où je parle trop.
— Ça ne fait rien. Vous avez le feu de l’enthousiasme. Il vaut mieux se laisser emporter quelquefois que ne jamais s’animer.
— Vous savez ce qui a tout mis en branle ? Cette nébuleuse planétaire que vous m’avez jetée à la tête. Ça m’a bouleversé, et je vais vous dire pourquoi. J’avais fait le rêve d’aller sur la planète qui nous envoyait les signaux. Moi, Krug, en hibernation dans mon vaisseau, m’envolant à cent, peut-être même deux cents années-lumière, ambassadeur de la Terre, pour un voyage que personne n’avait jamais fait avant moi. Et maintenant, vous venez me dire que les signaux viennent d’un monde infernal. D’un ciel fluorescent. D’une étoile de type O. D’une fournaise de lumière bleue. Mon voyage est à l’eau. La surprise m’a déséquilibré. Mais ne vous inquiétez pas. Je m’adapte. Je peux absorber de fameuses secousses. Elles galvanisent mon énergie, c’est tout. (Impulsivement, il attira Vargas à lui en un embrassement bourru.) Merci pour vos signaux. Merci pour votre nébuleuse planétaire. Merci un million de fois, entendez-vous, Vargas ? (Krug recula.) Descendons maintenant. Vous avez besoin d’argent pour le laboratoire ? Voyez Spaulding. Il sait que pour vous, c’est carte blanche, n’importe quand, n’importe quelle somme.
Vargas s’en alla conférer avec Spaulding. Seul dans son bureau, Krug se sentit bouillonnant d’une vitalité débordante, l’esprit obsédé par une vision de NGC 7293. En fait, il semblait vivre à un niveau énergétique supérieur ; sa peau elle-même lui paraissait un carcan importun.
— Je pars, grogna-t-il.
Il composa les coordonnées-transmat de sa retraite de l’Uganda et entra dans la cabine. Quelques instants plus tard, il était à dix mille kilomètres à l’est, debout sur sa véranda en onyx, regardant les roseaux se balancer sur le lac près de son cottage. Vers la gauche, à quelques centaines de mètres, deux hippopotames flottaient. Seules leurs narines roses et leurs larges dos noirs étaient visibles à la surface. Vers la droite, il vit Cannelle, sa maîtresse, qui barbotait nue dans l’eau peu profonde. Krug se déshabilla. Lourd comme un rhinocéros, impatient comme une gazelle, il descendit pesamment la plage en pente douce pour aller la rejoindre dans l’eau.