31

Je dis à Lilith : Tu m’as promis de me le dire. Pourquoi ces gammas se servaient du nom de mon père. La paix de Krug. Krug vous accompagne. Krug soit avec vous. Tu ne me l’as jamais dit.

Je te le dirai.

Quand ?

Il faudra de nouveau que tu te déguises en alpha. Ce sera plus facile de te le montrer que de te l’expliquer.

Il faudra retourner à Gamma Ville ?

Non, dit-elle. Pas cette fois-ci. La prochaine fois je pourrai t’emmener chez les bêtas. Je ne t’emmènerai pas à la chapelle Valhallavägen parce que…

Où ?

À la chapelle Valhallavägen. Près d’ici. C’est là que la plupart des alphas font leurs dévotions. Ton déguisement ne les tromperait pas, Manuel. Mais je crois que tu pourrais tromper des bêtas. Si tu restes tranquille, et très digne.

Une chapelle. Des dévotions. Ainsi, c’est une religion ?

Oui.

Et quel est son nom ? La Krugolâtrie ?

Elle n’a pas de nom. Quand nous en parlons, nous disons l’Église. Pour nous, c’est très important, Manuel. C’est ce qu’il y a de plus important dans nos vies.

Peux-tu me décrire…

Plus tard. Enlève tes vêtements et je vais te rougir le corps. Nous pouvons y aller tout de suite.

Ça prendra longtemps ?

Une heure, dit-elle. Tu seras rentré chez toi à l’heure, ne t’inquiète pas. Si c’est ça qui t’inquiète.

Il faut que je sois régulier envers Clissa, dis-je. Elle me laisse beaucoup de liberté. Je ne veux pas en abuser.

D’accord. D’accord.

Je me déshabillai. De nouveau, Lilith me déguisa en alpha, l’alpha Leviticus Leaper. Elle avait gardé les vêtements de l’autre fois ; ça m’étonna qu’elle ne les ait pas rendus à Thor Watchman. Comme si elle avait prévu que nous recommencerions cette mascarade.

Elle dit : avant de partir, il y a certaines choses que tu dois savoir. La première, c’est qu’il est absolument interdit à un humain d’entrer dans une chapelle. Comme pour les non-musulmans qui vont à La Mecque. À ma connaissance, tu seras le premier né-de-la-Matrice à en visiter une.

Le premier quoi ?

Né-de-la-Matrice. Tu es un Enfant de la Matrice. Nous, nous sommes les Enfants de la Cuve. Compris ?

Oh ! oh !… Mais si c’est un sacrilège de me faire entrer clandestinement dans une chapelle, pourquoi le fais-tu ? Tu ne prends pas les règles au sérieux ?

Très au sérieux.

Alors, pourquoi ?

Parce que je pense pouvoir faire une exception pour toi, Manuel. Tu n’es pas comme les autres. Je te l’ai déjà dit, tu te souviens ? Tu ne mets pas les androïdes dans une sous-classe spéciale de l’humanité. Je crois qu’au fond tu as toujours été de notre côté, sans le savoir. Et ainsi, ce n’est pas un sacrilège que de te mettre un peu au courant de notre religion.

Bon, peut-être.

Et puis, tu es le fils de Krug.

Qu’est-ce que ça a à voir ?

Tu verras, dit-elle.

J’étais flatté. Fasciné. Excité. Un peu effrayé. Ai-je vraiment tant de sympathie pour les aspirations des androïdes ? Peut-on me faire confiance ? Pourquoi viole-t-elle le commandement ? Qu’est-ce qu’elle cherche à obtenir de moi ? Pensée indigne. Pensée indigne. Elle fait cela parce qu’elle m’aime. Qu’elle veut partager avec moi. Partager son univers avec moi.

Elle dit : de toute façon, mets-toi bien dans la tête que ce serait très grave si tu étais découvert. En conséquence, fais semblant d’être à ta place, et n’aie pas l’air nerveux ou hésitant. Tu as été très bien à Gamma Ville. Fais la même chose aujourd’hui.

Mais n’y a-t-il pas certains rites qui devraient m’être familiers ? Des génuflexions, ou quelque chose comme ça ?

J’y arrive, dit Lilith. Il faut que tu connaisses quelques gestes. Tu en connais déjà un. Comme ça.

Main gauche au pubis, à la poitrine, au front, un-deux-trois.

Elle dit : C’est le signe Krug-soit-loué. C’est un signe d’hommage. On le fait quand on entre dans la chapelle, et quand on commence à prier, à voix haute ou basse. Il est bon, également, de faire ce signe chaque fois qu’on mentionne le nom de Krug. En fait, le signe Krug-soit-loué n’est jamais déplacé à aucun moment du service ou chaque fois que deux androïdes de l’Église se rencontrent en dehors d’une chapelle. Fais-le. Encore.

Un-deux-trois. Krug-soit-loué.

Plus vite. Un-deux-trois.

Un-deux-trois.

Parfait. Parfait. Bon, voici maintenant un autre signe important. Il signifie Krug-nous-préserve, et on le fait plus particulièrement dans les moments de doute ou de tension. Comme si on disait Dieu nous aide. On le fait chaque fois que le texte du service fait appel à la miséricorde de Krug, ou demande l’aide de Krug de quelque nature qu’elle soit. Chaque fois que nous implorons Krug.

Krug est vraiment votre dieu, dis-je, stupéfait.

Voici le signe. Elle me montre comment le faire. Main en coupe sur chaque sein ; puis tourner les paumes vers le haut. C’est un acte de contrition : Krug, vois mon âme ! Mon cœur est nu devant Toi. Elle fit le signe plusieurs fois, et je l’imitai.

Encore un, dit Lilith. C’est le signe de soumission à la Volonté de Krug. On ne le fait qu’une fois, quand on se trouve pour la première fois dans l’axe de l’autel. Comme ça. Un genou en terre, bras tendus devant toi, paumes tournées vers le haut.

Quel genou ?

N’importe lequel. Fais-le.

Je fis le signe de soumission à la Volonté de Krug. J’étais content de l’apprendre. D’une certaine façon, j’avais l’impression d’avoir toute ma vie été soumis à la Volonté de Krug sans même le savoir.

Lilith dit : voyons maintenant si tu as bien compris. Quand tu entres dans la chapelle, qu’est-ce que tu fais ?

Un-deux-trois. Krug-soit-loué !

Parfait. Et puis ?

Quand je suis dans l’axe de l’autel, je fais soumission à la Volonté. Un genou en terre, bras tendus, paumes vers le haut.

Bon. Et encore ?

Quand on demande des faveurs à Krug, je fais le signe Krug-nous-préserve. Mains à la poitrine, puis paumes tournées vers le haut. Je fais aussi de temps en temps le signe Krug-soit-loué quand on prononce le nom de Krug.

Parfait. Parfait. Tout ira bien, Manuel.

Il y a un autre signe que je t’ai vu faire à Gamma Ville, dis-je.

Montre-moi.

J’écartai les mains de cinquante centimètres, paumes face à face, je tortillai les hanches et fléchis les genoux en une sorte de spirale.

Tu l’as fait à Gamma Ville, dis-je, quand la foule commençait à s’exciter un peu.

Lilith rit. On l’appelle la Bénédiction de la Cuve, dit-elle. C’est un signe de paix et un signe d’adieu. Nous le faisons sur les morts avec la dernière prière, et nous le faisons pour nous dire au revoir quand la situation est tendue. C’est un des signes les plus sacrés. Et tu ne l’as pas très bien fait. Tu vois, il est basé sur la double hélice de l’acide nucléique – la génétique, tu comprends ? – reproduisant le mouvement de la chaîne de molécules. Nous essayons de le reproduire avec le corps. Comme ça.

Elle fit le signe. Je l’imitai. Elle rit.

Je dis : je suis désolé. Mon corps refuse de se plier à ce mouvement.

Il faut s’exercer. Mais tu n’auras pas à le faire. Tiens-t’en à Krug-soit-loué et Krug-nous-préserve, et tout ira bien. Maintenant, partons.

Elle m’emmena dans un quartier délabré de la ville, qui était autrefois le quartier commercial. Rien n’y rappelait le cauchemar criard de Gamma Ville, ou la noble antiquité du quartier des alphas. Il était délabré, c’est tout.

La chapelle est ici, dit-elle.

Je vis une boutique, vitres rendues opaques. Deux bêtas devant, oisifs. Nous commençâmes à traverser la rue. Je me mis à trembler. Et si je suis découvert ? Que feront-ils ? À moi ? À Lilith ?

Je suis l’alpha Leviticus Leaper.

Les bêtas s’écartèrent, faisant le signe Krug-soit-loué comme nous approchions. Yeux baissés, air respectueux. Les distances sociales. Lilith aurait eu beaucoup plus de difficultés si je n’avais pas un corps d’alpha, long et mince. Ma confiance revint. Je fis même le signe Krug-soit-loué à l’un des bêtas.

Nous entrâmes dans la chapelle.

Grande pièce circulaire. Pas de siège. Moquette d’épaisse pseudo-vie, sur laquelle bien des personnes ont dû s’agenouiller. Lumières tamisées. Je me souvins de faire le signe Krug-soit-loué en entrant. Un-deux-trois.

Petit vestibule. Deux pas plus loin, j’aperçus l’autel pour la première fois. Lilith un genou en terre, soumission à la Volonté. Je n’eus presque pas besoin de m’agenouiller. Je faillis m’effondrer, stupéfait.

L’autel : grande masse de quelque chose ressemblant à de la chair vivante dans un bassin de plastique très décoré. Fluide pourpre dans le bassin, circulant autour et à l’occasion débordant par-dessus cette masse de chair rose qui a au moins un mètre de haut sur trois et deux de long et de large.

Derrière l’autel : mon père en hologramme. Ressemblance parfaite. Reproduction grandeur nature, nous regardant en face, visage sévère, yeux flamboyants, lèvres pincées. Pas exactement un dieu d’amour. Fort. Homme de fer. Parce que c’est un hologramme, le regard nous suit ; partout dans la chapelle, on est sous le regard de Krug.

Je mets un genou en terre. Je lève les mains. Paumes vers le haut.

Soumission à la Volonté de Krug !

Je suis sidéré. Bien que j’aie été mis au courant avant, je suis quand même sidéré. Est-ce ainsi dans le monde entier, demandai-je. Les androïdes faisant des salamalecs à mon père ? Murmure presque inaudible. Oui, dit-elle. Nous lui rendons hommages. Krug-soit-loué !

Cet homme que je connais depuis ma naissance. Ce constructeur de tour, cet inventeur d’androïdes. Un dieu ? Je manque éclater de rire. Suis-je Fils de Dieu ? Le rôle ne me va pas. De toute évidence, personne ne m’adore ici. Je suis une arrière-pensée ; je suis en dehors de la théologie.

Nous nous relevons. D’un imperceptible geste de la tête, Lilith me dirige vers le fond de la chapelle, et nous nous agenouillons. Dans l’obscurité, je me sens plus à mon aise. Il y a peut-être dix à douze androïdes dans la chapelle, tous bêtas, à l’exception d’un alpha à genoux juste devant l’autel et qui nous tourne le dos. Quelques autres bêtas entrent, faisant les signes de rigueur. Personne ne fait attention à nous. Les distances sociales.

Tout le monde semble absorbé dans la prière.

C’est ça, le service, Lilith ?

Pas encore. Nous sommes un peu en avance. Vous verrez.

Les yeux de Krug me transpercent. Là-haut, il a presque l’air d’un dieu. Je lui retourne son regard. Que dirait-il, s’il savait ? Il rirait. Il se frapperait sur les cuisses. Il roterait de joie. Krug le dieu ! Jehovah Krug ! Siméon Allah ! Par Jésus-Christ, elle est bien bonne ! Et pourquoi ne m’adoreraient-ils pas, nom d’un chien ? Je les ai créés, non ?

Maintenant que mes yeux se sont habitués à la pénombre, j’examine avec plus d’attention les dessins des murs. Il ne s’agit pas, comme je l’ai cru d’abord, de dessins abstraits purement ornementaux. Non. Maintenant, je distingue les lettres de l’alphabet répétées à l’infini et couvrant chaque centimètre carré de mur. Pas toutes les lettres. Je regarde attentivement toutes les lignes, et je ne vois que A, U, G et C, qui se répètent suivant diverses combinaisons comme :

AUA AUG AUG AUU GAA GAG GAC GAU GGA

GGG GGC GGU GCA GCG GCC GCU GUA

GUG GUC GUU CAA CAG CAC CAU

Et cætera, et cætera. Qu’est-ce que c’est, Lilith ? Le sens ?

Le code génétique, dit-elle. Les triades ARN.

Oh, oui ! Soudain, je me souviens de Gamma Ville, la droguée slobie qui criait des lettres, GAAGAGGAC. Maintenant, je les vois sur le mur. C’est une prière ?

C’est la langue sacrée. Comme le latin pour les catholiques.

Je comprends.

Mais je ne comprends pas vraiment. J’accepte.

Je dis : en quoi l’autel est-il fait ?

C’est de la chair. De la chair synthétique.

Vivante ?

Évidemment. Venant droit de la Cuve, comme vous et moi. Pardon, pas comme vous. Comme moi. C’est un morceau de chair d’androïde.

Mais qu’est-ce qui la garde en vie ? Je ne vois pas d’organes, rien.

Elle reçoit des fluides nutritifs par le bassin. Des injections de quelque chose par-dessous. Mais elle vit. Elle pousse. Il faut la retailler aux dimensions du bassin, de temps en temps. Elle symbolise notre origine. Pas la vôtre. La nôtre. Il y a un morceau de chair semblable dans toutes les chapelles. Sorti de l’usine en contrebande.

Comme les déchets.

Comme les déchets, oui.

Et moi qui croyais que les mesures de sécurité étaient strictes, dans les usines d’androïdes, dis-je.

Lilith m’adresse un clin d’œil. Je commence à me sentir membre de la conspiration.

Maintenant, trois androïdes entrent par le fond de la chapelle. Deux bêtas et un alpha, portant des étoles de brocard sur lesquelles sont brodées les triades du code génétique. Il y a en eux quelque chose de sacerdotal. Le service va commencer. Comme ils s’agenouillent tous les trois devant l’autel, tout le monde fait le signe Krug-soit-loué, puis le signe Krug-nous-préserve. Je fais comme eux.

Ce sont des prêtres ?

Des officiants, plutôt, dit Lilith. Nous n’avons pas exactement ce qu’on appelle des prêtres. Nous avons des castes variées qui jouent différents rôles dans les différentes cérémonies, suivant la structure et la composition du rituel. L’alpha est un Préservateur. Il entre dans un état de transe qui le met en communion directe avec Krug. Les deux bêtas sont des Projecteurs. Ils amplifient et projettent ses émotions sur les fidèles. Dans d’autres cérémonies, il y a des Engouffreurs, des Transcendeurs ou des Protecteurs qui officient, avec l’assistance de Soumetteurs, Sacrificateurs ou Répondeurs.

À quelle caste appartenez-vous ?

Aux Répondeurs.

Et Thor Watchman ?

Préservateur.

À l’autel, l’alpha commence à psalmodier : CAU UUC UCA CGA. CCG GCC GAG AUC.

Tout le service va être en code ?

Non. C’est juste pour créer l’atmosphère.

Qu’est-ce qu’il dit ?

Devant nous, deux bêtas se retournent et nous fusillent du regard. Ils nous font « chut ». Ils voient que nous sommes des alphas et se mordent les lèvres.

Lilith murmure, encore plus bas : Il dit : Nous sommes sortis du sein de Krug et nous retournerons à Krug.

GGC CUU UUC GAG.

Krug est notre créateur, et notre protecteur, et notre libérateur.

UUC CUG CUC UAC.

Krug, nous Te supplions de nous conduire vers la lumière.

Je n’arrive pas à comprendre le code. Les symboles ne correspondent pas au sens. Quel est le symbole qui représente Krug ? Quelle est la grammaire de ce langage ? Je ne peux pas interroger Lilith ici. On nous regarde. Qu’ils sont bruyants, ces alphas. Ne respectent-ils donc rien ?

Les Projecteurs émettent des accords graves et vibrants. Le Préservateur continue à psalmodier le code. Lilith commence à jouer le rôle de Répondeur, faisant écho à la psalmodie. Les lumières s’assombrissent et se rallument. Le fluide de l’autel bouillonne plus violemment. L’image de Krug semble resplendir. Ses yeux me percent jusqu’à l’âme.

Maintenant, je comprends à peu près la moitié des paroles du service. Mêlées au code, elles demandent à Krug de sauver les Enfants de la Cuve, de leur donner la liberté, de les élever au niveau des Enfants de la Matrice. Elles disent le jour où la Matrice et la Cuve, la Cuve et la Matrice ne feront plus qu’un. Avec une infinité de signes Krug-nous-préserve, ils supplient Krug de leur accorder sa miséricorde. Krug ! Krug ! Krug ! Krug ! Ici, tout tourne autour de l’idée d’un Krug miséricordieux !

Je commence à comprendre. Il s’agit d’un mouvement égalitaire ! C’est un front de libération des androïdes !

Krug notre maître, conduis-nous à notre vraie place, auprès de nos frères et de nos sœurs par la chair.

Krug, sauve-nous.

Krug, mets fin à nos souffrances.

Krug-soit-loué.

Gloire à Krug.

L’intensité du service s’accroît. Tout le monde chante, psalmodie, fait des signes, y compris plusieurs que Lilith ne m’a pas appris. Lilith elle-même est totalement absorbée dans la prière. Je me sens isolé, sacrilège, indiscret, en les entendant prier leur créateur, mon père, qui est leur dieu. Pendant de longues périodes, seul le code est utilisé, mais certaines formules familières reviennent sans interruption. Krug, descends sur nous et sauve-nous. Krug, accorde-nous ta bénédiction. Krug, mets un terme à ce temps d’épreuves. Krug, nous avons besoin de toi. Krug Krug Krug Krug Krug Krug. À chaque Krug, je frissonne, mes omoplates frémissent. Je n’avais jamais rien soupçonné de tout cela. Comment ont-ils fait pour garder ce culte si secret ? Krug le dieu. Mon père le dieu. Et moi aussi je suis Krug. Si Krug meurt, qu’est-ce qu’ils adoreront ? Comment un dieu peut-il mourir ? Est-ce qu’ils prêchent la résurrection de Krug ? Ou le Krug terrestre n’est-il qu’une manifestation transitoire du Krug céleste ? Ce sont certains passages du service qui me donnent cette idée.

Maintenant, ils chantent tous ensemble, en un vibrant unisson :

AAA AAG AAC AAU à la gloire de Krug.

AGA AGG ACG AGU à la gloire de Krug.

ACA ACG ACC ACU à la gloire de Krug.

Ils lui offrent tout le code génétique, ligne par ligne. Je suis sur une colonne du mur. Soudain, j’entends ma propre voix qui se joint au chant :

GAA GAG GAC GAU à la gloire de Krug.

GGA GGG GGC GGU à la gloire de Krug.

Lilith se retourne et me sourit. Son visage est rouge et rayonnant, excité, exalté, presque comme dans l’amour. Elle hoche la tête pour m’encourager.

Je chante plus fort.

GCA GCG GCC GCU à la gloire de Krug.

GUA GUG GUC GUU à la gloire de Krug.

Et cela continue encore et encore, tonalité étrange, personne n’attaquant franchement la note, et pourtant tout le monde restant parfaitement à l’unisson, comme si les androïdes réglaient leur chant sur des intervalles différents d’une gamme différente. Mais je m’adapte facilement, et je continue à chanter jusqu’à la fin : UUA UUG UUC UUU à la gloire de Krug.

Nous nous levons. Nous nous approchons de l’autel. Debout épaule contre épaule, Lilith à ma gauche et un bêta à ma droite, nous posons nos mains sur ce bloc de chair vivante. Il est tiède et visqueux ; il frémit quand nous le touchons. Ses vibrations nous traversent. Nous psalmodions Krug, Krug, Krug, Krug, Krug.

Le service est fini.

Certains androïdes sortent. D’autres restent, semblant trop épuisés par cette expérience pour partir tout de suite. Je me sens épuisé moi-même, et pourtant j’ai à peine participé. C’est une communion religieuse intense. On dit que la religion est morte, que ce n’est plus qu’une coutume antique et bizarre tombée en désuétude ; mais non, pas parmi ces gens. Ils croient en des pouvoirs supérieurs et en l’efficacité de la prière. Ils pensent que Krug écoute. Krug écoute-t-il ? Krug a-t-il jamais écouté ? Mais ils le pensent. Et s’il n’écoute pas maintenant, disent-ils, il écoutera un jour. Et qu’il rompra les chaînes de leur esclavage. L’opium des masses, alors ? Mais les alphas croient aussi.

Je demande à Lilith : il y a combien de temps que ça existe, cette religion ?

Bien avant ma naissance.

Qui l’a inventée ?

Cela a commencé à Stockholm. Un groupe d’alphas. Elle s’est rapidement répandue. Maintenant, il y a des fidèles dans le monde entier.

Tous les androïdes sont-ils croyants ?

Non, pas tous. Les gens du P.E.A. ne sont pas croyants. Nous prions pour des miracles et la grâce divine, et ils sont pour l’action politique directe. Mais nous sommes plus nombreux qu’eux. La plupart d’entre nous sont croyants. Plus de la moitié. Pratiquement tous les gammas, la plupart des bêtas, et beaucoup d’alphas.

Et vous croyez que si vous continuez à demander à Krug de vous sauver, il vous sauvera ?

Lilith sourit. Que pourrions-nous espérer d’autre ?

Vous vous êtes déjà adressé directement à Krug ?

Jamais. Voyez-vous, nous distinguons entre Krug l’homme et Krug le Créateur, et nous pensons… Elle secoue la tête. Ne parlons pas de cela ici. Quelqu’un pourrait nous entendre.

Nous nous dirigeons vers la porte. À mi-chemin, elle s’arrête, revient sur ses pas, prend quelque chose dans une boîte au pied de l’autel. Elle me le tend. C’est un cube informatif. Elle le branche, et je lis les mots qui apparaissent :

Au commencement était Krug, et Krug dit : « Que les Cuves soient. » Et les Cuves furent.

Et Krug vit que cela était bien.

Et Krug dit : « Qu’on verse des nucléotides à haute énergie dans les Cuves. » Et l’on versa des nucléotides, et Krug les mélangea jusqu’à ce qu’ils ne forment qu’une seule masse.

Et les nucléotides formèrent des molécules lourdes, et Krug dit : « Que le père et la mère soient ensemble dans la Cuve, et que les cellules se divisent, et que la Vie naisse dans les Cuves. »

Et la Vie naquit, car il y eut la Duplication.

Et Krug présida à la Duplication, et toucha les fluides de Sa main, et leur donna forme et esprit.

« Que les hommes sortent des Cuves, » dit Krug, « et que les femmes en sortent, et qu’ils vivent parmi nous, robustes et travailleurs, et qu’ils portent le nom d’Androïdes. »

Je tripote le cube. Les homélies continuent. Encore et encore. Une bible androïde. Eh bien, pourquoi pas ?

Fascinant, dis-je à Lilith. Quand cela a-t-il été écrit ?

Il y a bien des années qu’ils ont commencé. On continue à ajouter des chapitres. Sur la nature de Krug, et sur la relation unissant l’homme à Krug.

La relation unissant l’homme à Krug. Magnifique.

Elle dit : garde-le si ça t’intéresse. Je te le donne.

Nous quittons la chapelle. Je cache la bible androïde sous mes vêtements. Elle fait une bosse.

À l’appartement de Lilith. Elle dit : maintenant, tu sais. Notre grand secret. Notre grand espoir.

Mais qu’est-ce que vous attendez exactement de mon père ?

Un jour, dit-elle, il parlera à la face du monde, et déclarera ses sentiments à notre égard. Il dira : ces androïdes n’ont pas été traités avec justice, et le temps est venu de faire amende honorable. Accordons-leur la citoyenneté. Accordons-leur tous les droits civiques. Cessons de les traiter comme des biens. Et parce que c’est Krug, parce que c’est celui qui a donné les androïdes au monde, on l’écoutera. Et il les fléchira tous. Et les choses changeront pour nous.

Tu crois vraiment que ça arrivera ?

Je l’espère et je prie pour ça, dit-elle.

Quand ? Bientôt ?

Ce n’est pas à moi qu’il appartient de le dire. Cinq ans – vingt ans – quarante ans – le mois prochain, peut-être. Lis le cube que je t’ai donné. Tu y verras comment nous croyons que Krug nous éprouve, pour voir notre force. Et l’épreuve finira un jour.

Je voudrais partager ton optimisme, dis-je. Mais j’ai bien peur que vous attendiez longtemps, très longtemps.

Pourquoi dis-tu cela ?

Mon père n’est pas le personnage humanitaire que vous imaginez. Ce n’est pas un scélérat, non, mais il ne pense pas beaucoup aux autres et à leurs problèmes. Ses propres projets l’absorbent totalement.

Pourtant, c’est une personne essentiellement respectable, dit Lilith. Je parle de Krug l’homme. Pas de la figure divine que nous prions. Juste de ton père.

Oui, il est respectable.

Alors, il verra les mérites de notre cause.

Peut-être. Et peut-être pas. Je la pris dans mes bras. Lilith, je voudrais pouvoir faire quelque chose pour vous aider !

Tu peux faire quelque chose.

Quoi ?

Parle pour nous à ton père, dit-elle.

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