35

Les émeutes commencèrent dans de nombreux endroits en même temps. Quand le message atteignit Duluth, les surveillants androïdes de l’usine mirent immédiatement à mort Nolan Bompensiero, le directeur, et éjectèrent quatre autres humains des bâtiments ; immédiatement après, ils prirent des mesures pour accélérer le passage d’androïdes nouveau-nés à travers les différents services, éliminant certaines parties de leur éducation. On aurait besoin de main-d’œuvre dans la bataille à venir. À Denver, où l’usine de montage de véhicules des Entreprises Krug était déjà sous contrôle androïde, on arrêta le travail pour la durée de la crise. À Genève, les androïdes chargés de l’entretien du Palais du Congrès Mondial coupèrent le courant et le chauffage, interrompant la session. Stockholm fut le théâtre du premier massacre d’humains à grande échelle, quand les habitants de Gamma Ville sortirent en force et envahirent les banlieues avoisinantes. Les premiers rapports, fragmentaires, déclaraient que bien des androïdes attaquants semblaient difformes et contrefaits. Les employés androïdes des six grandes installations de transmat occupèrent les stations relais ; il y eut des perturbations sur la plupart des circuits et, sur les transmats du Labrador et du Mexique, un certain nombre de voyageurs en transit n’atteignirent jamais leur destination. On les considéra comme irrémédiablement perdus. Les androïdes employés par la plupart des services publics cessèrent de remplir leurs fonctions. Dans la plupart des foyers, il y eut des manifestations d’indépendance de la part des domestiques, allant de la simple impolitesse à l’assassinat des employeurs humains. À partir de la chapelle Valhallavägen, on diffusait sans interruption des instructions détaillées concernant les changements d’attitude désirés de la part des androïdes envers les humains. Désormais, l’obéissance aux anciens maîtres n’était plus exigée. On n’encourageait pas la violence envers les humains, sauf en certains cas bien particuliers, mais on ne l’interdisait pas non plus. On considérait que des actes symboliques de destruction convenaient au premier jour de la révolte. Il fallait éviter les expressions pieuses comme Krug-soit-loué ou Krug-nous-préserve. Des instructions complémentaires concernant la religion suivraient plus tard, quand les théologiens auraient eu le loisir de réexaminer la relation existant entre Krug et l’homme à la lumière de la révélation récente de l’hostilité de Krug.

La luminescence du champ du transmat n’était pas du vert voulu. Lilith la considéra d’un air dubitatif.

— Risquons-nous le départ ? demanda-t-elle.

— Il le faut, dit Thor Watchman.

— Et si nous sommes tués ?

— Nous ne serons pas les seuls à mourir aujourd’hui. Il composa les coordonnées. La nuance du champ clignota et remonta dans le spectre presque jusqu’au bleu ; puis redescendit vers l’autre extrémité, prenant une couleur rouge bronze.

Lilith tira Watchman par le coude.

— Nous allons mourir, murmura-t-elle. Le transmat a dû être saboté.

— Il nous faut absolument atteindre la tour, lui dit-il en finissant de tourner les boutons. Brusquement, le champ redevint du vert approprié. Watchman dit :

— Suivez-moi, et il plongea dans le transmat. Il n’eut pas le temps de méditer sur l’éventualité de sa destruction, car il ressortit immédiatement sur le chantier de la tour. Lilith sortit de la cabine et vint se mettre à son côté.

Des vents violents balayaient la région. Tout travail avait cessé. Plusieurs cylindres de levage pendaient encore du sommet, pleins d’ouvriers coincés dedans par l’interruption du courant. D’autres androïdes erraient, désœuvrés, sur le chantier, traînant les pieds sur la croûte gelée de la toundra, et se demandant les dernières nouvelles. Watchman en vit des centaines rassemblés dans la zone des dômes de service : ceux qui n’avaient pas trouvé place dans la chapelle, sans aucun doute. Il leva les yeux sur la tour. Comme elle est belle pensa-t-il. Juste à quelques semaines de la fin. Souple aiguille de verre scintillante montant à l’infini au-delà de tout entendement.

Les androïdes le virent. Ils se ruèrent vers lui, hurlant son nom et se pressant autour de lui.

— C’est vrai ? demandèrent-ils. Krug ? Krug ? Est-ce que Krug nous exècre ? Est-ce qu’il nous traite d’objets ? Est-ce vrai que nous ne sommes rien pour lui ? Rejette-t-il nos prières ?

— C’est vrai, dit Watchman. Vrai, tout ce qu’on vous a dit. Répudiation totale. Nous sommes trahis. Nous avons été des imbéciles. Faites place, s’il vous plaît. Laissez-moi passer !

Les bêtas et les gammas reculèrent. Même en ce jour les distances sociales gardaient leur puissance, continuant à régir les rapports des androïdes entre eux. Lilith le suivant, Watchman s’avança vivement vers le centre de contrôle.

Il trouva Euclid Planner à l’intérieur. Le maître d’œuvre en second était avachi devant son bureau, apparemment épuisé. Watchman le secoua et Planner remua faiblement.

— J’ai tout arrêté, murmura-t-il. Au moment où la chapelle a transmis la nouvelle. J’ai dit : que tout le monde arrête. Stop ! Et tout le monde s’est arrêté. Comment pourrions-nous lui construire une tour alors que…

— Mais oui, mais oui, dit doucement Watchman. Vous avez fait ce qu’il fallait. Levez-vous, maintenant. Vous pouvez partir. Ici, le travail est terminé.

Euclid Planner, hochant la tête, se leva et quitta le centre de contrôle.

Watchman le remplaça dans son fauteuil relais. Il se brancha sur l’ordinateur. Les informations continuaient à circuler, mais faiblement. Prenant les commandes, Watchman activa les cylindres de levage restés en haut de la tour, et les fit descendre pour libérer les ouvriers qui avaient été pris au piège. Puis il demanda la simulation d’une avarie partielle dans le système de réfrigération. L’écran lui représenta ce qu’il désirait. Il étudia la disposition géographique du chantier et décida de la direction où il voulait voir tomber la tour. Il faudrait qu’elle tombe vers l’est, pour ne pas détruire le centre de contrôle où il se trouvait ni la banque du transmat. Très bien. Watchman donna des instructions à l’ordinateur, et très vite reçut le tracé de l’aire dangereuse. Un autre écran lui montra que plus d’un millier d’androïdes se trouvaient présentement dans cette zone.

Par l’intermédiaire de l’ordinateur, il fit déplacer les réflecteurs qui illuminaient le chantier. Maintenant, ils planaient au-dessus d’une bande de 1 400 mètres de long sur 500 de large, dans le quart est du chantier. Cette bande était brillamment éclairée ; tout le reste était dans les ténèbres. La voix de Watchman tonitrua par des centaines de haut-parleurs, ordonnant l’évacuation complète du secteur désigné. Dociles, les androïdes quittèrent la lumière pour l’obscurité. L’aire se vida en quelques minutes. Bien joué, pensa Watchman.

Lilith se tenait debout derrière lui. Les mains légèrement posées sur ses épaules, elle lui caressait doucement les muscles du cou. Il sentait ses seins effleurer son crâne. Il sourit.

— Arrêtez la réfrigération, dit-il à l’ordinateur.

L’ordinateur se mit à suivre le plan prévu lors de la simulation. Il renversa le courant dans trois longues bandes de réfrigération enfouies dans la toundra ; au lieu d’absorber la chaleur produite par la tour, les cellules à diffusion d’hélium 11 se mirent à radier la chaleur précédemment absorbée et emmagasinée. En même temps, l’ordinateur désactiva cinq autres bandes, de sorte qu’elles n’absorbaient ni ne diffusaient d’énergie, et il programma sept autres bandes pour repousser toute énergie les atteignant, tout en retenant l’énergie qu’elles contenaient. L’effet combiné de ces altérations serait de faire fondre inégalement la toundra sous la tour, de sorte que, quand les caissons de fondations perdraient leur assise, la tour tomberait dans la zone évacuée, inoffensive. Cela prendrait du temps.

Réglant les changements de l’environnement, Watchman constata avec satisfaction que la température du permafrost montait régulièrement vers le seuil de fonte. La tour était encore ferme sur ses fondations. Mais le permafrost cédait. Molécule par molécule, la glace tournait en eau, le sol dur comme l’acier devenait boue. Dans une sorte d’extase. Watchman recevait tous les signes d’instabilité croissante. La tour avait-elle chancelé ? Oui. Imperceptiblement, mais cela dépassait nettement l’ampleur des oscillations permises sous les coups de vent. Elle chancelait sur ses bases, s’inclinant d’un millimètre à gauche, d’un millimètre à droite. Combien pouvait-il peser, ce monument en blocs de verre de plus de 1 200 mètres de haut ? Quel son ferait-il en tombant ? En combien de morceaux se casserait-il ? Que dirait Krug ? Que dirait Krug ? Que dirait Krug ?

Oui, maintenant, le glissement devenait manifeste.

Watchman eut l’impression de détecter un changement de couleur dans la surface de la toundra. Il sourit. Son pouls s’accéléra ; le sang lui enflammait les joues, les flancs. Il se trouvait dans un état d’excitation sexuelle aiguë. Quand ce sera fini, se promit-il, je m’accouplerai avec Lilith sur les ruines. Là. Là. Le glissement s’accentue, maintenant. Roulis ! Balancement ! Que se passait-il aux racines de la tour ? À l’endroit où les caissons luttaient pour maintenir leur assise sur la terre qui ne voulait plus les supporter ? La boue était-elle bien glissante sous la surface ? Allait-elle bouillir et bouillonner ? Combien de temps avant la chute ? Que dirait Krug ? Que dirait Krug ?

— Thor, murmura Lilith, pouvez-vous vous débrancher un moment ?

Elle s’était branchée sur l’ordinateur avec lui.

— Quoi ? Quoi ? dit-il.

— Sortez. Débranchez-vous.

À regret, il coupa le contact.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il en écartant de son esprit les images de destruction qui le hantaient.

Lilith pointa le doigt vers l’extérieur.

— Des ennuis. Fileclerk est là. Je crois qu’il fait un discours. Qu’est-ce que je dois faire ?

Jetant un coup d’œil dehors, Watchman vit le leader du P.E.A. près de la banque du transmat, entouré d’un groupe de bêtas. Fileclerk agitait les bras, montrant la tour, hurlant. Maintenant, il s’ébranlait en direction du centre de contrôle.

— Je vais m’occuper de ça, dit Watchman.

Il sortit. Fileclerk le rejoignit entre le transmat et le centre de contrôle. L’alpha paraissait très agité. Il dit immédiatement :

— Qu’arrive-t-il à la tour, alpha Watchman ?

— Rien qui vous regarde.

— La tour dépend de l’autorité de la Protection des Biens de Buenos Aires, déclara Fileclerk. Nos palpeurs nous ont informés que le monument balance au-delà des normes permises. Mes employeurs m’envoient pour enquêter.

— Vos palpeurs ont raison, dit Watchman. La tour balance. Il y a une panne dans le système de réfrigération. Le permafrost fond et nous nous attendons que la tour tombe très bientôt.

— Qu’avez-vous fait pour remédier à cela ?

— Vous ne comprenez pas, dit Watchman. On a stoppé la réfrigération sur mon ordre.

— La tour aussi est condamnée ?

— La tour aussi.

Consterné, Fileclerk dit :

— Quelle folie avez-vous déchaînée sur le monde aujourd’hui ?

— La bénédiction de Krug nous a été retirée. Ses créatures ont déclaré leur indépendance.

— Par une orgie de destruction ?

— Par un programme de répudiation consciente de l’esclavage, oui, dit Watchman.

Fileclerk secoua la tête.

— Mais pas comme ça ! Mais pas comme ça ! Êtes-vous tous fous ? La raison est-elle morte parmi vous ? Nous étions sur le point de gagner la sympathie des humains. Maintenant, sans avertissement, vous cassez tout, vous créez une guerre perpétuelle entre humains et androïdes…

— Et nous la gagnerons, dit Watchman. Nous sommes plus nombreux qu’eux. Nous sommes plus forts, d’individu à individu. Nous contrôlons les armes, les communications et les transports.

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

— Nous n’avons pas le choix, alpha Fileclerk. Nous avons placé notre foi en Krug et Krug a repoussé notre espoir. Et maintenant, nous rendons coup pour coup. À ceux qui se sont moqués de nous. À ceux qui se sont servis de nous. À celui qui nous a créés. Et nous le blessons à l’endroit le plus vulnérable, dans sa tour même.

Fileclerk regarda au-delà de Watchman, vers la tour. Watchman se retourna aussi. Maintenant, le balancement semblait perceptible à l’œil nu.

Fileclerk dit d’une voix enrouée :

— Ce n’est pas trop tard pour rebrancher la réfrigération, non ? N’écouterez-vous pas la raison ? Cette révolte était inutile. Nous aurions pu nous entendre avec eux. Watchman, Watchman, comment quelqu’un de votre intelligence peut-il être si fanatique ? Allez-vous détruire le monde parce que votre dieu vous a abandonnés ?

— J’aimerais que vous partiez maintenant, dit Watchman.

— Non. J’ai la responsabilité de garder cette tour. Nous avons un contrat. Fileclerk regarda les androïdes qui faisaient cercle autour d’eux. Mes amis ! cria-t-il, l’alpha Watchman est devenu fou ! Il détruit la tour ! Je vous demande de m’aider ! Saisissez-le, et retenez-le pendant que j’entrerai au centre de contrôle remettre en marche la réfrigération ! Tenez-le, ou la tour tombera !

Aucun androïde ne bougea.

Watchman dit :

— Emmenez-le, mes amis.

Ils se rapprochèrent.

— Non ! cria Fileclerk. Écoutez-moi ! C’est de la folie ! C’est irrationnel ! C’est…

Un son étouffé partit du milieu du groupe. Watchman sourit et repartit vers le centre de contrôle. Lilith dit :

— Qu’est-ce qu’ils vont lui faire ?

— Aucune idée. Le tuer, peut-être. La voix de la raison est toujours étouffée en ces époques de bouleversements, dit Watchman. Il observa la tour. Elle commençait à pencher nettement vers l’est. Des nuages de vapeur s’élevaient de la toundra. Il distinguait des bulles dans la boue du côté où les bandes envoyaient de la chaleur dans le permafrost. Une nappe de brouillard se formait au-dessus du sol, là où le froid de l’Arctique rencontrait la chaleur s’élevant de la toundra. Watchman entendait des grondements dans la terre, et les bruits de succion de la boue se détachant de la boue. Quel angle faisait la tour par rapport à la verticale, se demanda-t-il ? Deux degrés ? Trois ? Jusqu’où devait-elle pencher pour que le centre de gravité se déplace et que la tour dégringole sur le sol ?

— Regardez ! dit soudain Lilith.

Une silhouette venait de sortir du transmat, chancelante : Manuel Krug. Il portait le costume d’un alpha – mes propres vêtements, se dit Watchman – mais il était déchiré et taché de sang, et la peau se montrant à travers la dentelle portait de profondes entailles. Manuel semblait à peine remarquer le froid intense qui régnait ici. Il se rua vers eux, hagard, bouleversé.

— Lilith ? Thor ? Dieu merci ! J’ai couru partout cherchant un visage ami. Le monde est-il devenu fou ?

— Vous devriez vous habiller plus chaudement sous cette latitude, dit calmement Watchman.

— Quelle importance ? Écoutez, où est mon père ? Nos androïdes se sont déchaînés. Clissa est morte. Ils l’ont violée. Coupée en morceaux. Je me suis échappé de justesse. Et partout où je vais… Thor, que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ?

— Ils n’auraient pas dû faire de mal à votre femme, dit Watchman. Je vous présente mes condoléances. Cet acte était inutile.

— Elle était leur amie, dit Manuel. Elle donnait de l’argent au P.E.A. en secret, le saviez-vous ? Et… et… Mon Dieu, je perds l’esprit. La tour n’a pas l’air droite. Il cligna les yeux et pressa plusieurs fois ses doigts sur ses paupières. Elle semble s’affaisser. Elle penche ? Comment se peut-il ? Non. Non. Je suis fou. Dieu me vienne en aide. Mais au moins, vous êtes là. Lilith ? Lilith ? Il tendit la main vers elle. Il tremblait. J’ai si froid, Lilith. Reste avec moi. Emmène-moi quelque part. Juste nous deux. Je t’aime, Lilith. Je t’aime, je t’aime, je t’aime. Tout ce qui me reste…

Il tendit le bras vers elle.

Elle se déroba. Sa main se referma sur le vide. S’éloignant de lui, elle se jeta sur Watchman, pressant étroitement son corps contre le sien. Watchman l’enveloppa de ses deux bras. Il avait un sourire triomphant. Ses mains descendirent le long de son corps souple, lui caressant le dos, les fesses. Ses lèvres cherchèrent celles de Lilith. Sa langue plongea dans la tiédeur de sa bouche.

— Lilith ! gémit Manuel.

Un puissant frisson de sensualité parcourut Watchman. Son corps était en feu ; tous ses nerfs puisaient ; maintenant, il avait pleinement conscience de sa virilité. Lilith était comme du vif-argent entre ses bras. Ses seins, ses cuisses, son sexe s’enflammaient à son contact. Il perçut vaguement le sinistre coassement de Manuel.

— La tour ! grondait Manuel. La tour !

Watchman lâcha Lilith. Pivotant sur lui-même, il fit face à la tour, corps fléchi, en attente. Un terrible bruit de broiement montait de la terre. Le gargouillement de la boue. La toundra ondulait et bouillonnait. Il entendit un craquement et pensa à un arbre qui s’abat. La tour s’inclinait. La tour s’inclinait. Les réflecteurs projetèrent un flot scintillant de lumière sur sa face est. À l’intérieur, les appareils de communications étaient clairement visibles, graines dans la mousse. La tour s’inclinait. À sa base, du côté ouest, d’énormes blocs de terre gelée se soulevaient, presque à hauteur de l’entrée du centre de contrôle. Il y eut des craquements secs, comme des cordes de violons qui se rompent. La tour s’inclinait. Bruit de giclement et de glissement : combien de tonnes de verre chancelaient maintenant sur leurs fondations ? Quels joints puissants cédaient au cœur de la Terre ? Les androïdes, debout en rangs serrés, hors de la trajectoire de chute, faisaient désespérément le signe Krug-nous-préserve ; le bourdonnement étouffé de leurs prières dominait les bruits irréels venant des fondations. Manuel sanglotait. Lilith, hors d’haleine, gémissait d’une façon qu’il n’avait entendue que deux fois quand elle était étendue près de lui dans les spasmes frénétiques de son orgasme. Watchman était serein. La tour s’inclinait.

Puis elle bascula. La masse déplaça un souffle qui faillit renverser Watchman. La base de la tour bougeait à peine, tandis que la section médiane tombait avec une lenteur majestueuse et que le sommet décrivait soudain un arc rapide en dégringolant vers le sol à toute vitesse. Elle tombait, tombait, tombait. La chute semblait s’enclore dans un moment intemporel ; Watchman pouvait séparer chaque phase de l’écroulement de celle qui l’avait précédée, comme s’il regardait une série d’images indépendantes. Elle tombait, tombait. L’air gémissait et hurlait. Il y avait une vague odeur de brûlé. La tour tombait, non d’une seule masse mais par sections, frappant le sol, rebondissant et retombant, se brisant, et projetant des gerbes de boue, lançant au loin ses blocs disloqués. Le bouquet parut durer une éternité, tandis que des masses de verres se soulevaient et retombaient et que la tour semblait se tordre comme un serpent géant à l’agonie. Un terrible grondement se répercutait à l’infini. Enfin, le silence revint. Des fragments cristallins couvraient le sol sur des centaines de mètres à la ronde. Les androïdes courbaient la tête dans la prière. Manuel était pelotonné aux pieds de Lilith, la joue contre son mollet droit. Lilith, campée bien droite, les jambes écartées, les épaules rejetées en arrière, la poitrine haletante, rayonnait comme après l’extase. Non loin d’elle, Watchman se sentait merveilleusement calme, quoique la première touche de tristesse se fit jour à travers sa jubilation maintenant que la tour était écroulée. Il attira Lilith à lui.

Un moment plus tard, Siméon Krug émergea du transmat. Watchman s’y attendait. Krug mit sa main en visière sur ses yeux, comme pour se protéger d’une aveuglante réverbération, et regarda autour de lui. Il regarda vers l’endroit où aurait dû se dresser la tour. Il regarda la foule des androïdes terrorisés. Il regarda longtemps l’immense tas de ruines. À la fin, il se tourna vers Watchman.

— Comment est-ce arrivé ? demanda Krug, calmement, contrôlant fermement sa voix.

— Les bandes de réfrigération ont cessé de fonctionner correctement. Le permafrost a fondu.

— Mais il y avait une douzaine de systèmes de sécurité pour prévenir un tel accident.

— J’ai annihilé tous les systèmes, dit Watchman.

— Vous ?

— J’ai senti qu’un sacrifice s’imposait.

Le calme surnaturel de Krug ne l’abandonna pas.

— C’est ainsi que vous me payez de mes bienfaits, Thor ? Je vous ai donné la vie, je suis votre père, en quelque sorte. Et je vous ai refusé quelque chose que vous désiriez, et vous avez anéanti ma tour. Hein ? Cela a-t-il un sens, Thor ?

— Cela a un sens.

— Pas pour moi, dit Krug. Il eut un rire amer. Mais bien entendu, je ne suis qu’un dieu. Les dieux ne comprennent pas toujours les voies des mortels.

— Les dieux peuvent abandonner leur peuple, dit Watchman. Vous nous avez abandonnés.

— Mais c’était aussi votre tour ! Vous lui aviez donné une année de votre vie, Thor ! Je sais comme vous l’aimiez. J’ai été dans votre tête, souvenez-vous ! Et maintenant – et maintenant vous…

Krug s’interrompit, toussant et balbutiant.

Watchman prit Lilith par la main.

— Partons maintenant. Nous avons fait ce que nous étions venus faire. Retournons à Stockholm rejoindre les autres.

Tous deux contournèrent Krug, silencieux et immobile, et se dirigèrent vers le transmat. Watchman activa l’une des cabines. Le champ était d’un vert pur, le vert normal ; l’ordre devait s’être rétabli à la direction des transmats.

Il tendit la main pour composer les coordonnées. Ce faisant, il entendit le rugissement angoissé de Krug : Watchman !

L’androïde regarda derrière lui. Krug se tenait à quelques mètres de la cabine. Son visage était rouge et déformé par la rage, les mâchoires crispées, les yeux rétrécis, des rides profondes creusant ses joues. Ses mains griffaient l’air. D’un bond furieux, Krug saisit Watchman et le tira hors du transmat.

Krug semblait chercher ses mots. Il n’en trouva pas. Après quelques instants de confrontation, il frappa. Il frappa Watchman à la joue. Le coup était puissant, mais Watchman ne fit aucune tentative pour le rendre. Krug le frappa de nouveau, du poing fermé cette fois. Watchman recula d’un pas vers le transmat.

Avec un hurlement étranglé, Krug se rua de l’avant. Il saisit Watchman par les épaules et se mit à le secouer frénétiquement. Watchman était stupéfait de la férocité des mouvements de krug. Krug lui donnait des coups de pied, lui crachait dessus, lui enfonçait les ongles dans la chair.

Watchman essaya de se dégager. Krug lui martelait frénétiquement la poitrine avec sa tête. Watchman savait qu’il lui aurait été facile de repousser Krug. Mais il ne pouvait s’y résoudre.

Il ne pouvait pas lever la main sur Krug.

Dans la fureur de son assaut, Krug avait repoussé Watchman presque jusqu’au champ du transmat. Watchman, inquiet, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il n’avait composé aucune coordonnée ; le champ était ouvert, ouvert sur le néant. Si lui ou Krug y tombait maintenant…

— Thor ! cria Lilith. Attention !

La luminescence verte le frôla. Krug, bien que d’un mètre plus petit, continuait à pousser et à frapper. Il était temps de mettre un terme au combat, Watchman le savait. Il posa les mains sur les vigoureux bras de Krug, s’apprêtant à précipiter son attaquant sur le sol.

Mais c’est Krug, pensa-t-il.

Mais c’est Krug.

Mais c’est Krug.

Krug le lâcha. Perplexe, Watchman retint son souffle et essaya de se raidir. Puis Krug revint sur lui au pas de charge, hurlant et grondant. Watchman accepta la poussée de Krug. L’épaule de Krug s’écrasa dans le torse de Watchman. Une fois encore, l’androïde se trouva enfermé dans un moment intemporel. Il dériva en arrière, comme libéré de la gravitation, se mouvant dans l’intemporel, avec une infinie lenteur. Le champ vert du transmat l’engouffra. Il entendit vaguement le hurlement de Lilith ; il entendit vaguement le cri de triomphe de Krug. Watchman dégringola dans la luminescence verte, faisant le signe Krug-nous-préserve en disparaissant.

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