SEPTIÈME COUPLET L’EMBUSCADE

UN

Roland Deschain était l’ultime survivant de la dernière fratrie guerrière de Gilead, et ce pour une bonne raison : fort de son étrange nature romantique, de son manque d’imagination et de ses mains redoutables, il avait toujours été le meilleur d’entre eux. À présent il était attaqué par l’arthrite, mais l’arthrite sèche n’avait pas gagné ses yeux et ses oreilles. Il entendit la tête d’Eddie cogner contre la Porte Dérobée au moment où ils passaient à travers (et ce n’est qu’en s’accroupissant au tout dernier moment qu’il évita de se faire lui-même broyer le crâne contre le montant supérieur de la Porte). Il entendit le chant des oiseaux, d’abord étrange et distant, comme des oiseaux entendus en rêve, puis soudain clairs et réalistes, totalement réels. La lumière du soleil qui vint lui baigner le visage aurait dû l’aveugler complètement, après l’obscurité de la grotte. Mais Roland avait plissé les yeux, les réduisant à deux minces fentes, à la seconde où il avait aperçu la lueur vive, et il l’avait fait sans même y réfléchir. Sans ce réflexe, il aurait sans doute raté l’éclair lumineux circulaire situé à deux heures, lorsqu’ils atterrirent sur le sol tassé, assombri par l’huile. Eddie serait mort, sans l’ombre d’un doute. Peut-être seraient-ils morts tous les deux. D’après l’expérience de Roland, il n’y avait que deux choses, pour briller de cette façon particulière : les lunettes, et le viseur d’une arme à feu.

Le Pistolero saisit Eddie sous le bras aussi inconsciemment qu’il avait plissé les yeux pour protéger ses pupilles de l’afflux de lumière blanche. Il avait senti les muscles du jeune homme se contracter quand leurs pieds avaient quitté le sol jonché de cailloux et d’ossements de la Grotte de la Porte, et se relâcher lorsque la tête d’Eddie était entrée en contact avec le montant de la Porte Dérobée. Mais Eddie grognait, essayait toujours de parler, aussi était-il au moins partiellement conscient.

— Eddie, à moi ! rugit Roland en se remettant sur pied tant bien que mal.

Une douleur proche de la torture lui déchira la hanche droite et fusa jusqu’à son genou, mais il n’en montra rien. Il y prit à peine garde, même. Il traîna Eddie en direction d’un immeuble, un immeuble quelconque, et passa devant ce qu’il reconnut comme étant des pompes à essence. Elles portaient l’inscription MOBIL au lieu de CITGO, ou SUNOCO, deux autres noms familiers pour le Pistolero.

Eddie était à peine conscient. Sa joue gauche dégoulinait de sang, coulant d’une lacération au cuir chevelu. Néanmoins, il fit redémarrer ses jambes du mieux qu’il put et gravit les trois marches en bois de ce que Roland identifia comme une épicerie générale. Elle était largement plus petite que celle de Took, mais à part ça, assez sembl…

Un claquement de fouet éclata quelque part derrière eux, venant de la droite. Le tireur était assez près pour que Roland soit sûr, s’il entendait la détonation, que l’homme à la carabine avait manqué son coup.

Quelque chose fila à deux centimètres à peine de son oreille, avec un son parfaitement limpide : Mizzzzzz ! La porte vitrée de la petite épicerie éclata vers l’intérieur de la boutique. L’enseigne accrochée (NOUS SOMMES OUVERTS, VENEZ DONC NOUS RENDRE UNE PETITE VISITE) sauta et se retourna.

— Roland…

La voix d’Eddie, faible et distante, semblait lui parvenir à travers de la bouillie.

— Roland… qu’est-ce q… qui… OUUUUUF !

La dernière exclamation de surprise lui échappa au moment où Roland l’étala par terre dans la boutique, avant de s’affaler sur lui de tout son long.

Les claquements de fouet reprirent de plus belle ; il y avait dans les parages un artilleur avec une arme extrêmement puissante. Roland entendit quelqu’un s’exclamer : « Bordel ! Laisse tomber ça, Jack ! » et quelques secondes plus tard, un fusil à rafales (ce qu’Eddie et Jake appelaient une mitraillette) se mit à tirer. De part et d’autre de la porte, les vitrines crasseuses explosèrent en éclats de verre acérés. Les prospectus qui se trouvaient derrière — des dépliants touristiques, pour ce que Roland put en voir — volèrent.

Deux femmes et un homme d’âge mûr étaient les seuls clients dans la boutique. Tous trois se tournèrent vers l’entrée — vers Roland et Eddie — et le Pistolero lut sur leurs visages cet air d’éternelle incompréhension du civil sans armes. Roland le comparait parfois à cet air ahuri des mangeurs d’herbe, comme si ces gens — ici ou à Calla Bryn Sturgis, il ne voyait pas grande différence — étaient non pas des hommes, mais des moutons.

— À terre ! brailla Roland, toujours affalé sur son compagnon à demi conscient et hors d’haleine. Pour l’amour de vos dieux, COUCHEZ-VOUS !

L’homme d’âge mûr, qui portait une chemise à carreaux en flanelle malgré la chaleur ambiante, lâcha la boîte de conserve qu’il tenait à la main (avec une étiquette représentant une tomate) et se jeta à terre. Les deux femmes n’eurent pas son réflexe, et le tir de mitraillette suivant les tua toutes les deux, trouant la poitrine de la première et scalpant la deuxième. La femme au torse perforé s’effondra comme un sac de grain. L’autre fit deux pas à l’aveuglette en direction de Roland, le sang jaillissant de son crâne ouvert comme de la lave d’un volcan en éruption. À l’extérieur, deux autres mitraillettes ouvrirent le feu, emplissant le ciel de leur vacarme et zébrant l’air au-dessus d’eux de limaces incandescentes et meurtrières. La femme sans tête fit deux tours sur elle-même en un ultime pas de danse, les bras battant l’air, puis s’écroula. Roland chercha son pistolet à tâtons, et se réjouit de le sentir dans son holster : le contact rassurant de la crosse de bois de santal. C’était toujours ça de réussi ; il avait gagné son pari. Et Eddie et lui n’étaient certainement pas venus vaadasch. Les artilleurs les avaient vus, et bien vus.

Plus encore, ils les attendaient.

— Allez, bougez-vous, hurlait une voix. Bougez-vous, bougez-vous, leur laissez pas une chance de trouver leurs feux ! Bougez-vous, espèces de catzarros !

— Eddie ! rugit Roland. Eddie, il faut que tu m’aides, maintenant !

— Tout d… ?

Assourdi. Perplexe. Eddie le fixait avec un seul œil, le droit. Le gauche était momentanément noyé dans le sang qui coulait de sa blessure au crâne.

Roland tendit le bras et gifla Eddie assez fort pour faire gicler du sang de sa chevelure.

— Des écumeurs ! Venus nous tuer ! Tuer tout ce qui bouge !

L’œil visible d’Eddie s’éclaircit. Très vite. Roland perçut l’effort que ça lui coûtait — non pas de retrouver ses esprits, mais de les retrouver aussi vite, et cela en dépit des élancements monstrueux qui devaient lui marteler la tête — et s’autorisa quelques secondes pour mesurer sa fierté à l’égard du jeune homme. Il était de nouveau Cuthbert Allgood, Cuthbert à s’y méprendre.

— Qu’est-ce qui se passe, bordel ? s’exclama quelqu’un, d’une voix fêlée et pleine d’excitation. Mais qu’est-ce qui se passe, bordel de bordel ?

— À terre, fit Roland sans même regarder. Si vous tenez à la vie, couchez-vous.

— Fais ce qu’il dit, Chip, répondit quelqu’un d’autre — sans doute l’homme à la boîte de conserve décorée d’une tomate.

Roland se mit à ramper parmi les bris de verre de la porte, sentant la piqûre des éclats qui lui coupaient les phalanges et les genoux, mais s’en moquant. Une balle siffla près de sa tempe. Roland l’ignora, elle aussi. Dehors, la journée était magnifique. En arrière-plan, il apercevait les deux pompes MOBIL. D’un côté était garée une vieille voiture, sans doute celle d’une des deux clientes (qui n’en aurait jamais plus l’usage), ou de M. Chemise en Flanelle. Au-delà des pompes et de l’asphalte graisseux du parking, il vit une petite route pavée, et de l’autre côté, un petit groupe d’immeubles d’un gris uniforme. L’un portait un panneau indiquant MAIRIE, l’autre BRIGADE DES POMPIERS D’EAST STONEHAM. Le troisième (le plus grand) était le GARAGE DE LA VILLE. Les parkings devant les immeubles étaient aussi bitumés (métallés, selon le terme de Roland), et un grand nombre de véhicules y étaient actuellement garés, dont l’un de la taille d’un gros chariot bucka. De derrière déboulaient plus d’une demi-douzaine d’hommes, au pas de charge. Roland reconnut l’un d’eux, à la traîne : il s’agissait de l’horrible bras droit d’Enrico Balazar, Jack Andolini. Le Pistolero avait vu cet homme mourir, blessé par balles, puis dévoré vivant par les homarstruosités carnivores qui peuplaient les eaux peu profondes de la Mer Occidentale, pourtant il était de retour. Parce que des mondes infinis tournaient autour de l’axe de la Tour Sombre, et ils se trouvaient dans un autre. Pourtant, un seul de ces mondes était vrai ; un seul dans lequel les choses étaient achevées, dans lequel elles restaient achevées. Peut-être était-ce celui-là ; peut-être pas. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas le moment de s’en préoccuper.

Se redressant sur les genoux, Roland ouvrit le feu, réamorçant le chien de son revolver de la tranche de sa main droite osseuse, visant d’abord les types avec leurs fusils à rafales. L’un d’eux tomba raide mort sur la ligne blanche centrale de la route, le sang bouillonnant hors de sa gorge. Le deuxième, un trou entre les yeux, s’envola vers l’arrière jusqu’au bord poussiéreux de la route.

Et soudain Eddie était à côté de lui, lui aussi en appui sur les genoux, rechargeant l’autre revolver de Roland. Il rata au moins deux de ses cibles, ce qui n’avait rien d’étonnant, étant donné son état. Trois autres tombèrent sur la route, deux morts et le troisième hurlant : « J’suis touché ! Ah, Jack, aide-moi, j’suis touché au bide ! »

Roland sentit qu’on lui attrapait l’épaule, sans doute un type qui n’avait pas conscience du danger qu’on courait, à faire une chose pareille à un pistolero, surtout en pleine fusillade.

— Monsieur, bon sang, qu’est-ce…

Roland jeta un regard rapide, vit un type d’une quarantaine d’années portant une cravate et un tablier de boucher, et il eut le temps de se dire : Un commerçant, sûrement celui qui a indiqué la poste au Père, avant de le repousser violemment en arrière. À peine une seconde plus tard, du sang jaillit de la partie gauche de la tête du type. Une éraflure, rien de grave, du moins pour l’instant. Mais si Roland ne l’avait pas poussé…

Eddie rechargeait. Roland en fit autant, un peu moins rapidement, du fait de ses doigts manquants à la main droite. Deux des écumeurs survivants s’étaient mis à couvert derrière l’une des vieilles voitures, garées de leur côté de la route. Trop près. Pas bon. Roland entendit le vrombissement d’un moteur à l’approche. Il se retourna vers l’homme qui avait eu la présence d’esprit de se jeter à terre quand Roland le lui avait ordonné, lui évitant ainsi de connaître le même sort que ces dames.

— Vous ! lui lança le Pistolero. Vous avez une arme ?

L’homme en chemise de flanelle secoua la tête. Il avait les yeux d’un bleu éclatant. Apeurés, à ce que put voir Roland, mais pas paniqués. En face de ce client, l’épicier se tenait assis, les jambes écartées, contemplant avec une stupéfaction écœurée les gouttes de sang qui venaient dessiner une auréole sur son tablier blanc.

— Hé, l’épicier ! Vous avez une arme, ici ? demanda Roland.

Avant que le commerçant ait pu répondre — en était-il même capable ? — , Eddie saisit Roland par l’épaule.

— Charge de la Brigade Légère, dit-il.

Les mots étaient un peu mâchés — chage d’la bigade le ère — mais Roland n’aurait pas compris l’allusion, de toute façon. L’important, c’était qu’Eddie avait repéré six autres hommes traversant la route en courant. Cette fois-ci, ils s’étaient dispersés et zigzaguaient d’un côté à l’autre de la route.

— Vai, vai, vai ! glapissait Andolini dans leur dos, en agitant les mains dans l’air.

— Bon Dieu, Roland, c’est Tricks Postino !

Tricks trimballait une fois de plus une arme gigantesque, mais Eddie n’était pas sûr qu’il s’agissait de son M-16 énorme, sa « Merveilleuse Rambo Machine ». Quoi qu’il en soit, il n’eut pas plus de chance ici que lors de la fusillade à la Tour Penchée : Eddie fit feu et Tricks s’affala sur l’un des types déjà étendus sur la route, leur tirant toujours dessus avec son fusil d’assaut dans sa chute. Ce n’était sans doute là rien de plus héroïque que quelques spasmes des doigts, les signaux ultimes envoyés par un cerveau mourant, toujours est-il que Roland et Eddie s’aplatirent une nouvelle fois au sol, et les cinq hors-la-loi restants se jetèrent derrière les véhicules au bord de la route — véhicules dans lesquels ces types étaient arrivés, Roland le savait — et seraient bientôt en mesure de transformer cette petite boutique en stand de tir, le tout sans prendre trop de risques.

Tout ça ressemblait trop à ce qu’il avait vécu à Jéricho Hill.

Il était temps de battre en retraite.

Le bruit de moteur s’intensifiait — un gros moteur, tractant un gros chargement, à en juger par l’ampleur du son. À gauche de l’épicerie, en haut d’un promontoire, apparut un énorme camion chargé de troncs d’arbres géants. Roland vit les yeux du chauffeur s’écarquiller et sa mâchoire s’affaisser, et quoi de surprenant là-dedans ? Là, devant cette petite épicerie de campagne où il avait l’habitude de venir boire une bière à la fin d’une longue journée de canicule dans les bois, gisait une demi-douzaine de cadavres sanguinolents, éparpillés sur la route comme des soldats tués sur le champ de bataille. Et c’est exactement ce qu’ils étaient, Roland le savait trop bien.

Les freins avant du gros camion hurlèrent. De l’arrière monta la fumée des freins à air comprimé, comme le souffle d’un dragon furieux. Le tout accompagné du crissement de pneus monstrueux se bloquant d’abord, puis laissant sur la surface métallée de la route de larges bandes noires calcinées et fumantes. Sur le dos du monstre, le chargement de plusieurs tonnes se mit à déraper de côté. Roland vit des éclats de bois voler des troncs et s’éparpiller dans l’air, tandis que de l’autre côté de la route, les hors-la-loi continuaient de tirer sans y prêter attention. La scène avait presque quelque chose d’hypnotique, comme si l’on regardait l’une des Bêtes Ignobles d’Eld débouler du ciel avec ses ailes en feu.

L’attelage sans chevaux du camion roula sur le premier cadavre. Des entrailles volèrent en chapelet vermillon et vinrent éclabousser la poussière du bas-côté. Des bras et des jambes furent arrachés. Une roue écrabouilla la tête de Tricks Postino, et en explosant, son crâne imita le bruit d’un marron éclatant dans le feu. Le chargement du camion glissa de biais et commença à vaciller. Les roues, qui seraient arrivées à hauteur d’épaule de Roland, se mirent à creuser le sol, faisant voler des nuages de poussière sanglante. Le camion dériva devant l’épicerie avec une lenteur spectaculaire et majestueuse. Dans la cabine, on ne distinguait plus le conducteur. Pendant un moment, le monstre fit écran entre la boutique et le feu nourri, de l’autre côté de la route. L’épicier — Chip — et le client survivant — M. Chemise en Flanelle — contemplèrent le camion à la dérive avec une expression semblable de stupéfaction impuissante. Le commerçant s’essuya distraitement une traînée de sang sur la tempe et l’envoya claquer au sol comme si c’était de la sueur. Sa blessure était plus grave que celle d’Eddie, estima Roland, pourtant il ne semblait pas en avoir conscience. Peut-être que ça valait mieux.

— Sortie arrière, lança le Pistolero à Eddie. Maintenant.

— Excellente suggestion.

Roland attrapa l’homme en chemise de flanelle par le bras. Le regard de l’homme se détourna immédiatement du camion, pour se poser sur le Pistolero. D’un signe de tête, Roland lui indiqua l’arrière de la boutique, et le vieil homme acquiesça. Sa rapidité inconditionnelle était un cadeau inattendu.

Dehors, le chargement du camion finit par se renverser, broyant littéralement l’une des voitures (ainsi que les écumeurs réfugiés derrière, espéra vivement Roland), répandant d’abord les rondins en haut de la pile, puis tous les troncs. On entendit un bruit épouvantable et interminable de raclement sur du métal, à côté duquel la fusillade faisait l’effet d’une musique d’ambiance.

DEUX

Eddie attrapa l’épicier au moment même où Roland s’occupait de l’autre homme, mais Chip ne montra pas la même rapidité, ou le même instinct de survie. Il se contenta de fixer le trou béant qui avait été sa porte et sa vitrine, les yeux écarquillés par le choc, tandis que le camion entamait le dernier mouvement de son ballet d’autodestruction, la cabine se détachant du reste du corps et dévalant la colline en contrebas de la boutique en rebondissant, jusque dans les bois. Le chargement lui-même se mit à glisser le long du bas-côté droit de la route, créant une énorme coulée de poussière et laissant derrière lui un profond sillon, une Chevrolet aplatie, et deux autres écumeurs tout aussi aplatis.

Il en restait visiblement un bon nombre, cependant. La fusillade ne cessait pas.

— Allez, Chip, il faut filer, l’exhorta Eddie.

Cette fois-ci, lorsqu’il le tira par la manche, l’épicier le suivit à l’arrière de la boutique, sans oublier de regarder par-dessus son épaule, en s’essuyant distraitement le visage.

Derrière, sur la gauche, une annexe servait de salle de restaurant, avec un comptoir, quelques tabourets au siège rapiécé, trois ou quatre tables et un vieux casier à homards suspendu au-dessus d’un porte-revues qui semblait contenir essentiellement de la presse féminine périmée. Alors qu’ils atteignaient l’arrière-salle, les coups de feu redoublèrent. Puis ils furent de nouveau éclipsés, cette fois par une explosion. Le réservoir du camion, pensa Eddie. Il perçut le sifflement d’une balle et vit apparaître un trou noir dans un tableau accroché au mur, représentant un phare.

— C’est qui ces types ? demanda Chip le plus simplement du monde. Et vous, qui êtes-vous ? Est-ce que je suis blessé ? Mon fils a fait le Vietnam, vous savez ? Vous avez vu ce camion ?

Eddie ne répondit à aucune de ses questions, il se contenta de sourire, de hocher la tête et de presser Chip en direction de Roland. Il n’avait absolument aucune idée de l’endroit où ils allaient, ni comment ils allaient se sortir de ce merdier. La seule chose dont il était certain, c’est que Calvin Tower n’était pas là. Ce qui n’était pas plus mal. Tower n’était peut-être pas directement responsable de cette cavale infernale, mais en tout cas, tout tournait bien autour de ce bon vieux Cal, Eddie n’avait aucun doute à ce sujet. Si seulement ce bon vieux Cal avait…

Une aiguille bouillante vint subitement lui perforer le bras, et Eddie poussa un cri de surprise et de douleur mêlées. Une seconde plus tard, une autre le frappa au mollet. Le bas de sa jambe droite fut pris dans une explosion de douleur affreuse, et il poussa un second cri.

— Eddie ! fit Roland en hasardant un regard en arrière. Est-ce que tu…

— Ouais, ça va, avance, avance !

Devant eux se trouvait à présent un mur de contreplaqué percé de trois portes. Elles portaient respectivement les inscriptions HAMEÇONS, MOUETTES et RÉSERVÉ AU PERSONNEL.

— « RÉSERVÉ AU PERSONNEL », cria Eddie.

Il baissa les yeux et vit un trou cerclé de rouge dans son jean, à une dizaine de centimètres en dessous de son genou. La balle n’avait pas explosé le genou même, ce qui était une bonne nouvelle, mais oh maman, ça faisait quand même un putain de mal de chien.

Au-dessus de lui, un globe lumineux vola en éclats. Du verre lui tomba en pluie sur la tête et les épaules.

— Je suis assuré, mais Dieu sait si ça va couvrir un truc comme ça, fit Chip, toujours de sa voix la plus calme.

Il essuya une nouvelle coulée de sang sur son visage, puis le fit de nouveau gicler par terre, où il alla dessiner une tache de Rorschach. Des balles sifflèrent autour d’eux. Le regard d’Eddie portait juste au-dessus du col de Chip. Quelque part derrière eux, Jack Andolini — cette bonne vieille Triple Mocheté — braillait en italien. Eddie n’avait pas franchement l’impression qu’il suggérait de battre en retraite.

Roland et le client à chemise en flanelle passèrent la porte RÉSERVÉ AU PERSONNEL. Eddie les suivit, gonflé à l’adrénaline, et traînant toujours Chip derrière lui. Il s’agissait d’une arrière-boutique, de bonne taille. Eddie sentait les odeurs mêlées de différentes céréales, un relent mentholé et, surtout, le café.

À présent, M. Chemise en Flanelle avait pris la tête. Roland le suivit rapidement le long de l’allée centrale de la réserve, entre les palettes surchargées de boîtes de conserve. Eddie continua d’avancer hardiment en boitant, tractant toujours l’épicier derrière lui. Ce vieux Chip avait perdu beaucoup de sang et Eddie s’attendait à le voir s’évanouir à tout moment, mais Chip paraissait… eh bien, en grande forme. Il demandait à Eddie ce qui était arrivé à Ruth Beemer et à sa sœur. S’il voulait parler des deux femmes qui se trouvaient dans la boutique (ce qu’Eddie avait toutes les raisons de penser), le jeune homme espérait que Chip ne recouvrerait pas subitement la mémoire.

Au fond se dessina une autre porte. M. Chemise en Flanelle l’ouvrit et s’apprêta à la franchir. Roland le retint par la chemise et entreprit de passer lui-même, en se baissant. Eddie cala Chip près de M. Chemise en Flanelle et se plaça en face d’eux. Derrière eux, les balles venaient se planter dans la porte RÉSERVÉ AU PERSONNEL, y creusant des yeux de lumière vive.

— Eddie ! grogna Roland. À moi !

Eddie sortit en boitant. Il se retrouva sur une aire de chargement, et au-delà, aperçut un arpent de sol morne et retourné. Sur la droite, des bidons d’ordures étaient entassés au hasard et il y avait deux conteneurs à déchets sur la gauche, mais il ne semblait pas à Eddie Dean qu’on avait pris grand soin de mettre les ordures à leur place. Il vit aussi des tas de canettes de bière, qui lui évoquèrent l’image de tas de fumier archéologiques. Rien de tel qu’un moment de détente à l’arrière, après une rude journée au magasin, pensa Eddie.

Roland pointait son arme en direction d’une nouvelle pompe à essence, plus ancienne et plus rouillée que les deux autres à l’avant.

— Diesel, dit Roland, est-ce que ça signifie « carburant » ? C’est bien ça, n’est-ce pas ?

— Ouais, fit Eddie. Chip, la pompe diesel, elle marche ?

— Bien sûr, bien sûr, répondit-il d’un ton absent. Y a plein de gars qui font le plein, par là.

— Je sais la faire marcher, monsieur, proposa M. Chemise en Flanelle. Vous feriez bien de me laisser faire — elle est capricieuse. Vous pouvez me couvrir, vous et votre copain ?

— Oui, acquiesça Roland. Versez-le là-dedans, dit-il en indiquant la réserve avec le pouce.

— Hé ! Non ! lança Chip, alarmé.

Combien de temps prit le tout ? Eddie n’aurait su le dire. Tout ce dont il avait conscience, c’est de cette clarté qu’il n’avait connue qu’une fois, auparavant : à bord de Blaine le Mono. Elle envahissait tout de son éclat, même la douleur lancinante dans son mollet, là où son tibia avait peut-être été ébréché par la balle. Il avait conscience de la puanteur qui les entourait — cette odeur de viande pourrie et de moisissure, un relent de levure et de laisser-aller — et du parfum divin des pins dans les bois, juste au-delà du périmètre de cette petite épicerie crasseuse de bord de route. Il entendait le vrombissement d’un moteur d’avion, dans un coin reculé du ciel. Il savait qu’il aimait M. Chemise en Flanelle parce que M. Chemise en Flanelle était ici, avec eux, relié à Roland et à Eddie par le lien le plus fort qui fût, pendant ces quelques minutes. Mais le temps ? Non, il n’avait aucune notion réelle du temps. Toute l’opération ne dut pourtant pas prendre beaucoup plus de quatre-vingt-dix secondes, depuis le moment où Roland avait sonné la retraite, sinon ils se seraient sans doute retrouvés débordés, avec ou sans l’accident de camion.

Roland pointa le bras vers la gauche, puis se tourna vers la droite. Lui et Eddie se tenaient dos à dos sur l’aire de chargement, à une distance d’environ deux mètres, l’arme à hauteur de visage, comme des hommes sur le point de se battre en duel. Aussi leste qu’un criquet, M. Chemise en Flanelle sauta du remblai, et saisit la manivelle chromée sur le côté de la vieille pompe à essence. Il commença à la faire tourner rapidement. Dans leurs petites fenêtres, les chiffres se mirent à défiler en arrière, mais au lieu de revenir tous à zéro, ils s’immobilisèrent sur le nombre 0019. M. Chemise en Flanelle tenta de faire repartir la manivelle. Lorsqu’elle refusa de tourner, il haussa les épaules et secoua le tuyau pour l’extirper de son râtelier rouillé.

— John, non ! s’écria Chip.

Il se tenait toujours dans la porte de la réserve, les mains levées, dont l’une était intacte et l’autre maculée du sang qui avait coulé jusqu’à son coude.

— Dégage de là, Chip, ou tu vas te…

Deux hommes se ruèrent par le côté de l’Épicerie Générale d’East Stoneham. Ils portaient tous deux un jean et une chemise en flanelle, mais à la différence de celle de Chip, les leurs avaient l’air flambant neuves, avec encore le pli sur la manche. Achetées pour une occasion très spéciale, pensa Eddie. Et il reconnut parfaitement l’un des deux guignols ; il l’avait vu pour la dernière fois dans le Restaurant Spirituel de Manhattan, la librairie de Calvin Tower. Eddie l’avait tué, celui-là aussi. Dix ans dans l’avenir, si incroyable que ça puisse paraître. À La Tour Penchée, la boîte de Balazar, et avec ce même pistolet qu’il tenait en ce moment même. Une bribe d’une vieille chanson de Bob Dylan lui revint subitement en mémoire, ça parlait du prix à payer pour éviter d’avoir à tout revivre une deuxième fois.

— Hé ! Gros Blair ! s’écria Eddie (comme il était visiblement condamné à le faire dès qu’il croisait cette espèce de grosse ordure). Comment ça va, mon pote ?

À vrai dire, George Biondi n’avait pas l’air en grande forme. Sa propre mère l’aurait trouvé à peine présentable, même dans un bon jour (ce tarin monstrueux), et il avait les traits bouffis et décolorés par des hématomes qui commençaient à peine à s’estomper. Le pire d’entre eux se situait pile entre les deux yeux.

C’est moi qui ai fait ça, se rappela Eddie. Dans l’arrière-boutique de la librairie de Tower.

C’était vrai, mais ça lui semblait aussi dater d’un millier d’années.

— Toi, lança George Biondi, apparemment trop sonné pour même lever son arme. Toi. Ici.

— Moi ici, acquiesça Eddie. Quant à toi, tu aurais mieux fait de rester à New York.

Sur ces bonnes paroles, il fit sauter la tête de George Biondi. Celle de son copain aussi.

Chemise en Flanelle appuya sur la gâchette de la pompe et du carburant sombre gicla du tuyau. Il éclaboussa Chip, qui fit un bond en arrière d’un air indigné, et pénétra à reculons sur l’aire de chargement.

— Ça brûle ! cria-t-il. Vingt dieux ! C’que ça brûle ! Arrête ça, John !

Mais John n’arrêta pas. Trois autres hommes déboulèrent du côté de Roland, aperçurent le visage terrible et serein du Pistolero et entreprirent de faire machine arrière. Ils tombèrent raides morts avant d’avoir pu poser leurs nouvelles chaussures de marche sur le bitume. Eddie repensa à la demi-douzaine de voitures et au gros Winnebago garés de l’autre côté de la route et eut le temps de se demander combien d’hommes Balazar avait bien pu envoyer, pour cette petite expédition. Pas seulement sa garde rapprochée, à l’évidence. Comment avait-il payé les renforts ?

Il n’a pas eu besoin de le faire, se dit le jeune homme. Quelqu’un l’a blindé de thune et lui a dit d’aller leur régler leur compte. Autant d’hommes de main qu’il pourrait en trouver, en dehors de la ville. Et il avait même réussi à les convaincre que les types qu’ils allaient liquider méritaient bien ce grand déballage.

De l’intérieur de la boutique monta un martèlement sourd et percutant. De la suie jaillit de la cheminée et se fit absorber par le nuage plus sombre et huileux issu du camion éventré. Eddie imagina que quelqu’un avait dû lancer une grenade. La porte de la réserve sauta hors de ses gonds dans un nuage de fumée, fit un bond de plusieurs mètres dans l’allée centrale et tomba à plat au milieu de la pièce. Bientôt, le type qui avait balancé la grenade en lancerait une autre, et avec la mare d’essence qui recouvrait à présent le sol de la réserve…

— Fais en sorte de le ralentir, si tu peux, dit Roland. Le sol n’est pas encore assez arrosé.

— Ralentir Andolini ? demanda Eddie. Et je suis censé faire comment ?

— Avec ta grande bouche ! cria Roland, et Eddie aperçut une vision merveilleuse, qui lui regonfla le cœur de courage : Roland souriait de toutes ses dents. Il riait presque. En même temps, il regardait Chemise en Flanelle en lui faisant un grand signe de la main, un moulinet qui signifiait : Continue à pomper.

— Jack ! s’écria Eddie.

Il n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvait Andolini, aussi se contenta-t-il de brailler aussi fort qu’il le put. Sachant qu’il avait grandi en traînant dans les rues les moins fréquentables de Brooklyn, il parvint à un résultat plutôt convaincant.

Il y eut un silence. La fusillade ralentit, puis s’arrêta complètement.

— Hé ! répondit Jack Andolini, d’un air surpris, mais visiblement de bonne humeur.

Mais Eddie avait du mal à croire qu’il était vraiment surpris, et il n’avait aucun doute sur ce que voulait Jack : sa vengeance. Il avait été blessé, dans l’arrière-boutique de la librairie de Tower, mais ce n’était pas le pire. Il avait aussi été humilié.

— Hé, Grande Gueule ! C’est toi le type qui voulait faire voler ma cervelle jusqu’à Hoboken, et qui m’a collé une arme sous le menton ? Vieux, j’ai une sacrée marque !

Eddie le voyait faire son petit discours contrit tout en déployant ses hommes. Combien en restait-il ? Huit ? Dix, peut-être ? Ils en avaient déjà éliminé un paquet, pourtant. Et où était le reste ? Un ou deux à gauche de la boutique. Quelques-uns sur la droite. Le reste avec M. Joujou la Grenade. Et quand Jack serait prêt, ces types passeraient à l’attaque. Tout droit dans la mare de diesel.

En tout cas c’était ce qu’Eddie espérait.

— Je l’ai avec moi aujourd’hui, ce pistolet ! lança-t-il à Jack. Cette fois je pensais te l’enfoncer dans le cul, qu’est-ce que tu en dis ?

Jack éclata de rire. Un rire souple, détendu. De la comédie, mais de la bonne. Jack était sur la corde raide : rythme cardiaque à au moins cent trente, tension à dix-sept. On y était, il ne s’agissait pas seulement de se venger d’un petit voyou qui avait voulu lui faire de l’ombre mais du plus gros coup de la carrière de ce gros lard puant, son Super Bowl.

Balazar avait beau donner les ordres, sur le terrain régnait Jack Andolini. C’était lui, l’opérationnel, et cette fois le boulot ne consistait pas seulement à tabasser un tenancier de bar abruti qui ne voulait pas payer sa petite contribution ou à convaincre un bijoutier youpin de Lenox Avenue qu’il avait besoin de protection. Cette fois, c’était la guerre. Jack était malin — du moins, comparé à la plupart des truands qu’Eddie avait croisés au cours de ses années de défonce et de cavale avec son frère Henry — mais Jack avait aussi cette forme de stupidité fondamentale, qui n’avait rien à voir avec son QI. Ce voyou qui le titillait en ce moment même lui avait déjà mis une raclée une fois, et sans trop d’efforts, mais Jack Andolini s’était débrouillé pour l’oublier.

Le carburant huileux se répandait silencieusement sur le sol, formant des vaguelettes le long des vieilles planches tordues de la remise. John, alias Chemise en Flanelle yankee, lança à Roland un regard interrogateur. Le Pistolero répondit d’abord en secouant la tête, puis en reprenant son moulinet de la main : Encore.

— Où est le type de la librairie, Grande Gueule ?

Toujours aussi aimable, mais plus proche. Il avait traversé la route, alors. Eddie évalua qu’il devait se trouver juste devant la boutique. Dommage que l’essence ne soit pas plus répandue.

— Où est Tower ? Livre-le-nous et on vous laisse tranquilles, toi et ton copain, jusqu’à la prochaine fois.

Ben voyons, pensa Eddie, et il se remémora une expression employée un jour par Susannah (avec un grognement à la Detta Walker) pour exprimer son incrédulité la plus totale : C’est sûr que tu m’auras pas sur le dos et je te tap’rai pas sur les nerfs.

Cette embuscade avait été conçue tout spécialement pour des pistoleros en visite, Eddie en était presque certain. Les méchants savaient peut-être où se trouvait Tower (ou peut-être pas — il n’avait aucune confiance dans ce qui sortait de la bouche de Jack Andolini), mais en tout cas quelqu’un savait très précisément où, quand et comment la Porte Dérobée allait déposer Eddie et Roland, et il avait vendu la mèche à Balazar. Vous voulez le type qui a mis votre gars dans l’embarras, monsieur Balazar ? Le gamin qui a mis la pâtée à Jack Andolini et à George Biondi avant que Tower ait pu vous balancer les infos que vous vouliez ? Très bien. Voilà où il va se pointer. Lui et un autre. Ah, et au fait, voilà un bon paquet de cash, histoire de vous payer une armée de mercenaires en pompes à talonnettes. Ça ne suffira peut-être pas. C’est un dur, le gamin, et son copain est pire encore, mais vous aurez peut-être de la chance. Même dans le cas contraire, même si le dénommé Roland en réchappe en laissant un tas de cadavres derrière lui… l’essentiel c’est de choper le gamin. Et puis, on pourra toujours trouver des fines gâchettes, pas vrai ? Le monde en est rempli. Les mondes.

Et Jake et Callahan ? Est-ce qu’eux aussi avaient eu droit au comité d’accueil, quelque trente-deux ans après ce quand ? Le petit poème sur la palissade entourant le terrain vague suggérait que, s’ils avaient suivi sa femme, c’était le cas — SUSANNAH-MIO, MA CHÉRIE DIVISÉE, disait le poème, A GARÉ SON SEMI-REMORQUE AU COCHON DU SUD, L’ANNÉE ’99. Et si un comité d’accueil les attendait bien, se pouvait-il qu’ils soient encore en vie ?

Eddie se raccrocha à une seule idée : si un membre du ka-tet mourait — Susannah, Jake, Callahan, ou même Ote —, lui et Roland le sauraient. Et s’il se racontait des histoires, s’il cédait à quelque illusion romantique, alléluia.

TROIS

Roland perçut le regard de l’homme en chemise de flanelle et porta la tranche de sa main à sa gorge. John hocha la tête et relâcha immédiatement la gâchette de la pompe. Chip, le propriétaire de la boutique, se tenait à présent à côté de l’aire de chargement et la partie de son visage qui n’était pas maculée de sang avait viré au gris. Roland se dit qu’il ne tarderait pas à s’évanouir. Ce qui ne changerait pas grand-chose.

— Jack ! s’écria le Pistolero. Jack Andolini !

Sa prononciation du nom italien était ravissante, à la fois précise et gazouillante.

— T’es le grand frère de Grande Gueule ?

Il avait l’air amusé. Et plus bien loin. Roland l’imagina devant la boutique, peut-être à l’endroit précis où Eddie et lui étaient arrivés. Il ne tarderait pas à bouger ; c’était la campagne, mais il y avait encore du monde, dans les parages. Le plumet de fumée noire qui s’élevait du camion renversé devait déjà avoir alerté les environs. Bientôt ils entendraient les sirènes.

— Je suppose qu’on pourrait dire que je suis son contremaître, fit Roland.

Il désigna le pistolet dans la main d’Eddie, puis indiqua la direction de la réserve, avant de revenir sur lui-même : Attends mon signal. Eddie acquiesça.

— Pourquoi tu ne nous l’envoies pas, mi amigo ? Ça n’a rien à voir avec toi. Je le prends lui, et je te laisse partir. C’est à Grande Gueule que je veux parler. Lui arracher les réponses dont j’ai besoin sera un véritable plaisir.

— Vous ne nous aurez jamais, répondit Roland d’une voix charmante. Vous avez oublié le visage de votre père. Vous n’êtes qu’un sac de merde sur pied. Votre propre ka-papa est un dénommé Balazar, et vous lui léchez son gros cul répugnant. Les autres le savent et ils se moquent de vous. « Regarde un peu, Jack, disent-ils, toute cette lèche, ça le rend encore plus moche. »

Il y eut un court silence. Puis :

— Vous avez une langue bien mal pendue, monsieur.

La voix d’Andolini restait imperturbable, mais toute sa bonne humeur feinte avait plié bagage. Idem pour le rire.

— Mais vous savez ce que j’ai à vous dire ?

Au loin, enfin, une sirène résonna. Roland adressa un signe de tête tout d’abord à John (qui attendait son signal d’un œil alerte), puis à Eddie. Bientôt, disait ce hochement de tête.

— Vous ne serez plus qu’un tas d’os dans un trou sans nom que Balazar construira encore ses châteaux de cartes, Jack. Certains rêves esquissent le destin, mais pas les vôtres. Les vôtres ne sont que des rêves.

— La ferme !

— Vous entendez les sirènes ? Votre heure est bientôt ven…

— Vai ! cria Jack Andolini. Vai ! Attrapez-les ! Je veux la tête de cette ordure, vous m’entendez ? Je veux sa tête !

Un projectile rond et noir décrivit un arc de cercle paresseux par le trou de l’ancienne porte RÉSERVÉ AU PERSONNEL. Une autre grenade. Roland s’y attendait. Il tira une fois, à hauteur de hanche, et la grenade explosa en plein vol, transformant le mur entre la réserve et la salle de restaurant en un tourbillon d’éclats de bois meurtrier. On entendit des cris de surprise et de douleur.

— Maintenant, Eddie ! hurla Roland, en se mettant à tirer sur la nappe de carburant.

Eddie se joignit à lui. Roland pensa d’abord qu’il ne se passerait rien, puis une vaguelette paresseuse de flamme bleue apparut dans l’allée centrale et serpenta jusqu’à l’ancien emplacement du mur du fond. Pas assez ! Bons dieux, comme il regrettait que ce ne soit pas du super, comme on l’appelait !

Roland tapota le canon de son arme, en délogeant les douilles vides qui s’éparpillèrent à ses pieds, puis rechargea.

— À votre droite, monsieur, dit John sur un ton distrait, et Roland s’aplatit au sol.

Une balle passa à l’endroit même où il se tenait, une seconde plus tôt. La deuxième attrapa la pointe de ses cheveux longs. Il eut à peine le temps de recharger trois des six chambres de son revolver, mais c’était toujours une balle de plus que ce dont il avait besoin. Les deux écumeurs s’envolèrent en arrière avec un trou identique au milieu du front, juste au-dessous de la racine des cheveux.

Un autre truand déboula au coin de la boutique du côté d’Eddie et aperçut ce dernier qui l’attendait, avec sur son visage sanguinolent un grand sourire. Le gars lâcha immédiatement son arme et commença à lever les mains. Eddie lui logea une balle dans la poitrine avant qu’elles aient atteint la hauteur de ses épaules.

Il est en train d’apprendre, pensa Roland. Les dieux lui viennent en aide, mais il est en train d’apprendre.

— Ce feu est un peu mou, à mon goût, fit John en sautant sur l’aire de déchargement.

On distinguait à peine la boutique, derrière l’écran de fumée tourbillonnante causée par la grenade déviée, mais les balles continuaient de voler au travers. John semblait ne pas les remarquer, et Roland remercia le ka d’avoir mis un tel homme sur son chemin. Un homme aussi bon et aussi fort.

John sortit un objet métallique et carré de sa poche de pantalon, en fit sauter le couvercle et, d’une pichenette du pouce sur une petite roue, fit jaillir une haute flamme. Il lança la petite poudrière enflammée dans la réserve. Des flammes explosèrent tout autour dans un grand wouuuufffff.

— Mais qu’est-ce que vous foutez ? hurla Andolini. Attrapez-les !

— Viens donc le faire toi-même ! répondit Roland.

En même temps, il tira John par un pan de son pantalon. John sauta de l’aire de chargement et trébucha. Roland le rattrapa. C’est le moment que choisit Chip l’épicier pour s’évanouir, basculant vers l’avant jusqu’au sol jonché de débris avec un grognement tellement léger que c’était presque un soupir.

— Ouais, viens donc ! le provoqua Eddie. Viens donc, Grande Gueule, qu’est-c’tu fous, Grande Gueule, envoie pas un gamin faire un boulot d’homme, ça te dit quelque chose ? Combien t’avais de types, là-bas, deux douzaines ? Et on est toujours là ! Alors viens ! Viens le faire toi-même ! Ou alors tu veux passer le reste de ta vie à lécher le cul d’Enrico Balazar ?

De nouvelles balles trouèrent la fumée et les flammes, mais les écumeurs dans la boutique ne montrèrent aucun enthousiasme à l’idée de charger au milieu du feu grandissant. Personne n’arriva par le côté non plus.

Roland fit un geste en direction du mollet droit d’Eddie, celui blessé. Eddie leva les pouces pour indiquer que tout allait bien, mais il lui semblait que, sous le genou, son jean était trop plein — gonflé — et quand il bougeait, sa bottillonne faisait un bruit de succion. La douleur s’était stabilisée en un élancement violent qui semblait se calquer sur les battements de son cœur. Mais il avait tendance à croire que la balle avait manqué l’os. Peut-être, finit-il par s’avouer, parce que c’est ce que j’ai envie de croire.

La première sirène avait été rejointe par deux ou trois autres, et elles se rapprochaient.

— Allez-y ! brailla Jack — il avait à présent l’air au bord de la crise d’hystérie — Allez-y, bande d’enculés de poules mouillées, allez me les chercher !

Roland se dit que ce qu’il restait de méchants aurait peut-être attaqué quelques minutes plus tôt — peut-être même trente secondes plus tôt — si Andolini avait personnellement mené l’assaut. Mais à présent l’option « attaque frontale » n’était plus de mise, et Andolini savait forcément que, s’il conduisait ses hommes par le côté de la boutique, Eddie et Roland les cueilleraient comme des pigeons d’argile au stand de tir. Les seules stratégies viables qu’il lui restait étaient le siège, ou bien un long mouvement latéral par les bois, et Jack n’avait de temps pour aucun des deux. Mais se contenter de tenir leur position pouvait présenter quelques problèmes aussi. Par exemple, avoir à s’expliquer avec les autorités locales, ou avec les pompiers, s’ils se pointaient les premiers.

Roland attira John vers lui afin de pouvoir lui parler à voix basse.

— Il faut qu’on sorte d’ici au plus vite. Vous pouvez nous aider ?

— Oh, pour sûr, je pense, oui.

Le vent changea. Un courant d’air s’engouffra par la vitrine brisée de la boutique, balaya la pièce et l’ancien emplacement du mur du fond, puis ressortit par la porte de derrière. La fumée d’essence était noire et huileuse. John toussa et l’écarta de la main.

— Suivez-moi. D’un bon pas.

John se rua sur le terrain morne à l’arrière de la boutique, enjambant une grue en morceaux et zigzaguant entre un incinérateur rouillé et un tas de pièces détachées plus rouillées encore. Sur la plus grosse, Roland lut un nom qu’il avait déjà vu, au cours de ses pérégrinations : JOHN DEERE.

Roland et Eddie reculèrent, couvrant John par l’arrière, jetant de petits regards par-dessus l’épaule pour éviter de trébucher. Roland n’avait pas complètement abandonné l’espoir que Jack Andolini tenterait un dernier assaut et qu’il pourrait le tuer, comme il l’avait déjà fait une fois. Sur la plage au bord de la Mer Occidentale, et voilà qu’il était de retour, non seulement de retour, mais plus jeune de dix ans.

Tandis que moi, constata Roland, j’ai vieilli d’au moins mille ans.

Pourtant, ce n’était pas tout à fait vrai. Oui, il endurait à présent — enfin — les douleurs auxquelles pouvait s’attendre un homme vieillissant. Mais il avait un ka-tet pour le protéger, et pas n’importe quel ka-tet, un ka-tet de pistoleros, et ils avaient apporté un nouveau souffle à sa vie, un nouveau souffle totalement inattendu pour lui. Tout avait à nouveau du sens, à ses yeux, pas seulement la Tour Sombre, mais tout le reste. Alors il voulait qu’Andolini vienne. Et s’il tuait Andolini dans ce monde-ci, il avait comme l’impression qu’Andolini resterait mort. Parce que ce monde était différent. Il avait une résonance qui manquait à tous les autres, même au sien. Il la sentait dans le moindre de ses os et de ses nerfs. Roland leva les yeux et vit exactement le tableau qu’il attendait : des nuages alignés. Au bout du terrain désolé, un sentier dont le commencement était marqué par deux volumineux blocs de granit pénétrait dans les bois en serpentant. À cet endroit précis, le Pistolero remarqua des ombres dessinant des chevrons, se chevauchant mais pointant toutes dans la même direction. Il fallait regarder attentivement pour le voir, mais une fois qu’on l’avait remarqué, impossible de le manquer. Comme dans la version de New York où ils avaient trouvé le sac vide dans le terrain vague et où Susannah avait vu les morts errants, celui-ci était le monde réel, celui dans lequel le temps ne filait jamais que dans un sens. Ils parviendraient peut-être à faire un bond dans l’avenir, si seulement ils trouvaient une porte, comme Jake et Callahan l’avaient fait, il n’en doutait pas (car Roland se rappelait aussi le poème de la palissade, et il en comprenait maintenant au moins une partie), mais jamais ils ne pourraient retourner dans le passé. C’était le monde véritable, celui dans lequel on ne pouvait relancer les dés, le monde le plus proche de la Tour Sombre. Et ils se trouvaient toujours sur le Sentier du Rayon.

John les mena sur le chemin des bois, qu’ils descendirent sans traîner, les éloignant des colonnes d’épaisse fumée noire et du gémissement croissant des sirènes.

QUATRE

Ils n’avaient pas parcouru trois cents mètres quand Eddie aperçut des reflets bleus, à travers les arbres. Les aiguilles de pin qui jonchaient le sentier le rendaient glissant, et lorsqu’ils atteignirent la dernière descente — celle débouchant sur un lac long et étroit d’une beauté éblouissante — Eddie remarqua que quelqu’un avait bâti une rambarde en bouleau. Au-delà, ils virent un court appontement s’avançant dans l’eau. Un bateau à moteur était amarré au quai.

— Il est à moi, fit John. J’étais venu ici faire mes courses et déjeuner sur le pouce. Je m’attendais pas à un tel cirque.

— Eh bien vous l’avez eu quand même, commenta Eddie.

— Pour sûr, voilà qui est bien dit. Attention à ce coin-là, si vous ne voulez pas vous retrouver sur le derrière.

John dévala prestement la dernière portion du chemin, s’accrochant à la rambarde pour ne pas perdre l’équilibre, glissant plus qu’il ne marchait. Il portait une paire de vieux godillots éraflés qui auraient tout à fait eu leur place dans l’Entre-Deux-Mondes, pensa Eddie.

Il fut le suivant à passer, prenant garde à sa jambe abîmée. Roland ferma la marche. De derrière eux retentit une violente explosion, aussi fracassante et fluide que les premiers tirs, mais beaucoup plus puissante.

— Ça doit être le propane de Chip, fit John.

— J’implore votre pardon ? demanda Roland.

— Du gaz, répéta Eddie calmement. Il veut dire du gaz.

— Pour sûr. Du gaz pour la cuisinière, acquiesça John.

Il monta dans le bateau, s’empara du câble du démarreur de l’Evinrude et tira dessus avec force. Le moteur, un vigoureux petit vingt-chevaux qui rappelait une machine à coudre, démarra au quart de tour.

— Montez là-dedans, les gars, qu’on vide les lieux, grogna-t-il.

Eddie grimpa à bord. Roland fit une pause, le temps de se tapoter trois fois la gorge. Eddie l’avait déjà vu accomplir ce rituel, avant de traverser un cours d’eau ; il se promit de demander des détails à Roland. Il ne devait plus jamais en avoir l’occasion. Avant que la question se présente de nouveau, la mort se serait glissée entre eux.

CINQ

L’embarcation avançait aussi silencieusement et aussi gracieusement sur l’eau que le pouvait un engin à moteur, glissant sur son propre reflet, sous un ciel d’été bleu cobalt. Derrière eux, le panache de fumée noire souillait ce bleu, s’élevant de plus en plus haut, gagnant toujours plus sur le ciel. Des dizaines de curieux, pour la plupart en short ou en maillot de bain, se tenaient sur les berges de ce petit lac, tournés vers la colonne de fumée, les mains en visière pour se protéger du soleil. Peu d’entre eux remarquèrent le passage discret et feutré du bateau à moteur. Peut-être même aucun.

— C’est l’Étang de Keywadin, au cas où vous vous demanderiez, leur précisa John.

Il tendit la main devant lui, où venait d’apparaître un autre appontement. Au bout se profilait un petit hangar à bateaux, blanc avec des finitions vertes, dont la porte coulissante était ouverte. À mesure qu’ils approchaient, Eddie et Roland purent distinguer un canoë et un kayak, attachés à l’intérieur.

— Ce hangar à bateaux, il est à moi aussi, ajouta l’homme en chemise de flanelle.

Sa diction (surtout sur bateaux) était impossible à imiter (quelque chose comme beuteu), mais les deux hommes reconnurent bien les intonations. C’étaient celles de La Calla.

— Il a l’air bien entretenu, fit remarquer Eddie, essentiellement pour dire quelque chose.

— Oh, pour sûr. Je fais un peu d’entretien, un peu de menuiserie, aussi. Ça ferait pas sérieux pour les affaires, si mon propre hangar tombait en ruine, pas vrai ?

Eddie sourit.

— Sûrement pas, non.

— J’habite à environ cinq cents mètres du rivage. Je m’appelle John Cullum.

Il tendit sa main droite à Roland, tout en continuant de guider le bateau de l’autre, loin du panache de fumée et en direction du hangar à bateaux.

Roland prit la main, qui était agréablement rêche.

— Je suis Roland Deschain, de Gilead. Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, John.

À son tour, Eddie tendit la main.

— Eddie Dean, de Brooklyn. Enchanté.

John lui serra volontiers la main, mais l’observa d’un œil attentif. Quand leurs mains se séparèrent, il dit :

— Jeune homme, est-ce qu’il vient de se passer quelque chose ? Oui, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, répondit-il.

Pas complètement honnêtement.

— Pas mis les pieds à Brooklyn depuis un bail, pas vrai, fiston ?

— Je ne suis pas allé à Morehouse, ni dans aucune maison, fit Eddie Dean, et avant que ça lui échappe de nouveau : Mia a enfermé Susannah. Elle l’a enfermée, en 1999. Suze peut bien se rendre au Dogan, mais ça ne sert à rien. Mia a verrouillé les commandes. Suze ne peut rien y faire. Elle s’est fait enlever. Elle… elle…

Il s’interrompit. L’espace d’un instant, tout lui avait paru tellement clair, comme un rêve une seconde avant le réveil. Et puis, comme il se produit fréquemment avec les rêves, il s’était évanoui. Il ne savait même plus s’il s’était agi d’un vrai message de Susannah, ou d’un pur fantasme.

Jeune homme, est-ce qu’il vient de se passer quelque chose ?

Ainsi Cullum l’avait senti, lui aussi. Ça n’était pas son imagination, alors. Plus vraisemblablement une forme de shining.

John attendit, et quand il comprit qu’Eddie n’en dirait pas plus, se tourna vers Roland.

— Il fait souvent ce genre de coup, votre copain ?

— Pas souvent, non, sai… Monsieur, je veux dire. Monsieur Cullum, je vous remercie de nous avoir aidés quand nous avions besoin d’aide. Je vous dis grand merci beaucoup-beaucoup. Il serait monstrueusement impudent de notre part de demander plus, mais…

— Mais c’est ce que vous allez faire. Pour sûr, je me disais bien.

John procéda à une minuscule correction de trajectoire vers le petit hangar, avec sa bouche grande ouverte. Roland estima qu’ils y seraient dans les cinq minutes. C’était parfait pour lui. Il ne voyait aucune objection à cette petite excursion en bateau à moteur (même s’il n’avançait pas bien vite, avec trois hommes à son bord), mais l’Étang de Keywadin était bien trop exposé à son goût. Si Jack Andolini (ou son successeur, s’il devait être remplacé) cuisinait suffisamment les badauds sur la rive, il finirait par en trouver un ou deux pour se rappeler la petite yole avec trois hommes à son bord. Et le hangar avec ses petites finitions vertes. Le hingar à beuteu de John Cullum, si ça vous sied, diraient les témoins. Mieux vaudrait alors qu’ils soient plus avant sur le Sentier du Rayon, et John Cullum en lieu sûr. Par « sûr », Roland entendait dans ce cas précis à trois regards au moins vers la ligne d’horizon, ou à une centaine de roues. Il ne doutait pas que Cullum, un parfait inconnu pour eux, leur avait sauvé la vie en débarquant au bon endroit au bon moment. La dernière chose au monde qu’il souhaitait, c’était qu’il le paie de la sienne.

— Eh bien, je ferai ce que je peux pour vous, c’est déjà décidé, mais faut d’abord que je vous demande quelque chose, tant que je peux.

Eddie et Roland échangèrent un regard furtif. Roland le mit en garde :

— Nous répondrons si nous le pouvons. Ce qui veut dire, John d’East Stoneham, si nous jugeons que la réponse sera inoffensive pour vous.

John acquiesça. Il parut se ressaisir.

— Je sais bien que vous n’êtes pas des revenants, parce qu’on vous a tous vus, dans la boutique, et que je viens de vous toucher pour vous serrer la main. Je vois bien vos ombres, aussi.

Du doigt il les désigna, à côté du bateau.

— Y a pas plus réel. Alors ma question est la suivante : est-ce que vous êtes des entrants ?

— Des entrants, répéta Eddie.

Il se tourna vers Roland, mais constata que ce dernier était totalement perdu. Eddie regarda donc de nouveau John Cullum, assis à la poupe de son bateau, le barrant en direction du hangar.

— Désolé, mais je…

— Y en a plein, dans le coin, depuis quelques années. À Waterford, Stoneham, East Stoneham, Lovell, Sweden… Même jusqu’à Bridgton et Denmark.

Ce dernier nom de ville sonna plutôt comme Denmaa-aaak.

Il vit qu’ils n’avaient pas l’air plus au courant.

— Les entrants sont des gens qui apparaissent, comme ça, ajouta-t-il. Parfois ils portent des costumes démodés, comme s’ils venaient de… autrefois, on pourrait dire. Y en avait un nu comme un ver, qui est apparu en plein milieu de la Route 5. Junior Angstrom l’a vu. En novembre dernier, c’était. Parfois ils parlent des langues bizarres. Il y en a un qui a déboulé chez Don Russert, à Waterford. Il était assis là, dans la cuisine ! Donnie est un ancien prof d’histoire à la retraite, il enseignait au Vanderbilt College et il a enregistré ce type. Le type a baragouiné un petit moment, et puis il est allé dans la buanderie. Donnie s’est dit qu’il avait dû prendre ça pour les toilettes et il a voulu le prévenir, mais le type était déjà reparti. Y avait pas de porte, pourtant il était bien reparti.

Donnie a fait écouter la cassette à tout le monde ou presque au Département de Linguistique de Vandy (Dépaaaart’ment) et aucun d’eux a reconnu ce que c’était. Y en a un qui a dit que c’était peut-être une langue complètement inventée, comme l’espéranto. Vous captez, l’espéranto, les gars ?

Roland fit non de la tête. Eddie tenta, avec précaution :

— J’en ai entendu parler, mais je ne sais pas exactement ce que…

— Et parfois, poursuivit John en baissant la voix, tandis qu’ils pénétraient dans l’ombre du hangar, parfois ils sont blessés. Ou défigurés. Crânés.

Roland fit un tel bond que le bateau tangua. Pendant une seconde, il menaça réellement de verser.

— Quoi ? Qu’est-ce que vous avez dit ? Répétez, John, parce que je vous entendrais très bien.

John sembla penser que c’était purement une question de compréhension, car il s’employa à prononcer le terme plus précisément.

— Cramés. Comme des types qui auraient connu une guerre nucléaire, ou des retombées radioactives, quelque chose comme ça.

— Des lents mutants, en déduisit Roland. Je pense qu’il parle de lents mutants. Ici, dans cette ville.

Eddie acquiesça, repensant aux Gris et aux Ados de Lud. Et aussi à la ruche tordue et à ses monstrueux pensionnaires, rampant par-dessus.

John coupa le petit moteur Evinrude, mais pendant un moment aucun des trois ne bougea, ils restèrent à écouter l’eau clapoter contre les flancs d’aluminium de l’embarcation.

— Des lents mutants, répéta le vieil homme, avec l’air lui aussi de goûter de nouveaux mots. Pour sûr, je suppose que ça leur va aussi bien qu’autre chose. Mais y a pas qu’eux. Y a eu des animaux, aussi, et des sortes d’oiseaux que personne avait jamais vus dans le coin. Mais c’est surtout les entrants qui inquiètent les gens, qui les font parler entre eux. Donnie Russert a appelé un type qu’il connaissait, à l’Université de Duke, et ce type a demandé à quelqu’un de leur Département des Études Parapsychologiques — incroyable, qu’ils aient un service pareil, dans une vraie université, mais apparemment c’est du sérieux —, et aux Études Parapsychologiques, la dame leur a dit que c’était comme ça qu’on les appelait : des entrants. Et ensuite, quand ils disparaissent à nouveau — ce qu’ils finissent toujours par faire, sauf un type là-bas, à East Conway Village, lui il est mort —, alors on les appelle des sortants. La dame a dit que les scientifiques qui étudient ces phénomènes — j’imagine qu’on peut dire « des scientifiques », même si j’en connais beaucoup qui y trouveraient à redire —, ils pensent que ces entrants sont des extraterrestres, qu’ils viennent d’autres planètes, que des vaisseaux les déposent puis viennent les rechercher, mais la plupart pensent qu’ils voyagent dans le temps, ou qu’ils viennent de Terres différentes, dans l’alignement de la nôtre.

— Depuis combien de temps ça dure ? demanda Eddie. Depuis combien de temps ces entrants apparaissent-ils ?

— Oh, deux ou trois ans. Et on peut pas dire que ça s’arrange. J’en ai vu deux moi-même, et une fois une femme chauve avec un œil tout sanguinolent au milieu du front. Mais ils étaient loin, à chaque fois, et vous autres, vous êtes tout près.

John se pencha vers eux en pliant ses genoux cagneux, les yeux (qu’il avait aussi bleus que ceux de Roland) tout brillants. L’eau clapotait mollement contre le bateau. Eddie ressentit une forte envie de serrer de nouveau la main de John Cullum, pour voir s’il se passerait autre chose. Il se remémora des bribes d’une autre chanson de Dylan, « Visions of Susannah[6] ». Ce qu’Eddie voulait, ce n’était pas une vision de Susannah, mais pour le nom au moins, ça n’était pas loin.

— Pour sûr, disait John, vous autres, vous êtes tout près, et bien proches. Maintenant, je vais vous aider à retrouver votre chemin si je peux, parce que je sens pas la moindre onde mauvaise autour d’aucun de vous (même si je vais vous dire tout net que j’avais jamais vu une fusillade pareille), mais je veux savoir : vous êtes des entrants, oui ou non ?

Une fois de plus, Roland et Eddie échangèrent un regard, et ce fut Roland qui répondit :

— Oui, je suppose qu’on peut dire ça.

— Vingt dieux ! murmura John (dans son effroi, même son visage sillonné de rides rappelait celui d’un enfant). Des entrants ! Et d’où est-ce que vous venez, vous pouvez me le dire ?

Il regarda Eddie, éclata de rire comme le font ceux qui trouvent qu’on leur en a raconté une bien bonne, puis ajouta :

— Pas de Brooklyn.

— Mais je suis vraiment de Brooklyn, affirma Eddie.

La seule chose, c’est que ce n’était pas le Brooklyn de ce monde-ci, et il le savait, à présent. Dans le monde d’où il venait, un livre pour enfants intitulé Charlie le Tchou-tchou avait été écrit par une femme du nom de Béryl Evans ; dans celui-ci, elle s’appelait Claudia y Inez Bachman. Béryl Evans, ça faisait vrai, alors que Claudia y Inez Bachman faisait aussi faux qu’un billet de trois dollars, pourtant Eddie en venait de plus en plus à croire que Bachman était la clé. Et pourquoi ça ? Parce que ça faisait partie de ce monde.

— Je suis de Brooklyn, c’est vrai. Pas le… enfin… pas le même, c’est tout.

John Cullum les contemplait toujours avec cette expression d’enfant effaré.

— Et ces autres types ? Ceux qui vous attendaient ? Est-ce qu’ils sont… ?

— Non, répondit Roland. Pas eux. On n’a plus le temps, John — plus le temps pour l’instant.

Il se mit debout avec précaution, s’accrocha à une poutre au-dessus de lui et sortit du bateau avec une petite grimace de douleur. John le suivit et Eddie ferma la marche. Les deux hommes durent l’aider. L’élancement régulier dans son mollet droit s’était un peu calmé, mais toute la jambe était devenue raide et insensible, difficile à maîtriser.

— Allons chez vous, suggéra Roland. Il y a un homme que nous devons trouver. Avec un peu de chance, vous pourrez peut-être nous y aider.

Il pourrait bien nous aider à tout un tas de choses, pensa Eddie en les suivant dans la lumière du soleil, les dents serrées, boitant de sa patte folle.

À cet instant précis, Eddie se dit qu’il aurait tué un saint à mains nues pour une douzaine de cachets d’aspirine.


SOLISTE :

Commala-pain au levain-belle michette

Ils vont au paradis ou en enfer !

Quand les armes ont tiré et que le feu brûle l’air

Il faudra bien au four les mettre.

CHŒUR :

Commala-six-sept !

Du sel pour les michettes !

Réchauffez-les, assommez-les

Pour qu’au four roussissent les michettes.

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