ONZIÈME COUPLET L’AUTEUR

UN

Le temps d’atteindre le petit centre commercial de la ville de Bridgton — un supermarché, une laverie et un drugstore étrangement grand, proportionnellement — Roland comme Eddie l’avaient senti : pas seulement le chant, mais aussi la puissance qui se rassemblait. Elle les emportait, vers le haut, comme une sorte d’ascenseur fou et merveilleux. Eddie se surprit à penser à la poudre magique de la Fée Clochette et à la plume magique de Dumbo. C’était comme se rapprocher de la rose, sans ressembler vraiment à ça. Rien dans cette petite ville de Nouvelle-Angleterre n’évoquait la sainteté ou la sanctification, mais il s’y passait quelque chose, et quelque chose de puissant.

Sur la route qui les amenait depuis East Stoneham, suivant les panneaux indiquant Bridgton, de petite route de campagne en petite route de campagne, Eddie avait aussi senti autre chose : l’aspect incroyablement précis de ce monde. Les sous-bois verts des forêts de pins étaient d’une justesse qu’il n’avait jamais rencontrée auparavant, dont il n’avait même jamais soupçonné l’existence. Les oiseaux qui s’ébattaient dans le ciel estival le laissaient le souffle coupé, jusqu’aux moineaux les plus ordinaires. Même les ombres sur le sol semblaient posséder une épaisseur bien à elles, une couche de velours, comme si on pouvait les toucher, les ramasser, si on le désirait.

Eddie finit par demander à Roland s’il le ressentait, lui aussi.

— Oui, répondit le Pistolero. Je le sens, je le vois, je l’entends… Eddie, je le touche, même.

Eddie acquiesça. Lui aussi. Ce monde était réel au-delà de toute réalité. Il était… anti-vaadasch. C’était ce qu’il avait inventé de mieux. Et ils se trouvaient exactement au cœur du Rayon. Eddie le sentait qui les portait comme un fleuve s’engouffrant dans une gorge, droit vers une cascade.

— Mais j’ai peur, reconnut Roland. J’ai le sentiment qu’on approche du centre de tout — de la Tour elle-même, peut-être bien. C’est comme si, après toutes ces années, la quête était devenue pour moi une fin en soi, et l’achèvement en est effrayant.

Eddie hocha la tête. Il pouvait bien comprendre ça. Lui aussi avait peur, aucun doute. Si ce n’était pas la Tour qui diffusait cette force prodigieuse, alors il s’agissait de quelque créature surpuissante et terrible, comparable à la rose. Mais pas identique. Une jumelle de la rose ? C’était possible.

Roland regarda dehors, scrutant le parking et les gens qui allaient et venaient sous le ciel estival parsemé de gros nuages dérivant lentement, apparemment inconscients du monde qui autour d’eux chantait avec force, inconscients du mouvement des nuages, qui suivaient toujours la même voie ancestrale dans les cieux. Inconscients de leur propre beauté.

Le Pistolero dit :

— Je pensais autrefois que le pire serait d’atteindre la Tour Sombre pour trouver la pièce du sommet vide. Le Dieu de tous les univers, mort, ou inexistant, tout simplement. Mais à présent… suppose qu’il y ait quelqu’un là-haut, Eddie ? Quelqu’un d’omnipotent, qui se trouverait être…

Il ne put terminer.

Eddie lui vint en aide.

— Quelqu’un qui ne serait autre qu’un truand de plus ? C’est ça ? Un Dieu non pas mort, mais juste imbécile et malveillant ?

Roland opina de la tête. Ce n’était pas exactement ce dont il avait peur, mais il se dit qu’Eddie n’était pas tombé loin.

— Comment ce serait possible, Roland ? Avec ce qu’on ressent ?

Roland haussa les épaules, comme pour dire que tout était possible.

— Quoi qu’il en soit, quel choix avons-nous ?

— Aucun, dit Roland d’un ton morne. Toutes choses servent le Rayon.

Quelle que fût cette force immense et chantante, elle semblait venir de la route qui partait du centre commercial vers l’ouest, en direction des bois. La Route du Kansas, à en croire le panneau, ce qui rappela à Eddie Dorothy et Toto, et Blaine le Mono.

Il enclencha la première de leur Ford d’emprunt et démarra. Son cœur battait à tout rompre, avec une lenteur et une force éloquentes. Il se demanda si Moïse avait ressenti le même genre de chose en approchant du buisson ardent dans lequel apparaissait Dieu. Il se demanda si Jacob avait ressenti le même genre de chose, en trouvant à son réveil un inconnu dans son campement, un inconnu à la fois rayonnant et magnifique — l’ange contre lequel il devrait lutter. Il se dit que c’était probablement le cas. Il était certain qu’une autre partie de leur périple était sur le point de toucher à sa fin — une autre réponse les attendait.

Dieu vivrait sur la Route du Kansas, dans la ville de Bridgton, dans le Maine ? Ça avait l’air fou, dit comme ça, mais ça ne l’était pas.

Ne me foudroie pas maintenant, pensa Eddie en tournant vers l’ouest. Je dois retrouver ma chérie, alors s’il te plaît ne me foudroie pas, qui ou quoi que Tu sois.

— Bon Dieu, j’ai tellement peur, dit-il.

Roland lui prit la main et la serra brièvement.

DEUX

À cinq kilomètres du centre commercial, ils débouchèrent sur un chemin de terre qui coupait à travers la pinède, à leur gauche. Il y avait d’autres chemins écartés, qu’Eddie avait croisés sans même ralentir, s’en tenant à une vitesse de croisière de cinquante kilomètres à l’heure, mais à ce dernier croisement, il choisit de s’arrêter.

Les deux vitres avant étaient baissées. Ils entendaient le vent dans les arbres, l’appel grincheux d’un corbeau, le ronronnement pas si lointain d’un hors-bord, sur fond de grondement de moteur de la vieille Ford. Hormis les quelque cent mille voix qui chantaient en une harmonie grossière, c’étaient les seuls sons autour d’eux. Le panneau indiquant le tournant mentionnait seulement : ALLÉE PRIVÉE. Malgré tout, Eddie hochait la tête.

— C’est là.

— Oui, je sais. Comment va ta jambe ?

— Ça fait mal. Ne t’inquiète pas pour moi. On va vraiment le faire ?

— Il le faut, répondit Roland. Tu as eu raison de nous amener ici. Ici se trouve la seconde moitié de ceci.

Il tapota le papier dans sa poche, celui octroyant la propriété du terrain vague à la Tet Corporation.

— Tu penses que ce King est le jumeau de la rose.

— Tu dis vrai.

Roland sourit en entendant l’expression qui lui était venue naturellement. Eddie avait rarement vu sourire plus triste.

— Nous avons adopté les us de La Calla, pas vrai ? D’abord Jake, puis chacun d’entre nous. Mais ça va nous passer.

— Il faut poursuivre la route, fit Eddie.

Ce n’était pas une question.

— Si fait, et elle sera dangereuse. Pourtant… c’est peut-être ici le plus dangereux. On y va ?

— Une minute. Roland, tu te rappelles quand Susannah nous a parlé d’un certain Moses Carver ?

— Un négocieux… ce qui veut dire un homme d’affaires. C’est lui qui a repris l’entreprise de son père, quand sai Holmes est mort. C’est exact ?

— Oui, et il était aussi le parrain de Suze. Elle disait qu’on pouvait lui faire pleinement confiance. Tu te rappelles la colère qu’elle a piquée, quand Jake et moi avons suggéré qu’il avait peut-être volé de l’argent à la compagnie ?

Roland hocha la tête.

— Je fais confiance à son jugement. Et toi ?

— Moi aussi.

— Si Carver est effectivement honnête, on pourrait peut-être lui confier certaines des tâches qu’on doit accomplir dans ce monde ?

Rien de tout ça ne semblait très important, comparé à la force qu’Eddie sentait croître tout autour de lui, pourtant il croyait que ça l’était. Ils pourraient bien n’avoir qu’une seule chance de protéger la rose et d’assurer sa survie, pour plus tard. Il fallait qu’ils le fassent bien, et Eddie savait que, pour le faire bien, il leur faudrait forcer la volonté du destin.

Du ka, en un mot.

— Suze dit que les Industries Dentaires Holmes valaient huit à dix millions, quand tu l’as kidnappée de New York, Roland. Si Carver est aussi bon que je l’espère, la boîte doit en valoir douze ou quatorze, à l’heure qu’il est.

— C’est beaucoup ?

— Delah, répondit le jeune homme en tendant sa main ouverte vers l’horizon, et Roland hocha la tête. Ça paraît aberrant, de parler d’utiliser les profits d’un brevet dentaire pour sauver l’univers, pourtant c’est bien de ça que je parle. Et l’argent que la petite souris lui a laissé n’est sans doute qu’un début. Microsoft, par exemple. Tu te rappelles que j’ai mentionné ce nom à Tower ?

Roland fit oui de la tête.

— Moins vite, Eddie. Calme-toi, je te prie.

— Désolé.

Eddie inspira profondément.

— C’est à cause de cet endroit. Du chant. Des visages… est-ce que tu vois les visages dans les arbres ? Dans les ombres ?

— Je les vois très clairement.

— Tout ça me rend gentiment fou. Mais je te demande juste un peu de patience. Ce que je propose, c’est de faire fusionner les Industries Dentaires Holmes avec la Tet Corporation, puis de profiter de ce que nous savons de l’avenir pour en faire l’une des compagnies les plus riches de l’histoire mondiale. Des revenus de taille à concurrencer ceux de Sombra Corporation… peut-être même de North Central Positronics.

Roland haussa les épaules, puis leva la main, comme pour demander à Eddie comment il pouvait parler d’argent en présence d’une force aussi prodigieuse se déversant le long du Rayon et à travers eux, leur faisant dresser les cheveux sur la tête, leur faisant fourmiller les sinus, faisant apparaître dans l’ombre de chaque arbre un visage attentif… comme si une multitude s’était réunie ici pour les regarder jouer une scène cruciale de leur pièce.

— Je sais ce que tu ressens, pourtant c’est important, insista Eddie. Crois-moi. Supposons par exemple qu’on se développe assez vite pour racheter North Central Positronics avant qu’ils prennent une envergure pareille, dans ce monde ? Roland, on serait en mesure de les détourner, comme on détournerait le fleuve le plus gigantesque rien qu’en donnant un coup de pelle à la source, là où il n’est encore qu’un petit ruisseau.

C’est alors que les yeux de Roland se mirent à briller.

— On les rachète, dit le Pistolero. On les détourne de leur but, pour qu’ils ne servent plus la cause du camp du Roi Cramoisi, mais la nôtre. Oui, ça pourrait se faire.

— Que ça puisse se faire ou non, il ne faut pas qu’on oublie qu’on ne joue pas seulement pour 1977, ou 1987 (d’où je viens), ou 1999, où Suze est allée.

Dans ce monde-là, pensa soudain Eddie, Calvin Tower était peut-être mort et Aaron Deepneau l’était certainement, et leur dernière scène dans la pièce intitulée La Tour Sombre — dans laquelle ils sauvaient Donald Callahan des griffes des Frères Hitler —, jouée depuis longtemps. Balayés de la scène, tous les deux. Dans la clairière au bout du sentier, avec Gasher et Hoots, Benny Slightman et Susan Delgado

(Calla, Callahan, Susan, Susannah)

et l’Homme Tic-Tac, et même Blaine et Patricia. Roland et son ka-tet passeraient aussi par cette clairière, tôt ou tard. Et à la fin — s’ils étaient fantastiquement chanceux ou d’un courage suicidaire — seule la Tour Sombre tiendrait. S’ils pouvaient tuer North Central Positronics dans l’œuf, peut-être pourraient-ils sauver tous les Rayons qui s’étaient brisés. Et même s’ils échouaient, il suffirait peut-être de deux Rayons pour maintenir la Tour en place : la rose de New York et un homme du nom de Stephen King dans le Maine. Eddie n’avait aucune preuve rationnelle que tout ça eût le moindre sens… mais son cœur le croyait.

— Roland, on joue pour l’éternité, ici.

Roland ferma la main et frappa doucement du poing sur le tableau de bord poussiéreux de la vieille Ford de John Cullum. Il hocha la tête.

— Ils peuvent faire n’importe quoi de ce terrain vague, tu en as conscience ? N’importe quoi. Un immeuble, un parc, un monument. L’Institut National Gramophone. Du moment que la rose reste là. Ce type, Carver, il peut légaliser la Tet Corporation, peut-être en collaboration avec Aaron Deepneau…

— Oui, confirma le Pistolero. Je l’aime bien, ce Deepneau. Il a un visage sincère.

Eddie était du même avis.

— De toute façon, ils peuvent rédiger des papiers légaux pour protéger la rose — la rose doit rester là pour toujours, quoi qu’il advienne. Et j’ai comme l’impression que c’est ce qui va se passer. En 2007, 2057, 2525, 3700… bon sang, en l’an 19 000… je pense qu’elle sera toujours là. Parce qu’elle a beau être fragile, je la crois aussi immortelle. Il faut qu’on le fasse tant qu’on en a encore l’occasion. Parce que ce monde est le monde-clé. Dans ce monde-ci, on n’a aucune chance de pouvoir tailler encore un peu, si la clé ne tourne pas dans la serrure. Dans ce monde-ci, pas de seconde chance.

Roland réfléchit un instant, puis pointa le doigt en direction du chemin de terre qui menait dans les bois. Dans une forêt de visages attentifs et de voix qui chantaient. Un harmonium de tout ce qui donnait de la valeur et du sens à la vie, de ce qui se rattachait à la vérité, de ce qui reconnaissait la suprématie du Blanc.

— Et l’homme qui vit au bout de cette route, Eddie ? Si c’est bien un homme.

— Je pense que c’en est un, pas seulement à cause de ce qu’a dit John Cullum. C’est ce que je ressens, ici.

Eddie se tapota la poitrine, juste au-dessus du cœur.

— Moi aussi.

— Tu dis vrai, Roland ?

— Si fait. Est-il immortel, lui aussi, d’après toi ? Parce que j’ai vu beaucoup de choses au cours des ans, et j’ai entendu plus de rumeurs encore, mais jamais d’un homme ou d’une femme pouvant vivre pour l’éternité.

— Je ne crois pas qu’il ait besoin d’être immortel. Je crois que tout ce qu’il lui faut, c’est écrire la bonne histoire. Parce que certaines histoires sont immortelles.

La compréhension alluma une petite flamme dans les pupilles de Roland. Enfin, pensa Eddie. Enfin, il voit.

Mais combien de temps lui avait-il fallu à lui, pour voir, et ensuite pour admettre ? Dieu sait qu’il aurait dû s’en rendre compte plus tôt, avec toutes les merveilles qu’il avait vues, pourtant il avait buté sur la dernière marche. Constater de visu que le Père Callahan était tout droit sorti d’un roman intitulé Salem n’avait pas suffi à lui faire franchir le pas. Ce qui avait finalement précipité les choses, ç’avait été d’apprendre que Co-op City se situait dans le Bronx, et pas à Brooklyn. Dans ce monde-ci, du moins. Et c’était le seul qui importait.

— Peut-être qu’il n’est pas chez lui, suggéra Roland, alors qu’autour d’eux le monde entier attendait. Peut-être que cet homme qui nous a créés n’est pas chez lui.

— Tu sais bien que si.

Roland acquiesça. Et la vieille flamme luisait dans ses yeux, la lueur d’un feu qui ne s’était jamais éteint, celui qui avait éclairé sa route le long du Rayon, depuis Gilead.

— Alors allons-y ! Démarre ! lança-t-il vivement, d’une voix rauque. Démarre, au nom de ton père ! S’il est Dieu — notre Dieu — je Le regarderai dans les yeux et Lui demanderai le chemin de la Tour !

— Tu ne voudrais pas Lui demander le chemin vers Susannah, d’abord ?

Dès qu’il eut prononcé cette phrase, Eddie la regretta et pria pour que le Pistolero la laisse passer.

Ce que Roland fit. Il se contenta de faire mouliner les doigts restant à sa main droite : Allez, allez.

Eddie enclencha la première et tourna dans le chemin poussiéreux. Il les mena au cœur d’un grand chant qui semblait les traverser comme un souffle de vent, les transformant en des entités aussi impalpables qu’une pensée, ou qu’un rêve dans l’esprit d’un dieu endormi.

TROIS

Au bout de trois cents mètres, la route se divisait en deux. Eddie prit sur la gauche, bien que le panneau pointant dans cette direction indiquât ROWDEN, non KING. La poussière soulevée par leurs roues collait au rétroviseur. Le chant faisait un doux brouhaha, se déversait en lui comme un alcool. Il sentait ses cheveux se hérisser, et tous ses muscles trembler. Si Eddie devait dégainer à la seconde, il se dit qu’il lâcherait sans doute ce maudit engin. Et même s’il réussissait à le garder en main, viser lui serait impossible. Il ne comprenait même pas comment cet homme qu’ils cherchaient pouvait vivre si près du son et réussir à manger ou à dormir, sans parler d’écrire des histoires. Mais bien entendu, King n’était pas seulement proche du son ; si Eddie ne se trompait pas, King était la source du son.

Mais s’il a une famille, comment font-ils ? Et même s’il vit seul, comment font les voisins ?

Une allée, sur la droite, et…

— Eddie, arrête-toi.

C’était bien Roland, pourtant sa voix était méconnaissable. Son bronzage de La Calla ressemblait à une fine couche de peinture étalée sur un visage d’une pâleur cadavérique.

Eddie s’arrêta. Roland trouva à tâtons la poignée de la portière, ne parvint pas à l’actionner, se hissa à hauteur de la vitre, jusqu’à la taille (Eddie entendit le cliquetis de sa boucle de ceinture contre la gaine chromée de la portière), et se pencha pour vomir sur l’oggan. Lorsqu’il retomba en arrière dans son siège, il avait l’air à la fois épuisé et exalté. Il roula des yeux, et le regard qu’il posa sur Eddie était d’un bleu immémorial et étincelant.

— En route.

— Roland, tu es sûr que…

Roland fit son moulinet avec les doigts, regardant droit devant lui, à travers le pare-brise poussiéreux de la Ford.

Avance, avance. Au nom de ton père !

Eddie reprit la route.

QUATRE

C’était le genre de maison que les agents immobiliers appellent un ranch. Eddie n’en fut pas surpris. Ce qui le surprit, en revanche, ce fut la simplicité des lieux. Puis il se rappela que tous les écrivains n’étaient pas forcément riches, ce qui devait être d’autant plus vrai des auteurs jeunes. Une coquille heureuse avait fait un malheur dans le milieu des bibliomaniaques, mais King ne devait pas toucher de commission sur ce genre de boulettes. Ni de droits d’auteur, si c’était bien l’expression d’usage.

Pourtant, la voiture garée dans l’allée, une Jeep Cherokee visiblement neuve, avec une chouette bande sur l’aile, à l’indienne, suggérait que King ne mourait pas exactement de faim quand même. Une cabane en bois trônait au milieu de la cour, entourée de jouets en plastique jonchant le sol. Leur vue fit vaciller le cœur d’Eddie. Une des délicieuses leçons qu’il avait retenues de leur aventure à La Calla, c’est que les gosses, ça compliquait les choses. Et ici vivaient des gosses petits, à en juger par les jouets. Et voilà que débarquent chez eux deux types avec des durs calibres. Des types qui, au moins à l’heure actuelle, ne sont pas tout à fait bien dans leur tête.

Eddie coupa le moteur de la Ford. Un corbeau poussa un cri. Un hors-bord — plus gros que celui qu’ils avaient entendu auparavant, d’après le bruit — se mit à ronronner. Au-delà de la maison, un soleil éclatant faisait miroiter l’eau bleue. Et les voix chantaient : Comme-à-Commala.

Un bruit métallique annonça que Roland venait d’ouvrir sa portière. Il sortit, en se tordant un peu plus que nécessaire : mauvaise hanche, arthrite sèche. Eddie lui-même avait l’impression d’être debout sur des bouts de bois.

— Tabby ? C’est toi ?

La voix provenait du côté droit de la maison. Et, précédant l’homme qui venait de parler, apparut une ombre au sol. Jamais Eddie n’avait été saisi d’une telle peur mêlée de fascination, à la simple vue d’une ombre. Il se dit, avec une certitude absolue : Voilà que s’avance mon créateur. Le voilà, si fait, je dis vrai. Et les voix reprirent de plus belle : Commala-deux-trois, c’est lui, le voilà.

— Tu as oublié quelque chose, chérie ? Le dernier mot traîna un peu en longueur, comme John Cullum l’aurait prononcé (Chéééé-lie). Et c’est ainsi qu’apparut le propriétaire de la maison, c’est ainsi qu’il apparut. Il les vit et s’immobilisa. Les voix se turent instantanément, et même le bruit de moteur du hors-bord disparut. L’espace d’une seconde, le monde entier resta en suspens sur ses gonds. Puis l’homme se retourna et se mit à courir. La seconde d’avant, cependant, Eddie eut le temps de voir l’expression d’horreur qui s’était peinte sur son visage. Il les avait reconnus.

Roland bondit derrière lui en un éclair, comme un chat après un oiseau.

CINQ

Mais sai King était un homme, pas un oiseau. Il ne savait pas voler, et il n’avait vraiment nulle part où s’enfuir. La pelouse descendait en pente douce, interrompue seulement par une plaque de béton qui devait recouvrir un puits ou un système d’évacuation quelconque. Elle débouchait sur une plage miniature jonchée elle aussi de jouets de toutes sortes. Au-delà, le lac. L’homme atteignit la rive, atterrit les pieds dans l’eau, et se retourna avec une telle maladresse qu’il faillit tomber par terre.

Roland s’immobilisa sur le sable, en dérapant. Lui et Stephen King se tenaient face à face, à s’observer. Eddie s’était arrêté à une dizaine de mètres derrière Roland, et il les regardait tous les deux. Le chant avait repris, de même que le ronronnement du bateau. Peut-être n’avaient-ils jamais cessé, mais Eddie était convaincu que si.

L’homme dans l’eau porta les mains à ses yeux, comme un enfant.

— Vous n’êtes pas vraiment là, dit-il.

— Si, je suis là, sai, dit Roland d’une voix à la fois douce et remplie d’une admiration effrayée. Retire les mains de tes yeux, Stephen de Bridgton. Retire-les et regarde-moi bien.

— Je fais peut-être une dépression, dit l’homme dans l’eau, mais il baissa lentement les mains.

Il portait d’épaisses lunettes, avec des montures noires austères. L’une des branches tenait grâce à un morceau de sparadrap. Il avait les cheveux noirs ou brun très foncé. Sa barbe était bien noire, et quelques poils blancs y scintillaient déjà. Il portait un jean, et un T-shirt portant l’inscription : THE RAMONES[13] et ROCKET TO RUSSIA et GABBA-GABBA-HEY. Il était visiblement en train de prendre de l’embonpoint, pourtant il n’était pas encore gros. Il était grand, et aussi pâle que Roland. Eddie constata sans grand étonnement que Stephen King ressemblait à Roland. Compte tenu de la différence d’âge, on ne pouvait pas les prendre pour des jumeaux, mais pour un père et son fils ? Oui. Facilement.

Roland se tapota trois fois la gorge, puis secoua la tête. Ça ne suffisait pas. Ça ne suffirait pas. Eddie regarda avec fascination et horreur le Pistolero se mettre à genoux au milieu des jouets en plastique, et porter son poing à son front.

— Aile, fileur de contes. Voici venir à toi Roland de Gilead-qui-fut, et Eddie Dean de New York. Nous ouvriras-tu ton cœur, si nous t’ouvrons le nôtre ?

King éclata de rire. Sachant le pouvoir des paroles de Roland, Eddie trouva sa réaction choquante.

— Je… bon sang, je dois être en train de rêver.

Puis, à lui-même :

— Ou non ?

Roland, toujours à genoux, poursuivit comme s’il n’avait pas entendu l’homme debout dans l’eau, comme s’il n’avait ni parlé ni ri.

— Nous considères-tu pour ce que nous sommes, et acceptes-tu ce que nous faisons ?

— Si vous étiez réels, vous seriez pistoleros.

King observa Roland à travers ses épaisses lunettes.

— Des pistoleros en quête de la Tour Sombre.

Nous y voilà, pensa Eddie en entendant les voix monter d’un ton, et en voyant le soleil faire miroiter l’eau bleue. Il a compris.

— Tu dis vrai, sai. Nous sommes venus te demander assistance et secours, Stephen de Bridgton. Nous les accorderas-tu ?

— Monsieur, je ne sais pas qui est votre ami, mais pour ce qui est de vous… bon sang, c’est moi qui vous ai fait. Vous ne pouvez pas vous tenir là, parce que le seul endroit où vous existiez vraiment, c’est ici.

Du poing, il se cogna le milieu du front, comme s’il parodiait le geste de Roland. Puis il tendit le bras en direction de sa maison. De sa maison genre ranch.

— Et là-bas. Vous existez aussi là-bas, j’imagine. Dans un tiroir de mon bureau, ou peut-être une boîte dans le garage. Vous faites partie des projets inachevés. Je n’ai plus repensé à vous depuis… depuis…

Sa voix s’était faite toute petite. Soudain il se mit à vaciller comme quelqu’un qui entend une musique assourdie mais délicieuse, et ses genoux lâchèrent. Il s’écroula par terre.

— Roland ! s’écria Eddie, se décidant finalement à plonger vers l’avant. Ce type nous fait une crise cardiaque !

Il savait déjà (ou peut-être l’espérait-il) qu’il se trompait. Parce que jamais le chant n’avait été aussi présent. Jamais les visages dans les arbres et dans les ombres n’avaient été aussi distincts.

Le Pistolero se baissa et attrapa King — qui commençait déjà à se débattre faiblement — sous les aisselles.

— Il s’est seulement évanoui. Et comment lui en vouloir ? Aide-moi à le porter à l’intérieur.

SIX

La chambre principale jouissait d’une vue splendide sur le lac et d’un tapis mauve hideux au sol. Eddie s’assit sur le lit et contempla King par l’embrasure de la porte de la salle de bains, tandis qu’il retirait ses tennis et ses vêtements mouillés, passant une seconde entre la porte et le mur carrelé pour changer de sous-vêtements. Il n’avait pas soulevé d’objection en voyant Eddie l’accompagner dans la chambre. Depuis qu’il était revenu à lui — et il n’était resté dans les limbes qu’à peine trente secondes —, il faisait preuve d’un calme presque inquiétant.

Il sortit de la salle de bains et se dirigea vers la commode.

— C’est une blague, c’est ça ? demanda-t-il en farfouillant, à la recherche d’un jean et d’un T-shirt secs.

Pour Eddie, la maison de King sentait l’argent — pas mal d’argent, au moins. Dieu seul savait ce que sentaient ses fringues.

— Un truc monté par Mac McCutcheon et Floys Calderwood, c’est ça ?

— Je ne connais pas ces hommes, et il ne s’agit pas d’une blague.

— D’accord, mais ce type ne peut pas être réel.

King enfila son jean. Il parlait à Eddie sur un ton raisonnable.

— Je veux dire, j’ai écrit son histoire !

Eddie opina de la tête.

— C’est ce que j’ai cru comprendre. Mais il n’en est pas moins réel. Je le suis depuis — depuis combien de temps ? Eddie n’en savait rien —, depuis un bout de temps. Vous avez écrit sur lui, mais pas sur moi ?

— Vous vous sentez rejeté, c’est ça ?

Eddie éclata de rire, mais la vérité, c’est qu’il se sentait effectivement rejeté. Un peu, en tout cas. Peut-être que King n’en était pas encore arrivé à lui. Si tel était le cas, il n’était pas vraiment en sécurité, pas vrai ?

— Ça ne ressemble pas vraiment à une dépression, fit remarquer King, mais j’imagine qu’on ne sait jamais à quoi ça ressemble.

— Vous ne faites pas une dépression, mais j’ai de la compassion pour ce que vous ressentez, sai. Cet homme…

— Roland. Roland de… Gilead ?

— Vous dites vrai.

— Je ne sais pas si j’ai la partie Gilead, dit King. Il faudrait que je vérifie dans mes pages, si je peux les retrouver. Mais c’est bon. Ça fait très « arche perdue ».

— Je ne vous suis pas.

— Pas de problème, moi non plus.

King trouva un paquet de Pall Mall sur la commode et s’en alluma une.

— Finissez ce que vous étiez en train de dire.

— Il m’a traîné à travers une porte entre ce monde et le sien. Moi aussi j’ai cru faire une dépression.

Ce n’était pas de ce monde-ci qu’Eddie s’était fait arracher, pas loin mais pas raccord, et à l’époque il zonait pour trouver de l’héroïne — il zonait dans les grandes largeurs — mais la situation était déjà assez compliquée comme ça sans qu’il rajoute cette partie-là. Pourtant il lui restait une question à poser avant de rejoindre Roland et que la vraie palabre commence.

— Dites-moi une chose, sai King. Vous savez où se trouve Co-op City ?

King était en train de transférer ses fonds de poche (des pièces de monnaie et ses clés) de son jean mouillé à son jean sec, clignant de l’œil droit à cause de la fumée de la cigarette qu’il s’était calée au coin de la bouche. Il s’interrompit et regarda Eddie en haussant les sourcils.

— C’est une question piège ?

— Non.

— Et vous n’allez pas me descendre avec le pistolet que je vois là, si je me trompe ?

Eddie eut un petit sourire. King n’était pas un mauvais bougre, pour un dieu. Puis il se rappela que Dieu avait tué sa petite sœur, en se servant d’un chauffard saoul, et aussi son frère Henry. Dieu avait conçu Enrico Balazar et fait brûler Susan Delgado au bûcher. Son sourire s’évanouit. Néanmoins il répondit :

— Personne ne se fera descendre ici, sai.

— Dans ce cas, je crois que Co-op City se trouve à Brooklyn. Là d’où vous venez, à en juger par votre accent. Alors, j’ai gagné l’oie de la Fête ?

Eddie sursauta comme si on venait de lui planter une épingle dans la peau.

— Quoi ?

— Ma mère répétait ça tout le temps. Quand mon frère Dave et moi on avait fini nos corvées et qu’on n’avait pas eu à s’y reprendre à deux fois, elle disait : « Les garçons, c’est vous qui gagnez l’oie de la Fête. » C’était une blague. Alors, j’ai gagné ?

— Oui, fit Eddie. Aucun doute.

King hocha la tête, puis écrasa sa cigarette.

— Vous êtes OK, vous. C’est votre copain que je n’aime pas beaucoup. Je l’ai jamais beaucoup aimé. Je pense que ça doit être en partie pour ça que j’ai laissé cette histoire en plan.

Ce qui fit de nouveau sursauter Eddie. Il se leva précipitamment du lit, pour le dissimuler.

— Laissé en plan ?

— Ouais. La Tour Sombre, ça s’appelait. Ça devait être mon Seigneur des Anneaux à moi, ma grande saga, mon ce-que-vous-voudrez. Un des avantages, quand on a vingt-deux ans, c’est qu’on ne manque jamais d’ambition. Mais il ne m’a pas fallu longtemps pour voir que c’était tout simplement trop gros pour mon petit cerveau. Trop… je ne sais pas… outrancier ? On peut dire ça, oui. Et puis, ajouta-t-il sèchement, j’ai perdu le plan.

— Vous avez quoi ?

— Ça paraît fou, pas vrai ? Mais parfois, écrire, c’est de la folie pure. Vous saviez qu’une fois Ernest Hemingway avait perdu un recueil complet de nouvelles dans un train ?

— Vraiment ?

— Vraiment. Il n’avait aucune copie de secours, pas de brouillon. C’est un peu ce qui m’est arrivé. Un soir bien arrosé — ou peut-être que j’avais forcé sur la mescaline, je ne m’en souviens plus — j’ai fait un plan complet de cette épopée fantastique en cinq à dix mille pages. C’était un bon plan, je crois. Qui donnait forme à l’histoire. Qui lui donnait du style. Et puis je l’ai perdu. Il s’est probablement envolé du porte-bagages de ma moto, pendant que je revenais d’un de ces foutus bars. Ça ne m’est jamais plus arrivé. D’habitude je suis au moins soigneux, avec mon travail.

— Hein-hein, fit Eddie.

Une seconde, il pensa ajouter :

Et vous auriez pas vu par hasard des types habillés dans des tenues criardes, le genre de types qui conduisent des voitures tape-à-l’œil, aux environs de l’heure de la disparition ? Des ignobles, pour dire les choses crûment ? Ou quelqu’un avec comme une marque rouge en plein front, qui ressemble à un petit cercle de sang ? N’importe quoi, un indice, pour résumer, qui laisserait penser qu’on vous a peut-être volé votre plan ? Quelqu’un qui aurait intérêt à s’assurer que La Tour Sombre ne serait jamais achevée ?

— Redescendons à la cuisine. Il faut qu’on palabre.

Eddie aurait juste aimé savoir de quoi ils étaient censés palabrer. Il valait mieux pour eux ne pas tomber à côté, parce que c’était le monde réel, celui dans lequel il n’y avait pas de seconde chance.

SEPT

Roland n’avait aucune idée du fonctionnement de la machine à café posée sur le comptoir, mais il trouva une vieille cafetière cabossée sur l’une des étagères, assez semblable à celle que transportait Alain Johns dans son gunna, il y avait bien bien long, quand trois garçons s’étaient présentés à Mejis, pour faire le décompte du bétail. Le poêle de sai King fonctionnait à l’électricité, mais même un enfant aurait pu faire marcher les brûleurs. Quand Eddie et King apparurent dans la cuisine, la cafetière était juste chaude.

— Personnellement, je ne bois pas de café, dit King en se rendant directement à la boîte-à-froid (mais en faisant un grand détour pour ne pas trop s’approcher de Roland), et en général je n’attaque pas la bière avant cinq heures, mais je crois que je vais faire une petite exception, aujourd’hui, monsieur Dean ?

— Du café, ça m’ira très bien.

— Monsieur Gilead ?

— C’est Deschain, sai King. Moi aussi, je prendrai du café, grand merci.

L’écrivain ouvrit la boîte en métal à l’aide d’un anneau collé sur le dessus (un procédé qui parut à Roland malin en apparence, et complètement crétin, au vu du gaspillage). Il y eut un sifflet d’air, suivi d’une agréable odeur (comme-à-commala) de levure et de houblon. King but au moins la moitié de la boîte en une fois, essuya l’écume sur sa moustache, puis posa sa bière sur le comptoir. Il était toujours pâle, mais il paraissait calme, et en pleine possession de ses moyens. Le Pistolero trouvait qu’il s’en tirait plutôt bien, du moins jusqu’ici. Était-il possible que, dans les recoins les plus cachés de son esprit et de son cœur, King se soit attendu à leur visite ? Les avait-il attendus ?

— Vous avez une femme et des enfants, dit Roland. Où sont-ils ?

— La famille de Tabby habite au nord, près de Bangor. Ma fille est allée passer la semaine avec son papi et sa mamie. Tabby a emmené le plus jeune — Owen, c’est encore un bébé — et ils sont partis devant, il y a une heure. Je suis censé aller chercher mon autre fils — Joe — dans…

Il consulta sa montre.

— … dans une heure environ. Je voulais finir ce que j’étais en train d’écrire, alors cette fois-ci nous y allons à deux voitures.

Roland réfléchit. Ça pouvait être vrai. C’était sans doute aussi un moyen pour King de leur faire savoir que, s’il lui arrivait quelque chose, ça se remarquerait très vite.

— Je n’y crois pas, je ne crois pas à ce qui arrive. Je l’ai déjà dit quinze fois ? De toute façon, ça ressemble trop à une de mes histoires pour être réellement en train de se passer.

— À Salem, par exemple, suggéra Eddie.

King arqua un sourcil.

— Alors vous êtes au courant. Ils ont le Magazine Littéraire, là d’où vous venez ?

Il finit le reste de sa bière. Roland se fit la remarque qu’il buvait comme un homme doué pour ça.

— Il y a une heure ou deux, j’ai entendu des sirènes, de l’autre côté du lac, et j’ai vu cet énorme panache de fumée. Je le voyais même de mon bureau. Sur le coup, j’ai cru à un feu de broussailles, peut-être à Harrison ou à Stoneham, mais maintenant je me demande… ça n’aurait pas quelque chose à voir avec vous, les gars ? Si, hein ?

Eddie se tourna vers le Pistolero :

— Il est en train de l’écrire, Roland. Ou bien il l’était. Il dit qu’il a arrêté. Mais ça s’appelle La Tour Sombre, alors il sait.

King sourit, mais pour Roland il avait surtout l’air profondément effrayé, pour la première fois. Mis à part l’instant où il était apparu au coin de sa maison et où il les avait vus. Où il avait vu sa création.

C’est ce que je suis ? Sa création ?

C’était un sentiment positif et négatif à la fois. Y réfléchir lui donna mal à la tête, et il avait l’impression que son estomac était devenu tout glissant.

— Il sait, dit King. Je n’aime pas trop comment vous dites ça, les gars. Dans une histoire, quand quelqu’un dit « il sait », ça sous-entend « il en sait trop », et en général la réplique qui suit, c’est « il va falloir le faire taire ».

— Croyez-moi, dit Roland avec une emphase inhabituelle, vous tuer est bien la dernière chose que nous souhaiterions, sai King. Vos ennemis sont nos ennemis, et ceux qui vous aident le long du chemin sont nos amis.

— Amen, conclut Eddie.

King ouvrit sa boîte-à-froid et en sortit une nouvelle bière. Roland vit qu’il y avait tout un tas de boîtes, là-dedans, au garde-à-vous, toutes gelées. Des bières, essentiellement.

— Dans ce cas, vous feriez mieux de m’appeler Steve.

HUIT

— Racontez-nous l’histoire, mon histoire, demanda Roland.

King s’appuya contre le comptoir de la cuisine, et le sommet de son crâne se glissa dans un rayon de soleil. Il avala une gorgée de bière et réfléchit à la requête de Roland. Et c’est alors qu’Eddie le vit pour la première fois, très faiblement — un effet de contraste dû au soleil, peut-être. Quelque chose, une ombre noire et poussiéreuse, formait comme un halo autour de l’homme. Dira. À peine visible. Mais bien là. Comme les ténèbres qui se cachaient derrière les choses, quand on allait vaadasch. Était-ce la même chose ? Eddie en doutait.

À peine visible.

Mais bien là.

— Vous savez, dit King, je ne suis pas très bon pour raconter des histoires. Ça peut paraître paradoxal, pourtant c’est vrai. C’est pour ça que je les écris.

Est-ce que c’est comme Roland, ou comme moi, qu’il parle ? se demanda Eddie. Impossible de le dire. Beaucoup plus tard, il devait se rendre compte que King parlait comme eux tous, même Rosa Munoz, la femme à tout faire du Père Callahan, à La Calla.

Puis le visage de l’auteur s’éclaira.

— Je vais vous dire, pourquoi j’essaierais pas de trouver ce manuscrit ? J’ai quatre ou cinq cartons d’histoires foutues, en bas. La Tour Sombre doit dormir dans l’un d’entre eux.

Foutues. Des histoires foutues. Eddie n’aimait pas du tout sa façon de tourner les choses.

— Vous pourriez en lire des passages pendant que je vais chercher mon garçon.

Il sourit, dévoilant de grandes dents tordues.

— Peut-être que quand je rentrerai, vous serez partis et je pourrai me remettre à écrire en pensant que vous n’êtes jamais venus.

Eddie adressa un regard à Roland, qui secoua légèrement la tête. Sur le poêle, la première bulle de café cligna dans l’œil de la cafetière.

— Sai King — commença Eddie.

— Steve.

— Steve, d’accord. Il nous faut régler cette affaire maintenant. Mis à part la question de confiance, nous sommes extrêmement pressés.

— Bien sûr, d’accord, la course contre la montre, dit King, puis il se mit à rire.

Il y avait dans ce rire un côté niais assez charmant. Eddie soupçonna que la bière commençait à faire son effet, et il se demanda si ce type n’était pas un peu poivrot. Impossible d’en être certain, au bout de si peu de temps, mais il présentait certains des signes. Il ne se rappelait pas grand-chose, de ses cours de littérature au lycée, mais il revoyait très bien le prof leur dire qu’il y avait bien une chose que les écrivains appréciaient particulièrement, c’était la bouteille. Hemingway, Faulkner, Fitzgerald. Le type du « Corbeau »[14]. Les écrivains aimaient boire.

— Je ne me moque pas de vous, les gars. En fait, c’est contre ma religion, de me moquer d’hommes armés. C’est juste que c’est exactement le genre de bouquins que j’écris, des personnages toujours en train de courir contre la montre. Vous voulez entendre la première phrase de La Tour Sombre ?

— Bien sûr, si vous vous en souvenez, répondit le jeune homme.

Roland ne dit rien, mais ses yeux brillaient, sous ses sourcils maintenant parsemés de blanc.

— Oh, ça, pour m’en souvenir. C’est sans doute la meilleure première phrase que j’aie écrite.

King repoussa sa bière, puis leva les deux mains, le pouce et l’index courbés, comme s’il dessinait des guillemets dans l’air :

— « L’homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait. » Le reste, c’était peut-être de la poudre aux yeux, mais, mon vieux, ça c’était bon.

Il laissa retomber ses mains et reprit sa bière.

— Pour la quarante-neuvième fois aujourd’hui : est-ce que tout ça est bien réel ?

— L’homme en noir, il s’appelait Walter ? demanda Roland.

La bière de King vacilla et rata sa bouche, et il s’en renversa sur le menton et sur sa chemise propre. Roland hocha la tête, comme si c’était la réponse qu’il attendait.

— Nous refaites pas le coup de l’évanouissement, recommanda Eddie, un peu durement. Une fois a suffi à m’impressionner.

King acquiesça, reprit une gorgée de bière tout en essayant visiblement de se ressaisir. Il jeta un œil à la pendule.

— Messieurs, vous me laisserez vraiment aller chercher mon garçon ?

— Oui, confirma Roland.

— Vous…

King fit une pause, parut réfléchir, puis sourit.

— Vous en jureriez, par votre montre et votre billet ?

Sans sourire, Roland répondit :

— Oui, j’en jurerais.

— OK, alors. La Tour Sombre, version courte à la Reader’s Digest. Rappelez-vous que l’oral n’est pas mon truc. Je vais faire de mon mieux.

NEUF

Roland écouta ce récit comme si tous les mondes en dépendaient, ce dont il était convaincu. King avait commencé sa version de la vie de Roland par les feux de camp, ce qui ravit le Pistolero, parce qu’ils confirmaient le caractère essentiellement humain de Walter. Puis, d’après King, l’histoire revenait à la rencontre de Roland avec un drôle de fermier du bout du monde, au bord du désert. Brown, de son nom.

Longue vie à vos récoltes, entendit Roland à travers l’écho des ans, Longue vie aux vôtres. Il avait oublié Brown, et son corbeau apprivoisé Zoltan, mais cet inconnu s’en souvenait.

— Ce qui me plaisait, glissa King, c’est que j’avais l’impression que l’histoire allait à reculons. D’un point de vue purement technique, c’était très intéressant. Je commence par vous dans le désert, puis je recule un chouïa, et vous rencontrez Brown et Zoltan. Zoltan, c’était le nom d’un chanteur et guitariste que j’ai connu à l’Université du Maine, au fait. Bref, de la baraque du frontalier, l’histoire se décale encore d’un chouïa, et vous arrivez dans la ville de Tull… du nom d’un groupe de rock…

— Jethro Tull, s’exclama Eddie. Mais bon sang, c’est bien sûr ! Je savais bien que ce nom m’était familier ! Et ZZ Top, Steve ? Vous les connaissez ?

Eddie fixa King, lut l’incompréhension sur son visage et sourit.

— J’imagine que ce n’est pas encore tout à fait leur quand. Ou alors, vous ne les connaissez pas encore.

Roland fit tourner ses doigts en moulinets : On continue, on continue. Et lança à Eddie un regard qui lui intimait de ne plus interrompre King.

— Quoi qu’il en soit, quand Roland arrive à Tull, nouvelle digression pour raconter comment Nort, le mangeur d’herbe, est mort avant de se faire ressusciter par Walter. Vous voyez ce qui m’a tellement plu, pas vrai ? C’est qu’une fois encore, on commence par la fin, et on remonte… — en-l’air.

Roland n’était pas intéressé le moins du monde par l’aspect technique qui fascinait apparemment King. C’était de sa vie qu’on parlait, après tout, de sa vie, et pour lui elle s’était déroulée dans le bon sens. Du moins, jusqu’au moment où il avait atteint le rivage de la Mer Occidentale, et qu’il avait tiré le jeu de ses compagnons de voyage.

Mais Stephen King ne savait rien des portes, semblait-il. Il avait déjà écrit la scène du relais, et la rencontre de Roland avec Jake Chambers. Ainsi que leur traversée sous la montagne. Il avait écrit la trahison de Jake par cet homme à qui il avait donné sa confiance et son amour.

King remarqua la façon qu’avait Roland de placer sa tête, pendant cette partie du récit, et se mit à raconter avec une douceur étrange.

— Pas besoin de prendre un air aussi honteux, monsieur Deschain. Après tout, c’est moi qui vous ai fait faire une chose pareille.

Mais une fois encore, Roland se demanda s’il disait vrai.

King avait aussi écrit la palabre de Roland avec Walter, dans le golgotha poussiéreux et jonché d’ossements, la prédiction du Tarot et la terrible vision de Roland, cette sensation de traverser la voûte de l’univers. Il avait écrit le réveil de Roland après cette longue nuit de bonne aventure, pour se retrouver beaucoup plus âgé, et Walter réduit à un tas d’os. Pour finir, leur dit King, il avait fait avancer Roland jusqu’au bord de l’eau, et l’avait assis là.

— Et là, vous avez dit : « Je t’aimais, Jake. »

Roland hocha la tête et commenta d’un ton neutre :

— Je l’aime toujours.

— Vous parlez comme s’il existait vraiment.

Roland lui adressa un regard impassible.

— Est-ce que moi j’existe ? Et vous ?

King ne répondit rien.

— Et alors, que s’est-il passé ? demanda Eddie.

— Et alors, Señor, je me suis retrouvé à sec — ou intimidé, si vous préférez. Et je me suis arrêté.

Eddie aussi désirait s’arrêter. Il voyait les ombres qui commençaient à s’allonger sur le sol et les murs de la cuisine, et il voulait partir à la recherche de Susannah avant qu’il soit trop tard. Pour lui, Roland et lui avaient une idée assez précise de la manière de sortir de ce monde, et il soupçonnait Stephen King lui-même de savoir parfaitement les conduire au Chemin du Dos de la Tortue, à Lovell, où le réel ne tenait plus qu’à un fil — à en croire John Cullum, du moins — et où les entrants couraient les rues, dernièrement. Et King serait trop heureux de les guider. Trop heureux de se débarrasser d’eux. Mais ils ne pouvaient partir tout de suite et, malgré son impatience, Eddie en était parfaitement conscient.

— Vous vous êtes arrêté parce que vous avez perdu votre plan, dit Roland.

— Mon plan. Oh non, pas vraiment.

King s’était servi une troisième bière, et Eddie ne trouvait pas étonnant que le type commence à se ramollir un peu du ciboulot. Il venait d’avaler l’équivalent calorique d’un pain entier, et il attaquait actuellement la deuxième miche.

— Je travaille rarement à partir d’un plan. En fait… ne me prenez pas au mot, mais ça a sans doute été la seule fois. Et c’est devenu trop gros pour moi. Trop étrange. Et puis vous avez commencé à poser problème, monsieur, ou sai, quels que soient les fichus surnoms que vous vous donniez.

King fit la grimace.

— Cette façon de parler, ce n’est pas moi qui l’ai inventée.

— Pas encore, en tout cas, fit remarquer Roland.

— Vous avez commencé cette histoire comme une version de l’Homme sans Nom, de Sergio Leone.

— Dans les westerns spaghettis, fit Eddie. Jésus, bien sûr ! J’ai dû en voir cent, au Majestic, avec mon frère Henry, avant qu’il quitte la maison. Quand il était au Vietnam, j’y allais tout seul, ou avec un copain à moi, Chuggy Coter. C’étaient des films de mecs.

King exhibait un large sourire.

— Ouais, acquiesça-t-il. Mais ma femme en est complètement fana, allez comprendre.

— Trop cool, ta femme ! s’exclama Eddie.

— Ouais, Tabby, c’est le genre de nana cool.

King se tourna de nouveau vers Roland.

— Pour ce qui est de l’Homme sans Nom — une version imaginaire de Clint Eastwood —, vous avez raison. L’association promettait une bonne tranche de rigolade.

— C’est comme ça que vous voyez les choses ?

— Oui. Et puis vous avez changé. Là, sous mes doigts. À tel point que je ne savais plus si vous étiez le héros, l’antihéros, ou pas un héros du tout. Quand vous avez lâché le gosse, c’était le bouquet.

— Vous disiez que c’était vous qui m’aviez fait faire ça.

Il regarda Roland droit dans les yeux — du bleu croisé sur du bleu, sur fond de chœur enchanteur — ; King dit :

— J’ai menti, mon frère.

DIX

Il y eut un temps de silence, pendant lequel ils réfléchirent tous à ce qu’ils venaient de se dire. Puis King reprit la parole :

— Vous avez commencé à me faire peur, alors j’ai arrêté d’écrire sur vous, je vous ai enfermé dans une boîte et rangé dans un tiroir, et puis j’ai continué le recueil de nouvelles que j’ai ensuite vendu à divers magazines.

Il réfléchit un instant, puis hocha la tête.

— Après que je vous ai mis au rancart, les choses se sont mises à changer, pour moi, mon ami, en bien. Mes trucs ont commencé à se vendre. J’ai demandé Tabby en mariage. Peu de temps après, j’ai commencé un livre intitulé Carrie. Ce n’était pas mon premier roman, mais c’est le premier que j’aie vendu, et il m’a fait passer directement en tête. Tout ça après avoir dit au revoir à Roland, à la revoyure, bonne route à toi. Et alors qu’est-ce qui se passe ? Je tourne au coin de ma maison six ou sept ans plus tard, et je vous trouve dans ma putain d’allée, Gros-Jean comme devant, comme aurait dit ma mère. Et tout ce que je peux dire maintenant, c’est que vous prendre pour une hallucination causée par le surmenage serait la conclusion la plus optimiste que je pourrais trouver. Et je n’y crois pas une seconde. Comment je pourrais y croire ?

King levait peu à peu la voix, tout en montant dans les aigus. Eddie ne prit pas ça pour de la peur ; c’était de l’indignation.

— Comment je pourrais le croire, quand je vois votre ombre sur le sol, le sang sur votre jambe — fit-il en pointant le doigt en direction d’Eddie — et la poussière sur votre visage (à Roland, cette fois-ci) ? Vous avez éliminé tous les foutus choix qui me restaient, et je sens mon esprit en train de… je ne sais pas… en train de basculer ? C’est comme ça qu’on dit ? Je dirais que oui. En train de basculer.

— Vous n’avez pas seulement arrêté, dit Roland en ignorant totalement la dernière saillie de King, un tas d’idioties nombrilistes et déplacées.

— Ah non ?

— Je pense que raconter des histoires, c’est comme pousser quelque chose. Pousser pour résister contre la non-création, peut-être. Et un jour, pendant que vous faisiez ça, vous avez senti une résistance, vous avez senti que ça poussait, en face.

King réfléchit à l’hypothèse, et le temps parut extrêmement long à Eddie. Puis il opina du chef.

— Vous avez peut-être raison. Ça allait plus loin que l’habituel sentiment de panne, c’est certain. J’ai l’habitude, de ça, même si ça m’arrive moins souvent qu’avant. C’est… je ne sais pas, un jour on commence à trouver ça moins drôle, de rester assis là, à tapoter sur les touches d’un clavier. On commence à voir moins clair. On commence à se sentir moins excité, à l’idée de raconter soi-même l’histoire. Et puis, pour tout arranger, il déboule une idée nouvelle, une idée toute belle et toute brillante, tout droit sortie de la vitrine, sans une égratignure. Complètement vierge, du moins pour l’instant. Et puis… comment dire…

— Et puis vous avez senti que ça résistait, répéta Roland du même ton monocorde.

— Ouais.

La voix de King était devenue tellement grave qu’Eddie l’entendit à peine.

— DÉFENSE D’ENTRER. ON NE PASSE PAS. LIGNES à HAUTE TENSION.

Il marqua une pause.

— Peut-être même DANGER DE MORT.

Quelque chose me dit que tu n’aimerais pas cette ombre que je vois tourbillonner autour de toi, pensa Eddie. Ce halo noir. Non, sai, je ne pense pas que tu aimerais ça, pas du tout, et qu’est-ce que je vois ? Les cigarettes ? La bière ? Une autre substance dont tu pourrais être dépendant, éventuellement ? Un accident de voiture, un soir de beuverie ? Dans combien de temps ? En années ?

Il jeta un œil à la pendule posée sur la table de cuisine des King et fut consterné de lire qu’ils approchaient de quatre heures moins le quart de l’après-midi.

— Roland, il se fait tard. Ce type doit aller chercher son gosse.

Et nous devons trouver ma femme avant que Mia accouche du bébé qu’elles ont l’air de partager, et que le Roi Cramoisi n’ait plus aucun besoin de la partie Susannah.

Roland répondit :

— Encore un tout petit peu.

Et il baissa la tête, sans rien ajouter. Pour réfléchir. Essayer de décider quelles questions étaient les bonnes. Une seule question, peut-être, mais la bonne. Et c’était important, Eddie le savait car jamais ils ne pourraient revenir en ce neuvième jour du mois de juillet 1977. Peut-être revisiteraient-ils cette journée dans un autre monde, mais pas dans celui-ci. Et Stephen King existerait-il seulement, dans ces autres mondes ? Peut-être pas. Sans doute pas.

Pendant que Roland réfléchissait, Eddie demanda à King si le nom de Blaine lui évoquait quelque chose.

— Non. Pas particulièrement.

— Et Lud ?

— Comme les Luddites ? C’était une sorte de secte religieuse anti-machines, c’est ça ? Au XIXe, je crois bien, ou peut-être même qu’ils s’y sont mis plus tôt que ça. Si je ne m’abuse, ceux du XIXe siècle pénétraient de force dans les usines pour réduire les machines en miettes.

Il fit un grand sourire, découvrant ses dents tordues.

— Les Greenpeace de leur époque, je dirais.

— Béryl Evans ? Ce nom vous dit quelque chose ?

— Non.

— Henchick ? Henchick des Manni ?

— Non. C’est quoi, les Manni ?

— Trop compliqué à expliquer maintenant. Et Claudia y Inez Bachman ? Est-ce que celui-là vous évoque…

King explosa de rire, faisant sursauter Eddie. Se faisant sursauter lui-même, à en juger par l’expression sur son visage.

— La femme de Dicky ! s’exclama-t-il. Comment diable êtes-vous au courant de ça ?

— Je ne suis pas au courant. Qui est Dicky ?

— Richard Bachman. Je me suis mis à publier certains de mes romans de jeunesse en grand format, sous un pseudonyme. Bachman. Une nuit, alors que j’étais bien bourré, je lui ai concocté une vraie biographie, jusqu’à la façon dont il avait courageusement vaincu une leucémie, hourra, Dicky. Bref, Claudia, c’est sa femme. Claudia Inez Bachman. Le y, ça… je ne sais pas.

Eddie eut l’impression qu’un énorme caillou invisible venait de rouler de sa poitrine, et de sortir définitivement de sa vie. Claudia Inez Bachman ne comptait que dix-huit lettres. Quelque chose avait donc ajouté ce y, et dans quel but ? Pour faire dix-neuf, bien sûr. Claudia Bachman n’était qu’un nom. Claudia y Inez Bachman, en revanche… elle était ka-tet.

Eddie eut le sentiment qu’ils venaient de trouver au moins une des choses pour lesquelles ils étaient venus ici. Oui, Stephen King les avait créés. Du moins avait-il créé Roland, Jake, et le Père Callahan. Il n’était pas encore arrivé au reste. Et il avait déplacé Roland comme un pion sur un échiquier : un petit tour à Tull, Roland, couche avec Allie, Roland, pourchasse Walter à travers le désert, Roland. Mais même quand il déplaçait son personnage principal sur le plateau de jeu, King lui-même s’était fait déplacer. Cette lettre ajoutée au nom de la femme de son pseudonyme le prouvait très clairement. Quelque chose avait voulu rendre Claudia Bachman dix-neuf. Alors…

— Steve…

— Oui, Eddie de New York, répondit King avec un sourire gêné.

Eddie sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine.

— Le chiffre dix-neuf, il vous inspire quoi ?

King considéra la question. Dehors, le vent murmurait dans les arbres, les bateaux gémissaient et le corbeau — celui-là ou un autre — croassait. Bientôt, au bord de ce lac, ce serait l’heure des barbecues, peut-être aussi d’une virée en ville et d’un concert sur la place, tout ça dans le meilleur des mondes possibles. Ou peut-être seulement le plus réel.

King finit par secouer la tête et Eddie laissa échapper un soupir de frustration.

— Désolé. C’est un nombre premier, mais c’est tout ce qui me vient pour l’instant. Les nombres premiers me fascinent, en quelque sorte, depuis le cours d’algèbre de M. Soychak, au lycée de Lisbon High. Et je crois que c’est l’âge que j’avais quand j’ai rencontré ma femme, mais peut-être qu’elle me contredirait. Elle est de nature à contredire.

— Et quatre-vingt-dix-neuf ?

King y réfléchit de nouveau, puis parut compter des objets sur ses doigts.

— C’est sacrément vieux. « Quatre-vingt-dix-neuf ans sur un vieux tas de pierres. » C’est dans une chanson, une chanson qui s’appelle — je crois — « L’Épave de quatre-vingt-dix-neuf ans ». Sauf qu’en parlant d’épave, c’est peut-être à « L’épave de l’Hesperus[15] », que je pense. « Quatre-vingt-dix-neuf bouteilles de bière sur le mur, on en a pris une et on l’a fait tourner, ça fait plus que quatre-vingt-dix-huit bouteilles de bière sur le mur. » En dehors de ça, nada.

Cette fois-ci, c’est King lui-même qui regarda en direction de la pendule.

— Si je ne pars pas bientôt, Betty Jones va appeler pour vérifier que je n’ai pas oublié que j’avais un fils. Et après avoir récupéré Joe, je suis censé enchaîner deux cents kilomètres de route en direction du nord. Ce qui sera sans doute plus facile si je laisse tomber la bière. Ce qui sera plus facile si je n’ai plus une paire de revenants armés, assis dans ma cuisine.

Roland approuva d’un hochement de tête. Il porta la main à son ceinturon, en extirpa une balle, qu’il se mit à faire distraitement rouler entre le pouce et l’index de sa main gauche.

— Juste une dernière question, si cela vous sied. Puis nous reprendrons notre route et vous laisserons reprendre la vôtre.

King fit oui de la tête.

— Posez-la, alors.

Il considéra sa troisième canette de bière, puis alla la vider dans l’évier avec un air de regret.

— C’est vous qui avez écrit La Tour Sombre ?

Pour Eddie, cette question n’avait aucun sens, mais les yeux de King s’allumèrent et un sourire radieux lui illumina le visage.

— Non ! s’écria-t-il. Et si jamais un jour je fais un livre sur l’écriture — et je pourrais sans doute, c’est la matière que j’enseignais, avant de me retirer ici pour écrire — je le dirai. Pas ça, pas ça exactement. Je sais qu’il y a des écrivains qui écrivent vraiment, mais que je n’en fais pas partie. En fait, quand je me retrouve à court d’inspiration et que je me raccroche à une intrigue, l’histoire sur laquelle je travaille tourne en eau de boudin, en général.

— Je n’ai pas la moindre idée de quoi il parle, fit remarquer Eddie.

— C’est comme… Eh ! Génial !

La douille roulant entre le pouce et l’index du Pistolero avait sauté sans effort sur le dos de ses doigts, où elle semblait se promener sur les jointures en montagnes russes de Roland.

— Oui. Génial, n’est-ce pas ?

— C’est comme ça que vous avez hypnotisé Jake, au relais. Quand vous lui avez fait se remémorer sa mort.

Et Susan, pensa Eddie. Il a hypnotisé Susan de la même manière, sauf que tu ne le sais pas encore, sai King. Ou peut-être que si. Peut-être que quelque part à l’intérieur de toi, tu sais déjà tout.

— J’ai essayé, l’hypnose, raconta King. En fait, un type m’a fait monter sur scène, à la Foire de Topsham, quand j’étais gamin. Il a essayé de me faire caqueter comme une poule. Ça n’a pas marché. C’est à peu près à l’époque de la mort de Buddy Holly. Et du Big Bopper. Et de Ritchie Valens. Vaadana. Ah, Discordia !

Il secoua soudain la tête, comme pour la vider, puis son regard passa de la balle dansante au visage de Roland.

— Quoi ? J’ai dit quelque chose ?

— Non, sai.

Roland baissa les yeux sur la balle acrobate — elle allait et venait, allait et venait —, ce qui très naturellement ramena aussi le regard de King sur elle.

— Que se passe-t-il, quand vous inventez une histoire ? l’interrogea Roland. Mon histoire, par exemple ?

— Ça vient tout seul, c’est tout.

La voix de King avait de nouveau baissé. Il avait l’air perplexe.

— Ça me traverse, comme un souffle d’air — ça c’est la partie chouette —, et puis ça ressort quand je bouge les doigts. Ça ne vient jamais de la tête. Ça sort du nombril, ou dans le coin. Il y avait un chroniqueur… je crois que c’était Maxwell Perkins… qui appelait Thomas Wolfe…

Eddie savait ce que Roland était en train de faire, et donc que l’interrompre n’était pas une bonne idée, mais il ne put s’en empêcher.

— Une rose. Une rose, une pierre, une porte dérobée.

Le visage de King s’illumina de plaisir, mais ses yeux ne quittèrent pas la balle qui dansait sur les jointures du Pistolero.

— En fait, c’est une pierre, une feuille, une porte, corrigeât-il. Mais ça me plaît encore plus avec la rose.

Il était complètement envoûté. Eddie crut presque entendre le bruit de succion, au moment où l’esprit conscient de King fut aspiré. L’idée le traversa soudain qu’une simple sonnerie de téléphone à cet instant critique pourrait changer tout le cours de leur existence. Il se leva et — se déplaçant en silence malgré sa jambe raidie et douloureuse — se dirigea vers le combiné accroché au mur. Il enroula le fil entre ses doigts et appuya jusqu’à ce qu’il l’entendît céder.

— Une rose, une pierre, une porte dérobée, acquiesça King. Ça pourrait être de Wolfe, aucun doute. Maxwell Perkins[16] l’appelait le « vent du carillon divin ». Ô, perdu, et pleuré par le vent ! Tous ces visages oubliés ! Ô Discordia !

— Comment l’histoire vous vient-elle, sai ? demanda Roland d’une voix posée.

— Je n’aime pas ces types New Age… les types avec leur pendule en cristal… tout ce « pas d’importance, y a qu’à tourner la page »… sauf qu’ils appellent ça « canaliser », et c’est… c’est l’impression que ça donne… comme quelque chose qui passe dans un canal…

— Ou dans un rayon ? suggéra Roland.

— Toutes choses servent le Rayon, dit l’auteur, et il soupira.

Ce soupir était d’une tristesse insondable. Dans toute son impuissance, Eddie sentit un immense frisson lui parcourir le dos.

ONZE

Stephen King se tenait debout dans un rayon de soleil poussiéreux de fin d’après-midi. La lumière lui baignait les joues, la courbe de l’œil gauche et la fossette au coin de la bouche. Elle dessinait sur sa joue gauche des filaments brillants dans sa barbe, là où couraient des poils blancs. Il se tenait debout dans la lumière, ce qui rendait encore plus visible l’ombre qui l’entourait. Sa respiration s’était ralentie, descendant à trois ou quatre inspirations par minute.

— Stephen King, articula Roland. Me voyez-vous ?

— A’ile, Pistolero, je vous vois très bien.

— Quand m’avez-vous vu pour la première fois ?

— Aujourd’hui même.

Roland parut surpris, et un peu frustré. De toute évidence, ce n’était pas la réponse qu’il attendait. Puis King reprit :

— C’est Cuthbert que j’ai vu, pas vous (une pause). Vous et Cuthbert, vous avez mis des miettes de pain sous le gibet. C’est dans la partie déjà écrite.

— Si fait, nous avons rompu le pain. Pendant que Hax le cuisinier se balançait au bout de la corde. Nous n’étions que des goujats. C’est Bert qui vous a raconté cette histoire ?

Mais King ne répondit pas.

— J’ai vu Eddie. Je l’ai vu très clairement (une pause). Cuthbert et Eddie sont jumeaux.

— Roland — intervint Eddie à voix basse.

Roland le fit taire d’un violent mouvement de la tête, et posa sur la table la balle qu’il avait utilisée pour envoulter King. King continuait de fixer l’endroit où le Pistolero l’avait tenue entre ses doigts, comme si elle était toujours là. Sans doute la voyait-il toujours. Des particules de poussière dansaient autour de sa chevelure noire et hirsute.

— Où étiez-vous, quand vous avez vu Cuthbert et Eddie ?

— Dans la grange.

La voix de King se brisa. Ses lèvres s’étaient mises à trembler.

— Tantine m’y avait envoyé parce qu’on avait essayé de s’enfuir.

— Qui avait tenté de s’enfuir ?

— Moi et mon frère Dave. Ils nous ont pris et ils nous ont ramenés. Ils ont dit qu’on était très très méchants.

— Et vous avez dû aller dans la grange.

— Oui, pour scier du bois.

— C’était votre punition.

— Oui.

Une larme perla au coin de l’œil droit de King. Elle dévala le long de sa joue et s’arrêta au bord de sa barbe.

— Les poulets sont morts.

— Les poulets dans la grange ?

— Oui, ceux-là.

D’autres larmes parurent.

— Qu’est-ce qui les a tués ?

— L’Oncle Oren, il dit que c’est la grippe aviaire. Ils ont les yeux ouverts. Ça… ça fait un peu peur.

Ou peut-être pas qu’un peu, pensa Eddie en voyant les larmes sur les joues pâles de cet homme.

— Vous ne pouviez pas sortir de la grange ?

— Pas avant d’avoir fini de scier ma part de bois. David a fait la sienne. C’est mon tour. Il y a des araignées dans les poulets. Des araignées dans leurs tripes, des petites rouges. Comme du poivre rouge, ça fait. Si elles me viennent dessus, je vais attraper la grippe et je vais mourir. Mais alors, je reviendrai.

— Pourquoi ?

— Parce que je serai un vampire. Je serai son esclave, à lui. Son scribe, peut-être bien. Son écrivain domestique.

— Le scribe de qui ?

— Du Seigneur des Araignées. Du Roi Cramoisi. En-Touré.

— Mon Dieu, Roland, chuchota Eddie.

Il tremblait. Qu’avaient-ils découvert là ? Quel nid venaient-ils de mettre au jour ?

— Sai King, Steve, quel âge aviez-vous — quel âge as-tu ?

— J’ai sept ans (une pause). Je mouille mon pantalon. Je ne veux pas que les araignées me piquent. Les araignées rouges. Et c’est alors que tu es venu, toi, Eddie, et j’ai été libéré.

Un sourire enchanteur ralluma ses traits, plissant ses joues ruisselantes de larmes.

— Êtes-vous endormi, Stephen ? demanda Roland.

— Si fait.

— Allez plus profond.

— D’accord.

— Je vais compter jusqu’à trois. À trois, vous dormirez aussi profondément que vous le pourrez.

— D’accord.

— Un… deux… trois.

À trois, la tête de King roula et son menton alla reposer sur sa poitrine. Un filament argenté de bave pendait de sa lèvre comme un pendule.

— À présent, on sait quelque chose, dit Roland à Eddie. Peut-être même quelque chose de crucial. Il a été contacté par le Roi Cramoisi alors qu’il n’était qu’un enfant, mais il semble qu’on l’ait gagné à notre cause. Que tu l’aies gagné à notre cause, Eddie. Toi et mon vieil ami Bert. Quoi qu’il en soit, ça fait de lui une sorte d’élu.

— Je serais plus à l’aise avec cet acte héroïque si seulement je m’en souvenais, glissa Eddie. Avant d’ajouter : Tu te rends compte que quand ce type avait sept ans, je n’étais même pas né ?

Roland sourit.

— Le ka est une roue. Tu tournes avec elle, sous différentes identités, depuis bien bien long. Cuthbert est l’une d’elles, semble-t-il.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Roi Cramoisi « entouré » ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

Roland se tourna de nouveau vers Stephen King.

— Combien de fois le Seigneur de Discordia a-t-il essayé de vous tuer, d’après vous, Stephen ? De vous tuer pour faire taire votre plume ? Pour faire taire votre bouche de petit fauteur de troubles ? Depuis cette première fois, dans la grange de votre oncle et de votre tante ?

King essaya visiblement de compter, puis secoua la tête.

— Delah, dit-il. Beaucoup.

Eddie et Roland échangèrent un regard.

— Et est-ce que quelqu’un s’interpose toujours ? demanda Roland.

— Nenni, sai, ne croyez pas ça. Je ne suis pas impuissant. Parfois je me mets à l’abri.

Roland ne put s’empêcher de rire — le bruit sec d’un bâton qu’on casse en deux sur le genou.

— Savez-vous ce que vous êtes ?

— D’abord un père. Ensuite un mari. Puis un écrivain. Et un frère. Après le frère, je sèche, okay ?

— Non, pas « oookay ». Savez-vous ce que vous êtes ?

Il y eut un long silence.

— Non. Je vous ai dit tout ce que je savais. Arrêtez de me poser des questions.

— J’arrêterai quand vous direz la vérité. Savez-vous…

— Oui, d’accord, je vois où vous voulez en venir. Satisfait ?

— Pas tout à fait. Dites-moi ce que…

— Je suis Gan, ou je suis possédé par Gan, je ne sais pas, mais peut-être que ça revient au même.

King se mit à pleurer. Des larmes silencieuses, insupportables.

— Mais ce n’est pas Dis, je me suis détourné de Dis, je répudie Dis, ça devrait suffire mais visiblement ça ne suffit pas, le ka n’est jamais satisfait, ce bon vieux ka est avide, c’est bien ce qu’elle a dit, n’est-ce pas ? C’est ce qu’a dit Susan Delgado avant que vous la tuiez, ou que je la tue, ou que Gan la tue. « Comme je le déteste, ce vieux ka avide. » Peu importe qui l’a tuée, c’est moi qui lui ai fait dire ça, moi, par pure haine pour le ka. Je rue dans les brancards du ka, et je ruerai jusqu’au jour où j’irai dans la clairière au bout du sentier.

Roland s’assit à la table. Le nom de Susan l’avait fait blêmir.

— Et toujours le ka vient à moi, il vient de moi, je ne fais que le traduire, je suis fait pour cette traduction, le ka jaillit de mon nombril comme un ruban. Je ne suis pas le ka, je ne suis pas ce ruban, il ne fait que passer à travers moi, et je le déteste, je le déteste ! Les poulets étaient remplis d’araignées, vous comprenez ça ? Remplis d’araignées !

— Arrêtez de pleurnicher, ordonna Roland (avec un manque remarquable de compassion, nota Eddie), et King se tut.

Le Pistolero resta assis là à réfléchir, puis il releva la tête.

— Pourquoi avoir arrêté d’écrire l’histoire au moment où j’atteins la Mer Occidentale ?

— Mais vous êtes stupide, ou quoi ? Parce que je ne veux pas être Gan ! Je me suis bien détourné de Dis, je devrais être capable de me détourner de Gan. J’aime ma femme. J’aime mes gosses. J’aime écrire des histoires, mais je ne veux pas écrire la vôtre. Je passe mon temps à avoir peur. Il me cherche. L’Œil du Roi.

— Mais plus depuis que vous avez arrêté, conclut Roland.

— Non. Depuis il ne me cherche point, il ne me voit point.

— Néanmoins, vous devez poursuivre.

Les traits de King se tordirent, comme s’il était frappé d’une douleur vive et soudaine, puis son visage reprit l’apparence lisse du sommeil.

Roland leva sa main droite mutilée.

— Quand vous vous y remettrez, reprenez à la scène où j’ai perdu mes doigts. Vous vous rappelez ?

— Les homarstruosités, fit King. Arrachés.

— Comment savez-vous ce qui s’est passé ?

King eut un petit sourire et fit glisser l’air entre ses lèvres, émettant un doux sifflement.

— Le vent souffle.

— Gan a accouché du monde puis il a fait changer le monde, répliqua Roland. C’est ce que vous essayez de dire ?

— Si fait, et le monde aurait chu dans l’abysse, sans la grande tortue. Au lieu de tomber, il a atterri sur son dos.

— C’est ce qu’on nous a dit, et nous en disons tous grand merci. Reprenez à la scène des homarstruosités sur la plage, quand elles m’arrachent les doigts.

— Est-ce que chèque, Oie-ce que choix, ces foutus homards vous ont bouffé les doigts, lança King, puis il éclata de rire.

— Oui.

— Ça m’aurait épargné tout un tas d’ennuis, si vous étiez mort là-bas, Roland, fils de Steven.

— Je sais. À Eddie et à mes autres amis aussi.

L’ombre d’un sourire passa au coin des lèvres du Pistolero.

— Ensuite, après la scène des homarstruosités…

— Eddie arrive, Eddie arrive, l’interrompit King, en accompagnant ses paroles d’un petit geste rêveur de la main droite, comme pour dire qu’il savait déjà tout ça, et que ce n’était pas la peine que Roland perde son temps à tout lui expliquer. Le Prisonnier Le Pousseur la Dame d’Ombres. Le boulanger le pâtissier le vendeur de bistèques (il sourit). C’est comme ça que dit mon fils Joe. Quand ?

Pris par surprise, Roland fronça les sourcils.

— Quand, quand, quand ?

King leva la main, et Eddie vit avec stupéfaction le grille-pain, le moule à gaufres et l’égouttoir rempli de vaisselle propre se soulever et flotter dans la lumière.

— Vous me demandez quand vous devez reprendre l’écriture ?

— Oui, oui, oui !

Un couteau s’éleva de l’égouttoir et traversa toute la pièce. Pour aller se planter dans le mur, où la lame tremblota quelques secondes. Puis tout reprit sa place.

Roland répondit :

— Guettez le chant de la Tortue, et le cri de l’Ours.

— Chant de la Tortue, cri de l’Ours. Maturin, comme dans les romans de Patrick O’Brian. Et Shardik, comme dans le roman de Richard Adams.

— Oui. Si vous le dites.

— Les Gardiens du Rayon.

— Oui.

— De mon Rayon.

Roland le regarda avec intensité.

— Vous dites ainsi ?

— Oui.

— Qu’il en soit ainsi, alors. Quand vous entendrez le chant de la Tortue ou le cri de l’Ours, alors vous devrez vous y remettre.

— Quand j’ouvrirai les yeux sur votre monde, il me verra.

King marqua une pause.

— Ça me verra.

— Je le sais. Nous essaierons de vous protéger, dans ces moments-là, tout comme nous avons l’intention de protéger la rose.

King sourit.

— Je l’aime, cette rose.

— Vous l’avez vue ? demanda Eddie.

— Bien sûr, que je l’ai vue, à New York. Dans la rue qui part de l’hôtel Plaza de l’ONU. À l’époque, elle était dans l’épicerie, chez Tom et Jerry. À l’arrière. Maintenant elle est à l’emplacement de la boutique. Dans le terrain vague.

— Vous raconterez notre histoire jusqu’à ce que vous vous sentiez fatigué, expliqua Roland. Quand vous ne pourrez plus la raconter, quand le chant de la Tortue et le cri de l’Ours deviendront lointains et faibles à votre oreille, alors vous prendrez du repos. Et quand vous serez prêt à vous y remettre, vous vous y remettrez. Vous…

— Roland ?

— Sai King ?

— Je ferai ce que vous dites. Je guetterai le chant de la Tortue et à chaque fois que je l’entendrai, je poursuivrai le récit. Si je survis. Mais il faut que vous écoutiez, vous aussi. Guettez son chant à elle.

— Qui ça, elle ?

— Susannah. Le bébé la tuera, si vous ne faites pas vite. Et vous devrez dresser l’oreille.

Eddie adressa à Roland un regard effrayé. Roland hocha la tête. Il était temps de partir.

— Écoutez-moi, sai King. Ce fut une heureuse rencontre que la nôtre, à Bridgton. Mais l’heure est venue pour nous de vous quitter.

— Très bien, dit King avec un soulagement tellement criant qu’Eddie faillit éclater de rire.

— Vous allez rester ici, exactement là où vous vous trouvez, pendant dix minutes. Vous comprenez ?

— Oui.

— Ensuite vous vous réveillerez. Vous vous sentirez très bien. Vous ne vous rappellerez pas que nous sommes venus, sauf dans les confins les plus enfouis de votre mémoire.

— Dans les trous de vase.

— Dans les trous de vase, si cela vous sied. En surface, vous croirez juste avoir fait un petit somme. Un merveilleux petit somme, réparateur. Vous irez chercher votre fils et vous irez là où vous êtes censé aller. Vous vous sentirez bien. Vous reprendrez le cours de votre vie. Vous écrirez de nombreuses histoires, mais chacune sera plus ou moins reliée à celle-ci. Vous comprenez ?

— Oui-là, fit King, et sa voix ressemblait tellement à celle de Roland quand ce dernier était bourru et fatigué qu’Eddie sentit la chair de poule lui courir une nouvelle fois sur l’échine.

— Parce que ce qui a été vu ne peut être rendu au néant, ni ce qui est su rendu à l’ignorance.

Il marqua une pause.

— Sauf peut-être dans la mort.

— Si fait, peut-être. Chaque fois que vous entendrez le chant de la Tortue — si c’est à ça que ça ressemble, pour vous — vous reprendrez notre histoire. La seule histoire véritable que vous ayez à raconter. Et nous essaierons de vous protéger.

— J’ai peur.

— Je sais, mais nous essaierons de…

— Pas de ça. J’ai peur de ne pas pouvoir finir.

Il baissa la voix.

— J’ai peur que la Tour s’effondre, et qu’on m’en tienne pour responsable.

— C’est le ka qui décide, pas vous, dit Roland. Ni moi. Je suis en paix avec moi-même, sur ce point. Et maintenant…

Il adressa un signe de tête à Eddie, et se leva.

— Attendez, fit King.

Roland le regarda, les sourcils arqués.

— J’ai droit à une lettre, rien qu’une seule.

On dirait un gamin en colo, songea Eddie. Puis il commenta, à voix haute :

— Et qui vous donne droit à une lettre, Steve-O ?

King fronça les sourcils.

— Gan ? demanda-t-il. Est-ce que c’est Gan ?

Puis, comme si la lumière du soleil venait de percer un épais brouillard matinal, son front redevint lisse et un sourire éclaira son visage.

— Je crois que c’est moi ! Je peux m’envoyer une lettre à moi-même… peut-être même un petit paquet… mais rien qu’une fois.

Son sourire se fit plus accentué et plus attachant encore.

— Tout ça… c’est un peu comme un conte de fées, pas vrai ?

— Oui, tout à fait, fit Eddie, se remémorant le palais de verre sur lequel ils étaient tombés, au beau milieu de l’autoroute du Kansas.

— À qui ? demanda Roland. À qui voudriez-vous envoyer du courrier ?

— À Jake, s’empressa de répondre King.

— Et qu’aimeriez-vous lui dire ?

La voix de King devint identique à celle d’Eddie. Pas ressemblante : exactement identique. En l’entendant, Eddie se glaça.

— Hé copain, y a pas à s’inquiéter, chantonna King, pas de souci, tu as la clé !

Ils attendirent la suite, mais il semblait ne pas y avoir de suite. Eddie regarda Roland, et cette fois-ci, ce fut le tour du jeune homme d’imiter le geste du Pistolero, le moulinet de la main sous-titré « on y va ? ». Roland acquiesça et ils se dirigèrent vers la porte.

— C’était sacrément flippant, dans le genre, résuma Eddie.

Roland ne répondit rien.

Eddie l’arrêta en lui posant une main sur le bras.

— Une autre chose me vient à l’esprit, Roland. Pendant qu’il était envoulté, tu aurais peut-être dû lui dire d’arrêter de boire et de fumer. Surtout les clopes. Il est infernal, avec ça. Tu as vu cet endroit ? Des foutus cendriers partout.

Roland eut l’air amusé.

— Eddie, si on attend que les poumons soient complètement formés, le tabac prolonge la vie, il ne la raccourcit pas. C’est pourquoi à Gilead, tout le monde fume hormis les miséreux, et même eux ont leurs spathes. Le tabac préserve des vapeurs de maladie, pour commencer. Et de beaucoup d’insectes dangereux, aussi. Tout le monde sait ça.

— Le ministre de la Santé des États-Unis serait ravi d’apprendre ce que tout le monde à Gilead a l’air de savoir, fit sèchement Eddie. Et la picole, alors ? Imagine qu’il mette sa Jeep dans le fossé, une nuit de beuverie, ou qu’il prenne l’autoroute à contresens, et qu’il heurte quelqu’un de plein fouet ?

Roland considéra la situation, puis secoua la tête.

— J’ai touché à son esprit — et au ka — autant que je le souhaitais. Autant que je l’osais. Il faudra qu’on vienne vérifier de temps en temps, de toute… quoi ? Pourquoi est-ce que tu secoues la tête comme ça ? C’est lui qui déroule le conte !

— C’est bien possible, mais on ne sera pas en mesure de venir vérifier avant vingt-deux ans, à moins qu’on décide d’abandonner Susannah… et je ne ferai jamais ça. Une fois qu’on aura fait le saut jusqu’en 1999, pas de retour en arrière. Pas dans ce monde-ci.

Pendant un moment, Roland resta silencieux et se contenta de fixer cet homme appuyé contre le comptoir de sa cuisine, dormant debout les yeux ouverts et les cheveux en bataille sur le front. D’ici sept à huit minutes, King se réveillerait sans aucun souvenir de Roland et d’Eddie… à supposer qu’ils soient partis, bien sûr. Eddie ne croyait pas pour de bon que Roland laisserait Susannah sur la corde raide trop longtemps… mais il avait aussi laissé tomber Jake, pas vrai ? Il avait lâché Jake dans le gouffre, autrefois.

— Alors il va falloir qu’il y arrive tout seul, conclut Roland, et Eddie poussa un soupir de soulagement. Sai King.

— Oui, Roland.

— Rappelez-vous — quand vous entendrez le chant de la Tortue, vous devrez interrompre tout le reste et reprendre notre histoire.

— Je le ferai. J’essaierai, du moins.

— Bien.

Puis l’écrivain dit :

— Il faut retirer la boule du plateau de jeu, et la briser.

Roland fronça les sourcils.

— Quelle boule ? La Treizième Noire ?

— Si elle se réveille, elle deviendra la chose la plus dangereuse de l’univers. Et elle est en train de se réveiller. Ailleurs. Dans un autre et un autre quand.

— Merci pour votre prophétie, sai King.

— Un-deux-trois, trois petits tours. Menez la boule à la double Tour.

À ces paroles, Roland secoua la tête, tellement perplexe qu’il ne sut quoi répondre.

Eddie porta le poing à son front et s’inclina légèrement.

— Aile, romancero.

Un petit sourire se dessina sur les lèvres de Roland, comme s’il trouvait l’expression ridicule, mais il ne fit aucun commentaire.

— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, lui dit Roland. Ne pensez plus aux poulets, ce n’est plus la peine.

Une expression d’espoir à fendre le cœur se peignit sur le visage barbu de Stephen King.

— Vraiment ? Vous dites ainsi ?

— Oui, vraiment. Et fasse la providence que nous nous rencontrions de nouveau avant la clairière au bout du sentier.

Sur ces paroles, le Pistolero tourna les talons et quitta la maison de l’auteur.

Eddie jeta un regard ultime au grand homme un peu courbé, debout avec son bassin étroit appuyé contre le comptoir. Et il se dit : La prochaine fois que je te verrai, Stevie — s’il m’est donné de te revoir —, tu auras la barbe presque blanche et des rides sur le visage… et moi je serai toujours jeune. Comment va ta tension, sai ? Assez bonne pour tenir encore vingt-deux ans ? J’espère bien. Et le palpitant ? Des antécédents de cancer, dans la famille ? Et si oui, combien ?

Il n’avait plus le temps pour ces questions, bien entendu. Ni pour celles-là ni pour aucune autre. Très bientôt, l’écrivain se réveillerait et il reprendrait sa vie d’avant. Eddie suivit son dinh dans l’après-midi finissant, en refermant la porte derrière lui. Il commençait à se dire qu’en les envoyant ici plutôt qu’à New York, le ka savait peut-être ce qu’il faisait, finalement.

DOUZE

Eddie s’arrêta près de la voiture de John Cullum, côté conducteur, et adressa au Pistolero un regard par-dessus le toit.

— Tu as remarqué ce truc autour de lui ? Ce halo noir ?

— La vaadana, oui. Remercie ton père qu’elle ne soit encore que très légère.

— La vaadana ? Qu’est-ce que c’est ? Ça commence comme « vaadasch ».

Roland opina de la tête.

— C’est une variante du même mot. Ça veut dire sac de mort. Il a été marqué.

— Doux Jésus.

— Puisque je te dis qu’elle est légère.

— Mais elle est là.

Roland ouvrit sa portière.

— On ne peut rien y faire. Le ka inscrit le temps de chaque homme et de chaque femme. Allons-y, Eddie.

Mais à présent qu’ils étaient réellement prêts à reprendre la route, Eddie se trouvait bizarrement réticent. Il avait le sentiment d’avoir laissé les choses inachevées, avec sai King. Et il détestait l’idée même de cette aura noire.

— Et le Chemin du Dos de la Tortue ? Et les entrants ? Je voulais lui demander…

— On la trouvera bien.

— Tu en es certain ? Parce que je pense qu’il faut absolument qu’on y aille.

— Moi aussi, c’est ce que je pense. Viens. Il nous reste beaucoup à faire.

TREIZE

Les feux arrière de la vieille Ford avaient à peine disparu de l’allée d’arrivée que Stephen King ouvrit les yeux. Son premier réflexe fut de consulter la pendule. Presque quatre heures. Il aurait dû partir chercher Joe il y a déjà dix minutes, mais ce petit somme lui avait fait du bien. Il se sentait dans une forme éblouissante. Requinqué. Comme nettoyé, bizarrement. Si tous les petits sommes pouvaient faire cet effet-là, le petit somme deviendrait un devoir civique, se dit-il.

Peut-être bien, mais en attendant, Betty Jones allait se faire un sang d’encre, si elle ne voyait pas la Cherokee s’engager dans sa cour avant quatre heures et demie. King attrapa le téléphone pour l’appeler, mais ses yeux se posèrent sur le bloc-notes sur le bureau. L’en-tête disait : LES GUIGNOLS à RAPPELER. Un petit cadeau de l’une de ses belles-sœurs.

Un voile passa de nouveau sur son visage, et King attrapa le bloc et le stylo posé à côté. Il se pencha et écrivit :

Hé copain, y a pas à s’inquiéter, pas de souci, tu as la clé.

Il marqua une pause, fixant les mots sur la feuille, puis ajouta :

Hé l’ami, faudrait pas se tromper, elle est bien en plastique, cette clé.

En fit une boule.

Et la mangea.

Elle resta quelques secondes coincée dans sa gorge, et puis — gloups — elle descendit tout droit. Parfait ! Il attrapa la

(y a pas à s’inquiéter)

clé de la Jeep sur le petit présentoir en bois (qui avait lui-même la forme d’une clé) et se précipita dehors. Il irait chercher Joe, ils reviendraient faire leur sac, ils prendraient quelque chose à grignoter au passage, chez Mickley, à South Paris. Oups, Mickey. Il avait l’impression qu’il pourrait avaler un bœuf à lui tout seul ! Avec des frites, bien sûr. Bon sang, ce qu’il se sentait bien !

En atteignant la Route du Kansas et en tournant en direction de la ville, il alluma la radio et tomba sur les McCoy qui chantaient « Hang On, Sloopy » — toujours excellent. Son esprit vagabonda, comme ça lui arrivait souvent quand il écoutait la radio, et il se surprit à repenser aux personnages de cette vieille histoire, La Tour Sombre. On ne pouvait pas dire qu’il en restait des masses ; s’il se rappelait bien, il en avait tué la plupart, même le gosse. Sans doute qu’il n’avait pas su quoi en faire d’autre. C’est souvent pour cette raison qu’on se débarrassait des personnages, parce qu’on ne savait plus quoi en faire. Comment il s’appelait, déjà ? Jack ? Non, ça c’était le papa fou de Shining. Le gamin de La Tour Sombre, c’était Jake. Très bon choix de nom, pour une histoire sur fond de décor western, quelque chose de Wayne D. Overholser ou de Ray Hogan, peut-être. Est-ce qu’il serait possible de faire revenir Jake dans cette histoire, comme fantôme, peut-être ? Bien sûr que c’était possible. Ce qu’il y avait de bien avec ces histoires surnaturelles, se fit remarquer King, c’est que personne n’avait à mourir pour de bon. Ils pouvaient toujours revenir, comme ce type, Barnabas, dans Dark Shadows[17]. Barnabas Collins était un vampire.

— Peut-être que ce gamin pourrait revenir en vampire, dit King, puis il éclata de rire. Fais gaffe, Roland, Madame est servie, et le dîner, c’est toi !

Mais ça ne collait pas. Bon, quoi, alors ? Rien ne lui vint, mais c’était sans importance. Ça viendrait peut-être, avec le temps. Sans doute au moment où il s’y attendrait le moins ; quand il serait en train de nourrir le chat ou de changer le bébé, ou tout simplement en train de faire les cent pas d’un air morne, comme disait Auden[18] dans ce poème sur la souffrance.

Pas de souffrance aujourd’hui. Aujourd’hui il se sentait en pleine forme.

Oui-là, appelez-moi Tony le Tigre.

À la radio, les McCoy cédèrent la place à Troy Shondell, qui chantait « This Time ».

Ce truc de La Tour Sombre, c’était quand même intéressant. Et King se dit : Peut-être que, quand on reviendra du nord, ça vaudrait le coup que je le ressorte de son tiroir. Pour y jeter un coup d’œil.

Ça n’était pas une mauvaise idée.


SOLISTE :

Commala-vienne l’appel

Nous acclamons celui qui nous fit tous,

Qui fit les hommes et les douces donzelles,

Qui fit les grands et les petits, les sages et les fous.

CHŒUR :

Commala-vienne l’appel !

Il fit les grands et les petits, les sages et les fous !

Pourtant combien puissante la main du destin cruel

Qui nous dirige chacun et tous.

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