PREMIER COUPLET TREMBLEMENT DE RAYON

UN

— Combien de temps la magie durera-t-elle ?

Personne ne répondit à la question de Roland, aussi la répéta-t-il. Cette fois-ci, il balaya du regard le salon du presbytère, dans lequel était assis Henchick le Manni, en compagnie de Cantab, qui avait épousé l’une des nombreuses petites-filles du patriarche. Les deux hommes se tenaient la main, comme il était d’usage chez les Manni. Le plus âgé venait de perdre une petite-fille, mais nulle trace de douleur ne se lisait sur son visage de marbre, à l’expression posée.

À côté de Roland, ne tenant la main de personne, livide et silencieux, se trouvait Eddie Dean. Et près de lui, assis en tailleur sur le sol, Jake Chambers. Il avait pris Ote sur ses genoux, chose que Roland ne lui avait jamais vu faire auparavant, et qu’il n’aurait jamais cru que le bafouilleux accepterait. Aussi bien Eddie que Jake étaient couverts de sang. Celui qui constellait la chemise de Jake appartenait à son ami Benny Slightman. Sur la chemise d’Eddie, c’était celui de Margaret Eisenhart, jadis Margaret du Clan du Sentier Rouge, feu la petite-fille d’Henchick. Roland reconnut sur le visage d’Eddie et de Jake l’épuisement qu’il ressentait lui-même, pourtant il était certain qu’aucun d’eux ne prendrait de repos, cette nuit-là. Au loin, montant de la ville, il entendait le crépitement des feux d’artifice, les chants et les cris de joie.

Nulle joie pourtant, ici. Benny et Margaret étaient morts, et Susannah avait disparu.

— Henchick, dites-moi, je vous prie : combien de temps la magie durera-t-elle ?

Le vieil homme se caressa la barbe d’un air distrait.

— Pistolero — Roland —, je ne peux le dire. La magie de la porte dans la grotte est au-delà de mon entendement. Comme tu dois le savoir.

— Dites-moi ce que vous en pensez, vous. En vous fiant à ce que vous savez.

Eddie leva les mains. Elles étaient sales, avec du sang jusque sous les ongles, et elles tremblaient.

— Dites-le, Henchick, articula-t-il d’une voix humble et perdue que Roland ne lui avait jamais entendue, dites-le-nous, je vous prie.

Rosalita, la femme à tout faire du Père Callahan, entra avec un plateau dans les mains. Des tasses étaient posées dessus, ainsi qu’un pichet de café fumant. Elle au moins avait trouvé le temps d’échanger son jean et sa chemise poussiéreux contre une robe d’intérieur, mais à ses yeux on voyait qu’elle était toujours en état de choc. Ils pointaient de leurs orbites comme de petits animaux aux aguets passant la tête hors de leur terrier. Elle servit le café et fit passer les tasses sans un mot. Elle non plus n’était pas venue à bout de tout le sang, comme le constata Roland lorsqu’elle lui tendit son café. Le dos de sa main droite était zébré d’une traînée rouge. Le sang de Margaret, ou celui de Benny ? Il n’en savait rien. Et il s’en moquait. Les Loups avaient été vaincus. Peut-être reviendraient-ils à Calla Bryn Sturgis, ou peut-être pas. C’était l’affaire du ka. La leur, c’était Susannah Dean, qui avait disparu après la bataille, en emportant la Treizième Noire avec elle.

— Vous voulez parler du kaven ? demanda Henchick.

— Si fait, mon père, acquiesça Roland. De la persistance de la magie.

Le Père Callahan prit une tasse de café en hochant la tête, avec un sourire distrait mais sans dire merci. Il avait très peu parlé, depuis leur retour de la grotte. Sur ses genoux était posé un livre intitulé Salem, écrit par un homme dont il n’avait jamais entendu parler. Il se présentait comme un ouvrage de fiction, mais lui, Donald Callahan, y était présent. Il avait vécu dans la ville dont parlait ce livre, et pris part aux événements qu’il décrivait. Il avait jeté un œil au dos de l’ouvrage, et à la photo de l’auteur sur le rabat, avec cette étrange certitude que ce serait son propre visage, son visage probablement tel qu’il était en 1975, quand toute cette histoire s’était produite. Mais il n’y avait trouvé aucune photo, rien qu’une notice biographique qui ne disait pas grand-chose. L’auteur vivait dans le Maine. Il était marié. Il avait écrit un autre livre avant celui-ci, très bien accueilli par la critique, à en croire les extraits cités en quatrième de couverture.

— Plus la magie est puissante, plus elle dure longtemps, répondit Cantab, avant d’adresser à Henchick un regard interrogateur.

— Si fait, acquiesça ce dernier. La magie et le glam ne font qu’un, et ils se déroulent à l’envers.

Il marqua une pause.

— En remontant le temps, vous intuitez.

— Cette porte s’est ouverte sur de nombreux lieux et de nombreuses époques, dans le monde d’où viennent mes amis, reprit Roland, je voudrais qu’elle s’ouvre à nouveau, mais seulement sur les deux derniers. Les deux plus récents. Est-ce faisable ?

Ils laissèrent Henchick et Cantab réfléchir à la question. Les Manni étaient de grands voyageurs. S’il y avait quelqu’un pour savoir, pour accomplir ce que Roland voulait — ce qu’ils voulaient tous —, ce serait ce peuple.

Cantab s’inclina respectueusement vers le vieil homme, le dinh de Calla du Sentier Rouge. Il lui murmura quelque chose. Henchick l’écouta, le visage impassible, puis lui fit tourner la tête d’une main noueuse et ridée, et chuchota à son tour à son oreille.

Eddie ne tenait pas en place, et Roland sentait bien qu’il était sur le point de perdre pied, peut-être de se mettre à hurler. Il posa la main sur l’épaule du jeune homme afin de le retenir, et Eddie retrouva son calme. Pour l’instant, du moins.

L’échange à voix basse se poursuivit pendant environ cinq minutes, les tenant tous en haleine. Roland avait du mal à supporter les manifestations de joie qui éclataient au loin ; il n’osait imaginer l’effet qu’elles produisaient sur Eddie.

Henchick finit par tapoter la joue de Cantab et se tourna vers Roland.

— Nous pensons que c’est faisable, dit-il.

— Dieu merci, marmonna Eddie, puis, à voix haute : Dieu merci ! Allons-y. On pourra vous retrouver sur la Route de l’Est…

Les deux hommes barbus se mirent à secouer la tête, Henchick d’un air triste et sévère, Cantab avec une expression presque horrifiée.

— Pas question d’aller à la Grotte des Voix dans le noir, assena Henchick.

— Il le faut ! explosa Eddie. Vous ne comprenez pas ! La question n’est pas seulement de savoir combien de temps la magie durera, il y a aussi la question du temps qui passe de l’autre côté ! Il va plus vite, là-bas, et impossible de revenir en arrière ! Bon Dieu, Susannah est peut-être en train d’accoucher en ce moment même, et si c’est bien d’une espèce de cannibale…

— Écoutez-moi, jeune homme, répliqua Henchick, et entendez-moi bien, je vous prie. Le jour se fait vieux.

Il disait vrai. Jamais de toute sa vie Roland n’avait vu une journée lui filer aussi rapidement entre les doigts. Elle avait commencé par la bataille avec les Loups, peu après l’aube, puis il y avait eu les réjouissances de la victoire et les larmes du deuil (bien que leurs pertes humaines fussent incroyablement réduites), là sur la route. Ils étaient revenus à la réalité en prenant conscience de la disparition de Susannah, ils avaient suivi le sentier jusqu’à la grotte, et ils y avaient fait des découvertes. Le temps pour eux de retourner sur le champ de bataille de la Route de l’Est, il était plus de midi. La plupart des villageois étaient partis, ramenant triomphalement chez eux leurs enfants sains et saufs. Henchick avait volontiers accepté de tenir cette palabre, mais quand ils étaient arrivés au presbytère, le soleil avait déjà basculé du mauvais côté du ciel.

On va peut-être réussir à prendre une nuit de sommeil, finalement, se dit Roland, sans savoir s’il devait s’en réjouir ou s’en attrister. Ce qu’il savait en revanche, c’est qu’un peu de repos ne lui aurait pas fait de mal.

— J’écoute et j’entends, acquiesça Eddie.

Mais Roland n’avait pas retiré la main de son épaule, et il sentait le jeune homme trembler.

— Même si nous étions d’accord pour y aller, nous ne pourrions convaincre assez d’hommes de nous accompagner, ajouta Henchick.

— Vous êtes leur dinh…

— Si fait, c’est ainsi que vous dites, et je suppose que vous dites vrai, bien que ce ne soit pas notre terme à nous, intuitez bien. Ils me suivraient en toutes choses ou presque, et ils mesurent la dette qu’ils ont envers votre ka-tet, au-delà de cette simple journée, et ils vous diraient grand merci de toutes les manières possibles. Mais pas en prenant à la nuit tombée le sentier qui mène à ce lieu hanté.

Henchick secouait la tête lentement, d’un air catégorique.

— Non — voilà une chose qu’ils ne feraient pas. Écoutez, jeune homme. Cantab et moi pouvons être rentrés au Kraten du Sentier Rouge bien avant la nuit noire. Là nous convoquerons nos semblables au Tempa, ce qui, chez nous, est l’équivalent de la Salle du Conseil pour les oublieux.

Il jeta un regard furtif à Callahan.

— Grand pardon si le terme vous offense, Père.

Callahan hocha la tête d’un air distrait sans lever les yeux de son livre, qu’il tournait et retournait entre ses mains. L’ouvrage était protégé par une couverture plastifiée, comme le sont souvent les premières éditions. Sur la page de garde, on pouvait lire le prix, inscrit d’un trait léger, au crayon à papier : 950$. Le deuxième roman d’un jeune homme, un illustre inconnu. Le Père se demandait ce qui lui donnait tant de valeur. S’il croisait le propriétaire de la librairie, un certain Calvin Tower, il ne manquerait pas de lui poser la question. Et ce ne serait que la première d’une longue série.

— Nous leur expliquerons ce que tu attends d’eux, et nous demanderons des volontaires. Sur les soixante-huit hommes que compte le Kraten du Sentier Rouge, je parie que seuls quatre ou cinq refuseront de vous prêter main-forte — d’unir leurs forces aux vôtres. Ce qui fera un khef très puissant. C’est ainsi que vous dites ? le khef ? Le partage ?

— Oui, confirma Roland. Le partage de l’eau, voilà ce que nous disons.

— On ne pourrait pas faire entrer autant de monde dans cette grotte, intervint Jake. Même en en mettant une moitié sur les épaules de l’autre moitié.

— Ce ne sera pas la peine, répondit Henchick. Nous mettrons à l’intérieur les plus forts — ceux que nous appelons les émissaires. Les autres s’aligneront sur le sentier, main dans la main, pendule contre pendule. Ils y seront avant que le soleil atteigne la ligne des toits, demain matin. J’en jurerais, par ma montre et mon billet.

— Il nous faudra la nuit pour rassembler nos aimants et nos pendules, de toute façon, ajouta Cantab.

Il regardait Eddie avec l’air de s’excuser, de la peur dans le regard. Il était évident que le jeune homme souffrait atrocement.

Et c’était un pistolero. Un pistolero pouvait frapper, et lorsque cela se produisait, ce n’était jamais à l’aveuglette.

— Il sera peut-être trop tard, fit Eddie, d’une voix éteinte.

Il posa sur Roland ses yeux noisette. Ils étaient injectés de sang et noirs d’épuisement.

— Demain, il sera peut-être trop tard, à supposer que la magie n’ait pas disparu.

Roland ouvrit la bouche, et Eddie le mit en garde en levant l’index.

— Ne me parle pas du ka, Roland. Si tu prononces encore une fois le mot « ka », je te jure que ma tête va exploser.

Roland referma la bouche.

Eddie se retourna vers les deux hommes barbus, vêtus de leurs longues capes sombres de Quakers.

— Et vous ne pouvez pas jurer que la magie sera encore là, n’est-ce pas ? Ce qui est sans doute encore ouvert ce soir se sera peut-être refermé pour toujours sur nous, demain. Et tous les aimants et les pendules de plomb de tous les Manni de la Création ne pourront plus le rouvrir.

— Si fait, reconnut Henchick. Mais ta femme a emporté le cristal magique, et quoi que tu en penses, l’Entre-Deux-Mondes et les terres frontalières se trouvent bien soulagés d’en être débarrassés.

— Je vendrais mon âme pour le tenir entre mes mains en ce moment même, lâcha Eddie d’une voix claire.

Ils eurent tous l’air choqués par cette affirmation, même Jake, et Roland ressentit une forte envie d’ordonner à Eddie de retirer ce qu’il venait de dire, de se rétracter immédiatement. Des forces puissantes œuvraient contre leur quête de la Tour, des forces obscures, et la Treizième Noire était leur sigleu le plus évident. Tout dépendait des mains dans lesquelles ces forces tombaient, et les cristaux de l’Arc-en-Ciel du Magicien possédaient un glam maléfique qui leur était propre, la Noire plus que tous les autres. Peut-être même que tous les autres réunis. Roland se disait que, même s’ils l’avaient eue entre les mains, il aurait fait l’impossible pour la garder hors de portée d’Eddie. Vu l’état de chagrin dément dans lequel le jeune homme se trouvait, il ne faudrait pas plus de quelques secondes au Cristal pour le détruire ou en faire son esclave.

— Les pierres pourraient boire, si elles avaient une bouche, dit sèchement Rosa, les faisant tous sursauter. Eddie, sans même tenir compte de la magie, visualisez le sentier qui mène à la grotte. Puis imaginez-vous cinq ou six douzaines d’hommes, dont la plupart aussi âgés que le vieil Henchick lui-même, dont deux ou trois aussi aveugles que des chauves-souris, essayant de le gravir en pleine nuit.

— Et le rocher, renchérit Jake. Rappelle-toi ce rocher contre lequel il faut se glisser, avec les pieds pendant au-dessus du vide ?

À contrecœur, Eddie hocha la tête. Roland le vit lutter pour accepter ce qu’il ne pouvait changer. Pour retrouver la raison, presque à tâtons.

— Susannah Dean est un pistolero, elle aussi, dit Roland. Il se peut qu’elle réussisse à s’en tirer toute seule pendant un moment.

— Je ne crois pas que Susannah puisse encore faire quoi que ce soit, répliqua Eddie, et toi-même tu ne le crois pas. Après tout, c’est l’enfant de Mia, et c’est Mia qui commande, jusqu’à la naissance du bébé — du p’tit gars.

Roland eut alors une intuition, et comme beaucoup de celles qu’il avait eues par le passé, elle se révéla vraie.

— Elle était peut-être aux commandes en partant, mais rien ne prouve qu’elle ait pu le rester.

Callahan finit par lever les yeux du livre qui l’absorbait tant.

— Pourquoi ça ?

— Parce que ce n’est pas son monde, répondit Roland. C’est celui de Susannah. Si elles ne trouvent pas le moyen de fonctionner ensemble, elles pourraient bien mourir ensemble.

DEUX

Henchick et Cantab retournèrent au Sentier Rouge, tout d’abord pour rendre compte de la journée aux anciens qui s’étaient réunis (exclusivement entre hommes), puis pour les informer du paiement attendu pour ce travail. Roland rentra avec Rosa chez elle. Sa maisonnette se tenait en haut de la colline, surplombant un cabanon autrefois ravissant et aujourd’hui presque en ruine. À l’intérieur de ce cabanon, montant inutilement la garde, reposaient les restes d’Andy le Robot Messager (Nombreuses Autres Fonctions). Rosalita déshabilla Roland, lentement et complètement. Lorsqu’il fut nu comme un ver, elle s’allongea sur son lit à ses côtés et le massa avec des huiles spéciales : de l’huile-de-chat pour ses douleurs articulaires, et un mélange plus épais et légèrement parfumé pour ses parties plus sensibles. Ils firent l’amour. Ils jouirent en même temps (par un caprice de la physiologie que les idiots ont tendance à prendre pour un signe du destin), dans le crépitement des pétards qui éclataient dans la grand-rue de La Calla et les cris tapageurs des folken, dont la plupart étaient déjà plus qu’éméchés, à en juger par leurs voix.

— Dors, lui dit-elle. Demain je ne te verrai plus. Ni moi, ni Eisenhart, ni Overholser, ni personne de La Calla.

— Tu as le don de vision, alors ? demanda Roland.

Il se sentait détendu, et même amusé ; pourtant, même alors qu’il se trouvait au plus profond de sa chaleur à elle et au plus fort de ses va-et-vient, l’ombre de Susannah n’avait pas cessé une seconde de le tourmenter : un membre de son ka-tet, perdu. Même s’il n’y avait eu que ça à déplorer, ç’aurait suffi à le priver de sommeil et de tranquillité.

— Non, répondit-elle, mais il m’arrive d’avoir des sentiments de temps en temps, comme n’importe quelle femme, particulièrement quand son homme s’apprête à plier bagage.

— C’est ce que je suis, pour toi ? Ton homme ?

Le regard de Rosalita était à la fois timide et déterminé.

— Pendant le peu de temps que tu as passé ici, si fait, c’est ainsi que j’ai aimé te considérer. Me donnerais-tu tort, Roland ?

Il secoua immédiatement la tête. C’était bon d’être à nouveau l’homme d’une femme, même pour très peu de temps.

Elle vit qu’il était sincère, et son expression s’adoucit. Elle se mit à caresser la joue maigre du Pistolero.

— C’était une heureuse rencontre que la nôtre, n’est-ce pas, Roland ? Une heureuse rencontre à La Calla.

— Si fait, gente dame.

Elle toucha ce qui restait de sa main droite, puis s’attarda sur sa hanche droite.

— Et ces douleurs ?

À elle, il ne pouvait pas mentir.

— Abominables.

Elle hocha la tête, puis lui prit la main gauche, celle qu’il avait réussi à garder hors de portée des homarstruosités.

— Et celle-là ?

— Elle va bien, répondit-il.

Mais ce disant, il éprouva un violent élancement. Une douleur embusquée. Attendant son heure. Ce que Rosalita appelait l’arthrite sèche.

— Roland ! l’interpella-t-elle.

— Si fait ?

Elle posa sur lui son regard calme. Elle tenait toujours la main gauche du Pistolero dans la sienne, la caressant, en sondant les secrets.

— Achève ta tâche avant qu’elle ne t’achève.

— C’est ton conseil ?

— Si fait, mon trésor. Avant qu’elle ne t’achève.

TROIS

Eddie était assis sous la galerie derrière le presbytère quand vint minuit, et qu’entra dans l’histoire ce que les gens du cru appelleraient désormais le Jour de la Bataille de la Route de l’Est (après quoi, il entrerait dans le mythe, à supposer que le monde survive assez longtemps pour le permettre). En ville, les échos de la fête avaient gagné en force et en fièvre, au point qu’Eddie en était venu à se demander s’ils n’allaient pas mettre le feu à la grand-rue tout entière. S’il s’en souciait ? Pas une seconde, merci beaucoup, mais je vous en prie. Tandis que Roland, Susannah, Jake, Eddie et ces trois femmes — les Sœurs d’Oriza, comme elles se faisaient appeler — tenaient tête aux Loups, le reste des folken de La Calla était allé se tapir en ville ou dans les rizières au bord de la rivière. Pourtant, dans dix ans — peut-être même cinq ! — , ils se remémoreraient entre eux ces heures où ils s’étaient surpassés, en ce jour d’automne, tous unis autour des pistoleros.

Ce n’était pas juste, et une partie de lui savait que ce n’était pas juste, mais de toute sa vie il ne s’était jamais senti aussi impuissant, aussi perdu et donc aussi mesquin. Il s’entraînait à ne pas songer à Susannah, à ne pas se demander où elle se trouvait et si elle avait déjà accouché de ce démon, mais il se retrouvait à penser à elle, quoi qu’il arrive. Elle était repartie pour New York, ça au moins, il en était certain. Mais quand ? Les gens se déplaçaient-ils dans des fiacres, à la lueur des becs de gaz, ou bien dans des taxis antigravitationnels à réaction, conduits par des robots tout droit sortis de chez North Central Positronics ?

Est-elle seulement encore en vie ?

S’il avait pu, il se serait extirpé de ces pensées, mais l’esprit pouvait être si cruel… Il la voyait, dans le caniveau quelque part dans Alphabet City, avec une croix gammée creusée dans la chair de son front, et autour du cou une pancarte portant l’inscription : DE LA PART DE TES AMIS DE LA VILLE D’OXFORD.

Derrière lui, la porte de la cuisine du presbytère s’ouvrit. Il entendit le doux claquement de pieds nus (son ouïe s’était singulièrement aiguisée, comme tout le reste de sa panoplie de tueur) et le cliquetis des griffes. Jake et Ote.

Le garçon vint s’asseoir à ses côtés, dans le rocking-chair de Callahan. Il était encore habillé, et portait son crampon de débardeur. Dans lequel Eddie aperçut le Ruger que le jeune garçon avait volé à son père, le jour où il avait fugué de chez lui. Aujourd’hui il avait fait couler… pas le sang, en tout cas. Pas encore. De l’huile ? Eddie eut un petit sourire. Sans une pointe d’humour.

— On n’arrive pas à dormir, Jake ?

— Ake, acquiesça Ote en s’écroulant aux pieds du garçon, et en posant le museau entre ses pattes, contre le plancher.

— Non, répondit le garçon. Je pensais à Susannah.

Il marqua une pause, puis ajouta :

— Et à Benny.

Eddie savait que c’était normal, car l’enfant avait vu son ami exploser littéralement sous ses yeux. Bien sûr qu’il pensait à lui, pourtant Eddie ne put s’empêcher de ressentir un sursaut amer de jalousie, comme si toute l’attention de Jake avait dû être consacrée à la femme d’Eddie Dean.

— Ce gamin, Tavery, dit Jake, c’est sa faute. Il a paniqué. Il s’est mis à courir. Il s’est cassé la cheville. Sans lui, Benny serait encore vivant.

Et, à voix très basse — d’une manière qui aurait fendu le cœur du garçon en question s’il l’avait entendu, Eddie en était certain —, il ajouta :

— Ce… putain de… Frank Tavery.

Eddie tendit une main qui ne se voulait pas réconfortante, et caressa la tête du garçon. Il avait les cheveux longs. Il aurait eu besoin d’un shampooing. Bon Dieu, il aurait eu besoin d’une bonne coupe. Il lui aurait fallu une mère derrière lui, pour s’occuper de ça. Plus de mère, à présent, pas pour Jake. Et il se produisit un petit miracle : prodiguer du réconfort réchauffa un peu le cœur d’Eddie. Pas beaucoup, mais un peu quand même.

— Oublie tout ça, dit-il. Ce qui est fait est fait.

— Le ka, fit Jake d’une voix amère.

— Tétoi, ka, lâcha Ote sans lever le museau.

— Amen, répliqua Jake, en éclatant de rire.

Un rire qui avait quelque chose de dérangeant, tant il était froid. Jake saisit le Ruger dans son holster fait maison et le contempla.

— Celui-là pourra passer, parce qu’il vient de l’autre côté. C’est ce que dit Roland. Peut-être que les autres passeront aussi, parce qu’on n’ira pas vaadasch. S’ils ne passent pas, Henchick les camouflera dans la grotte, et peut-être qu’on pourra revenir les chercher.

— Si on atterrit bien à New York, répliqua Eddie, des armes, il y en aura des tas. Et on les trouvera.

— Pas comme celles de Roland. J’espère vraiment qu’elles vont passer. Des pistolets comme celui-ci, il n’en reste pas un seul, dans aucun monde. Voilà ce que je pense.

C’était aussi l’avis d’Eddie, mais il ne prit pas la peine de le dire. De la ville monta une nouvelle salve de pétards, puis ce fut le silence. Ça s’apaisait enfin, là-bas. Le lendemain, on ferait sans doute la fête toute la journée, sur la Pelouse, dans la droite ligne de la fête d’aujourd’hui, mais avec un peu moins d’alcool et un peu plus de clarté d’esprit. Roland et son ka-tet seraient attendus comme invités d’honneur, mais si les dieux de la création se montraient cléments et que la porte devait s’ouvrir, ils seraient déjà partis. Sur la piste de Susannah. Pour la retrouver. Peu importait la piste. Il fallait la retrouver.

Comme s’il lisait dans ses pensées (chose qu’il pouvait faire, il était fort, avec le shining), Jake dit :

— Elle est toujours vivante.

— Comment tu le sais ?

— On l’aurait senti, si elle était morte.

— Jake, peux-tu entrer en contact avec elle ?

— Non, mais…

Avant qu’il ait pu finir, un énorme grondement monta de la terre. La véranda se souleva subitement du sol et se mit à onduler comme un navire sur une mer démontée. On entendait les planches gémir. De la cuisine leur parvint le fracas de la vaisselle qui s’entrechoquait, ainsi que des dents qui claquaient. Ote leva la tête et émit une plainte sourde. Sa petite tête rusée avait un air comique et alarmé, les oreilles plaquées en arrière, sur le crâne. Dans le salon de Callahan, quelque chose se brisa par terre.

La première pensée d’Eddie, aussi illogique que prégnante, fut que Jake venait de tuer Suze, par le simple fait d’affirmer qu’elle était toujours vivante.

Pendant un moment, le tremblement s’intensifia. Un montant de fenêtre sortit du mur, faisant éclater la vitre. Une explosion déchira l’obscurité. Eddie supposa — à raison — qu’il s’agissait du cabanon, qui rendait à présent l’âme. Sans même s’en rendre compte, il se retrouva debout. Jake se tenait près de lui, fermement agrippé à son poignet. Eddie avait dégainé l’arme de Roland et ils se retrouvaient là, tous les deux, prêts à ouvrir le feu.

Des confins de la terre monta un ultime grondement, puis soudain sous leurs pieds la galerie s’immobilisa. Le long du Rayon, à certains emplacements clés, des gens se réveillaient et regardaient autour d’eux, hébétés. Dans les rues de l’un des quand de New York, quelques alarmes de voiture se mettaient à hurler. Les journaux du lendemain feraient état d’un tremblement de terre mineur : des vitres brisées, pas de victimes à déplorer. Rien qu’une petite secousse de ce soubassement bien solide.

Jake fixait Eddie, les yeux écarquillés. Il savait.

Derrière eux la porte s’ouvrit et le Père Callahan apparut sous le porche, vêtu de son caleçon blanc léger qui descendait jusqu’aux genoux. La seule autre chose qu’il portait était son crucifix en or, autour du cou.

— C’était un tremblement de terre, n’est-ce pas ? J’en ai vu un en Californie du Nord, une fois, mais jamais depuis que je suis à La Calla.

— Bon Dieu, c’était bien plus qu’un tremblement de terre, lança Eddie, en tendant le bras.

La véranda était orientée à l’est, et au loin l’horizon s’illuminait de tirs d’artillerie en rafale, des salves d’éclairs verts et silencieux. En contrebas du presbytère, la porte du nid douillet de Rosalita s’ouvrit en grinçant, puis se referma en claquant. Elle et Roland gravirent la colline côte à côte, elle en chemise et lui en jean, tous deux pieds nus dans la rosée.

Eddie, Jake et Callahan les rejoignirent. Roland regardait fixement en direction de l’est, vers les éclairs qui déjà s’évanouissaient, et la terre de Tonnefoudre qui les attendait — la Cour du Roi Cramoisi… et, à l’extrémité du Monde Ultime, la Tour Sombre elle-même.

Si elle est toujours debout, pensa Eddie.

— Jake disait justement que si Susannah était morte, on le sentirait. Qu’il y aurait ce que tu appelles un sigleu. Et voilà ce qui nous tombe dessus.

Il tendit la main en direction de la pelouse du Père, où une nouvelle crête était apparue, décollant le gazon sur trois mètres, de part et d’autre de la tranchée, révélant l’ourlet brunâtre des lèvres de la terre. Un chœur d’aboiements s’éleva de la ville, mais les folken demeuraient silencieux, du moins pour l’instant. Eddie se doutait que bon nombre d’entre eux n’avaient même pas ouvert un œil. Le sommeil du juste… ou du soûlard.

— Mais ça n’a rien à voir avec Suze, pas vrai ?

— Pas directement, non.

— Et ce n’était pas le nôtre, sinon les dégâts auraient été bien pires. Tu ne crois pas ?

Roland opina de la tête.

Rosalita adressa à Jake un regard plein d’étonnement et d’effroi mêlés.

— Pas notre quoi, mon garçon ? De quoi parles-tu ? Ça n’était pas un tremblement de terre, voilà qui est certain !

— En effet, confirma Roland. C’était un tremblement de Rayon. L’un des Rayons qui tiennent la Tour — qui tiennent tout ensemble — vient de lâcher. De claquer, c’est tout.

Même à la lueur pâle des quatre scintilles qui vacillaient sous la galerie, Eddie vit le visage de Rosalita Munoz devenir blême. Elle se signa.

— Un Rayon ? Un des Rayons ? Grand non ! Dis-moi que ce n’est pas vrai !

Eddie se surprit à repenser à un vieux scandale qui avait secoué le monde du base-ball. Dis-moi que c’est pas vrai, Joe.

— Je ne le peux pas, s’excusa Roland, parce que c’est bel et bien vrai.

— Et combien y en a-t-il, de ces Rayons ? demanda Callahan.

Roland jeta un œil en direction de Jake, puis hocha légèrement la tête : Récite ta leçon, Jake de New York — et sois sincère.

— Six Rayons, qui relient douze portails, annonça Jake. Ces douze portails se situent aux douze extrémités de la Terre. Roland, Eddie et Susannah ont réellement entamé leur quête au Portail de l’Ours, et ils m’ont récupéré entre ce portail et Lud.

L.

— Shardik, précisa Eddie, en contemplant les dernières étincelles qui embrasaient l’horizon, vers l’est. C’est le nom de l’ours.

— Oui, Shardik, acquiesça Jake. Nous nous trouvons donc sur le Rayon de l’Ours. Tous les Rayons se rejoignent à la Tour Sombre. Notre Rayon, de l’autre côté de la Tour…

Et sur ces paroles, il se tourna vers Roland et l’interrogea du regard. Lequel, à son tour, regarda Eddie Dean. Même maintenant, semblait-il, Roland n’avait pas achevé son enseignement de la Voie d’Eld.

Ou bien Eddie ne vit pas son regard, ou bien il choisit de l’ignorer, mais Roland ne se laissa pas désarçonner.

— Eddie ? murmura-t-il.

— Nous nous trouvons sur le Rayon de l’Ours, sur la Voie de la Tortue, répondit-il d’un air distrait. Je ne vois vraiment pas ce que ça change, parce qu’on s’arrêtera à la Tour, mais de l’autre côté, le Rayon s’appelle Rayon de la Tortue, Voie de l’Ours.

Puis il se mit à réciter :

Vois la TORTUE comme elle est ronde

Sur son dos repose le monde

Son esprit, quoique lent, est toujours très gentil ;

Il tient chacun de nous dans ses nombreux replis.

À ce stade, Rosalita prit le relais :

Sur son dos la vérité va bien accompagnée

Et voici l’amour et le devoir comme mariés.

La mer et la terre elle aime également,

Et même moi, malheureux enfant.

— Ce n’est pas tout à fait ainsi que je l’ai appris au berceau, puis enseigné à mes amis, dit Roland, mais c’est assez proche, par ma montre et mon billet.

— La Grande Tortue s’appelle Maturin, fit Jake en haussant les épaules. Pour ce que ça vaut.

— Vous n’avez aucun moyen de deviner lequel a lâché ? demanda Callahan, en fixant attentivement Roland.

Le Pistolero secoua la tête.

— Tout ce que je sais, c’est que Jake dit vrai — ce n’était pas le nôtre. Si ç’avait été le cas, il ne resterait plus rien à deux cents kilomètres à la ronde, autour de Calla Bryn Sturgis.

Peut-être même à mille kilomètres, qui pouvait le dire ?

— Les oiseaux eux-mêmes seraient tombés du ciel, en flammes.

— Vous voulez parler d’Armageddon, constata Callahan, à voix basse et troublée.

Roland secoua la tête, sans pour autant contredire tout à fait le prêtre.

— Je ne connais pas ce terme, Père, mais ce dont je parle, c’est de la grande mort et de la grande destruction, c’est certain. Et quelque part — le long du Rayon qui relie le Poisson au Rat, peut-être — c’est ce qui est en train de se passer en ce moment.

— Es-tu certain de ce que tu dis ? demanda Rosa, à voix à peine audible.

Roland opina. Il avait déjà vécu ça auparavant, une fois, lors de la chute de Gilead, qui avait marqué la fin de la civilisation telle qu’il la connaissait jusqu’alors. Lorsqu’il s’était retrouvé à errer, avec Cuthbert, Alain et Jamie, et les quelques autres membres de leur ka-tet. L’un des six Rayons s’était alors brisé, et ce n’était certainement pas le premier.

— Combien reste-t-il de Rayons, pour soutenir la Tour ? demanda Callahan.

Pour la première fois, Eddie sembla s’intéresser à autre chose qu’au destin de son épouse perdue. Il regardait Roland avec ce qui ressemblait presque à de l’attention. Et ça paraissait logique : c’était en effet la question cruciale. Toutes choses servent le Rayon, comme on disait, et bien que la vérité fût en fait que toutes choses servaient la Tour, c’étaient bel et bien les Rayons qui la maintenaient debout. S’ils se mettaient à lâcher…

— Deux, répondit Roland. Il doit en rester au moins deux, je dirais. Celui qui passe par Calla Bryn Sturgis, et un autre. Mais Dieu seul sait combien de temps ils tiendront encore. Même sans compter l’œuvre des Briseurs, je doute qu’ils résistent très longtemps. Il nous faut faire vite.

Eddie s’était raidi.

— Si tu suggères que l’on continue sans Suze…

Roland secoua la tête dans un mouvement d’impatience, comme pour dire à Eddie de ne pas jouer les idiots.

— Nous ne pouvons pas atteindre la Tour sans elle. Pour autant que je sache, nous ne pouvons atteindre la Tour sans le p’tit gars de Mia. Tout est entre les mains du ka, et il y avait autrefois un dicton, dans mon pays : « Le ka n’a ni cœur ni esprit. »

— Je suis tout à fait d’accord avec ça, répliqua Eddie.

— Et on aura peut-être un autre problème à résoudre, hasarda Jake.

Eddie fronça les sourcils en se tournant vers lui.

— On n’a vraiment pas besoin de ça.

— Je sais, mais… que se passera-t-il si le tremblement de terre a bloqué l’entrée de la grotte ? Ou si… — Jake hésita, puis, à contrecœur, finit par exprimer ce qui l’effrayait réellement — ou si tout s’est complètement effondré ?

Eddie l’attrapa par la chemise, serrant le tissu en boule dans son poing.

— Ne dis pas une chose pareille. Ne pense même pas une chose pareille.

À présent, ils entendaient des voix en provenance de la ville. Les folken devaient être en train de se réunir de nouveau sur la Pelouse, pensa Roland. Il pensa même que cette journée — et, maintenant, cette nuit — resterait gravée dans les mémoires pendant un millénaire, à Calla Bryn Sturgis. Si la Tour tenait bon, bien sûr.

Eddie lâcha la chemise de Jake, puis passa plusieurs fois la main sur l’endroit qu’il avait froissé, comme pour en lisser les plis. Il tenta un sourire qui lui donna l’air faible et vieux.

Roland se tourna vers Callahan.

— Les Manni viendront-ils quand même, demain ? Vous connaissez ces gens-là mieux que moi.

Callahan haussa les épaules.

— Henchick est un homme de parole. Maintenant, quant à savoir s’il saura se faire suivre des autres, après ce qui vient de se produire… ça, Roland, je n’en sais rien.

— Il a plutôt intérêt, fit Eddie d’une voix sombre. Il a vraiment intérêt à y arriver.

Roland de Gilead reprit :

— Qui est partant pour un Surveille-Moi ?

Eddie lui jeta un regard incrédule.

— On va être debout jusqu’à l’aube, expliqua le Pistolero. Autant essayer de passer le temps.

Ainsi jouèrent-ils au Surveille-Moi, et Rosalita gagna main après main, additionnant leurs scores sur un morceau d’ardoise sans l’ombre d’un sourire de triomphe — sans même aucune expression que Jake fût capable de décrypter. Du moins, pas au début. Il fut tenté d’essayer le shining, mais il avait décidé que, hormis pour les motifs de la plus haute importance, c’était mal d’en faire usage. S’en servir pour voir ce qui se cachait derrière le visage impassible de Rosa revenait à l’espionner pendant qu’elle se déshabillait. Ou à les espionner en train de faire l’amour, elle et Roland.

Pourtant, alors que le jeu se poursuivait et qu’au nord-est l’horizon finissait par s’éclaircir, Jake se rendit compte qu’il savait bel et bien à quoi elle pensait, parce que c’était ce à quoi il pensait, lui aussi. De façon plus ou moins consciente, à partir de maintenant et jusqu’à la fin, ils allaient tous penser à ces deux derniers Rayons.

Attendre que l’un des deux, voire les deux, lâche. Que ce soient eux, en train de poursuivre Susannah, ou Rosa en train de préparer le dîner, ou même Ben Slightman pleurant son fils mort, là-bas dans le ranch de Vaughn Eisenhart, chacun d’entre eux penserait désormais à la même chose : il n’en restait que deux, et les Briseurs étaient à l’œuvre nuit et jour, à les ronger, à les tuer.

Combien de temps encore, avant la fin ? Et quelle fin ? Est-ce qu’ils entendraient le grondement gigantesque de ces énormes pierres anthracite en train de s’effondrer ? Le ciel se déchirerait-il comme un misérable morceau de tissu élimé, vomissant les monstruosités qui vivaient dans ces ténèbres vaadasch ? Auraient-ils même le temps de hurler ? Y aurait-il une vie après la mort, ou bien l’Enfer et le Paradis eux-mêmes seraient-ils engloutis dans la chute de la Tour Sombre ?

Il posa le regard sur Roland et lui envoya une pensée, aussi clairement qu’il le put : Roland, aide-nous.

Et une pensée lui vint en réponse, remplissant son esprit d’un réconfort glacial (ah, mais un réconfort glacial valait toujours mieux que pas de réconfort du tout) : si je le peux.

— Surveille-Moi, lança Rosalita en abattant ses cartes.

Elle avait une Vagabonde, la meilleure main, et la carte du dessus était Madame la Mort.


SOLISTE :

Comme-à-Commala, hé !

Voici un jeune homme armé d’un pistolet

Le jeune homme de ses yeux a perdu la prunelle

Quand sa chérie s’est fait la belle.

CHŒUR :

Commala, et un !

Sa chérie s’est fait la belle, tiens !

Elle a laissé son bébé tout seul,

Mais il n’est pas encore dans le linceul.

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