Don Callahan avait souvent rêvé de retourner en Amérique. Son rêve commençait souvent de la même manière : il se réveillait sous le haut ciel du désert plein de nuages rebondis en forme de joueurs de base-ball (l’équipe des « Anges ») ou dans son lit du presbytère, dans la ville de Jerusalem’s Lot, dans le Maine. Peu importait le lieu, il se sentait transporté de soulagement, et son premier instinct était de prier. Oh merci, mon Dieu, ça n’était qu’un rêve et je me suis enfin réveillé.
Mais là il était réveillé, aucun doute là-dessus.
Il fit un tour complet dans l’air et vit Jake faire exactement la même chose, en face de lui. Il perdit une de ses sandales. Il entendait Ote aboyer et Eddie pousser des rugissements de mécontentement. Il entendait aussi les klaxons des taxis, cette sublime musique de la rue new-yorkaise, et autre chose, aussi : un prêcheur. Bien lancé, à en juger par sa voix. En troisième, au moins. Peut-être même en surmultipliée.
La cheville de Callahan percuta le chambranle de la Porte Dérobée lorsqu’il la passa et un éclair violent de douleur lui éclata dans le pied. Puis sa cheville (et la zone qui l’entourait) devint insensible. Un trille de carillon du vaadasch fendit l’air, comme un trente-trois tours passé en quarante-cinq. Une bouffée de courants d’air contraire lui balaya le visage, il sentit soudain des relents d’essence et de gaz d’échappement, qui vinrent éclipser l’air rance de la Grotte de la Porte. D’abord la musique de la rue ; à présent, le parfum de la rue.
L’espace d’un instant, il y eut deux prêcheurs. « Prenez garde, la porte s’est ouverte », tempêtait derrière lui Henchick, et un autre devant tonnait des « Dites Diiieu, mes frères, c’est ça, appelez DIEU sur la 2e Avenue ! ».
Encore des jumeaux, se dit Callahan — il en eut à peine le temps — puis la porte derrière lui claqua dans un vacarme foudroyant et il ne resta plus qu’un illuminé, celui de la 2e Avenue. Callahan eut aussi le temps de se dire : Bienvenue à la maison, mon salaud, bienvenue en Amérique, et c’est alors qu’il atterrit.
Ce fut un crash total, mais il réussit à amortir la chute à quatre pattes. Son jean protégea quelque peu le bas (malgré les déchirures), mais le trottoir lui arracha environ un hectare de peau sur les paumes (du moins lui sembla-t-il). Il entendit la rose, son chant impassible et tout-puissant.
Callahan roula sur le dos et regarda le ciel au-dessus de lui, tout en grimaçant de douleur, tenant ses mains en sang et bourdonnantes devant son visage. Une goutte de sang coula de la gauche et vint s’écraser sur sa joue comme une larme.
— Putain, tu tombes d’où, comme ça, l’ami ? demanda un Noir ébahi en treillis gris.
Il semblait être le seul à avoir remarqué le retour fracassant de Don Callahan en Amérique. Il fixait le prêtre étalé sur le trottoir avec des yeux comme des soucoupes.
— D’Oz, dit Callahan en s’asseyant.
Ses mains le piquaient violemment, et sa cheville était de retour, psalmodiant sa litanie de douleur (won-won-won), en parfaite synchronisation avec les battements de son cœur.
— Allez, mon pote. Faut pas rester là. Je vais bien, alors tu peux t’arracher.
— Comme tu voudras, mon frère. À plus.
L’homme en treillis gris — un portier qui venait de quitter son service, se dit Callahan — reprit son chemin. Il gratifia Callahan d’un regard d’adieu — toujours abasourdi, mais commençant à se demander s’il n’avait pas rêvé — puis alla se fondre dans le petit groupe qui écoutait le prêcheur. Une seconde plus tard, il avait disparu.
Callahan se remit sur pied et gravit l’une des marches qui menaient à Hammarskjöld Plaza ; il balaya les alentours du regard, à la recherche de Jake. Il ne le vit pas. Il regarda de l’autre côté, cherchant la Porte Dérobée, mais elle aussi avait disparu.
Maintenant, écoutez, mes amis ! Écoutez, je dis Dieu, je dis l’amour de Dieu, je dis donnez-moi des Alléluias !
— Alléluia, renchérit l’un des membres de la petite troupe qui s’était formée sur le trottoir.
Pas plus motivé que ça.
Je dis Amen, merci, mon frère ! Maintenant écoutez, parce que c’est l’heure du grand ORAL pour l’Amérique, et l’Amérique est en train de le RATER, son GRAND ORAL ! Ce qu’il faut à ce pays, c’est une BOMBE, pas une bombe nu-ké-laire, mais une BOMBE DIVINE, vous voulez bien dire alléluia ?
— Jake ! s’écria le Père Callahan. Jake, où es-tu ? Jake !
— Ote !
C’était la voix de Jake, un hurlement. Ote, FAIS ATTENTION !
Il y eut un jappement, un aboiement excité que Callahan aurait reconnu entre mille. Puis le hurlement de pneus qui se braquent.
Un klaxon.
Et le choc, mat.
Callahan oublia complètement sa cheville cabossée et ses paumes brûlantes. Il se précipita, contournant la petite bande du prêcheur (qui s’était tournée vers la rue comme un seul homme, et l’orateur s’était interrompu au beau milieu de sa diatribe), et il vit Jake debout au coin de l’avenue, face à un taxi jaune qui s’était immobilisé en crabe à trois centimètres à peine de ses jambes. De la fumée bleue s’élevait toujours des pneus arrière. Le visage du conducteur était livide, un O tétanisé, tendu en avant. Ote était recroquevillé entre les pieds de Jake. Callahan crut voir que le bafouilleux était affolé, mais sain et sauf.
Le bruit mat se répéta, encore et encore. C’était Jake, qui frappait de son poing fermé le capot du taxi.
— Connard ! hurla le garçon au O blême de l’autre côté du pare-brise.
Bong !
— Vous ne pouvez pas…
Bong !
— … regarder…
BONG !
— … où vous ALLEZ, bordel ?!
BONG-BONG !
— Vas-y, te laisse pas faire, gamin ! s’écria quelqu’un de l’autre côté de la rue, où une trentaine de personnes s’étaient regroupées pour assister au spectacle.
La portière du taxi s’ouvrit. Le gigantesque engin qui s’extirpa du véhicule portait une tunique africaine sur un jean, et aux pieds une paire de baskets mutantes géantes avec des boomerangs sur le côté. Il était coiffé d’un fez, ce qui contribuait sans doute quelque peu à l’impression de taille immense, mais il n’y avait pas que ça. Callahan évalua que ce type devait bien mesurer deux mètres, avec une barbe de sauvage. Il lançait à Jake un regard noir. Callahan se rapprocha de la scène la mort dans l’âme, à peine conscient qu’il lui manquait une chaussure et que son pied nu claquait sur le bitume un pas sur deux. Le prêcheur de rue s’approchait lui aussi des acteurs, sentant la confrontation. Derrière le taxi immobilisé en plein carrefour, un autre automobiliste, que rien d’autre n’intéressait que ses projets pour la soirée, se mit à appuyer sur le klaxon des deux mains et se pencha par sa vitre ouverte.
— Bouge-toi de là, Abdoul, tu bloques tout le carrefour !
Jake n’y prêta aucune attention. Il était dans une rage absolue. Cette fois-ci, il abattit les deux poings sur le capot, comme « Ratso » Rizzo dans Macadam Cowboy[19] — BONG ! « vous avez failli renverser mon ami, espèce de connard, est-ce que vous avez seulement REGARDÉ — « BONG ! » — Où VOUS ALLIEZ ? »
Avant qu’il ne cogne une nouvelle fois le capot — ce qu’il avait visiblement l’intention de faire jusqu’à épuisement — le conducteur le saisit par le poignet droit.
— Arrête ça, espèce de voyou ! s’écria-t-il, scandalisé, d’une voix étrangement haut perchée. Je te dis d’…
Jake recula, se libérant de l’emprise du chauffeur de taxi. Puis, en un mouvement d’une fluidité telle que Callahan ne put le suivre du regard, le gosse dégaina le Ruger du croc de débardeur accroché sous son aisselle et le pointa sous le nez du conducteur.
— Vous me dites quoi ? vociféra Jake. Vous me dites quoi ? Que vous conduisiez trop vite et que vous avez failli écraser mon ami ? Que vous voulez pas mourir en pleine rue avec un trou dans la tête ? Vous dites QUOI ?
Une femme sur l’autre trottoir aperçut l’arme, ou bien ressentit la pulsion meurtrière dans les cris de Jake. Elle se mit à hurler et partit en courant. Plusieurs autres curieux suivirent son exemple. D’autres s’agglutinèrent au bord du trottoir, sentant l’odeur du sang. À peine croyable, l’un d’eux — un jeune homme portant sa casquette à l’envers — s’écria même : « Vas-y, gamin ! Atomise-moi ce vendeur de chameaux ! »
Les yeux agrandis par la peur, le chauffeur recula de deux pas. Il leva les mains à hauteur des épaules.
— Ne me tue pas, mon garçon ! Je t’en prie !
— Alors demandez pardon ! tonna Jake. Si vous voulez vivre, implorez mon pardon ! Et le sien ! Et le sien !
Jake était d’une pâleur cadavérique, à l’exception de deux taches minuscules, rouge vif, sur les pommettes. Ses yeux humides paraissaient immenses. Ce que Don Callahan vit le plus clairement, c’est le tremblement qui secouait le barillet du Ruger.
— Demandez pardon d’avoir conduit aussi mal, espèce d’enfoiré d’inconscient ! Tout de suite ! Tout de suite !
Ote se mit à gémir, et dit :
— Ake !
Jake baissa les yeux vers lui. C’est l’occasion que saisit le chauffeur de plonger sur l’arme. Callahan lui envoya un uppercut tout à fait honorable, qui l’étala de tout son long devant sa voiture, faisant rouler son fez sur le sol. Le conducteur derrière la voiture avait la voie libre des deux côtés, mais préféra continuer d’appuyer sur son klaxon en braillant : « Bouge-toi, mon pote, bouge-toi ! » De l’autre côté de la 2e Avenue, certains spectateurs se mirent à applaudir comme s’ils suivaient un match à Madison Square Garden, et Callahan pensa : Mais qu’est-ce que c’est que cette maison de fous ? Est-ce que c’était déjà comme ça de mon temps, et j’ai oublié, ou est-ce que je le découvre tout juste ?
Le prêcheur de rue, un homme à barbe et longue chevelure blanche qui lui tombait aux épaules, était à présent aux côtés de Jake, et quand ce dernier fit mine de lever de nouveau le Ruger, l’homme lui posa une main douce et patiente sur le poignet.
— Rengaine-le, mon garçon. Planque-moi ça, pour l’amour de Dieu.
Jake le regarda, et vit ce qui avait frappé Susannah, peu de temps auparavant : un homme qui ressemblait à s’y méprendre à Henchick des Manni. Jake replaça l’arme dans son croc de débardeur, puis se baissa et prit Ote dans ses bras. Le bafouilleux poussa un gémissement, tendit son long cou vers le jeune garçon et se mit à lui lécher la joue.
Pendant ce temps, Callahan avait pris le chauffeur par le bras, et le reconduisait à sa monture. Il fouilla dans sa poche et lui glissa dans la paume un billet de dix dollars, qui représentait à peu près la moitié de la somme qu’ils avaient réussi à réunir pour leur petit safari.
— Terminé, dit-il au chauffeur, d’une voix qu’il espérait apaisante. Pas de mal, pas d’offense, vous reprenez votre route, il reprend la sienne…
Puis, se tournant vers le klaxonneur fou derrière le taxi, il hurla :
— Il marche, ce klaxon, espèce de barjot, alors pourquoi tu essaierais pas les phares, ça nous ferait des vacances ?
— Ce petit salaud m’a pointé une arme sous le nez, dit-il en se palpant le crâne, à la recherche de son fez.
— C’est un faux, répondit doucement Callahan. Le genre qu’on trouve en kit, il ne pourrait même pas tirer des plombs. Je vous assur…
— Hé, mon vieux ! l’interpella le prêcheur.
Quand le chauffeur de taxi regarda dans sa direction, il vit que le vieil homme tenait à la main son fez rouge délavé. Il le replaça sur sa tête, et sembla dès lors plus enclin à se montrer raisonnable. Plus enclin encore quand Callahan lui glissa le billet de dix dans la main.
Le type derrière était au volant d’une antiquité, une Lincoln datant de Mathusalem. Il s’était remis au concert de klaxon…
— Si tu venais plutôt goûter un coup de manivelle, monsieur Le Singe ! brailla le chauffeur de taxi, et Callahan faillit bien éclater de rire.
Il se dirigea vers le type en Lincoln. Quand le taxi fit mine de se joindre à lui, Callahan lui posa les mains sur les épaules pour l’arrêter.
— Laissez-moi faire, je suis un homme d’Église. Calmer le loup dans la bergerie, c’est mon métier.
Le prêcheur se joignit à eux juste à temps pour entendre la dernière réplique. Jake s’était mis à l’écart. Il se tenait à côté de la camionnette du prêcheur, à vérifier qu’Ote n’était pas blessé aux pattes.
— Mon frère ! lança le prêcheur à l’intention de Callahan. Puis-je vous demander votre obédience ? Votre, je dirais, alléluia, votre vision du Tout-puissant ?
— Je suis catholique, répondit Callahan. De ce fait, pour moi le Tout-puissant est plutôt un gars.
Le prêcheur lui tendit une grande pogne noueuse. Il s’ensuivit exactement le genre de poignée de main à laquelle s’attendait Callahan — fervente, à deux doigts du broiement de phalanges. La modulation de la voix de cet homme, combinée à son fort accent du Sud, rappela à Callahan Foghorn Leghorn[20] dans un dessin animé de la Warner Bros.
— Je m’appelle Earl Harrigan, dit le prêcheur sans s’arrêter pour autant de secouer les doigts de Callahan. Église de la Sainte Bombe Divine, Brooklyn et Amérique. C’est un plaisir de vous rencontrer, mon père.
— Je suis en quelque sorte en préretraite, le corrigea Callahan. Si vous voulez me donner un surnom, appelez-moi Père. Ou juste Don. Don Callahan.
— Gloire à Jésus, Père Don !
Callahan soupira et dut bien se résoudre au « Père Don ». Il alla jusqu’à la Lincoln. Le chauffeur de taxi, pendant ce temps, fila après avoir allumé son voyant FIN DE SERVICE.
Avant que Callahan ait pu dire un mot au conducteur de la Lincoln, le brave homme sortit de lui-même de son véhicule. C’était le soir des baraques, pour le Père Callahan. Celui-là devait bien mesurer son mètre quatre-vingt-dix, avec un ventre proéminent.
— C’est fini, lui dit Callahan. Je suggère que vous remontiez dans votre voiture et que vous quittiez les lieux.
— C’est pas fini tant que j’ai pas dit que c’était fini, répliqua M. Lincoln. J’ai pris le numéro de licence d’Abdoul ; et toi, la Flèche, je veux que tu me files le nom et l’adresse du gamin avec le chien. Je veux aussi jeter un œil à ce flingue qu’il — aouh, aouh ! AOUH ! Arrêtez ça !
Le Révérend Earl Harrigan avait saisi M. Lincoln par le poignet, et venait de le lui retourner derrière le dos. À présent il semblait prendre une initiative très créative avec le pouce du bonhomme. Callahan ne voyait pas exactement de quoi il s’agissait. Mais l’angle de torsion n’était pas correct.
— Et Dieu, Lui qui vous aime tellement, chuchota Harrigan à l’oreille de M. Lincoln, d’une voix posée. Et tout ce qu’il demande en échange, espèce de sac à merde à grande gueule, c’est que tu me donnes un petit alléluia et que tu retournes d’où tu viens. Tu veux bien me faire un petit alléluia ?
— AOUH, AOUUUUH, lâchez-moi ! Police ! POLIIIICE !
— Le seul policier susceptible de se trouver dans les parages, c’est l’agent Benzyck. Mais il m’a déjà donné mon PV du soir, et il a changé de décor. À l’heure qu’il est, il est sans doute chez Dennis, à s’envoyer une gaufre aux noix de pécan et un double hamburger avec bacon, Gloire à Dieu. Alors je veux que vous y réfléchissiez à deux fois.
Un craquement dans le dos de M. Lincoln fit grincer les dents de Callahan. Il n’aimait pas l’idée que c’était le pouce de M. Lincoln qui avait pu produire un son pareil, mais il ne voyait vraiment pas ce que ça pouvait être d’autre. M. Lincoln tordit son gros cou et tendit la tête vers le ciel en poussant un long gémissement de douleur à l’état pur — Yaaaaaahhhhhh !
— Il faut que tu me fasses un petit alléluia, mon frère, recommanda le Révérend Harrigan, ou bien, Gloire à Dieu, tu rentreras à la maison avec un pouce dans ta poche de chemise.
— Alléluia, chuchota M. Lincoln.
Son teint avait viré à l’ocre. Callahan se dit que ce devait en partie être dû aux réverbères orangés qui avaient remplacé les lampes fluorescentes de son époque. Mais il n’y avait pas que ça, assurément.
— Bien ! Maintenant, un petit amen. Tu te sentiras mieux après, crois-moi.
— A-amen.
— Gloire à Dieu, gloire à Jéééééé-suuuuuuus !
— Lâchez-moi… lâchez mon pouce… !
— Tu promets de partir d’ici et de libérer ce carrefour, si je te lâche ?
— Oui !
— Sans faire toute une comédie, gloire à Jésus ?
— Oui !
Harrigan se rapprocha encore de M. Lincoln, les lèvres à deux centimètres à peine du paquet de cérumen jaune orangé aggloméré dans le pavillon de l’oreille du type. Callahan l’observait avec une fascination et une concentration totales, oubliant pour un instant tous les problèmes à résoudre et les quêtes à mener. Le Père n’était pas loin de croire que, si Jésus avait compté Earl Harrigan parmi son équipe, c’est probablement ce vieux Ponce qui aurait fini sur la croix.
— Mon ami, les bombes vont bientôt se mettre à tomber : les bombes divines. Et il va falloir que tu choisisses dans quel camp tu seras. Est-ce que tu seras dans le ciel, gloire à Jésus, avec ceux qui lâchent ces bombes, ou dans les villages en dessous, qui se font réduire en miettes ? Mais je vois bien que ce n’est pour toi ni le moment ni le lieu pour faire le choix du Christ, mais est-ce que vous allez au moins réfléchir à la question, monsieur ?
La réponse de M. Lincoln dut paraître un tantinet tardive au Révérend Harrigan, car le saint homme fit subir un nouvel outrage à la main tordue dans le dos de M. Lincoln. Lequel émit un nouveau hurlement aigu et haletant.
— J’ai dit : est-ce que vous réfléchirez à la question ?
— Oui ! Oui ! Oui !
— Alors remontez dans votre voiture et que Dieu vous garde et vous bénisse.
Harrigan relâcha M. Lincoln. M. Lincoln recula, les yeux écarquillés, et remonta en voiture. Une seconde plus tard, il redescendait la 2e Avenue — à pleine vitesse.
Harrigan se tourna vers Callahan et dit :
— Les catholiques vont en enfer, Père Don. Des idolâtres, tous jusqu’au dernier. Ils se fourvoient dans le culte de Marie. Et le Pape ! Ne me lancez pas sur le sujet du Pape ! Pourtant j’en ai connu des bien, des catholiques, et vous êtes l’un d’eux, je n’ai aucun doute là-dessus. Peut-être qu’à force de prière, je pourrais vous persuader de changer de foi. Dans le cas contraire, je peux peut-être prier pour vous éviter les flammes de l’enfer.
Il se retourna vers le trottoir, à la hauteur du bâtiment qui semblait désormais s’appeler Hammarskjöld Plaza.
— On dirait que ma congrégation s’est dispersée.
— Vous m’en voyez désolé, dit Callahan.
Harrigan haussa les épaules.
— Les gens se convertissent très peu en été, de toute façon, dit-il d’un ton neutre. Ils font un peu de lèche-vitrine, et puis ils retournent à leurs vices. Le temps des vraies croisades, c’est l’hiver… il suffit de se trouver un petit coin de trottoir et de leur proposer un bol de soupe chaude et une ration de Saintes Écritures par une nuit froide.
Il baissa les yeux sur les pieds de Callahan.
— On dirait que vous avez perdu une de vos sandales, mon ami redresseur de torts.
Un klaxon leur résonna dans les oreilles et un taxi absolument incroyable — Callahan trouva qu’il ressemblait à une version moderne des minibus Volkswagen — les évita en zigzaguant, tandis que le passager leur hurlait quelque chose. Pas « joyeux anniversaire », sans doute.
— Et si on ne quitte pas cette rue, la foi pourrait bien ne pas suffire à nous protéger.
— Il n’a rien, dit Jake en reposant Ote sur le trottoir. J’ai flippé, pas vrai ? Je suis désolé.
— C’est parfaitement compréhensible, lui assura le Révérend Harrigan. Quel chien fascinant ! Je n’en ai jamais vu de ce genre-là, gloire à Jésus !
Et il se pencha vers Ote.
— C’est un croisement, dit Jake d’un ton tendu, et il n’aime pas les inconnus.
Ote montra combien il n’aimait pas les inconnus et combien il s’en méfiait en levant la tête vers la main d’Harrigan et en aplatissant les oreilles pour se rendre plus facile à caresser. Il adressa un large sourire au prêcheur, comme s’ils étaient de vieux, très vieux copains. Pendant ce temps, Callahan inspectait les alentours. On était à New York, et à New York les gens avaient tendance à s’occuper de leurs affaires et à vous laisser vaquer aux vôtres, mais Jake avait dégainé une arme en pleine rue. Callahan ne savait pas combien de personnes l’avaient vu, mais ce qu’il savait, en revanche, c’est qu’il suffisait d’une seule pour aller le signaler, peut-être même à cet agent Benzyck dont Harrigan avait parlé. Et pour leur créer des ennuis au moment où ça tombait le plus mal pour eux.
Il examina Ote et pensa : Rends-moi service, ne dis rien, d’accord ? Jake peut peut-être te faire passer pour une nouvelle race de Corgi ou de collie dégénéré, mais à la seconde où tu te mettras à parler, ça sera complètement fichu. Alors fais-moi une faveur… et ferme-la.
— Bon petit pote, fit Harrigan, et après qu’Ote eut miraculeusement tu le « Ote » qui lui venait immanquablement dans ce genre de circonstances, le prêcheur se redressa. J’ai quelque chose pour vous, Père Don. Une minute, je vous prie.
— Monsieur, il faut vraiment que nous…
— J’ai quelque chose pour toi aussi, fiston — gloire à Jésus, très cher Seigneur ! Mais d’abord… ça ne prendra qu’une seconde…
Harrigan courut ouvrir la portière latérale de sa camionnette Dodge garée en infraction, sauta à l’intérieur et se mit à farfouiller.
Callahan fit preuve de patience pendant un petit moment, puis eut une conscience aiguë des secondes qui défilaient.
— Monsieur, je suis désolé, mais…
— Les voilà ! s’exclama Harrigan en réémergeant de la camionnette, tenant une paire de mocassins marron fatigués par le pouce et les deux premiers doigts de la main droite.
— Si vous faites moins d’un 42, on pourra les bourrer de papier journal. Si vous faites plus, c’est pas de chance.
— 42, c’est exactement ma pointure, dit Callahan en hasardant même un « gloire à Dieu » pour accompagner son merci.
En fait, il était plus à l’aise dans un 41, mais on n’en était pas loin, et il enfila les chaussures avec une sincère gratitude.
— Et maintenant nous allons…
Harrigan se tourna vers le garçon et dit :
— La femme que vous cherchez est montée dans un taxi, pile à l’endroit de notre petite altercation. C’était il y a une demi-heure à peine.
En voyant changer l’expression de Jake — d’abord de l’étonnement, puis un véritable ravissement —, il eut un grand sourire.
— Elle a dit que c’était l’autre qui était aux commandes, que vous sauriez de qui il s’agissait, et où l’autre l’emmenait.
— Ouais, au Cochon du Sud, confirma Jake. Au coin de Lex et de la 66e, Père, on a peut-être encore le temps de la rattraper, mais seulement si on part tout de suite. Elle…
— Non, fit Harrigan. La femme qui m’a parlé — elle a parlé à l’intérieur de ma tête, c’était clair comme de l’eau de roche, gloire à Jésus — a dit que vous deviez d’abord passer par l’hôtel.
— Quel hôtel ? demanda Callahan.
Harrigan indiqua du doigt l’hôtel Hyatt Plaza-Park, sur la 46e.
— C’est le seul, dans le quartier… et c’est de là qu’elle venait.
— Merci, répondit Callahan. A-t-elle dit pourquoi nous devions aller là-bas ?
— Non, fit Harrigan d’un ton serein. Je crois qu’entre-temps l’autre l’avait entendue et lui avait fermé son caquet. Et puis elle a sauté dans le taxi, et pfuit !
— En parlant de fuite… commença Jake.
Harrigan hocha la tête, mais leva aussi un doigt en signe d’avertissement :
— Faites donc, mais rappelez-vous que les bombes divines vont tomber. Peu importent toutes les bénédictions — c’est bon pour ces mauviettes de méthodistes et ces épiscopaliens à l’air louche ! Les bombes vont pleuvoir ! Et au fait, les gars ?
Ils se retournèrent vers lui.
— Je sais que vous autres, vous êtes des enfants du bon Dieu au même titre que moi, parce que j’ai senti votre sueur, gloire à Dieu. Mais cette dame ? Ces dames, d’ailleurs, parce qu’en fait je crois qu’elles étaient deux. Elles, c’est quoi ?
— La femme que vous avez rencontrée est avec nous, répondit Callahan après une brève hésitation. Tout va bien.
— Je me demande, dit Harrigan. Comme dit la Bible — gloire à Dieu et à Sa sainte parole —, il faut se méfier de la femme, car ses lèvres sont douces comme le miel, mais ses pieds descendent vers la mort et ses pas prennent appui sur l’enfer. Écarte ton chemin du sien et ne t’approche pas de la porte de sa maison.
Joignant le geste à la parole, il avait levé une main tordue en signe de bénédiction. Il la baissa et haussa les épaules.
— C’est pas vraiment exact, je n’ai pas une aussi bonne mémoire des Écritures que dans ma jeunesse, quand je prêchais là-bas, dans le Sud, avec mon Papa, mais je pense que vous avez saisi l’idée.
— C’est dans le Livre des Proverbes, fit Callahan.
Harrigan acquiesça.
— Chapitre cinq, gloire à Diiiieu.
Puis il se détourna et contempla l’immeuble qui se dressait derrière lui, se découpant sur fond de ciel nocturne. Jake fit mine de partir, mais Callahan l’arrêta en lui posant la main sur l’épaule. Quand le jeune garçon haussa les sourcils d’un air interrogateur, Callahan ne put que secouer la tête. Non, il ne savait pas pourquoi. Mais ils n’en avaient pas terminé avec Harrigan.
— Cette cité est rongée par le péché, elle est malade de ses vices, finit par dire le prêcheur. Sodome au rez-de-chaussée, Gomorrhe au troisième, tous prêts pour la bombe divine qui ne va pas manquer de tomber des cieux, alléluia, doux Jésus et amen. Mais ici, c’est un bon endroit. Un endroit bon. Vous le sentez, les gars ?
— Oui, répondit Jake.
— Vous l’entendez ?
— Oui, répondirent en chœur Jake et Callahan.
— Amen ! Je pensais que tout s’arrêterait quand ils ont détruit la petite épicerie qui se tenait là, il y a des années et des années de ça. Mais non. Ces voix angéliques…
— Ainsi parle Gan, le long du Rayon, dit Jake.
Callahan se tourna vers lui et vit que le garçon penchait la tête de côté, et que se lisait sur son visage un air d’extase sereine. Jake reprit :
— Ainsi parle Gan, et avec la voix des can calah, que certains appellent des anges. Gan renie les can toi ; avec le cœur joyeux des innocents, il renie le Roi Cramoisi et Discordia même.
Callahan le contemplait les yeux écarquillés — et le regard plein de crainte — mais Harrigan se contentait de hocher la tête d’un air impassible, comme s’il connaissait la chanson. Peut-être que c’était le cas.
— Après l’épicerie, il n’est resté qu’un terrain vague, et puis ils ont construit ça. Le 2, Hammarskjöld Plaza. Et je me suis dit : « Voilà, ça va tout détruire, alors je changerai de décor, car la poigne de Satan est ferme et ses pieds fourchus laissent des empreintes profondes dans le sol, et là nulle fleur ne s’épanouira et nulle graine ne germera. » Pouvez-vous dire seelah ?
Il leva les bras et ses mains noueuses de vieillard, qui tremblaient des premiers signes de la maladie de Parkinson, et il les tourna vers le ciel, dans ce geste immémorial de louange et de soumission.
— Et pourtant elle chante toujours, dit-il en laissant retomber ses mains.
— Selah, fit Callahan. Vous dites vrai, nous vous disons grand merci.
— C’est bien une fleur, une vraie, reprit Harrigan, parce qu’une fois je suis entré voir. Dans le hall, alléluia, je dis bien dans le hall, entre la porte sur la rue et les ascenseurs montant vers ces étages où Dieu sait combien de baises tarifées se pratiquent tous les jours, il y a un petit jardin, baigné par la lumière du soleil qui tombe par la verrière, un jardin encadré par des cordes en velours, avec un panneau qui dit : DON DE LA TÊT CORPORATION, EN HOMMAGE À LA FAMILLE DURAYON, ET EN MÉMOIRE DE GILEAD.
— Vraiment ? demanda Jake, le visage illuminé d’un sourire heureux. Vous dites ainsi, sai Harrigan ?
— Mon garçon, croix de bois, croix de fer, Bombe divine ! Et au milieu de toutes ces fleurs, pousse une unique rose sauvage, tellement magnifique qu’en la voyant je me suis mis à sangloter, comme ceux arrivés sur le bord des fleuves de Babylone, qui coulent près de Sion. Et les hommes qui vont et viennent dans ce lieu, avec leurs attachés-cases remplis des paperasses de Satan, eux aussi sanglotaient. Ils ont sangloté avant de retourner à leurs œuvres putassières, comme s’ils n’avaient rien vu.
— Ils ont vu, dit Jake d’une voix douce. Vous savez ce que je crois, monsieur Harrigan ? Je crois que cette rose est un secret qu’ils gardent dans le plus profond de leur cœur, et que si quiconque le menaçait, ils se battraient pour le protéger. Sans doute jusqu’à la mort.
Il leva les yeux vers Callahan.
— Père, il faut y aller.
— Oui.
— Ça me paraît une bonne idée, acquiesça Harrigan. Car mes yeux voient revenir l’agent Benzyck, et il serait peut-être opportun que vous soyez partis quand il arrivera ici. Je me réjouis que ton ami à fourrure ne soit pas blessé, mon jeune garçon.
— Merci, monsieur Harrigan.
— Ce n’est pas plus un chien que moi une citrouille, pas vrai ?
— Non, monsieur, dit Jake avec un large sourire.
— Méfiez-vous de cette femme, les gars. Elle m’a mis une pensée dans la tête. Moi j’appelle ça de la sorcellerie. Et elle était deux.
— Jumeaux-dis-duox ! commenta Callahan.
Puis, apparemment sans même y réfléchir lui-même, il esquissa un signe de croix en face du prêcheur.
— Merci pour votre bénédiction, païenne ou pas, dit Earl Harrigan, visiblement touché.
Puis il se tourna vers l’agent de la police de New York, et l’interpella d’un air jovial.
— Agent Benzyck ! Quel plaisir de vous voir, et vous avez de la confiture sur votre col, juste là, gloire à Dieu !
Et pendant que l’agent Benzyck se tordait le cou pour examiner son col d’uniforme, Jake et Callahan s’esquivèrent.
— Waaa-ouh, fit Jake à mi-voix, tandis qu’ils approchaient de l’entrée illuminée de l’hôtel.
Une limousine blanche au moins deux fois plus longue que n’importe quel modèle qu’il avait été donné à Jake de voir dans sa vie (et il en avait vu des tas ; une fois son père l’avait même emmené à la cérémonie des Oscar) déversait son chargement d’hommes en smoking et de femmes en robes de soirée, tous en train de rire. On aurait dit que le flot ne s’arrêterait jamais.
— Oui, hein ? acquiesça Callahan. On se croirait à la fête foraine, n’est-ce pas ?
— On n’est même pas censés être là, répondit Jake. C’était le boulot de Roland et d’Eddie. Nous, on devait aller chercher Calvin Tower.
— Quelque chose en a décidé autrement, apparemment.
— Ouais, ben quelque chose aurait dû y réfléchir à deux fois, dit le jeune garçon d’un air morne. Un gamin et un prêtre, avec en tout et pour tout un pistolet ? C’est à mourir de rire. Quelles chances on a, si le Cochon du Sud est rempli de vampires et d’ignobles venus se détendre un peu entre amis ?
Callahan ne trouva rien à répondre, bien que la perspective d’aller rechercher Susannah au Cochon du Sud le terrifiât littéralement.
— Qu’est-ce que c’était que cette histoire de Gan que tu nous as débitée ?
Jake secoua la tête.
— Pas la moindre idée — je me rappelle à peine ce que j’ai dit. J’imagine que ça fait partie du shining, Père. Et vous savez où je crois l’avoir attrapé ?
— C’est Mia ?
Le garçon opina du chef. Ote trottinait sagement à ses talons, son long museau lui touchant presque le mollet.
— Et j’ai aussi récolté autre chose. Je n’arrête pas de voir ce Noir, dans une cellule de prison. Il y a un bruit de radio en fond sonore, qui énumère tous ces morts — les Kennedy, Marilyn Monroe, George Harrison, Peter Sellers, Yitzhak Rabin, celui-là je ne sais pas qui c’est. Je me dis que ça doit être la prison d’Oxford, dans le Mississippi, où Odetta Holmes est restée enfermée quelque temps.
— Mais c’est un homme, que tu vois. Pas Susannah, un homme.
— Oui, avec une moustache en brosse, et il porte de drôles de petites lunettes cerclées d’or, comme un magicien dans un conte de fées.
Ils s’arrêtèrent juste devant le halo lumineux de l’entrée de l’hôtel. Un portier en queue-de-pie verte sifflait comme un perdu dans son petit sifflet argenté, pour appeler un taxi.
— C’est Gan, tu crois ? Cet homme noir dans sa cellule, c’est Gan ?
— Je ne sais pas, répondit Jake en secouant la tête d’un air frustré. Il y a aussi des images du Dogan, tout se mélange.
— Et ça te vient du shining.
— Oui, mais ça ne vient ni de Mia ou Susannah, ni de vous et moi. Je pense que…
Jake baissa la voix.
— Je pense que je ferais bien de comprendre qui est cet homme et ce qu’il nous veut, parce que j’ai bien l’impression que ce que je vois vient de la Tour elle-même.
Il adressa à Callahan un regard solennel.
— D’une certaine façon, nous arrivons tout près, et c’est pourquoi il est tellement dangereux pour le ka-tet d’être brisé comme il l’est actuellement.
— D’une certaine façon, on y est déjà.
C’est Jake qui prit complètement les choses en main, tout en douceur, à partir du moment où il franchit les portes à tambour avec Ote dans les bras. Puis il posa le bafou-bafouilleux sur le sol carrelé du hall. Callahan eut l’impression que le garçon ne s’en rendait pas même compte, et c’était probablement beaucoup mieux ainsi. S’il commençait à se regarder agir, sa confiance en lui pourrait bien s’écrouler.
Ote renifla délicatement son propre reflet vert dans l’un des murs vitrés, puis il suivit Jake jusqu’au guichet, ses griffes cliquetant faiblement sur le marbre noir et blanc en damier. Callahan marchait à côté de lui, conscient qu’il était en train de contempler l’avenir, et essayant de ne pas se faire remarquer en écarquillant trop les yeux.
— Elle est bien venue, dit Jake. Père, je la vois presque. Toutes les deux, elle et Mia.
Avant que Callahan ait pu répondre, Jake était au guichet.
— J’implore votre pardon, madame, je m’appelle Jake Chambers. Avez-vous un message pour moi, ou un paquet, quelque chose ? De la part de Susannah Dean, ou peut-être de Mlle Mia.
La jeune femme jeta un regard dubitatif en direction d’Ote. Ce dernier leva la tête et lui adressa un énorme sourire, qui lui découvrit presque toutes les dents. Peut-être cela déconcentra-t-il l’employée, car elle se détourna les sourcils froncés et examina son écran d’ordinateur.
— Chambers, vous dites ?
— Oui, madame.
Il avait pris sa meilleure voix possible, sa voix je-m’entends-très-bien-avec-les-adultes. Il y avait une éternité qu’il n’avait plus eu à s’en servir, mais elle était toujours là, et il se rendit compte qu’il n’avait aucun mal à reprendre les vieux accents.
— J’ai bien quelque chose pour vous, mais ça ne vient pas d’une femme. C’est d’un certain Stephen King.
Elle sourit.
— Pas l’écrivain célèbre, je suppose ? Vous le connaissez ?
— Non, madame, répondit Jake en glissant un regard de côté à Callahan.
Aucun d’eux n’avait jamais entendu le nom de Stephen King jusqu’à très récemment, mais Jake comprenait pourquoi ce nom pouvait donner la chair de poule à son compagnon de route actuel. Callahan n’avait pas particulièrement l’air d’avoir la chair de poule, mais sa bouche n’était plus qu’une fine ligne.
— Eh bien, ajouta la jeune femme, je suppose que c’est un nom courant, non ? Il y a probablement des Stephen King normaux aux quatre coins de ce pays, qui aimeraient juste qu’il… je ne sais pas… qu’il fasse le mort.
Elle eut un petit rire nerveux, et Callahan se demanda ce qui pouvait l’avoir mise mal à l’aise. Était-ce Ote, qui avait l’air de moins en moins canin, à mesure qu’on le regardait ? Peut-être, mais Callahan pensait qu’il était plus probable que ce soit en rapport avec Jake, quelque chose qui chuchotait danger. Peut-être même pistolero. À l’évidence, quelque chose en lui le distinguait des autres garçons. Et pas qu’un peu. Callahan le revit en train de dégainer le Ruger de son croc de débardeur et le coller sous le nez de ce malheureux chauffeur de taxi. Dites-moi que vous conduisiez trop vite et que vous avez failli écraser mon ami ! avait-il hurlé, le doigt déjà blanc sur la détente. Dites-moi que vous ne voulez pas mourir ici dans la rue, avec un trou dans la tête !
Était-ce ainsi qu’était censé réagir un gamin de douze ans qui venait d’éviter de justesse de se faire renverser ? Callahan pensait que non. Il se dit que l’employée avait raison de se sentir nerveuse. Quant à lui, il se rendit compte qu’il se sentait un peu plus rassuré, quant à leurs chances de s’en tirer, au Cochon du Sud. Pas beaucoup plus, mais un peu.
Jake, sentant peut-être ce que la situation avait d’un peu décalé, décocha à l’employée son sourire je-m’entends-très-bien-avec-les-adultes le plus éblouissant. Mais pour Callahan il rappelait vraiment celui d’Ote : trop de dents.
— Un instant, je vous prie, dit-elle en se détournant.
Jake adressa à Callahan un regard perplexe du genre mais qu’est-ce qui lui prend, à cette fille ? Callahan haussa les épaules et tendit les mains devant lui, en signe d’ignorance.
L’employée alla jusqu’à un placard, l’ouvrit, fouilla dans une boîte rangée à l’intérieur, et revint au guichet avec à la main une enveloppe estampillée du logo du Plaza-Park. Le nom de Jake — ainsi qu’une autre inscription — apparaissait sur l’enveloppe. Une partie était tapée à la machine, l’autre écrite à la main.
Elle fit glisser l’enveloppe en direction de Jake, prenant bien garde que leurs doigts ne se touchent pas.
Jake la prit et la palpa sur toute la longueur. Il y avait un morceau de papier, à l’intérieur. Autre chose, aussi. Une bande étroite, rigide. Il déchira l’enveloppe et en sortit le contenu. Il découvrit, plié en deux, le rectangle blanc plastifié d’une carte magnétique d’hôtel. Un petit mot était griffonné sur un post-it humoristique portant l’inscription LES GUIGNOLS à RAPPELER. Le message lui-même ne comportait que trois lignes :
Hé copain, y a pas à s’inquiéter, pas de souci, tu as la clé.
Est-ce que chèque, regarde bien, Jake ! Elle est rouge, cette clé !
Jake examina la carte magnétique et vit comme un tourbillon de couleur apparaître au centre, la teignant presque instantanément en rouge sang.
Elle ne pouvait pas changer de couleur tant que je n’en avais pas vu la couleur, de ce message, se dit le garçon avec un petit sourire. Il leva les yeux pour voir si l’employée avait vu la clé magnétique virer au rouge et constata qu’elle avait trouvé une autre occupation à l’autre bout du comptoir. Et Callahan regardait avec attention deux femmes qui venaient d’entrer par la grande porte. Il avait beau être Père, se dit Jake, il gardait un œil bien entraîné, avec les dames.
Jake se concentra de nouveau sur le morceau de papier, et lut la dernière ligne :
Hé l’ami, faudrait pas se tromper, elle est bien en plastique, cette clé.
Quelques années auparavant, ses parents lui avaient offert un kit de magie, pour Noël. Avec l’aide du mode d’emploi, il avait confectionné de l’encre magique. Les mots qu’il avait écrits avec avaient disparu presque aussi rapidement que ceux du mot qu’il avait sous les yeux ; mais en y regardant de plus près, on distinguait encore le message qu’il avait inscrit à l’encre de magicien. Alors que celle-ci avait réellement disparu, et Jake savait pourquoi. Elle avait rempli son rôle. On n’en avait plus besoin. Idem pour le message concernant la clé qui devenait rouge. Et pas de doute, il était lui aussi en train de disparaître. Seule restait la première phrase, comme s’il fallait se la rappeler :
Hé copain, y a pas à s’inquiéter, pas de souci, tu as la clé.
Était-ce réellement Stephen King qui avait envoyé ce message ? Jake en doutait. Il était plus probable que l’un des joueurs de cette grande partie — peut-être même Roland ou Eddie — avait emprunté ce nom pour attirer son attention. Il demeurait que, depuis son arrivée ici, il avait croisé deux signes extrêmement encourageants. Le premier avait été le chant continu de la rose. Il était plus fort que jamais, bien qu’un gratte-ciel ait poussé sur le terrain vague. Le second, c’était que Stephen King était visiblement encore vivant, vingt-quatre heures après avoir créé le compagnon de route de Jake. Et il n’était plus seulement un écrivain. Il était un écrivain célèbre.
Super. Pour l’instant, les choses avançaient plutôt sur les bons rails, même s’ils étaient un peu branlants.
Jake saisit le Père Callahan par le bras et le mena jusqu’à la boutique de cadeaux et le piano de cocktail qui jouait dans son coin. Ote les suivit, à pas de loup juste derrière Jake, à hauteur de son genou. Le long du mur, ils trouvèrent une série de téléphones internes.
— Quand l’opératrice répondra, dites que vous voulez parler à votre amie Susannah Dean. Ou à son amie, Mia.
— Elle va me demander le numéro de chambre, objecta Callahan.
— Dites que vous avez oublié, mais que c’est au dix-neuvième étage.
— Comment est-ce que tu…
— Ce sera au dix-neuvième, faites-moi confiance.
— Je te fais confiance, dit Callahan.
Le téléphone sonna deux fois, puis l’opératrice demanda ce qu’elle pouvait faire pour eux. Callahan le lui dit. Elle le mit en relation, et dans une chambre du dix-neuvième étage, un téléphone se mit à sonner.
Jake regarda le Père parler dans le combiné, puis se remettre à écouter avec un petit sourire ébahi sur le visage. Au bout de quelques secondes, il raccrocha.
— Une machine qui répond ! s’exclama-t-il. Ils ont une machine qui prend les messages des clients et qui ensuite les enregistre. Quelle invention merveilleuse !
— Ouais, commenta Jake. Quoi qu’il en soit, on sait maintenant qu’elle est sortie, et on peut être presque certains qu’elle n’a laissé personne pour surveiller son gunna. Mais bon, juste au cas où…
Il tapota le devant de sa chemise, sous laquelle était à présent dissimulé le Ruger.
Tandis qu’ils traversaient le hall vers les ascenseurs, Callahan dit :
— Que va-t-on chercher, dans sa chambre ?
— Je ne sais pas.
Callahan lui posa la main sur l’épaule.
— Je crois que si.
Les portes de l’ascenseur du milieu s’ouvrirent d’un seul coup et Jake pénétra dans la cabine, Ote toujours sur ses talons. Callahan les suivit, mais Jake trouva qu’il traînait un peu les pieds, tout à coup.
— Peut-être, admit Jake quand la cabine se mit en branle. Et peut-être que vous aussi.
Soudain, Callahan eut l’impression d’avoir l’estomac très lourd, comme s’il sortait de table après un repas très copieux. Le poids de la peur, sans doute.
— Je croyais en être débarrassé, quand Roland l’a sortie de l’église, j’ai vraiment cru en être débarrassé.
— Il y a des guignes noires qui vous collent à la peau, dit Jake.
Jake était prêt à essayer son unique clé rouge dans toutes les portes du dix-neuvième étage, s’il le fallait, mais il savait déjà que la 1919 serait la bonne, avant même d’essayer. Callahan aussi, et un voile de sueur apparut sur son front. Un voile fin et brûlant. Comme la fièvre.
Même Ote le savait. Le bafouilleux se mit à gémir d’inquiétude.
— Jake, dit Callahan. Il faut qu’on y réfléchisse un peu. Cette chose est dangereuse. Pire, elle est maléfique.
— C’est pour ça qu’il faut qu’on la prenne, dit Jake d’un air patient.
Il se tenait devant la porte 1919, et tambourinait des doigts sur sa carte magnétique. De derrière la porte — et de sous la porte, à travers la porte — montait un bourdonnement ignoble, comme la mélopée de quelque idiot chantant l’Apocalypse. Venait s’y mêler le chant d’un carillon strident et faux. Jake savait que le cristal avait le pouvoir d’envoyer vaadasch et dans ces espaces ténébreux et sans porte, dont il était plus que probable qu’on ne revenait jamais, et où l’on errait à jamais. Même en retrouvant le chemin d’une autre version de la Terre, on découvrait un décor balayé de ténèbres étranges, comme si le soleil était toujours sur le point de sombrer dans une éclipse totale.
— Tu l’as déjà vue ? demanda Callahan.
Jake secoua la tête.
— Moi si, fit Callahan d’un air lugubre, en essuyant du bras le film de sueur sur son front.
Ses joues étaient devenues de plomb.
— Elle a un Œil. Je pense que c’est l’œil du Roi Cramoisi. Je pense que c’est une partie de lui enfermée là pour toujours, une partie démente. Jake, emporter cette boule au milieu des vampires et des ignobles — tous serviteurs du Roi —, ce serait comme offrir une bombe nucléaire à Adolf Hitler pour son anniversaire.
Jake savait très bien que la Treizième Noire était capable de causer des dégâts gigantesques, peut-être même sans limites. Mais il savait aussi autre chose.
— Père, si Mia a laissé la Treizième Noire dans cette chambre et qu’elle s’apprête à se rendre là où ils sont, eux, ils le sauront assez vite. Et ils viendront la chercher dans l’une de leurs grosses voitures criardes avant qu’on ait le temps de dire ouf.
— On ne pourrait pas la laisser pour Roland ? suggéra Callahan d’un air malheureux.
— Si, répondit Jake. C’est une bonne idée, aussi bonne que celle de l’amener au Cochon du Sud est mauvaise. Mais on ne peut pas la lui laisser ici.
Sur ce, avant que Callahan ait pu ajouter quoi que ce soit, Jake glissa la carte magnétique rouge sang dans la fente au-dessus du bouton de la porte. Ils entendirent un grand « clic », et la porte s’ouvrit.
— Ote, tu restes ici, devant la porte.
— Ake !
Il s’assit, enroulant sa queue de dessin animé en tortillon autour de ses pattes, et leva vers Jake des yeux remplis d’angoisse.
Avant d’entrer, Jake posa une main fraîche sur le poignet de Callahan et prononça cette terrible phrase :
— Prenez garde à votre esprit.
Mia avait laissé les lampes allumées, pourtant une étrange obscurité s’était insinuée dans la chambre 1919, depuis son départ. Jake ne se leurra pas sur sa nature : c’étaient les ténèbres vaadasch. Le bourdonnement ignoble et le carillon étouffé provenaient du placard.
Elle s’est réveillée, se dit-il avec un désespoir croissant. Avant, elle dormait — elle somnolait, du moins — mais tout ce mouvement autour d’elle l’a réveillée. Que dois-je faire ? La boîte et le sac de bowling sont-ils une protection suffisante ? Est-ce que j’ai quoi que ce soit d’autre, par précaution ? Un charme, un sigleu ?
Tandis que Jake allait ouvrir la porte du placard, Callahan se surprit à concentrer tous ses efforts de volonté — et ils étaient considérables — sur le simple fait de ne pas s’enfuir en courant. Ce bourdonnement atonal et le carillon lui heurtaient les oreilles, le cœur et l’esprit. Il se remémorait sans cesse la scène au relais, comme il s’était mis à hurler quand l’homme à capuche avait ouvert la boîte. Cette chose à l’intérieur était tellement visqueuse ! Elle reposait sur du velours rouge… et elle avait roulé. Elle l’avait regardé, et toute la folie maléfique contenue dans l’univers était résumée dans ce regard désincarné et concupiscent.
Je ne m’enfuirai pas. Je ne m’enfuirai pas. Si ce gosse peut rester, je le peux aussi.
Ah, mais ce gosse était un pistolero, ce qui faisait une grosse différence. Il n’était pas seulement l’enfant du ka. Il était aussi l’enfant de Roland de Gilead. Son fils adoptif.
Ne vois-tu pas combien il est pâle ? Il a tout aussi peur que toi, pour l’amour de Dieu ! Maintenant reprends-toi, mon vieux !
C’était peut-être pervers, mais voir de ses yeux la pâleur extrême de Jake l’apaisa un peu. Il se sentit plus apaisé encore quand il lui revint des bribes d’une vieille comptine, qu’il se mit à chantonner à voix basse :
« Autour du mûrier, le singe pourchassait la belette… le singe trouvait ça très drôle… »
Jake ouvrit le placard. À l’intérieur se trouvait un coffre-fort. Il essaya la combinaison 1919, mais rien ne se produisit. Il laissa au mécanisme du coffre le temps de se remettre à zéro, essuya la sueur sur son front à l’aide de ses deux mains (elles tremblaient) et fit une nouvelle tentative. Cette fois-ci, il tapa 1999, et la porte du coffre s’ouvrit, comme poussée par un ressort.
Le bourdonnement de la Treizième Noire et le tintement en contrepoint du carillon du vaadasch augmentèrent de concert. Ces sons leur firent l’effet de doigts glacés enserrant leur tête comme un étau.
Et elle peut nous emmener ailleurs, pensa Callahan. Tout ce qu’on a à faire, c’est baisser la garde, rien qu’un petit peu… ouvrir le sac… ouvrir la boîte… et ensuite… oh, tous ces endroits qu’elle pourrait nous montrer ! Et hop là la belette !
Il avait beau savoir que tout ça était vrai, une partie de lui voulait ouvrir ce coffret. Convoitait le contenu de ce coffret. Et il n’était pas le seul dans ce cas : sous ses yeux, Jake s’agenouilla devant le coffre-fort comme un fidèle devant l’autel. Callahan tendit le bras pour l’empêcher de sortir le sac, et ce bras lui parut incroyablement lourd.
Ça ne change rien, ce que tu fais, murmura une voix dans sa tête. Une voix qui donnait envie de dormir, une voix incroyablement convaincante. Néanmoins, Callahan tendit le bras. Il attrapa Jake par le col, et toute sensation semblait avoir disparu du bout de ses doigts.
— Non, dit-il. Ne fais pas ça.
Sa voix avait des accents de lassitude et de découragement. Lorsqu’il tira Jake sur le côté, le garçon parut basculer au ralenti, comme sous l’eau. La chambre semblait maintenant éclairée par cette lumière jaune malsaine qui baigne parfois les paysages, juste avant un orage dévastateur. En tombant à genoux devant le coffre-fort (il lui sembla que sa chute vers le sol durait une minute entière), Callahan entendit la voix de la Treizième Noire, plus forte que jamais. Elle lui disait de tuer le garçon, de lui trancher la gorge et d’offrir au cristal une bonne lampée réparatrice de son sang encore tout chaud de vie. Et alors Callahan pourrait même aller lécher les éclaboussures sur la fenêtre de la chambre.
Tu chanteras mes louanges jusque dans la 46e Rue, lui susurrait la Treizième Noire d’une voix à la fois saine et lucide.
— Faites-le, soupira Jake. Oh oui, faites-le, qu’est-ce qu’on en a à faire ?
— Ake ! aboya Ote, de l’autre côté de la porte. Ake !
Tous deux l’ignorèrent.
En tendant la main vers le sac, Callahan se remémora soudain sa dernière entrevue avec Barlow, le roi vampire — le Type Un, pour reprendre le jargon du Père —, qui était venu dans la petite ville de Salem’s Lot. Il se remémora son dernier affrontement avec Barlow, dans la maison de Mark Petrie, avec les cadavres des parents du petit étalés sur le sol, aux pieds du vampire, leurs crânes enfoncés et leurs petits cerveaux tellement rationnels réduits en bouillie.
Pendant ta chute, je te laisserai murmurer le nom de mon roi, chuchota la Treizième Noire. Le Roi Cramoisi.
Callahan regarda ses mains se saisir du sac — Dieu sait ce qu’il avait contenu auparavant, avec son inscription RIEN QUE DES STRIKES À L’ENTRE-DEUX-QUILLES —, il repensa à son crucifix, qui avait commencé par rayonner d’une lumière d’un autre monde, faisant reculer Barlow… avant de virer au noir.
— Ouvrez-le ! ordonna Jake d’une voix impatiente. Ouvrez-le, je veux la voir !
À présent, Ote aboyait sans discontinuer. Dans le couloir, quelqu’un s’écria :
— Mais faites-moi taire ce chien !
En vain.
Callahan glissa le coffret en bois fantôme hors du sac — ce même coffret qui avait passé quelque temps caché sous la chaire de son église de Calla Bryn Sturgis, dans un sommeil béni. Maintenant il brûlait de l’ouvrir. Maintenant il brûlait d’observer la Treizième Noire dans toute sa splendeur répugnante.
Et puis il mourrait. Plein de reconnaissance.
C’est triste de voir la foi d’un homme échouer, avait dit Kurt Barlow le vampire, avant d’arracher le crucifix calciné et inutile des mains de Callahan. Comment avait-il été en mesure de faire une chose pareille ? Parce que — regardez un peu le paradoxe, voyez l’ironie de la situation — le Père Callahan avait échoué en ne jetant pas la croix lui-même. Parce qu’il avait failli, il n’avait pas vu la croix pour ce qu’elle était, rien que le symbole d’un pouvoir bien plus puissant, qui courait comme un fleuve sous l’univers, peut-être même sous un millier d’univers…
Je n’ai pas besoin de symbole, pensa Callahan. Puis : Est-ce pour cette raison que Dieu m’a laissé en vie ? Me donnait-Il une seconde chance d’apprendre ça ?
Possible, se dit-il en posant les mains sur le couvercle du coffret. Les secondes chances, c’était une spécialité de Dieu.
— Dites donc, il faut vraiment que vous fassiez taire ce chien, fit la voix grincheuse d’une femme de chambre, mais très loin. Madré de Dios, pourquoi il fait si noir, là-dedans ? Qu’est-ce que c’est que ce… que ce… b… b…
Peut-être essayait-elle de dire bruit. Quoi qu’il en soit, elle n’eut pas le loisir de terminer. Même Ote semblait s’être résigné à être envoûté par le cristal qui chantait et bourdonnait, car il abandonna ses protestations (et son poste de vigie, à la porte) et entra dans la chambre en trottinant. Callahan supposa que l’animal voulait se trouver aux côtés de Jake, quand viendrait la fin.
Le Père lutta pour suspendre le mouvement de ses mains suicidaires. La chose dans la boîte augmenta le volume de son chant d’idiot, et en réponse, ses doigts se mirent à tressauter.
Puis ils s’immobilisèrent de nouveau. C’est toujours ça, une petite victoire pour moi, se dit Callahan.
— Pas grave, j’vais l’faire moi-même, fit la voix de la femme de chambre, comme droguée, malade d’impatience. Je veux la voir. Dios ! Je veux la tenir !
Jake avait l’impression que ses bras pesaient une tonne, mais il les força à attraper la femme de chambre, une Hispanique d’âge mûr qui ne devait pas peser plus de cinquante kilos.
Tandis qu’il luttait pour arrêter ses mains, Callahan luttait aussi pour prier.
Dieu, ce n’est pas ma volonté mais la Tienne. Je ne suis pas le potier, mais l’argile du potier. Si je ne dois rien faire d’autre, que je sois capable de la prendre dans mes bras et de sauter par la fenêtre, que je détruise cette horreur maudite des dieux, une fois pour toutes. Mais si Ta volonté est de l’apaiser — de la rendre au sommeil —, alors envoie-moi Ta force. Et aide-moi à me rappeler…
Jake était peut-être drogué par la Treizième Noire, mais une chose était certaine, il n’avait pas perdu son don de shining. Il alla chercher la fin de la supplique dans l’esprit du Père et l’énonça à voix haute, remplaçant seulement le mot choisi par Callahan par celui que Roland leur avait appris :
— Je n’ai pas besoin de sigleu, dit le garçon. Non pas le potier, mais l’argile du potier, et je n’ai besoin d’aucun sigleu !
— Mon Dieu, dit Callahan.
Le mot était aussi lourd qu’une pierre, mais une fois qu’il l’eut prononcé, le reste lui vint beaucoup plus facilement.
— Mon Dieu, si Vous êtes toujours là, si Vous m’entendez, c’est Callahan. Je Vous en prie, arrêtez cette chose, Seigneur. Je vous en conjure, rendormez-la. J’en fais la demande, au nom de Jésus.
— Au nom du Blanc, dit Jake.
— An ! jappa Ote.
— Amen, conclut la femme de chambre d’une voix d’ivrogne perplexe.
Pendant quelques secondes, l’odieux chant provenant du coffret gagna encore en intensité, et Callahan comprit que c’était sans espoir, que même Dieu Tout-puissant ne faisait pas le poids, en face de la Treizième Noire.
Puis le chant se tut.
— Dieu soit loué, murmura-t-il, et il se rendit compte que tout son corps était trempé de sueur.
Jake fondit en larmes et prit Ote dans ses bras. La femme de chambre se mit à sangloter elle aussi, mais elle n’avait personne pour la réconforter. Tandis que le Père Callahan enveloppait le coffret de bois fantôme dans le nylon (étrangement lourd, pour du tissu) du sac de bowling, Jake se tourna vers la femme et lui dit :
— Vous avez besoin d’un petit somme, sai.
C’est tout ce qui lui vint à l’esprit, et ça fonctionna. La femme de chambre se tourna et se dirigea vers le lit. Elle s’effondra dessus, tira sa jupe sur ses jambes et parut s’évanouir.
— Est-ce qu’elle va rester endormie ? demanda Jake à Callahan, à mi-voix. Parce que… mon Père… on est passés trop près.
Peut-être bien, mais Callahan se sentit soudain l’esprit libre — plus libre qu’il ne l’avait été depuis des années. Ou peut-être était-ce son cœur qui s’était libéré. Quoi qu’il en soit, il avait les idées très claires en reposant le sac en nylon sur le dessus du coffre-fort.
Il se rappela une certaine conversation, dans la ruelle derrière le Foyer. Entre lui, Frankie Chase et Magruder, pendant la pause cigarette. La discussion avait tourné autour de la façon de protéger ses biens, à New York, surtout si on devait s’absenter pendant un temps, et Magruder avait prétendu que le meilleur coffre-fort de New York… le coffre-fort le plus sûr…
— Jake, il y a aussi un sac de plats, dans le coffre.
— Des Orizas ?
— Oui. Prends-les.
Pendant ce temps, Callahan s’approcha de la femme de chambre allongée sur le lit et fouilla dans la poche gauche de sa jupe d’uniforme. Il en sortit toute une série de clés magnétiques en plastique, quelques clés classiques et des bonbons à la menthe dont il n’avait jamais entendu parler — Altoid.
Il la fit basculer sur le côté. Il eut l’impression de manipuler un cadavre.
— Qu’est-ce que vous faites ? chuchota Jake.
Il avait reposé Ote à terre, afin de pouvoir se passer la sangle de la poche en jonc autour du cou. Elle était lourde, mais il trouva ce poids rassurant.
— D’après toi ? Je lui fais les poches, répondit le Père d’un air furieux. Le Père Callahan, de l’Église romaine catholique, est en train de faire les poches d’une femme de chambre. Enfin, il aimerait bien, si seulement elle avait… ah !
Dans l’autre poche, il dénicha le petit rouleau de billets qu’il espérait trouver. Elle était en train de faire les lits, quand les aboiements d’Ote l’avaient interrompue. Faire la chambre incluait tirer la chasse d’eau, ouvrir les rideaux, changer les draps, et laisser « une friandise sur l’oreiller ». Parfois, les clients laissaient un pourboire. Celle-ci trimballait deux billets de dix dollars, trois de cinq et quatre d’un.
— Je vous rembourserai, si nos chemins se croisent de nouveau, dit Callahan à la femme inconsciente. Sinon, considérez ça comme votre denier du culte.
— Blaaaaaannnnnnc, dit la femme de chambre, avec le débit lent et indistinct de ceux qui parlent dans leur sommeil.
Callahan et Jake échangèrent un regard.
Dans l’ascenseur qui les remmenait au rez-de-chaussée, Callahan portait le sac contenant la Treizième Noire, et Jake celui des ’Rizas. Il avait aussi leur argent. Qui s’élevait maintenant à un total de quarante-huit dollars.
— Est-ce que ça suffira ?
Ce fut sa seule question, après que le Père lui eut exposé son plan pour se débarrasser du cristal, un plan qui nécessiterait qu’ils fassent un autre arrêt.
— Je ne sais pas, et je m’en fiche, répondit Callahan.
Ils parlaient à voix basse, tels des conspirateurs, bien qu’ils fussent seuls dans l’ascenseur.
— Si je peux faire les poches d’une femme de chambre pendant son sommeil, entourlouper un chauffeur de taxi devrait être du gâteau.
— Ouais, acquiesça Jake.
Il se disait que Roland avait fait plus que voler quelques innocents, au cours de sa quête de la Tour Sombre. Il en avait tué pas mal, aussi.
— Débarrassons-nous de cette histoire, pour pouvoir trouver le Cochon du Sud.
— Pas la peine de t’inquiéter à ce point, tu sais, dit Callahan. Si la Tour s’écroule, tu seras un des premiers au courant.
Jake l’examina avec attention. Au bout de quelques secondes, un large sourire apparut sur les lèvres de Callahan. Impossible de s’en empêcher.
— Je ne vois pas ce que ça a de drôle, sai, dit Jake, avant de s’engouffrer dans la nuit de ce début d’été de l’année 1999.
Il était neuf heures moins le quart, et il restait quelques rayons de lumière sur l’Hudson, quand ils parvinrent au premier de leurs deux arrêts prévus. Le compteur du taxi affichait neuf dollars et cinquante cents. Callahan donna au chauffeur l’un des billets de dix de la femme de chambre.
— Mon poute, j’vais pas ’epa’ti’au pays, avec ça, fit l’homme avec son puissant accent jamaïcain. Faud’ait pas que tu t’fasses du mal.
— Fiston, réjouis-toi d’avoir quoi que ce soit. On visite New York avec un budget serré, répliqua Callahan.
— Ma femme aussi, elle a un budget se’é, fit le chauffeur avant de s’éloigner.
Jake était déjà le nez en l’air.
— Waouh, dit-il à mi-voix. J’avais oublié combien c’était grand, tout ça.
Callahan suivit son regard, puis reprit :
— Finissons-en.
Et, tandis qu’ils s’empressaient d’entrer, il demanda :
— Tu reçois quelque chose, de Susannah ?
— L’homme à la guitare, en train de chanter… je ne sais pas quoi. Mais je devrais. C’est encore une de ces coïncidences, comme le nom du propriétaire de la librairie, qui s’appelle Tower, ou le bouge de Balazar qui comme par hasard s’appelle « La Tour Penchée ». Une chanson… je devrais le savoir.
— Rien d’autre ?
Jake secoua la tête.
— C’est la dernière chose que j’aie reçue d’elle, et c’était juste quand on est montés dans le taxi, devant l’hôtel. Je pense qu’elle est entrée dans le Cochon du Sud, et qu’elle est hors de portée… avec sa portée.
Son jeu de mots le fit sourire faiblement.
Callahan se retourna vers le tableau des noms, au centre du hall gigantesque.
— Garde Ote près de toi.
— Ne vous inquiétez pas.
Il ne fallut pas longtemps à Callahan pour trouver ce qu’il cherchait.
Le panneau disait :
En dessous, dans un cadre, ils aperçurent un règlement, qu’ils lurent avec attention. Sous leurs pieds passa un métro, qui fit trembler le sol. Callahan, qui n’avait plus mis les pieds à New York depuis presque vingt ans, n’avait aucune idée de quel train il s’agissait, de quelle était sa trajectoire, ou de la profondeur à laquelle il perforait les entrailles de la ville. Ils étaient déjà descendus de deux étages par l’escalator, d’abord jusqu’au niveau des boutiques, puis jusqu’ici. La station de métro était bien plus profonde.
Jake changea son sac d’Orizas d’épaule, et montra du doigt la dernière ligne du règlement.
— Si on était locataires, on aurait droit à une réduction, fit-il remarquer.
— Duction ! s’écria Ote d’un air morne.
— Si fait, mon petit gars, approuva Callahan. Et si les rêves étaient des chevaux, même les mendiants n’iraient plus à pied. On n’a pas besoin d’une réduction.
Certainement pas. Après avoir passé le détecteur de métaux (les Orizas ne firent pas un pli) et un flic intérimaire somnolant sur un tabouret, Jake décida qu’un casier des plus petits — ceux alignés sur le mur du fond de la grande pièce, sur la gauche — conviendrait très bien au sac de L’ENTRE-DEUX-QUILLES contenant le coffret. Louer ce casier pour une durée maximale leur coûterait vingt-sept dollars. Le Père Callahan introduisit les billets avec précaution dans le distributeur de jetons, s’attendant déjà à une panne : de toutes les merveilles et de toutes les horreurs qu’il avait vues pendant leur bref retour dans la grande ville (les dernières incluant notamment une taxe de prise en charge de deux dollars dans les taxis), celle-ci était sans doute la plus difficile à se figurer, pour lui. Un distributeur qui acceptait les billets ? Il avait fallu un paquet de technologie sophistiquée, pour en arriver là, jusqu’à cette façade marron terne et ce voyant lumineux qui ordonnait au client d’INSÉRER BILLETS DANS CE SENS UNIQUEMENT ! L’image accompagnant cette directive montrait un billet à l’effigie de George Washington avec la tête tournée vers la gauche, mais les billets que Callahan glissa dans la machine semblaient marcher parfaitement, dans n’importe quel sens. Du moment que la tête apparaissait sur le dessus du billet. Callahan se sentit presque soulagé quand la machine eut bel et bien un raté, et refusa un vieux billet d’un dollar, tout froissé. Les billets de cinq, raisonnablement froissés eux aussi, étaient avalés sans le moindre scrupule, et échangés contre une petite pluie de jetons dans le panier en dessous. Callahan ramassa ses vingt-sept dollars de morceaux de plastique, rejoignit Jake qui l’attendait à l’écart, en se retournant quand même en cours de route, pour vérifier quelque chose. Il se pencha pour examiner le côté de cette incroyable machine mangeuse de billets (incroyable pour lui, du moins). Tout en bas, sur une série de petites plaques, il dénicha l’information qu’il cherchait. Il s’agissait d’un MONNAYEUR 2000, fabriqué à Cleveland, dans l’Ohio. Mais une quantité impressionnante d’entreprises y avaient collaboré : General Electric, DeWalt Electronics, Panasonic et, en tout dernier, en tout petit mais bien là, North Central Positronics.
Le serpent est dans le jardin, pensa Callahan. Ce Stephen King qui est censé m’avoir imaginé, peut-être n’existe-t-il que dans un seul monde, mais qu’est-ce que tu paries que North Central Positronics existe dans tous ? Évidemment, parce que c’est la plate-forme du Roi Cramoisi, tout comme Sombra est aussi sa plate-forme, et il aspire exactement à la même chose que tous les despotes assoiffés de pouvoir de l’Histoire : il veut être partout, tout posséder et, pour résumer, être à la tête de tout l’univers.
— Ou l’entraîner dans les ténèbres, murmura-t-il.
— Père ! l’interpella Jake sur un ton impatient. Père !
— J’arrive, dit-il en s’empressant de rejoindre le jeune garçon, les mains pleines de jetons dorés et brillants.
La clé ressortit du Casier 883, après que Jake eut inséré neuf jetons dorés, mais il continua de les enfourner, jusqu’à épuisement des vingt-sept dollars. C’est alors que le petit hublot en verre situé sous le numéro de casier passa au rouge.
— Plein à craquer, commenta Jake avec satisfaction.
Ils parlaient toujours à voix basse, du genre « ne pas réveiller le bébé », et cette longue salle caverneuse était en effet très silencieuse. Jake se doutait que ce devait être un boucan monstrueux, à huit heures du matin et à cinq heures du soir, les jours de semaine, avec tous ces gens qui allaient et venaient dans le métro sous eux, et dont certains entreposaient leurs affaires dans les consignes « courte durée » à pièces. Pour l’heure, on n’entendait que les échos fantomatiques de conversations dans le conduit de l’escalator, montant des boutiques encore ouvertes, dans la galerie marchande à l’étage du dessous. Un autre train à l’approche faisait trembler le sol.
Callahan glissa le sac de bowling dans l’étroite ouverture. Il le repoussa aussi loin qu’il put à l’intérieur, sous le regard anxieux de Jake. Puis il referma le casier et Jake fit tourner la clé. Puis, d’une voix angoissée :
— Est-ce qu’elle va continuer à dormir ?
— Je le crois, oui, répondit Callahan. Comme elle l’a fait dans mon église. Si un autre Rayon se rompt, elle pourrait se réveiller et faire des dégâts mais, de toute manière, si un autre Rayon cède…
— Si un autre Rayon cède, quelques dégâts ne feront pas une grosse différence, termina Jake pour lui.
Callahan acquiesça d’un hochement de tête.
— La seule chose, c’est que… eh bien, tu sais où l’on va, et tu sais ce qu’on pourrait bien y trouver.
Des vampires. Des ignobles. D’autres serviteurs du Roi Cramoisi, peut-être. Qui sait, Walter serait peut-être là, lui aussi. L’homme en robe noire à capuche, qui changeait parfois de forme et se faisait appeler Randall Flagg. Et le Roi Cramoisi en personne.
Oui, Jake le savait.
— Si tu as le don de shining, poursuivit Callahan, on peut en déduire que certains d’entre eux l’ont aussi. Il n’est pas impossible qu’ils viennent lire l’emplacement de cet endroit — et même le numéro de casier — dans notre esprit. Nous allons débarquer là-bas, essayer de la libérer, mais il nous faut admettre que les chances de réussite sont plutôt minces. Je ne me suis jamais servi d’une arme de ma vie et toi — pardonne-moi, Jake, mais toi tu n’es pas exactement ce qu’on pourrait appeler un vieux de la vieille.
— J’ai quelques heures de vol.
Il pensait à son expérience avec Gasher, et aux Loups, aussi.
— Mais là, ce sera sans doute différent, précisa Callahan. Ce que je veux dire, c’est que se faire prendre vivants ne sera sans doute pas une bonne idée. Si on en arrive là. Tu comprends ?
— Ne vous inquiétez pas, fit Jake d’une voix calme à faire froid dans le dos. Ne vous inquiétez pas pour ça, Père. Ça n’arrivera pas.
Et ils se retrouvèrent de nouveau dehors, à chercher un taxi. Grâce aux pourboires de la femme de chambre, Jake calcula qu’il leur restait juste assez pour se rendre au Cochon du Sud. Et il avait dans l’idée qu’une fois qu’ils seraient entrés, leurs besoins en liquide — ou en quoi que ce soit d’autre — deviendraient très limités.
— En voilà un, dit Callahan en agitant le bras comme un drapeau.
Pendant ce temps, Jake jeta un regard en arrière vers l’immeuble qu’ils venaient de quitter.
— Vous êtes sûr qu’elle sera en sécurité, là-dedans ? demanda-t-il à Callahan tandis que le taxi faisait un écart dans leur direction, donnant du klaxon contre les traînards qui le séparaient de ses clients.
— D’après mon vieil ami sai Magruder, c’est le coffre-fort le plus sûr de Manhattan. Cinquante fois plus sûr que les consignes des gares de Penn ou de Grand Central, d’après lui… et puis ici, on dispose de l’option « longue durée ». Il y a sans doute d’autres lieux de stockage à New York, mais on sera repartis avant qu’ils ouvrent — quoi qu’il arrive.
Le taxi se gara au bord du trottoir. Callahan ouvrit la portière et la tint pour que Jake monte, et Ote sauta juste derrière lui. Callahan jeta un regard d’adieu aux tours jumelles du World Trade Center avant de les rejoindre.
— C’est bon pour tenir jusqu’à juin 2002, sauf si quelqu’un ouvre le casier par effraction et la vole.
— Ou si l’immeuble s’effondre dessus, dit Jake.
Callahan éclata de rire, pourtant Jake n’avait pas essayé d’être drôle.
— Ça n’arrive jamais. Et même si ça arrivait, eh bien… une boule de verre sous dix étages d’acier et de béton ? Même une boule de verre aux pouvoirs magiques très puissants ? J’imagine que ce serait un moyen de se débarrasser de cette saleté, je dirais.
Jake avait demandé au chauffeur de les déposer au coin de Lexington et de la 59e, par simple mesure de précaution, et après avoir jeté un regard vers Callahan pour avoir son aval, il donna au sai tout ce qu’il leur restait, à l’exception de deux dollars.
Au coin de Lex et de la 60e, Jake indiqua du doigt un coin de trottoir jonché de mégots de cigarettes.
— C’est là qu’il était, dit-il. L’homme à la guitare.
Il se baissa, ramassa l’un des mégots et le garda dans sa paume pendant quelques secondes. Puis il hocha la tête, sourit d’un sourire sans joie et réajusta la bandoulière sur son épaule. Les Orizas tintèrent doucement à l’intérieur du sac de jonc. À l’arrière du taxi, Jake les avait comptés, et il n’avait pas été surpris d’en trouver dix-neuf tout rond.
— Pas étonnant qu’elle se soit arrêtée, dit Jake en laissant tomber le mégot et en s’essuyant la main sur sa chemise. Et soudain il se mit à chanter, à voix basse mais parfaitement juste : « I am a man… of constant sorrow… I’ve seen trouble… all my days… I’m bound to ride… that Northern railroad… Perhaps I’ll take… the very next train[21]. »
Déjà bien à cran, Callahan sentit ses nerfs se tendre un peu plus. Bien sûr, il avait reconnu la chanson. Sauf que quand Susannah l’avait chantée ce soir-là, au Pavillon — ce même soir où Roland avait gagné le cœur des habitants de La Calla en dansant le commala le plus endiablé qu’ils eussent jamais vu —, elle avait dit « maid », à la place de « man »[22].
— Elle lui a donné de l’argent, fit Jake, comme en rêve. Et elle a dit…
Il se tenait debout, la tête baissée, se mordant la lèvre, très concentré. Ote le regardait, captivé. Callahan ne l’interrompit pas. Il venait de comprendre une chose : lui et Jake allaient mourir au Cochon du Sud. Ils tomberaient au combat, mais c’est bien là-bas qu’ils mourraient.
Et il se dit aussi que ce n’était pas si terrible, de mourir. La perte du garçon allait briser le cœur de Roland… pourtant il continuerait. Tant que la Tour Sombre resterait debout, Roland continuerait.
Jake releva les yeux.
— Elle a dit : « Souvenez-vous de la lutte. »
— Susannah ?
— Oui. Elle est passée devant. Mia l’a laissée faire. Et cette chanson a ému Mia. Elle a pleuré.
— Tu dis vrai ?
— Je dis vrai. Mia, fille de personne, mère d’un seul. Et pendant que Mia était distraite… les yeux aveuglés par les larmes…
Jake observa les alentours. Ote en fit autant en même temps que lui, ne cherchant visiblement rien de précis, mais imitant son maître adoré. Callahan se remémorait cette nuit au Pavillon. Les lumières. Cette façon qu’avait eue Ote de se tenir sur ses pattes arrière pour saluer les folken. Susannah, qui chantait. Les lumières. La danse, Roland qui dansait le commala au milieu des lumières, les lumières colorées. Roland qui dansait dans le blanc. Toujours Roland. Et à la fin, après que tous les autres seraient tombés dans ces embuscades sanglantes, il resterait Roland.
Je peux vivre avec ça, se dit Callahan. Et mourir, aussi.
— Elle a laissé quelque chose, mais ça a disparu ! dit Jake d’une voix pleine de détresse, où affleuraient les larmes. Quelqu’un a dû le trouver… ou peut-être que le guitariste l’a vue le laisser tomber et l’a ramassé… Putain de ville ! Tout le monde vole tout le monde ! Ah, merde !
— Laisse, va.
Jake leva son visage pâle, fatigué et apeuré vers Callahan.
— Elle nous a laissé quelque chose, et on en a besoin ! Vous ne comprenez donc pas combien nos chances sont minimes ?
— Si. Et si tu veux faire machine arrière, Jake, c’est le moment ou jamais.
Le garçon secoua la tête sans aucun doute et sans l’ombre d’une hésitation, et Callahan se sentit furieusement fier de lui.
— Allons-y, Père.
Ils firent un nouvel arrêt au coin de Lex et de la 61e. Jake tendit le bras. Callahan vit l’auvent vert de l’autre côté de la rue et acquiesça. Dessus était imprimé un porc de bande dessinée arborant un sourire d’extase, alors qu’il avait déjà viré au rouge vif et qu’il fumait de toutes parts. LE COCHON DU SUD était inscrit sur le rabat du store. Garées à la queue leu leu en face du bâtiment, cinq longues limousines attendaient sagement, leurs phares jaunes diffusant une lueur légèrement ouatée dans la pénombre. Pour la première fois, Callahan se rendit compte qu’un voile de brume remontait l’avenue.
— Tenez, fit Jake en lui tendant le Ruger.
Le garçon fouilla dans ses poches et en ressortit deux pleines poignées de cartouches. Elles brillaient d’un éclat mat dans la lumière orange et pénétrante des réverbères.
— Mettez-les toutes dans votre poche de chemise, Père. Elles seront plus faciles à attraper, vous voyez ?
Callahan acquiesça.
— Vous vous êtes déjà servi d’une arme à feu ?
— Non. Tu as déjà lancé un de ces plats ?
Les lèvres de Jake dessinèrent un large sourire.
— Avec Benny Slightman, on a balancé quelques-uns des plats d’entraînement, un soir. On a fait un match, au bord du fleuve. Il n’était pas très bon, mais…
— Laisse-moi deviner : toi, si.
Jake haussa les épaules, puis opina du chef. Il n’avait pas de mots pour décrire la satisfaction qu’il avait ressentie, avec ces plats dans la main. Une satisfaction parfaite et sauvage. Mais c’était peut-être naturel. Susannah aussi avait rapidement pris le pli, et était devenue une excellente lanceuse d’Orizas. Ce que le Père Callahan avait pu constater de ses yeux.
— D’accord. Quel est notre plan ? demanda Callahan.
À présent qu’il était résolu à mener toute cette histoire à son terme, c’est bien volontiers qu’il laissait le commandement au garçon. Après tout, c’était Jake, le pistolero.
Le garçon secoua la tête.
— On n’en a pas. Pas vraiment. J’y vais le premier. Vous entrez juste derrière moi. Une fois qu’on a passé la porte, on se sépare. Il faut qu’il y ait trois mètres entre nous, chaque fois qu’on pourra, Père — vous comprenez ? Pour que, peu importe combien ils sont et comment ils sont disposés, aucun d’eux ne puisse nous avoir tous les deux d’une seule balle.
C’était là l’enseignement de Roland, et Callahan le reconnut pour ce qu’il était. Il hocha la tête.
— Je pourrai la suivre grâce au shining, et Ote pourra me seconder grâce à son flair. Suivez-nous. Tirez sur tout ce qui doit être descendu, et sans hésiter, vous comprenez ?
— Si fait.
— Si vous tuez quelque chose qui a l’air d’avoir une arme utilisable, prenez-la. Si vous pouvez l’attraper dans le mouvement, bien sûr. Il ne faut pas qu’on s’arrête. Il faut qu’on les devance, toujours. Il faut qu’on soit impitoyables. Vous savez hurler ?
Callahan y réfléchit, puis acquiesça.
— Alors criez-leur dessus. J’en ferai autant. Et j’avancerai tout le temps. Peut-être en courant, mais plutôt en marchant vite, sans doute. Faites en sorte qu’à chaque fois que je tourne la tête sur ma droite, je voie votre profil.
— Tu le verras, dit Callahan, en pensant : Jusqu’à ce que l’un d’eux me descende, bien entendu. Et une fois qu’on l’aura sortie de là, Jake, est-ce que je serai un pistolero ?
Jake eut un sourire vorace, tous ses doutes, toutes ses peurs semblaient derrière lui.
— Khef, ka, et ka-tet. Regardez, c’est passé au vert. Allons-y.
Le siège conducteur de la première limousine était inoccupé. Dans la deuxième, un type en casquette et uniforme était assis au volant, mais Callahan eut l’impression que le sai dormait. Un autre type en casquette et uniforme se tenait appuyé contre l’aile du troisième véhicule, côté trottoir. La pointe rouge d’une cigarette décrivit un arc de cercle paresseux jusqu’à sa bouche, puis redescendit. L’homme jeta un regard dans leur direction, mais sans montrer un intérêt particulier. Qu’y avait-il à voir ? Un homme plus vraiment dans la force de l’âge, un gamin qui allait vers l’adolescence, et un chien pas rassuré qui trottinait. La belle affaire.
Lorsqu’ils atteignirent l’autre côté de la 61e, Callahan désigna un panneau accroché à un montant chromé, devant le restaurant :
De quel genre de « réception privée » pouvait-il s’agir, ce soir, au Cochon du Sud ? se demanda Callahan. Un baptême ? Un anniversaire ?
— Et Ote ? fit-il à voix basse, à l’intention de Jake.
— Ote reste avec moi.
Quatre mots seulement, pourtant ils suffirent à convaincre Callahan que Jake savait ce qu’il faisait : c’était la nuit de leur mort, Callahan ne savait pas encore s’ils réussiraient à faire une sortie pleine de panache et d’étincelles, mais ils feraient une sortie, tous les trois. La clairière au bout du sentier ne leur était plus cachée que par un dernier tournant. Qu’ils prendraient dans quelques secondes, tous les trois de front. Et il avait beau ne pas vouloir mourir tant que ses poumons pouvaient encore respirer et que ses yeux pouvaient encore voir, Callahan mesurait aussi combien les choses auraient pu être pires. Ils avaient rendu la Treizième Noire aux ténèbres, à un autre lieu sombre où elle pourrait dormir, et si Roland restait en effet debout quand tout ce tohu-bohu prendrait fin, quand la bataille serait perdue et gagnée, alors il suivrait sa trace et s’en débarrasserait comme bon lui semblerait. En attendant…
— Jake, écoute-moi une minute. C’est important.
Jake hocha la tête, mais avec de l’impatience dans le regard.
— Comprends-tu que tu es en danger de mort, et demandes-tu le pardon de tes péchés ?
Le garçon comprit qu’on lui administrait les derniers sacrements.
— Oui.
— Regrettes-tu sincèrement ces péchés ?
— Oui.
— Te repens-tu ?
— Oui, Père.
Callahan esquissa un signe de croix en face de lui.
— In nomine patris, et filii, et…
Ote aboya. Une seule fois, mais vivement. Un aboiement un peu étouffé, car il avait trouvé quelque chose dans le caniveau qu’il tendait à Jake, entre ses dents. Le garçon se baissa et le prit.
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?
— C’est ce qu’elle nous a laissé, répondit Jake.
On entendait dans sa voix un immense soulagement, presque une nouvelle lueur d’espoir. C’est ce qu’elle a laissé tomber pendant que Mia était distraite et émue par la chanson. Oh bon sang — on a peut-être une chance, Père. On a peut-être une chance de s’en sortir, après tout.
Il déposa le petit objet dans la paume du Père. Callahan fut surpris de le trouver si léger, puis fut ébahi par sa beauté. Il ressentit instantanément la même bouffée d’espoir. C’était sans doute stupide, mais c’était bien là.
Il approcha la tortue miniature de son visage et lissa de l’index l’entaille en forme de point d’interrogation, sur sa carapace. Il plongea son regard dans ses yeux sages et sereins.
— Comme elle est jolie, dit-il dans un souffle. C’est Maturin la Tortue ? C’est elle, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, répondit Jake. Probablement. Elle l’appelle la skölpadda, et elle pourrait nous être utile, mais elle ne tuera pas les écumeurs qui nous attendent là-dedans, rappela-t-il avec un mouvement de tête en direction du Cochon du Sud. Il n’y a que nous qui puissions le faire, Père. Vous vous en sentez capable ?
— Oh oui, dit Callahan d’un ton calme.
Il glissa la tortue, la skölpadda, dans sa poche de chemise.
— Je tirerai jusqu’à épuisement de mes munitions, ou jusqu’à la mort. Si j’arrive à court de munitions avant qu’ils me tuent, je les rouerai de coups avec la crosse.
— Bien. Alors allons leur donner les derniers sacrements. À eux.
Ils dépassèrent le panneau FERMÉ accroché à son poteau chromé, Ote trottinant entre eux, la tête haute et le museau décoré d’un grand sourire, toutes dents dehors. Ils gravirent les trois marches qui menaient à la double porte sans l’ombre d’une hésitation. Arrivé en haut, Jake fouilla dans son sac et en sortit deux plats. Il les cogna l’un contre l’autre, opina du chef en les entendant tinter faiblement, puis dit :
— Voyons la vôtre.
Callahan leva le Ruger, en tenant le barillet près de sa joue droite, comme un duelliste son fleuret. Puis il toucha sa poche de chemise, bombée et alourdie par les balles.
Jake hocha la tête d’un air satisfait.
— Une fois à l’intérieur, on reste ensemble. Toujours groupés, avec Ote entre nous. À trois. Et une fois partis, on ne s’arrête plus. Jusqu’à la mort.
— On ne s’arrête plus.
— C’est ça. Vous êtes prêt ?
— Oui. L’amour de Dieu t’accompagne, mon garçon.
— Vous aussi, Père. Un… deux… trois.
Jake ouvrit la porte et ils pénétrèrent ensemble dans la semi-pénombre et l’odeur rance et doucereuse de porc grillé.
SOLISTE :
Commala-vienne ki
Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir.
Quand on est au pied du mur, impossible de fuir
Les balles volent, il faut en finir.
CHŒUR :
Commala-vienne ki !
Les balles volent, bientôt tout sera fini !
Ne pleurez pas pour moi, mes amis
Quand viendra mon heure de mourir.