7

—Exploitation ! Privations ! Famine !

Mikhaïl Sergueïev était doué. Il savait exalter la foule, déclencher des émotions et nourrir la rage qui rongeait les ventres affamés. Ce soir-là, Viktor Arkine jaugea l’assemblée d’un œil satisfait. La plupart étaient des paysans, comme lui, de simples travailleurs débarqués de leur campagne pour trouver du travail dans les usines et les ateliers de Saint-Pétersbourg. Très peu savaient lire ou écrire leur nom. Étrangement, cela attristait Arkine encore davantage que les terribles conditions dans lesquelles ils travaillaient. L’illettrisme était à ses yeux la pire des injustices, une forme de contrôle qu’il fallait abolir.

C’était pourquoi il croyait en la théorie de Léon Trotski sur la révolution permanente. Avec Sergueïev, il était allé l’écouter et tous deux avaient été tellement enthousiasmés par ce visionnaire à la tignasse hirsute et aux petites lunettes qu’ils avaient déambulé dans les rues toute la nuit, incapables de se reposer. Trotski leur avait fait entrevoir un monde nouveau, dans lequel la justice et l’égalité n’étaient pas que des mots, mais se trouvaient au cœur de la vie de chacun. Dès lors, ils avaient entrepris de rallier d’autres partisans de la cause socialiste.

— Hommes de Russie ! clama Sergueïev avec fougue, nous devons lutter pour nos droits ! La main de fer du tsarisme doit… (il marqua une pause pour scruter son auditoire)… doit être anéantie.

Des acclamations fusèrent.

— Ils nous ont accordé la Douma pour nous réduire au silence ! reprit Sergueïev d’un ton narquois. Et pourtant, le Premier ministre Stolypine la traite avec mépris, sans parler de la fameuse cravate de Stolypine, la corde qu’il passe au cou des dissidents !

Sergueïev leva sa propre cravate pour mimer une pendaison sous les cris approbateurs de la foule, y compris Arkine.

— Stolypine se soucie-t-il que vos enfants n’aient rien à manger ?

Niet !

— Stolypine se soucie-t-il que vous travailliez dans des conditions dont même des animaux ne voudraient pas ?

Niet !

— Stolypine se soucie-t-il…

— Camarade Sergueïev ! lança un homme fluet, debout, une cigarette au coin des lèvres.

— Assis ! cria une voix.

Sergueïev tendit une main pour demander le silence.

— Parle, camarade ! Tout le monde a le droit de s’exprimer.

— Camarades, dit l’homme en haussant le ton, ce discours ne nous mènera nulle part. Nous ne pouvons lutter contre l’ennemi. Il faut traiter avec lui. La Douma n’était qu’un premier pas. Pendant que nous travaillons et revendiquons d’autres concessions, Alexandre Goutchkov, le chef de file du mouvement octobriste de la Douma, s’acharne à obtenir de meilleures conditions dans les mines de…

— Alexandre Goutchkov n’est rien de plus que l’instrument de la tyrannie ! tonna Sergueïev.

Encouragé par l’approbation de l’assemblée, l’orateur se rengorgea :

— La seule solution est la prise du pouvoir par les travailleurs ! Force aux syndicats !

Ce fut un triomphe. Des militants empoignèrent l’intrus qui était en leur sein, le bousculèrent jusqu’à ce qu’il leur prédise la cravate de Stolypine. Sur ces mots, il quitta la salle, vaincu.

— Le pouvoir aux travailleurs ! rugit Sergueïev.

Adossé au mur, Viktor Arkine alluma une cigarette et hocha la tête. La dictature du prolétariat, avait prédit Léon Trotski. La lutte serait amère et sanglante. Elle était proche. Restait à savoir à quel point.

Le prêtre était habile, c’était indiscutable. Le père Morozov comprenait les gens. Il attirait les ventres affamés dans l’église à l’aide d’une marmite de ragoût bien chaud. Sans viande, bien sûr. Uniquement des légumes. Ses ouailles se montraient d’une gratitude affligeante. Il nourrissait non seulement les estomacs, mais aussi leur colère d’en être réduits à cela. Leur sentiment d’injustice était exacerbé avant même qu’ils ne soient entraînés vers la salle pour écouter les discours de Sergueïev. Le seul problème, avec le père Morozov, c’était qu’il croyait en Dieu et en son amour pour tous les hommes, même les pires spécimens de l’humanité. Cette foi était parfois un obstacle.

Le prêtre orthodoxe se tenait tel un corbeau derrière sa marmite de ragoût fumant, à remplir des gobelets émaillés en écoutant les doléances de ces hommes, en leur prodiguant un conseil ou un peu de réconfort. Il ne se lassait pas. Il demeurait la longue silhouette vêtue de noir et légèrement voûtée, avec une barbe fournie. Sans doute n’avait-il pas plus de quarante ans. Il semblait bien plus âgé avec ses cheveux grisonnants, peut-être à force d’écouter les gens déverser leurs souffrances ou à cause de la mort de sa femme…

À côté du père Morozov, Arkine attendait que l’activité ralentisse un peu.

— Nous avons le matériel, annonça-t-il.

— Ici ?

— En bas. Descendez quand vous aurez terminé.

Le prêtre opina de la tête et sourit chaleureusement au fidèle suivant. Arkine admira son calme. Nul n’aurait soupçonné qu’il se prêtait à de funestes activités.

La fabrication de bombes artisanales était un travail délicat. Le père Morozov était le cerveau, celui qui élaborait les plans, et Mikhaïl Sergueïev le fournisseur qui obtenait les matières premières nécessaires sans poser de questions. Quant à Arkine, il procurait la main-d’œuvre. Aucun des autres n’aimait toucher aux explosifs.

Si les trois hommes travaillaient en bonne intelligence, Arkine décela une certaine agitation chez le camarade Sergueïev, ce jour-là. Il ne cessait de s’asseoir sur la table où Arkine s’activait. Agacé, celui-ci finit par lui tendre des tenailles. Il faisait si froid, au sous-sol, que leur souffle formait de la buée. Arkine redoutait que la gélignite ne gèle si la température chutait encore. Il se tourna vers Sergueïev. Sa veste était sale et pleine de trous. Son écharpe crasseuse ressemblait à un gros serpent endormi.

— Qu’est-ce que tu as, camarade ? s’enquit Arkine. Ton discours était très bon, aujourd’hui. Tu devrais être content.

Sergueïev tripotait nerveusement son paquet de cigarettes. L’odeur du makhorka bon marché empestait l’espace confiné. Arkine lui avait interdit de fumer à proximité des amorces. Il y en avait deux sur la table et il ne pouvait s’empêcher de les regarder chaque fois qu’il s’adressait à Sergueïev. Les longues capsules en cuivre contenaient une petite quantité de fulminate de mercure, une substance particulièrement explosive qu’Arkine manipulait avec prudence. Il aimait prendre une capsule dans sa paume. Elle semblait aussi inoffensive que la cigarette de Sergueïev, mais quelle puissance ! Son cœur s’emballa.

Il avait été surpris de pouvoir se renseigner aussi facilement sur les explosifs. À la bibliothèque de Saint-Pétersbourg, il avait étudié l’invention ingénieuse d’Alfred Nobel, de sorte qu’il n’ignorait rien des cinq bâtonnets de gélignite grise alignés sur la table, devant lui. La gélignite était un explosif constitué de fulmicoton dissous dans de la nitroglycérine et mélangé avec du nitrate de potassium et de la sciure. Sa puissance était supérieure de douze pourcents à celle de la dynamite. C’était énorme ! De plus, elle supportait l’humidité et ne produisait pas d’émanations toxiques en explosant. Il prit un bâton dans sa main pour sentir sa surface froide et lisse sur sa peau. Selon lui, M. Nobel était une personnalité hors du commun. Comment pouvait-on infliger tant de destruction et reposer en paix ?

— Camarade, je suis désolé, je dois partir, dit Sergueïev.

Arkine arqua un sourcil.

— Qu’est-ce qui te prend ? Tu n’as pas peur, j’espère.

— Non. C’est ma femme… Elle doit accoucher bientôt. Elle travaille encore à l’usine de colle. Ça la rend malade.

— Ah, la famille…

— Ne dis pas ça sur ce ton.

Arkine sourit.

— Sergueïev, un jour viendra où la notion de famille fera partie du passé.

Il se tourna vers le prêtre.

— La religion aussi, ajouta-t-il. L’opium du peuple, comme disait Karl Marx. La seule priorité sera l’État. Avec un système étatique efficace, le peuple est satisfait. L’État doit passer avant la famille. Il sera notre famille.

— Naturellement, je suis d’accord avec toi, répondit Sergueïev en haussant les épaules, mais pas ce soir.

Il se leva et se dirigea vers la porte.

— Ne vous faites pas exploser, surtout ! lança-t-il en riant.

Il sortit sans laisser aux autres le temps de protester.

Arkine et le père Morozov se remirent à l’ouvrage.

— C’est un homme bien, commenta Morozov.

— C’est un orateur né et il est dévoué à la cause, admit Arkine en insérant une extrémité de la mèche dans la capsule.

À l’aide des tenailles, il rabattit les bords de la capsule, en veillant à ne pas trop les serrer, ce qui risquait de provoquer une explosion.

— Il n’a pas les tripes nécessaires pour tuer, poursuivit Arkine.

— Et toi ? s’enquit le prêtre.

— Je ferai ce qu’il faudra.

— Même travailler pour une famille que tu méprises ? Pour le ministre Ivanov ?

— Oui, je travaille pour ce parasite et, oui, je l’espionne ! Je fais de mon mieux pour servir notre cause. Ivanov a trente domestiques pour bichonner quatre oisifs. Si tous les domestiques de Saint-Pétersbourg étaient libérés pour travailler à quelque chose d’utile, notre ville serait bien différente.

— Tu as suggéré cette idée aux Ivanov ? railla Morozov.

Son ironie amusa Arkine, qui s’esclaffa. Il enroula du fil de fer autour des bâtons de gélignite qui entouraient les deux détonateurs. Il mesura la mèche en coton contenant de la poudre à canon, le tout couvert de vernis pour la protéger de l’humidité. Cette mèche se consumait au rythme de soixante centimètres en une minute, le temps de s’éloigner. Il en découpa un mètre vingt.

Son pouls était régulier, ce qui lui fit plaisir. Le père Morozov bénit la bombe et fit un signe de croix. Il le faisait à chaque fois.

Avant qu’ils ne tuent.

*

Jens s’enfonça dans la pénombre. Dans la galerie, le bruit était assourdissant. Il éprouvait le besoin de descendre régulièrement dans les égouts pour s’assurer que le travail avançait assez vite et vérifier que les surveillants faisaient bien creuser les hommes le long de ses tracés.

L’atmosphère était lourde et il devait se pencher sous le plafond bas. De l’eau lui dégoulinait sur les épaules. Sa torche projetait un cercle de lumière sur les parois arrondies dont il inspectait les briques avec soin. Tous les deux ou trois pas, il les palpait. Un grondement lui parvint, au-dessus de sa tête. Sous ses pieds, les rails permettant aux wagonnets d’évacuer les gravats, la roche et la terre se mit à vibrer.

— Wagonnet ! cria-t-il.

Les trois hommes qui le suivaient s’écartèrent et se plaquèrent contre la paroi du tunnel. Les deux hommes qui poussaient la benne peinaient, avec leur combinaison et une casquette en toile pour se protéger de l’eau, au-dessus de leur visage noirci. Deux hommes ? Non, deux femmes. Les hommes, eux, étaient employés à creuser.

— La voie est libre ! lança Jens fortement pour se faire entendre au milieu du vacarme.

Remarquant une secousse dans le mouvement de la benne, il s’approcha et donna un coup de pied dans un rail mal fixé.

— Faites-moi vérifier tout ça ! ordonna-t-il à l’un des hommes. Je ne veux pas d’accidents.

Il en avait assez des accidents. Plus qu’assez ! La pénombre, les heures de travail interminables, les outils trop acérés, les salaires trop bas…

Et c’était lui qu’ils tenaient pour responsable.

Jens maintenait le blessé du mieux qu’il pouvait sur sa chaise, car le sang le rendait glissant. Il s’efforçait d’étouffer ses cris et d’ignorer ses jurons. D’un bras plaqué sur son torse, il le cloua au dossier en immobilisant le coude droit de l’ouvrier. Celui-ci se cambra de douleur et rejeta si vivement la tête en arrière qu’elle heurta la mâchoire de Jens.

— Tiens-le bien ! gronda le Dr Fédorine.

Après un ultime mouvement de torsion qui déclencha un râle déchirant, Fédorine se redressa, les mains écarlates, le front emperlé de sueur et maculé de sang.

— C’est le mieux que je puisse faire, Sergueïev.

Le regard vitreux, ce dernier observa son avant-bras droit fracassé et émit une plainte. Si les os brisés étaient encore visibles sous la charpie, au moins les débris pointus n’en surgissaient plus. En sentant Sergueïev trembler de douleur, Jens relâcha son emprise.

Il posa une main sur l’épaule du mineur.

— Le docteur a effectué du bon boulot.

Du bon boulot ? C’est ainsi qu’il qualifiait cette boucherie ? Si Fédorine avait fait de son mieux, l’ouvrier aurait du mal à gagner sa vie, désormais.

— Donne-lui plus de morphine, dit Jens.

— Qu’est-ce qu’elle va m’apporter, votre morphine ? grogna Sergueïev. Je ne peux pas travailler…

Il en accepta néanmoins quelques gouttes dans une cuillère.

— L’os va se ressouder, assura le Dr Fédorine. Il ne sera peut-être pas aussi solide ou aussi droit qu’avant, mais il se réparera. Tu es assez jeune pour t’en remettre rapidement.

Il entreprit de nettoyer le membre fracturé à l’aide d’eau bouillie et de teinture d’iode, puis se mit à suturer les plaies tandis que Jens maintenait la pression sur le coude du blessé pour limiter l’hémorragie. Le médecin posa de la ouate, un bandage et une attelle, avant de glisser le bras de Sergueïev dans une écharpe. Jens sortit une bouteille de cognac d’un tiroir de la table qui lui servait de bureau, dans la cabane en bois où ils se trouvaient. Il versa de l’alcool dans trois gobelets.

— Tiens, bois ça.

Il plaça un gobelet dans la main valide de Sergueïev et en offrit un autre au médecin, qui en but la moitié d’une traite. Il utilisa le reste pour se frictionner les mains au-dessus d’une cuvette, les manches de sa chemise roulées jusqu’aux coudes. Jens était conscient que de tels accidents


ne devaient pas se produire. Les responsables faisaient des économies de matériaux au détriment de la sécurité des hommes. Il servit un autre cognac au mineur. Le pire étant passé, il était moins pâle.

— Merci, chef, dit-il en levant son gobelet à la santé de Jens et Fédorine.

— Sergueïev, voici de l’argent pour prendre un drojki et rentrer chez toi, déclara Jens. Prends ça et nourris ta famille.

L’ouvrier posa son gobelet et accepta les billets, qu’il macula de sang. Embarrassé, Jens posa de nouveau la main sur son épaule.

— Tu es un bon ouvrier, Sergueïev. J’aurai besoin de toi quand ton bras sera guéri.

Perplexe, l’intéressé observa les billets que l’ingénieur venait de lui remettre.

— Vous me gardez mon poste ?

— Absolument.

— Le contremaître ne va pas apprécier.

— Le contremaître fera ce que je lui dirai.

— Bien sûr, admit Sergueïev, un sourire au coin des lèvres.

Jens ressentit un malaise dans la cabane de chantier.

— Rentre à la maison et soigne-toi !

— Il faudra changer le pansement, précisa le médecin.

Sergueïev avait toujours les yeux rivés sur la liasse d’argent.

— Je ne peux pas vous payer, docteur.

Fédorine se tourna vers Jens.

— Ton chef aura la bonté de régler les frais.

Enfin, l’ouvrier leva lentement la tête.

— Dites-moi, chef… Vous avez l’intention de payer vous-même les soins de chaque ouvrier qui se blesse dans ces tunnels ? De garder leurs postes jusqu’à leur guérison ? Pour tous les ouvriers de Saint-Pétersbourg ? Même ceux qui, comme moi, resteront handicapés à vie ?

Jens prit son bras valide et l’aida à se lever.

— Allez, file, Sergueïev. Va vite retrouver ta femme.

L’ouvrier se tint le bras blessé et s’éloigna.

— Ce que je fais dans ces canalisations ne regarde que moi, lança vivement Jens dans son dos.

Sergueïev se retourna et observa tour à tour les deux hommes.

— Plus pour très longtemps, murmura-t-il.

— Il aurait pu se montrer plus reconnaissant, ce salaud, maugréa le médecin.

— Il se sentait humilié. J’ai bien cru qu’il allait me jeter mes billets à la figure. Ce qu’il veut, ce sont des conditions de travail décentes, pas la charité.

— Jens, mon cher, j’ai parfois l’impression que tu ne comprends rien à l’âme russe. Ton esprit danois est trop rationnel. Tu n’as pas l’âme slave.

Jens lui sourit et leva son gobelet.

Za zdorovye ! Santé ! À l’âme et à l’esprit russes ! Qu’ils triomphent sur les ennemis du progrès.

— Lesquels ?

— Complaisance et corruption, stupidité et avidité.

— Ça me plaît ! approuva Fédorine en lui donnant une tape dans le dos.

— Le problème, c’est qu’il n’y a pas plus chaleureux qu’un Russe. Et pas plus cruel, aussi. En Russie, il n’y a pas de demi-mesure, c’est tout ou rien. Regarde le tsar Nicolas, par exemple. Il est persuadé que Dieu l’a envoyé sur Terre pour régner sur la Russie. Il croit même que le Tout-Puissant lui adresse des signes. Il m’en a parlé.

— Arrête, mon ami, tu vas me déprimer.

— Il se cherche des guides spirituels comme Maître Philippe, ce guérisseur lyonnais, ou saint Séraphin de Sarov avec ses prophéties, sans parler de ce mystique immonde de Grigori Raspoutine. La tsarine ne jure que par lui.

— Il paraît qu’elle est persuadée que la maladie de son fils, le tsarévitch Alexis, est une malédiction divine et ils s’efforcent de la garder secrète.

— C’est une maladie grave ? s’enquit Jens.

Fédorine se servit un autre cognac.

— Le fils du tsar souffre d’hémorragies à répétition, c’est pourquoi ils le cachent à Tsarskoïe Selo.

Jens parvint à masquer sa stupeur.

— Il est hémophile ?

— Oui.

— Ces malades-là ne vivent pas très vieux, non ?

— En général, non.

— Dieu vienne en aide à la Russie !

Fédorine but son cognac d’une traite.

— Qu’il nous vienne en aide à tous, mon vieux, répondit-il.

Sur ces mots, il lui serra la main et quitta la pièce. Jens vida son cognac sur son bureau pour nettoyer le sang. N’en déplaise à Fédorine, le Danois se sentait proche de l’âme russe, de ses accès de mélancolie teintée de désespoir. Il était arrivé ici à l’âge de dix-huit ans pour échapper aux servitudes de l’imprimerie de son père et avait fait des études d’ingénieur à Saint-Pétersbourg. En neuf ans, il s’était pris de passion pour la Russie et il n’était pas prêt à la voir anéantie par cupidité.

*

— Expliquez-moi, Friis, voulez-vous ? déclara le ministre Davidov.

Le plan de la ville était étalé devant les six hommes. Jens alluma une cigarette et souffla un nuage de fumée. La tension était palpable. Andreï Davidov n’était pas homme à hausser le ton. Certains imbéciles oubliaient parfois de se taire pour l’écouter.

— Je vais vous montrer, monsieur le ministre.

Il saisit une baguette en ivoire et effleura une ligne qui serpentait sur le plan.

— Voyez ces traits bleus… ce sont les canalisations achevées. Remarquez comme elles sont groupées autour du centre-ville et des palais.

Attentif, Davidov hocha la tête.

— Ces traits verts représentent les canalisations en construction.

Le ministre fronça ses sourcils broussailleux. Il consulta sa montre de gousset et la referma vivement.

— Nous en faut-il vraiment autant ?

— Absolument, monsieur le ministre. Saint-Pétersbourg ne cesse de se développer. Sa population augmente à mesure que les paysans quittent la campagne pour travailler dans nos nouvelles usines. C’est pourquoi ce plan indique les canalisations dont le creusement n’a pas encore commencé.

Il désigna une épaisse ligne rouge.

Le silence s’installa dans la pièce tandis que Davidov examinait les documents. Seul un grommellement de Gosolev, adepte du tabac à priser, se fit entendre.

— Je m’inquiète surtout du coût de l’opération. On en revient toujours à l’argent, finalement, déclara Davidov.

— Cette ville a grand besoin d’un réseau moderne de distribution d’eau et d’égouts, monsieur le ministre. Par manque d’hygiène, la dysenterie fait des ravages parmi les travailleurs. Sans cela, comment débarrasser notre ville de ses taudis insalubres et dépourvus de tout-à-l’égout ?

— Le prix, murmura le ministre. L’an dernier, nous avons dû rogner sur le budget du chemin de fer Transsibérien pour réunir le million de roubles destiné à cette maudite statue du père de notre tsar.

— Monsieur le ministre, insista Jens d’une voix aussi douce que celle de Davidov, la zone est marécageuse et inondable. Nous devons pomper les tunnels jour et nuit et nous avons subi des effondrements faute d’étayage et d’éclairage, précisa-t-il en foudroyant Khrastsyn du regard.

— Il n’est pas bon de bichonner les pauvres, intervint Davidov.

— Vous avez raison, monsieur le ministre, renchérit Khrastsyn. Ils travaillent mieux quand ils ont faim.

Jens les dévisagea tour à tour et posa les mains à plat sur la table, comme s’il cherchait à étouffer leurs paroles.

— Les hommes travaillent mieux quand ils n’ont pas peur de mourir à tout instant, objecta-t-il. Le tsar m’a commandé un rapport sur les progrès de ce projet d’évacuation des eaux qui lui tient à cœur. Dois-je l’informer que vous, monsieur le ministre, et vous, Khrastsyn, m’empêchez d’avancer ?

— Tiens donc ? s’étonna Davidov. Le tsar vous a demandé de lui remettre personnellement un rapport ?

— Absolument ! mentit Jens.

— Khrastsyn, réfléchissons un peu à ce financement…

Jens alluma une autre cigarette, surpris de ne pas trembler, car il venait de se faire deux ennemis de taille.

*

Étendue sur le lit, la comtesse Natalia Serova embaumait l’eau de rose.

— Tu es irascible, aujourd’hui, fit-elle remarquer en enroulant une mèche de cheveux de Jens autour de son index.

Parfois, il avait l’impression qu’elle l’aurait volontiers découpé en morceaux si cela lui permettait de le posséder totalement.

— Je suis impatient, Natalia.

— Pourquoi donc ?

— Je veux voir arriver les changements nécessaires.

— Jens, je t’en prie, ne recommence pas avec ça !

Elle se pencha pour l’embrasser sur le front.

— Pour une fois dans ta vie, oublie ton esprit danois bien trop cartésien.

— Davidov cherche à m’évincer, lui confia-t-il.

— Pour l’amour du ciel ! Tu ne peux pas te contenter de faire ce qu’il te demande ?

Elle posa une main sur son torse nu et le repoussa brusquement.

— Tu sais qu’il a le soutien de Stolypine. Ne va pas contrarier notre Premier ministre. Parce que tu perdras, ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel avec emphase.

Elle s’écarta et s’écroula sur les oreillers.

— Tu ne serais à ce point stupide…

Il se mit à lui caresser la cheville.

— Non, assura-t-il. Pas à ce point.

— Stolypine est une force de la nature. Il domine son petit monde.

— Y compris le tsar Nicolas, qui a peur de lui, comme il redoutait son propre père, fit Jens en s’asseyant. J’en ai assez de la politique. Dis-moi, comment va ton fils ?

— Alexeï va bien, merci.

Jens avait une liaison avec la comtesse depuis déjà trois mois quand il avait appris qu’elle avait un fils. Après un après-midi à boire du champagne, elle lui avait avoué que son mari, le comte Serov, n’était pas le père de l’enfant. Ayant un penchant pour les yeux verts, elle avait pris pour amant un officier flamboyant dont les iris avaient la couleur de l’absinthe. Il était tombé au combat, dans les forêts de Finlande. La comtesse disait-elle la vérité ? Cette version expliquait néanmoins pourquoi le comte Serov accordait si peu d’attention à l’enfant de six ans. Jens, lui, aimait emmener Alexeï monter à cheval.

— Ma nièce Maria vient séjourner chez moi, à Noël, dit-elle en lui caressant le dos. Tu aimerais peut-être la revoir. Tu te souviens du concert ?

Ce concert était gravé dans la mémoire de Jens : une musique inoubliable, une chevelure de rêve, de grands yeux sombres qui le foudroyaient…

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