19

Un simple détail pouvait tout changer ! Valentina revint sur ses pas, puis descendit les marches de l’hôpital. Elle voyait les choses sous un nouveau jour, comme si, jusqu’alors, elle s’était trouvée face à un miroir déformant. À présent, la situation était limpide. Les battements effrénés de son cœur grondaient jusque dans ses oreilles.

Avant de sortir, elle s’était arrêtée devant la lourde porte d’une salle commune pour regarder par la vitre. Elle était plus spacieuse qu’elle ne l’imaginait. Jalonnée de lits faisant songer à de longs cercueils, la pièce semblait s’étendre à l’infini. La jeune fille avait été tentée de pénétrer dans ce monde inconnu de visages livides et d’oreillers blancs. Certains patients parlaient, d’autres gisaient sur leur couche, inertes, les yeux fermés.

— Chaud devant !

Une jeune infirmière surgit, tenant un récipient émaillé plein de bandages ensanglantés.

— Qu’est-ce que vous regardez ainsi ? Il y a votre amoureux, là-dedans ? lança la jeune fille en riant. Ne vous en faites pas ! Le soir, je les borde gentiment. Je suis l’infirmière Daria Spatcheva.

Plus grande que Valentina, elle avait le corps noueux, les pommettes saillantes et la peau mate d’une femme du Sud. Quelques mèches noires s’échappaient de sa coiffe. Elle avait de grandes mains agiles de paysanne et un visage avenant.

— Alors ? On a perdu sa langue ? demanda-t-elle.

— Je vais commencer une formation d’infirmière ici.

Daria brandit ses bandages souillés sous le nez de Valentina. Ils empestaient.

— Sens-moi ça, ma belle ! Quand tu travailleras ici, ce sera ton nouveau parfum.

— J’ai senti pire.

L’infirmière leva les yeux au ciel.

— Ne viens pas te plaindre, je t’aurai prévenue !

— Je ne me plaindrai pas, promit Valentina en souriant.

— C’est dur pour les jambes, aussi.

— J’ai les jambes solides. Si c’est si pénible, que fais-tu ici ?

Daria passa une main sur sa blouse tachée.

— C’est toujours mieux que de traire des garces de chèvres en pleine montagne.

Sur ces mots, elle s’éloigna avec ses bandages souillés.

Valentina n’avait jamais entendu une femme s’exprimer comme un charretier. Un sourire aux lèvres, elle dévala les marches du perron. C’est alors qu’elle aperçut Jens. Bien droit, à l’ombre d’un tilleul, les bras croisés, la mine grave, il l’attendait.

Ils marchèrent côte à côte sans se toucher. Elle dut accélérer le pas pour rester à sa hauteur, car il ne lui prêtait guère d’attention. Et pourtant, il était venu à l’hôpital à l’heure de son rendez-vous.

L’ingénieur avait une mine effroyable. Son manteau et la fourrure noire de sa chapka étaient maculés de poussière. Il y en avait même dans ses sourcils roux. Valentina ne se souciait guère de leur destination. En descendant la rue Zagorodnaïa, ils n’échangèrent que quelques mots. Elle percevait très fortement sa présence à côté d’elle, à sa portée. Les pans de son manteau lui battaient les mollets et son souffle formait des spirales de buée dans l’air glacial. Jens serrait les dents et regardait droit devant lui. Valentina se demanda s’il l’avait oubliée.

À la hauteur du canal de la Moïka, elle déclara :

— Il faudra remercier le Dr Fédorine de ma part.

— Vous le remercierez en personne. C’est chez lui que nous allons.

— Pourquoi ?

— Il veut vous donner des conseils et vous préparer à Sainte-Isabelle. Il vous expliquera ce que vous devrez savoir, vous indiquera où obtenir un uniforme et comment repousser les avances des patients. Fédorine est un homme bien. Il ne se limite pas aux salons raffinés des riches. Il se consacre également aux démunis et aux dispensaires.

Elle eut envie de lui lancer : « Vous voyez, vous vous souciez de moi. Vous ne feriez pas tout cela, sinon. » Elle se contenta de lui prendre le bras, les doigts crispés sur la manche poussiéreuse de son manteau.

— Jens, arrêtez.

Elle voulait qu’il retienne les paroles qui planaient entre eux, qu’il cesse d’éviter son regard, que la froideur de son ton ne lui noue plus la gorge. Au milieu du pont, elle s’immobilisa, sans lui lâcher le bras. Il ne la repoussa pas et, enfin, posa les yeux sur elle. L’expression qu’elle lut dans ses iris verts lui vrilla le cœur.

— Vous m’aviez promis de ne plus voir le capitaine Tchernov.

Valentina déboutonna lentement le manteau de Jens, puis elle glissa les bras autour de sa taille.

— Je te promets sur la vie de ma sœur que mon cœur n’appartiendra jamais au capitaine Tchernov.

Elle posa la tête sur son torse pour humer son parfum de terre humide. Elle savoura la chaleur de son corps tandis qu’il l’enveloppait de son manteau pour la serrer plus fort. En contrebas, sur l’eau gelée de la Moïka, un couple âgé portant des chapkas en castor assorties patinait lentement en direction du palais de Tauride. Valentina se lova contre lui.

Le médecin versa deux verres de vin de Géorgie pour Jens et lui, tandis que Valentina et Anna sirotaient du chocolat chaud devant la cheminée. La jeune fille appréciait ce père dévoué, généreux, et sa façon de toucher son épingle de cravate en diamant quand il parlait. Cet objet semblait avoir une grande importance pour lui.

— À présent, discutons un peu de ce qui vous attend.

— Je vous remercie, docteur Fédorine. L’infirmière en chef Gordanskaïa est persuadée que je vais échouer.

Il la prit par le menton et la dévisagea comme il le ferait avec sa propre fille.

— Vous y arriverez, assura-t-il, si c’est ce que vous voulez vraiment.

— Je suis déterminée. J’ai déjà étudié l’anatomie et…

— Ne brûlez pas les étapes ! Commençons par la façon de faire un lit, l’entretien de l’uniforme et le sale caractère de Mme Gordanskaïa.

Elle l’écouta énumérer une foule de détails et de chiffres sur l’hôpital, son histoire, ses règles. Il lui expliqua comment s’adresser à un médecin, quand rester en retrait, lui décrivit les traitements à l’étude, dont la morphine en tant qu’antalgique. Il souligna l’importance de l’hygiène et évoqua les interventions. Il lui posa des questions pour évaluer ses connaissances, sans cesser de se caresser la moustache ou de tripoter son épingle de cravate.

Ces questions lui ouvrirent des perspectives qu’elle n’imaginait même pas. À l’autre extrémité de la pièce, Jens et Anna jouaient aux cartes, assis sur une banquette, près de la fenêtre. Chaque fois qu’elle marquait un point, l’enfant poussait un cri de joie.

Enfin, le Dr Fédorine glissa les pouces sous son gilet avec un soupir de satisfaction.

— Elle y arrivera, Friis. Valentina s’en sortira très bien.

— Je sais, répondit Jens avec un sourire.

Quelque chose dans son ton déstabilisa la jeune femme. Elle eut l’impression qu’il s’éloignait. Elle eut soudain envie de se précipiter vers lui et de s’asseoir sur ses genoux pour l’empêcher de lui échapper. Elle brûlait de l’entendre dire, lui aussi : « Elle s’en sortira très bien. » Elle se leva et fit un pas vers lui.

— Jens…

— Anna, coupa Fédorine, il est temps que nous allions voir ta nurse.

L’enfant fit la moue, mais planta un baiser sur la joue de Jens, fit une révérence face à Valentina et suivit son père hors de la pièce.

— Jens…

Il lui fit signe de s’asseoir à côté de lui. Elle s’empressa d’obéir de peur qu’il tienne des propos qu’elle n’avait pas envie d’entendre. Elle sentit aussitôt la chaleur qui émanait de lui, sa cuisse contre la sienne, sa hanche contre le tissu de sa robe, son épaule… Il prit sa main dans la sienne.

— Jens, écoute-moi, commença-t-elle sans détacher les yeux de leurs mains jointes. J’ai conclu un arrangement avec mon père…

— Tu utilises Tchernov ?

— Oui.

— Pour négocier ?

— Oui. Je n’ai rien d’autre.

— Tu m’as, moi.

Elle posa la tête sur son épaule et demeura ainsi, rassurée par cette déclaration.

— Tu dois me faire confiance, murmura-t-elle. C’est le seul moyen pour moi de me former au métier d’infirmière. Mes parents ne me le permettront jamais si je ne fréquente pas le capitaine Tchernov.

— Comment ça, fréquenter ?

Elle frotta légèrement sa joue contre le tissu de sa veste.

— Quelques sourires, quelques danses, rien de plus.

Dès qu’il lâcha sa main, elle se sentit un peu perdue.

— Jens, cela ne durera pas longtemps. Il va vite se lasser de moi et de mes silences. Toi et moi pouvons toujours…

— Toujours quoi ?

— Toujours nous parler.

Il réprima une plainte et l’enlaça, avant de la hisser sur ses genoux, puis il l’inclina en arrière pour plonger dans son regard.

— Parlons maintenant, souffla-t-il.

Sur ces mots, il l’embrassa sur les lèvres. Elle enfouit les doigts dans ses cheveux.

— Tu vois, murmura-t-elle en sentant les lèvres de Jens dans son cou. Je suis comme tes canalisations.

— Sombre et compliquée.

Elle fit mine de lui tirer les cheveux.

— Pas facile à détruire.

*

Les révolutionnaires étaient organisés en cellules réparties dans la ville et réduisaient au minimum les contacts pour éviter toute trahison. Les groupuscules se réunissaient dans des caves ou des arrière-salles qui empestaient le tabac et l’amertume. Arkine était à bout de patience. La disette avait empiré, les prix augmentaient, les syndicats étaient démantelés et les rues s’emplissaient chaque jour davantage de malades et de sans-abri. La bourgeoisie intellectuelle appelait à la réforme sans comprendre qu’elle ne suffirait jamais. Seule la révolution pouvait procurer une vie décente au peuple russe.

À côté d’Arkine, Sergueïev se tenait le bras en fumant sa pipe. Ils étaient douze, confinés dans la réserve d’un fabricant de chandelles. L’air était lourd, chargé de suif ; Arkine en sentait le goût au fond de sa gorge. Au bout de la table trônait Krajkov, un homme à la barbe hirsute qui avait combattu dans l’armée impériale contre le Japon et qui crachait à la simple évocation du tsar Nicolas II. Plus âgé que les autres, il avait été amputé d’une jambe. Pour obtenir le silence, il frappa du poing sur la table.

— Arkine, grommela-t-il. Tu es bien silencieux, ce soir. Quoi de neuf ?

— Les représailles ont commencé.

— Les salauds !

— J’ai entendu le ministre Ivanov discuter avec un assistant, dans la voiture. Stolypine a ordonné à l’Okhrana de remplir les prisons jusqu’à ce qu’elles débordent.

La colère se propagea autour de la table.

Sergueïev rétablit le calme.

— Camarades ! Plus ils nous agressent, plus nous verrons de travailleurs se rallier à notre cause.

— Sergueïev a raison, renchérit Krajkov. Chaque fois que nous posons une bombe ou que nous lançons une grenade, l’Okhrana et le tsar – il cracha par terre, à côté de son chien – constatent notre force et ont peur de nous. Le prolétariat nous respecte. Les partisans vont affluer quand ils comprendront que nous sommes en mesure de renverser ces maudits Romanov.

— Notre problème, c’est que nous manquons cruellement de fonds, intervint Arkine. Sans argent, comment équiperons-nous cette armée prolétarienne ?

Krajkov ne se laissa pas distraire.

— Qu’as-tu entendu d’autre ?

— La police a l’intention de faire un exemple avec les dirigeants des syndicats, prévint Arkine. Le ministre a insisté sur ce point.

— Nous allons les alerter immédiatement, décida Krajkov. Il faudra en cacher certains.

Sergueïev tapota la table de sa pipe.

— Mon neveu Ioussev travaille à l’usine Tarasov.

Les frères Tarasov possédaient la plus grande manufacture d’outillage de Saint-Pétersbourg et roulaient dans une limousine étincelante pendant que leurs ouvriers mendiaient dans les rues.

— Il affirme que les apprentis sont prêts à se révolter. Hier encore, deux jeunes gars sont morts à cause de la défaillance d’une machine. L’un d’eux avait travaillé sur le train avec toi, Arkine.

— Karl ?

— Non. Le petit, Marat.

Arkine sentit monter une colère qui l’oppressa davantage encore que l’odeur du suif. Krajkov se pencha vers le chauffeur.

— Qu’est-ce que tu suggères, camarade Arkine ?

— Le tsar Nicolas est assez implacable pour envoyer la cavalerie exterminer son propre peuple s’il défile dans les rues, mais il ne massacrerait pas les enfants innocents de Russie. Il est temps d’utiliser les apprentis.

Ils quittèrent la réunion deux par deux, toutes les cinq minutes. Arkine et Sergueïev partirent les premiers et marchèrent d’un pas vif dans les ruelles sombres jusqu’à ce qu’ils soient assez loin pour ralentir le pas. Les flocons de neige voletaient doucement dans le ciel noir. Arkine apprécia leur caresse sur son visage. En sentant poindre une douleur familière dans sa tête, il sut qu’il ferait des cauchemars.

— Viktor, dit Sergueïev, ne t’en veux pas pour le danger qui plane au-dessus des dirigeants syndicaux en représailles à l’attentat contre Stolypine.

— Comment veux-tu que je ne me sente pas coupable ?

— Nous avons toujours su que nous aurions du sang sur les mains. Trotski nous avait prévenus.

— Nous a-t-il prévenus que…

Il s’interrompit ; son camarade avait assez de problèmes sans qu’il en rajoute.

— Quelles sont les nouvelles de ta femme ? Elle a accouché ?

— C’est imminent.

Face à la fierté de Sergueïev, Arkine ressentit un soupçon d’envie, comme un désir qui le tourmentait. Un jour, songea-t-il. Un jour, tu auras une femme, toi aussi, et ton propre enfant.

— Présente-lui mes vœux. Et dis-lui…

Il sentit soudain une main sur son épaule, puis il fut projeté contre un mur, le souffle coupé. Il riposta de son poing, puis donna un coup de genou dans un bas-ventre. Son assaillant grogna de douleur et la main qui lui enserrait l’épaule lâcha prise. Un corps s’écroula à terre. Une autre silhouette sortit de la pénombre.

— Ne bouge pas où je te loge une balle entre les yeux.

Arkine se figea. À sa droite, Sergueïev était déjà inerte. La neige s’accumulait sur ses épaules. Plié en deux, il se tenait le bras.

— Bande de salauds, qu’est-ce que vous voulez ? s’enquit Arkine.

— Des réponses.

— L’homme armé d’un Mauser était trapu et ventripotent. L’autre était allongé dans la neige, jurant, les deux mains sur son entrejambe. Ils portaient un manteau de cuir brillant et avaient le regard froid de chasseurs. Des agents de l’Okhrana.

— Tout dépend de vos questions, répondit poliment Arkine.

L’homme gisant à terre se leva péniblement et assena à Arkine un coup de coude dans le ventre.

— Empêche ce salaud de me toucher ou je lui arrache les couilles ! rugit Arkine.

— Recule !

— Alors, ces questions ? reprit Arkine.

— Qu’est-ce que vous faites dans la rue à cette heure matinale ?

Le chauffeur haussa les épaules.

— On a joué aux cartes. Rien d’illégal. Le problème, c’est que mon abruti de copain a perdu l’argent de son loyer et qu’il a peur de l’avouer à sa femme. Pas vrai, Mikhaïl ?

Sergueïev grommela dans sa barbe.

Arkine s’esclaffa et eut la satisfaction de voir les membres de la police secrète esquisser un sourire narquois. Le doigt posé sur la détente se déplia.

— Il est suffisamment dans la mouise, ajouta Arkine avec une tape dans le dos.

Il aida son ami à se redresser.

— Laissez-moi raccompagner cet idiot chez lui.

Il prit le bras valide de Sergueïev et l’entraîna.

— Bonne nuit, messieurs. Il fait trop froid pour traîner dehors.

— Attendez !

— Oui ?

— Contre le mur, les mains derrière la tête !

— Mais pourquoi… ?

— Contre le mur !

Arkine obéit. Sergueïev tremblait. Les agents de l’Okhrana les fouillèrent sans ménagement. Sergueïev garda une main sur son bras blessé. L’esprit d’Arkine tournait à plein régime. Quelque chose clochait.

— D’où venez-vous ? s’enquit l’homme armé.

— Je vous l’ai dit, on jouait aux cartes.

— Ce n’était pas une réunion de ces ordures de révolutionnaires ?

— Bien sûr que non ! Je travaille pour un ministre du gouvernement du tsar !

L’argument fit mouche. L’agent relâcha légèrement son emprise. Malgré le froid, Arkine sentit une goutte de sueur couler dans son dos. Dans le peu de lumière provenant d’une fenêtre, à l’étage, il décela le visage affligé de Sergueïev.

— C’est quoi, ça ?

Le plus petit des deux sortit le bras cassé de son attelle.

— Il cache quelque chose là-dedans, le salaud !

Il glissa les doigts sous la première couche de bandages et sortit un petit pistolet qui logeait dans sa paume. L’arme étincelait d’un éclat nacré sous la neige.

Nom de Dieu, Sergueïev

Les hommes en noir sourirent. L’homme qui avait le pistolet frappa violemment le bras blessé. Sergueïev se plia en deux sans un bruit. Arkine le retint, puis le projeta contre les deux agents tel un bélier. Surpris, ils basculèrent en arrière et chutèrent lourdement sur le verglas. Arkine entendit un crâne heurter le sol. Sans s’arrêter pour vérifier lequel des deux avait la tête fracassée, il ramassa le pistolet et agrippa Sergueïev par son bras valide.

— Dépêche-toi !

Ils se mirent à courir dans les ruelles, sur les quais recouverts de gel, franchissant les balustrades, passant sous les arches, le cœur battant dans l’air glacial. Ils restèrent dans les rues mal éclairées. Arkine refusait de lâcher son ami, même s’il le retardait. Dans leur dos, ils entendaient les cris et les jurons de leurs poursuivants. Arkine risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. Le plus petit était en tête, tel un chien de chasse. Le plus corpulent avait du mal à suivre, en dépit de ses efforts. Quatre coups de feu déchirèrent la nuit, sans atteindre leurs cibles.

Arkine entraîna Sergueïev sous un pont enjambant le canal. Le souffle court, ils s’accroupirent à l’abri. La glace risquait de céder au moindre mouvement.

— Où on est ? murmura Sergueïev à son oreille.

— Aucune idée, mais tais-toi.

Ils demeurèrent immobiles pendant une demi-heure, deux ombres que seul un chat vint déranger. Enfin, ils remontèrent sur la rive. Il neigeait plus fort à présent. Les flocons s’accumulaient sur leurs bottes. Ils foncèrent tête baissée dans les rues. En débouchant dans le quartier de Liteïny, ils s’arrêtèrent enfin.

À travers le rideau de neige, Arkine observa le visage tendu de son camarade.

— Comment va ton bras ?

— Toujours là.

— Ces salauds t’ont amoché ?

— L’Okhrana fait du mal où qu’elle aille.

— Tu n’aurais pas dû avoir ce pistolet sur toi. Qu’est-ce qui t’a pris ?

— Je l’ai échangé contre une bêche dans un bar. Je pensais être plus en sécurité. Je me trompais, admit-il en haussant les épaules.

Arkine glissa le minuscule pistolet dans la poche de Sergueïev.

— Vends-le, lui suggéra-t-il. Il risque de te faire tuer. Achète plutôt à manger pour ta femme.

— Non, répondit son camarade avec une moue désolée. Je préfère que tu le gardes.

Arkine accepta, ne serait que pour éviter les ennuis.

— Sois prudent, camarade. Et dis à ta femme que je lui adresse mes vœux pour le bébé.

— C’est pour eux que je me bats. Pour offrir un meilleur avenir à mon fils. Merci de m’aider, camarade,


bredouilla-t-il, un peu gêné. Si je suis jeté en prison, ma femme mourra de faim.

Arkine s’éloigna dans la nuit, l’image du ventre arrondi de la jeune femme en tête. Il neigeait si dru que l’air était lourd. Dans sa poche, il replia les doigts sur la crosse en nacre du pistolet. Sergueïev avait raison : elle procurait un sentiment de sécurité.

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