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Niet ! Non ! Ce mot résonnait dans l’esprit de Valentina. Elle était incapable de penser à autre chose qu’au sang, à la douleur, à la mort… Dès que les deux chevaux s’arrêtèrent devant la demeure, Valentina sauta à terre. Autour d’eux, c’était le chaos. En proie à la panique, le personnel ne savait plus où donner de la tête. Les domestiques criaient, pleuraient, appelaient au secours. Dans l’air lourd flottait une odeur âcre de fumée et le sol était jonché de bris de verre. Fous de terreur, plusieurs chevaux sans cavalier s’échappèrent des écuries. Le mot « bombe » était sur toutes les lèvres.

— Papa ! s’écria Valentina.

Le nuage de fumée qui menaçait d’engloutir la bâtisse semblait provenir du bureau. Chaque matin, quand ils séjournaient à Tesovo, son père s’y rendait pour rédiger ses lettres ministérielles juste après avoir lu le journal lors du petit déjeuner. Le cœur battant, Valentina se précipita vers l’aile réduite en ruines de la maison. Elle ne put faire que quelques pas car une poigne de fer lui enserra soudain le bras.

— Liev ! Lâche-moi !

Niet.

— Je veux voir si Papa est…

Niet. C’est dangereux.

Ses ongles sales s’enfoncèrent dans sa peau nacrée tandis que, de son autre main, il tenait les rênes des deux chevaux. Dacha s’agitait, les naseaux dilatés. Le cheval trapu était plus apathique, ses yeux marron rivés sur Liev.

La jeune fille cessa de se débattre et se redressa fièrement.

— Liev Popkov, je t’ordonne de me lâcher !

— Sinon quoi ? rétorqua-t-il en baissant les yeux vers elle. Vous me ferez fouetter ?

C’est alors que Valentina aperçut le dos de son père dont elle reconnut la redingote. Il titubait au milieu des décombres.

— Papa !

Avant qu’elle ne puisse se dégager de l’emprise de Popkov, un homme émergea de la fumée en suffoquant. Il portait dans ses bras ce qui ressemblait à un pantin dont la tête pendait sur le côté, les jambes couvertes de suie. L’homme avait beau hurler, Valentina n’entendait rien. Elle le regarda s’approcher sans comprendre ce qu’il disait. Abasourdie, elle prit conscience qu’il s’agissait de son père, la moustache et les vêtements enveloppés d’un cocon de poussière noire.

— Papa !

Cette fois, le Cosaque la relâcha. En se précipitant vers son père, elle remarqua que la silhouette désarticulée ne portait qu’une chaussure rouge, un modèle qu’elle avait aidé sa sœur à choisir dans une boutique de la perspective Nevski. Ses jambes, sa robe, son visage et même ses cheveux, à part une mèche blonde maculée de sang, étaient noircis.

— Katia…

Valentina eut envie de crier pour que sa sœur ouvre ses yeux bleus, qu’elle se redresse, qu’elle jubile de la farce qu’elle leur faisait. Hélas, son prénom mourut sur ses lèvres.

Son père hurlait à l’adresse des domestiques.

— Allez chercher le docteur ! Pour l’amour du ciel, allez vite le chercher ! Peu importe ce qu’il…

Sa voix se brisa. À son côté, Valentina tendit la main vers la poupée sans vie.

— Ne la touche pas !

— Mais je…

— Ne la touche pas ! C’est à cause de toi, tout ça !

— Non, Papa. Je suis allée sur…

— Tu aurais dû l’emmener. Elle te cherchait, elle t’attendait. C’est à cause de toi ! Tu…

— Non, souffla Valentina.

— Si ! J’étais en train de prendre le petit déjeuner et elle était furieuse parce que tu étais partie à cheval sans elle. Elle a dû s’aventurer dans mon bureau où…

Il ne put réprimer un râle de douleur.

— Je ferai fusiller ces sauvages, ces assassins, je le jure devant Dieu…

— Katia…

La tête blonde et noire de suie bougea enfin. La chaussure rouge se mit à trembler et la gorge lacérée émit une plainte presque irréelle. Son père la serra plus fort contre lui en murmurant son nom, puis il hâta le pas vers les marches du perron, Valentina sur les talons. Sur le seuil, il se tourna vivement vers son aînée. Ce qu’elle lut dans son regard lui glaça le sang.

— Va-t’en, Valentina. Va-t’en ! Puisque les chevaux comptent davantage à tes yeux que ta sœur, va donc aider les autres à les rattraper.

Il baissa les paupières et, l’espace d’un instant, chancela. Puis, d’un coup de pied, il lui claqua la porte au nez.

Valentina resta plantée là, les yeux rivés sur le battant de bois sur lequel sa sœur et elle avaient tracé une marque pour indiquer la hauteur de la couche de neige, le Noël précédent.

— Katia…, gémit-elle.

Où était sa mère ? En train de faire bouillir de l’eau et de préparer des pansements ?

Un cri strident retentit derrière elle. Des chevaux affolés remontaient l’allée en agitant la tête. Qui les avait libérés ? Ils avaient la gueule et les flancs couverts de suie. Les révolutionnaires avaient-ils investi les lieux ? Parmi les employés qui pourchassaient les animaux, elle ne vit aucun signe de Simeon Popkov, le maître d’écurie, un homme imposant qui savait maîtriser et calmer les bêtes. Où diable était-il passé ? Et où était Liev ?

Elle descendit les marches et courut vers le côté de la maison en direction des écuries. Liev avait peut-être capturé les hommes qui avaient infligé ces terribles souffrances à Katia. Son père lui pardonnerait certainement son égoïsme si elle lui livrait l’un des responsables.

— Simeon !

Soudain, Valentina se figea. La cour était étrangement déserte. Seuls Dacha et la monture de Liev, attachés à un anneau de fer scellé dans le mur, rompaient le silence. Au fond, la porte de la cabane qui servait de bureau au maître d’écurie était béante. Depuis le seuil, dans la pénombre, elle décela une silhouette brune et imposante agenouillée, tête baissée.

— Simeon ! s’écria-t-elle d’une voix où perçait la peur.

Elle comprit aussitôt son erreur. Ce n’était pas le maître d’écurie, mais son fils qui lui tournait le dos. Le cœur battant, la jeune fille entra en trombe.

— Liev, où est… ?

Simeon Popkov gisait devant elle, sur le dos, ses yeux noirs grands ouverts, la gorge tranchée jusqu’à l’os. Jamais elle n’avait vu autant de sang. Il imbibait sa tunique, ses cheveux, se répandant en une flaque sur le sol. L’air semblait constellé de gouttelettes écarlates. L’odeur lui donnait la nausée. Au bord du malaise, la jeune fille cligna les yeux, comme si ses paupières pouvaient chasser ce spectacle. Enfin, elle porta son regard sur le fils du Cosaque. Les joues inondées de larmes, le jeune homme tenait la main de son père, cherchant désespérément à repousser la mort. La jeune fille effleura son dos dont les muscles tendus étaient secoués de sanglots.

— Liev…, murmura-t-elle avec douceur, désireuse de le libérer de sa souffrance.

Impuissante, elle caressa ses boucles noires.

— C’est affreux… Ton père était un homme bien. Pourquoi se sont-ils attaqués à lui aussi ?

Il releva la tête et considéra les éclaboussures de sang, sur les murs en bois. Enfin, les mots jaillirent :

— Mon père n’était rien pour eux ! Rien ! Ils voulaient simplement prouver qu’ils en étaient capables, montrer leur pouvoir et avertir ceux qui travaillent pour les familles de la classe dirigeante !

Elle retint son souffle, sans rien dire.

Pendant un long moment, elle demeura immobile, le cœur serré, le souffle court, hantée par l’image du corps désarticulé de Katia et l’air accusateur de son père. Elle écouta les plaintes du jeune Cosaque, une main posée sur son épaule dans un effort vain pour le réconforter. Une onde de colère monta en elle.

— Liev, ils paieront pour ce qu’ils ont fait.

Il leva les yeux vers elle et assura :

— Je ne trouverai pas le repos et je n’oublierai pas tant qu’ils seront en vie !

— Je n’oublierai pas, répéta-t-elle en écho à ses paroles.

Elle fixa la dépouille de Simeon. Il avait été le premier à la hisser sur le dos d’un cheval, à l’âge d’à peine trois ans, le premier à la ramasser quand elle chutait. Il l’époussetait et la taquinait gentiment avant de la remettre en selle.

— Je n’oublierai pas, promit-elle. Et je ne pardonnerai pas non plus.

*

La maison silencieuse était plongée dans la pénombre. Chacun se déplaçait à pas de loup et parlait à voix basse, comme lors d’une veillée mortuaire. Valentina brûlait d’envie d’ouvrir les rideaux et de crier :

— Elle est encore en vie !

Installée à côté de sa mère au salon, sur une méridienne, elle s’efforçait d’ignorer la souffrance qui l’oppressait, sans un mot.

Il n’y avait plus de mots. Repliées sur elles-mêmes, elles guettaient le départ du médecin dans l’escalier. En cette chaude journée, le soleil s’infiltrait entre les rideaux, mais Valentina était frigorifiée. Elle observait les doigts délicats de sa mère, croisés sur le tissu lavande de sa robe, qui trituraient nerveusement l’ourlet de dentelle d’une manche alors que sa frêle silhouette demeurait immobile. Ces doigts troublaient Valentina davantage que l’expression de désespoir de sa mère ou le rouge qui montait à ses joues pâles. Elizaveta Ivanova prônait la réserve quelle que soit la situation. Cette perte de contrôle de ses mains procurait à la jeune fille un sentiment d’insécurité.

— Ce sera encore long ? murmura enfin Valentina.

— Le docteur est là-haut depuis trop longtemps. C’est mauvais signe.

— Non. Cela signifie qu’il est en train de la soigner, qu’il n’a pas baissé les bras, répliqua-t-elle en essayant de sourire. Vous savez à quel point Katia est obstinée.

Elizaveta Ivanova étouffa un sanglot, puis se mura à nouveau dans le silence. De par son éducation, elle considérait qu’une épouse se devait d’être décorative et muette au bras de son mari, apprêtée et courtoise en toutes circonstances, et de lui donner des enfants, dont un garçon pour perpétuer la lignée. Sur ce point, elle avait échoué, car elle avait mis au monde deux filles. Elizaveta s’en voulait manifestement de l’absence d’un fils, y voyant le châtiment divin de quelque péché mortel. Et voilà qu’un malheur touchait sa cadette…

En dépit de sa vie sociale bien remplie, Valentina la sentait parfois seule. Elle la prit par les épaules, ce qui ne se produisait que rarement, et s’étonna de la chaleur de son corps, alors que le sien était froid comme le marbre. Son épaisse chevelure dorée était élégamment relevée sur sa tête et elle se tenait bien droite dans son armure de soie et de dentelle ornée d’une broche en améthyste. Était-ce la conscience qu’elle avait déjà des dangers de ce monde qui expliquait sa tension permanente ?

La police qui battait la campagne n’avait encore retrouvé aucun homme armé d’un fusil.

— Maman, murmura-t-elle, si les révolutionnaires ne m’avaient pas retenue dans la forêt, je serais rentrée bien avant le réveil de Katia et elle aurait été avec moi au bord de la rivière au lieu de traîner dans le bureau de Pap…

Fulminante, Elizaveta Ivanova riva sur sa fille ses yeux d’un bleu délavé par les larmes contenues.

— Tu n’es pas fautive, Valentina, affirma-t-elle en prenant la main de sa fille.

— Papa en est persuadé.

— Ton père est furieux. Il a besoin d’un responsable à qui faire porter la faute.

— Il n’a qu’à en vouloir aux hommes cagoulés qui rôdent dans la forêt.

— Ah ! soupira Elizaveta tristement. Il a plus de soucis que tu ne l’imagines.

Valentina frémit. Désormais, plus rien ne serait facile.

Dans la chambre régnait une chaleur intolérable, à croire qu’ils tentaient d’étouffer sa sœur. Par cette chaude journée d’été, un feu crépitait dans la cheminée. Les rideaux tirés dessinaient des ombres inquiétantes dans la pénombre. On lui avait accordé cinq minutes, pas une de plus, et uniquement parce qu’elle avait supplié. Elle s’agenouilla près du lit, les bras appuyés sur la courtepointe en soie, de sorte que ses yeux étaient à la hauteur de ceux de sa sœur.

— Katia… je regrette.

Le visage qu’elle découvrit lui serra le cœur. C’était celui de Katia avec cinquante ans de plus, les cheveux et le teint gris, ternes, les lèvres minces, pincées. En l’embrassant doucement sur la joue, Valentina sentit une odeur de terre. Un jour, quand elle était petite, un jardinier avait déterré un repaire de rats sous la remise. Fascinées, Katia et elle avaient regardé les petits rongeurs chercher à s’enfuir en poussant des cris stridents. Ils dégageaient une odeur fétide de moisi qu’elle avait gardé en mémoire, celle de la peau de Katia en cet instant.

Katia était-elle réveillée, consciente ou inconsciente ? Ils avaient dit que le médecin lui avait administré quelque chose. De la morphine, peut-être ? Comment sa cadette si chère, si enjouée et débordante d’énergie pouvait-elle se cacher sous cette peau de vieille dame ? Hésitante, Valentina effleura un membre poussiéreux et rugueux. Où étaient les bras satinés qui fendaient l’eau de la rivière et arrachaient des branches de saule pleureur pour construire une cabane vert argenté ?

Une grosse larme s’écrasa sur la main de Katia et fit sursauter Valentina, qui ne s’était pas rendu compte qu’elle pleurait. Elle posa la joue contre le bras brûlant de Katia.

— C’est moi qui suis responsable de cette catastrophe, murmura-t-elle afin d’imprimer ces paroles dans son esprit.

Puis elle essuya ses larmes et reprit, plus fort :

— Katia, c’est moi, Valentina…

Pas de réaction.

Elle embrassa les cheveux encore crottés de sa sœur.

— Tu m’entends ?

Toujours pas de réaction.

— Je t’en prie, Katia…

Un cil d’un gris doré remua.

— Katia !

Un trait de bleu apparut sous une paupière.

— Coucou, ma belle, susurra Valentina en se penchant davantage.

Le trait bleu s’élargit imperceptiblement. Katia remua lentement les lèvres, mais aucun son n’en sortit.

Valentina approcha une oreille de sa bouche et sentit un souffle léger.

— Qu’est-ce que tu as ? Tu as mal ? Le docteur a…

— J’ai peur.

La gorge nouée, Valentina l’embrassa encore et encore, jusqu’à ce qu’elle puisse enfin respirer.

— N’aie pas peur, Katia. Je suis là. Je vais m’occuper de toi. Je te protégerai pour le reste de nos jours.

En serrant les doigts de la blessée, la jeune fille remarqua un très léger mouvement au coin des lèvres meurtries. Un sourire…

— Jure-le-moi, souffla Katia.

— Je te le jure sur ma vie.

Lentement, les yeux bleus se refermèrent. Cependant, l’ébauche de sourire persista. Valentina garda sa main inerte dans la sienne jusqu’à ce que les autres l’obligent à sortir.

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