EDDARD

L’aube grisaillait à peine la fenêtre quand un fracas de sabots tira lord Eddard du sommeil qui l’avait brièvement terrassé à même sa table. Relevant la tête, il jeta un œil vers la cour. Vêtus de maille et de cuir, des hommes en manteaux écarlates y faisaient en cercle, à grand cliquetis d’épées, leur exercice matinal et galopaient sus à des mannequins bourrés de paille. A son tour, Sandor Clegane ébranla la terre battue en fonçant comme un furieux, lance à pointe d’acier au poing, contre un simulacre de tête qui explosa littéralement, sous les ovations et les blagues de toute la clique Lannister.

Serait-ce pour ma gouverne que se donne cette brave exhibition ? Dans ce cas, Cersei était encore plus cinglée qu’il ne l’imaginait. Le diable sait d’elle ! Pourquoi ne s’être pas enfuie ? Je lui laissais toutes ses chances, et au-delà…

Temps bouché, matinée lugubre. Lors du déjeuner, Sansa, jouant toujours les inconsolables, bouda, refusa de rien avaler, mais Arya dévorait avec un appétit d’ogre. « Syrio dit qu’avant d’embarquer, ce soir, nous avons largement le temps d’une dernière leçon, dit-elle. Puis-je, Père ? Tous mes bagages sont bouclés.

— Une courte, alors. Et qui te laisse le temps, je te prie, de te baigner et te changer. Je veux que tu sois prête pour midi, compris ?

— Pour midi, promis. »

Sansa leva le nez de son assiette. « Si vous lui permettez, à elle, de prendre une leçon de danse, pourquoi m’interdire, à moi, d’aller faire mes adieux au prince Joffrey ?

— Je l’accompagnerais volontiers, lord Eddard, proposa Mordane. Ainsi ne risquerait-elle pas de manquer le bateau.

— Il serait imprudent, maintenant, d’y aller, Sansa. Désolé. »

Les yeux de la petite s’emplirent de larmes. « Mais pourquoi ?

— Votre seigneur père sait ce qui convient, Sansa, morigéna la septa. Vous n’avez pas à discuter ses décisions.

— Ce n’est pas juste ! » S’écartant de la table avec emportement, elle renversa sa chaise et, tout en pleurs, quitta la loggia en courant.

Septa Mordane se dressa, mais Ned la fit rasseoir d’un signe. « Laissez. J’essaierai de lui faire comprendre les choses quand nous aurons tous regagné Winterfell sains et saufs. » Elle obtempéra, déférente, et se remit à mastiquer.

Une heure plus tard se présentait le Grand Mestre Pycelle, l’échine affaissée comme si les chaînes de son état lui étaient soudain devenues trop lourdes. « Monseigneur, dit-il, le roi Robert n’est plus. Veuillent les dieux lui accorder le repos éternel.

— Non, riposta Ned. Il abominait le repos. Veuillent les dieux lui accorder les amours et les rires, avec la joie de justes batailles. » Il éprouvait un sentiment de vide étrange. Bien qu’il s’attendît à pareille visite, les formules de circonstance venaient de tuer quelque chose en lui. Il aurait de bon cœur donné tous ses titres pour la liberté de pleurer…, mais il était la Main de Robert, et l’heure tant redoutée venait de sonner. « Soyez assez bon pour mander nos collègues ici même. » Gardée par un Tomard équipé de consignes strictes, la tour de la Main pouvait offrir quelque garantie de sécurité. Il n’eût pas tant juré des chambres du Conseil…

« Sur l’heure, monseigneur ? clignota Pycelle. Les affaires du royaume n’ont rien de si urgent que, demain, la première douleur passée…

— Sur l’heure, maintint-il d’un ton calme mais inflexible. C’est indispensable. »

Le vieillard s’inclina. « Si tel est le bon plaisir de Votre Excellence. » Il appela ses serviteurs et, après les avoir dépêchés, se complut à prendre le fauteuil et la coupe de bière au miel qu’on lui proposait.

D’une blancheur éblouissante en son armure d’écailles émaillées, sa cape immaculée se présenta le premier ser Barristan Selmy. « Messires, dit-il, ma place est désormais auprès du jeune roi. Daignez me permettre d’aller l’occuper.

— Votre place est ici, ser », répliqua Ned.

Là-dessus survint, toujours vêtu de velours bleu, toujours drapé d’argent rehaussé de moqueurs mais les bottes poudreuses, Littlefinger. « Messires… » Il minauda un sourire sans destinataires, se tourna vers Ned. « Pour la modeste mission que vous m’aviez confiée, soyez sans crainte, lord Eddard. »

Une nuée de lavande annonça l’entrée plus feutrée que jamais de Varys, à point rosi par un bon bain, récuré, poudré dans ses moindres plis et replis. « Les oisillons chantent en ce jour une chanson chagrine, émit-il tout en s’asseyant. Le royaume pleure. Nous commençons ?

— Dès que lord Renly sera là », dit Ned.

Varys le régala d’une œillade éplorée. « Je crains que lord Renly n’ait quitté la ville.

— Quitté la ville ? » C’était là perdre un allié.

« Une heure avant l’aube. En empruntant, pour prendre congé, l’une des portes de derrière. Avec ser Loras Tyrell. Quelque cinquante de leurs gens les accompagnaient. » L’eunuque soupira. « Aux dernières nouvelles, ils galopaient assez vivement vers le sud. A destination d’Accalmie, sans doute, ou de Hautjardin. »

Renly et ses cent épées, point final. Il exhalait de cette défection une odeur pour le moins fâcheuse, mais qu’y faire ? Il exhiba le testament. « Le roi m’a appelé, la nuit dernière, à son chevet pour me dicter ses dernières volontés. Lord Renly et le Grand Mestre servaient de témoins lorsque Robert y apposa son sceau. A charge au Conseil d’en prendre connaissance à titre posthume. Auriez-vous l’obligeance, ser Barristan ? »

Le Grand Maître de la Garde examina le document. « Le sceau du roi Robert, intact. » Il le rompit, lut, résuma : « Par les présentes, lord Eddard Stark est nommé Protecteur du royaume. Il assurera les fonctions de régent jusqu’à ce que l’héritier ait atteint l’âge requis. »

Et, de fait, il l’a, songea Ned, mais en se gardant d’en aviser les autres. Il se défiait par trop de Pycelle et de Varys. Quant à ser Barristan, comme il était engagé d’honneur à défendre et protéger celui qu’il tenait pour son nouveau roi, il ne lâcherait pas volontiers le parti de Joffrey. De quelque amertume que le recrût la nécessité de ruser, Ned se savait non moins obligé à des douceurs diplomatiques et à un imperturbable sang-froid, bref tenu de jouer le jeu tant que la régence ne lui serait pas assurée de manière claire, nette et définitive. Le problème de la succession, il serait toujours temps de le régler, une fois les filles repliées à Winterfell et lord Stannis de retour en force à Port-Réal.

« Je saurais donc gré au Conseil d’entériner le vœu de Robert et de confirmer ma désignation comme Protecteur du royaume », dit-il en scrutant les physionomies à l’entour. Quelles pensées pouvaient bien dissimuler les paupières à demi closes de Pycelle ? Le petit sourire nonchalant de Littlefinger ? Le papillonnement fiévreux des pattes de Varys ?

A cet instant, la porte s’ouvrit, Gros Tom aventura son nez. « Excusez, messires, mais l’intendant du roi… »

Sans le laisser achever, ce dernier força le passage, s’inclina. « Vos Honneurs… Sa Majesté commande au Conseil privé de la rejoindre incontinent dans la salle du trône. »

S’attendant que Cersei frapperait promptement, Ned répliqua sans s’émouvoir : « Sa Majesté n’est plus. Nous vous accompagnerons néanmoins. Une escorte, Tom, je te prie. »

Littlefinger lui offrit un bras secourable dans l’escalier. Varys, Pycelle et ser Barristan les suivaient de près. A l’extérieur les attendaient déjà, formés sur deux rangs, des hommes d’armes vêtus de maille et coiffés d’acier – huit, en tout et pour tout – dont le vent cinglait les manteaux gris. Dans la cour ne s’apercevait point d’écarlate Lannister mais, meilleur augure, l’or du guet abondait aux portes et aux créneaux.

Devant l’entrée de la salle du trône plantonnait au demeurant Janos Slynt qui, armé de plate noire filetée d’or et son heaume à haut cimier coincé sous l’aisselle, les favorisa d’une courbette roide, avant de faire ouvrir devant eux les vantaux de chêne hauts de vingt pieds et bardés de bronze.

L’intendant pénétra le premier, psalmodiant : « Hommage et salut à Sa Majesté, Joffrey, des maisons Baratheon et Lannister, premier du nom, roi des Andals, de Rhoynar et des Premiers Hommes, suzerain des Sept Couronnes et Protecteur du royaume ! »

A l’autre bout, là-bas, au diable, Joffrey, juché sur le Trône de Fer. Soutenu par Littlefinger et suivi de ses compagnons, lord Eddard Stark, à cloche-pied, clopina cahin-caha vers ce mioche qui, de son propre chef, se proclamait roi. Ce même trajet, il l’avait jadis, pour la première fois, effectué à cheval et l’épée au poing, afin de forcer sous l’œil attentif des dragons targaryens, Jaime Lannister à décamper. Joffrey s’y résignerait-il aussi aisément… ?

Cinq chevaliers de la Garde – les cinq disponibles, en l’absence de ser Jaime et ser Barristan – étaient rangés en demi-cercle au bas du trône. De pied en cap armés d’acier émaillé sous leur long manteau pâle, et le bras gauche dissimulé par la blancheur éblouissante du bouclier. Flanquée de ses deux cadets, Cersei Lannister se tenait derrière ser Boros et ser Meryn. Des dentelles de Myr, aussi mousseuses que de l’écume, agrémentaient sa robe vert de mer. A l’annulaire, une bague d’or, sertie d’une émeraude grosse comme un œuf de pigeon. Tiare assortie.

Brochant sur le tout, là-haut, parmi les barbelures de ferraille tarabiscotées, le prince Joffrey, doublet de brocart d’or, cape écarlate de satin. Un degré plus bas, Sandor Clegane, bombant le torse. Maille et plate fuligineuses, heaume au limier hargneux.

En arrière du trône, vingt gardes Lannister, ceints de leurs épées, manteaux écarlates, cimiers au lion.

Littlefinger avait toutefois tenu parole. Le long des murs, devant les chasses et les batailles tissées pour Robert, se pressaient, rigides et vigilants, doigts crispés sur la hampe de lances à pointes de fer noir et longues de cinq coudées, les rangs dorés du guet. A cinq contre un, face aux Lannister.

Lorsqu’enfin Ned s’immobilisa, les élancements de sa jambe le suppliciaient si sauvagement que force lui fut de rester cramponné à l’épaule de Littlefinger.

Joffrey se dressa. Rebrodée d’or, sa cape écarlate arborait d’un côté cinquante lions rugissants, cinquante cerfs cabrés de l’autre. « Plaise au Conseil, clama-t-il, de prendre toutes dispositions que se doit en vue de mon couronnement, lequel aura lieu, je le veux, sous quinzaine. Pour l’heure, loyaux conseillers, mon bon plaisir sera d’accueillir vos serments de fidélité. »

Ned exhiba le testament. « Puis-je vous prier, lord Varys, de montrer ceci à Sa Grâce, dame Lannister ? »

L’eunuque s’empressa, Cersei parcourut le document. « Protecteur du royaume, lut-elle. Serait-ce là votre bouclier, messire ? Un chiffon de papier ? » Elle le déchira en deux, puis en quatre, en huit, le laissa dédaigneusement choir, voleter, s’éparpiller au sol.

« C’étaient les volontés du roi… ! protesta ser Barristan, scandalisé.

— Nous avons un nouveau roi, répliqua-t-elle. Lors de notre dernier entretien, lord Eddard, vous m’avez donné un conseil. Permettez-moi de vous rendre la politesse. Ployez le genou, messire. Ployez le genou et jurez fidélité à mon fils, et nous vous autoriserons à vous démettre, en tant que Main, pour aller achever paisiblement vos jours dans les grisailles du désert que vous nommez votre demeure.

— Que ne le puis-je », riposta-t-il d’un air navré. A vouloir coûte que coûte, ici, maintenant, forcer le succès, elle ne lui laissait pas le choix. « Votre fils n’a aucun droit au trône qu’il occupe. Le seul héritier légitime de Robert est lord Stannis.

— Menteur ! glapit Joffrey, pourpre de fureur.

— Que veut-il dire. Mère ? geignit la princesse Myrcella. N’est-ce pas Joff, maintenant, le roi ?

— Vous vous condamnez vous-même par de tels propos, lord Stark, décréta Cersei. Saisissez-vous de ce félon, ser Barristan. »

Le Grand Maître de la Garde hésita. En un clin d’œil, les Stark le cernèrent, acier nu dans leurs gantelets de maille.

« Après les mots, les actes, reprit Cersei, félonie caractérisée. » Puis, insidieuse : « Vous figureriez-vous, messire, que ser Barristan soit l’unique obstacle ? » Un crissement métallique des plus alarmant appuya ses dires : le Limier venait de dégainer. Les cinq chevaliers de la Garde et les vingt Lannister se groupèrent à ses côtés.

« Tuez-le ! vociféra le roitelet du haut de son trône. Tuez-les tous ! Je vous l’ordonne !

— Vous m’y contraignez…, dit Ned à Cersei, avant de se tourner vers Janos Slynt. Arrêtez la reine et ses enfants, commandant. Qu’il ne leur soit fait aucun mal, mais qu’on les ramène sous bonne escorte à leurs appartements pour y être étroitement gardés.

— Hommes du guet ! » appela Slynt en coiffant son heaume. Cent manteaux d’or accoururent, lances brandies.

« Je ne veux pas de sang versé, repartit Ned à l’adresse de Cersei. Dites à vos gens de déposer leurs armes, et personne… »

D’une brusque poussée, le manteau d’or le plus proche venait d’enfoncer sa lance dans le dos de Tomard, dont les doigts soudain flasques lâchèrent l’épée, tandis qu’émergeait de son ventre, à travers cuir et maille, un pan de fer rouge et luisant. Avant que sa lame n’eût touché terre, Gros Tom était mort.

Ned hurla, mais trop tard. Janos Slynt en personne avait déjà tranché la gorge de Varly. Cayn pirouetta dans un éclair d’acier, débanda sous une volée de coups son adversaire immédiat, parut, une seconde, sur le point de se frayer passage…, et le Limier se jeta sur lui, qui lui trancha d’abord le poignet droit puis le mit à genoux, fendu de l’épaule au sternum.

Tandis qu’on massacrait les Stark, tout autour, Littlefinger préleva délicatement dans son fourreau le poignard de Ned et l’en piqua sous le menton. « Ce n’estpourtant pas faute de vous avoir prévenu…, sourit-il, et d’un sourire merveilleusement contrit, qu’il ne fallait pas vous fier à moi. »

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