JON

« Othor, grommela ser Jaremy Rykker. Pas l’ombre d’un doute. Et Jafer Flowers. » Du pied, il retourna le cadavre, dont la face plâtreuse darda vers le ciel assombri des prunelles bleues, très bleues. « Ils accompagnaient Ben Stark. Tous les deux. »

Des hommes d’Oncle, songea Jon. De sa cervelle engourdie remontaient pêle-mêle son désir de partir avec eux, ses adjurations. Bons dieux. Quel bleu je faisais. S’il avait accepté de m’emmener, ce pourrait être moi, ça…

L’avant-bras droit de Jafer s’achevait, à hauteur du poignet, par une bouillie de barbaque et d’esquilles hideuse. A présent, la main cisaillée par les crocs de Fantôme flottait dans un bocal de vinaigre, chez mestre Aemon. L’autre, la gauche, intacte, était aussi noire que le manteau du mort.

« Miséricorde ! » marmonna le Vieil Ours. Sautant à bas de son bidet, il en tendit les rênes à Jon. Il faisait une chaleur si anormale, ce matin-là, qu’emperlé d’énormes gouttes de sueur son vaste crâne avait tout d’un melon scintillant de rosée. Comme le cheval, épouvanté par la proximité des cadavres, culait à rompre sa bride et, l’œil fou, menaçait de se cabrer, Jon dut à toute force l’entraîner à l’écart. Ses congénères éprouvaient d’ailleurs une répugnance flagrante pour ces parages, et le bâtard la concevait trop bien.

Plus invincible était celle des chiens. La meute s’était révélée inutilisable. Il avait suffi que Bass, le maître piqueux, prétende leur faire flairer la main sectionnée pour que, pris de démence et le poil hérissé, les limiers se mettent à hurler, se démènent pour fuir. Et, maintenant encore, ils grognaient, geignaient tour à tour, tiraient à rebours sur leur laisse, au grand dam de Chett qui fulminait en vain contre leur couardise. Fantôme n’avait, lui, pas demandé mieux que de servir de guide.

Un bois, voilà tout, se répétait Jon, et des morts, voilà tout. Enfin, quoi, il en avait déjà vu, des morts… !

La nuit précédente, son rêve de Winterfell était revenu le hanter. Il errait dans le château désert à la recherche de Père, parvenait aux cryptes et, pour la première fois, s’y aventurait. Alerté dans les ténèbres par le raclement de la pierre contre la pierre, il se retournait et voyait s’ouvrir, un à un, noirs, glacés, les caveaux. Et les rois morts en émergeaient, titubants, quand il s’éveilla, nuit de poix, le cœur déchaîné. Et Fantôme eut beau, d’un bond, venir le rejoindre et lui fourrer sa truffe par tout le visage, la terreur persistait, tenace, irrépressible. Alors, n’osant se rendormir, il avait préféré gagner le faîte du Mur et y marcher, marcher, marcher jusqu’à ce que poignent, à l’est, les premières lueurs de l’aube. Un rêve, voilà tout. Je suis frère de la Garde de Nuit, maintenant, pas un bambin perclus d’effroi.

A demi dissimulée derrière les chevaux se tassait, sous le couvert, la masse de Samwell Tarly. Le suif de sa face lunaire était blanchâtre et grumeleux comme lait caillé. Sans s’être encore jeté dans le premier fourré pour dégueuler tripes et boyaux, du moins n’avait-il eu garde d’accorder fut-ce un seul coup d’œil aux charognes. « Peux pas voir ça, chuchota-t-il lamentablement.

— Tu dois, lui souffla Jon tout bas, de manière que nul n’entende. Mestre Aemon t’a bien envoyé pour être ses yeux, non ? A quoi riment des yeux, s’ils sont clos ?

— A rien, mais… – mais je suis si lâche, Jon ! »

Jon lui posa une main sur l’épaule. « Nous avons avec nous une escouade de patrouilleurs, et les chiens, sans compter Fantôme. Tu ne risques absolument rien, Sam. Vas-y, là, regarde. C’est le premier regard qui coûte. »

Sam acquiesça d’un hochement gélatineux. Vaille que vaille, il rassemblait manifestement le peu de courage qu’il pouvait avoir. Lentement, lentement, sa tête pivota. Ses yeux s’agrandirent, mais Jon le tenait d’une main ferme pour l’empêcher de se détourner.

— Dites donc, ser Jaremy, bougonna brusquement le Vieil Ours, Ben Stark avait bien emmené six hommes ? Où sont passés les autres ?

— Je serais bien aise de le savoir », répliqua Rykker en branlant du chef.

Ce qui n’eut à l’évidence pas l’heur de plaire à Mormont. « Deux de nos frères massacrés presque en vue du Mur…, et vos patrouilleurs n’ont rien entendu, rien vu ? La Garde de Nuit serait-elle tombée si bas ? Ne ratisserait-elle plus ces bois ?

— Si, messire, mais…

— Ne monte-t-elle plus de factions ?

— Si, mais…

— Ce type — il désignait la dépouille d’Othor — porte un cor de chasse. Me faut-il présumer qu’il soit mort sans en avoir sonné ? Ou que vos hommes sont tous atteints de surdité comme de cécité ? »

Les traits crispés par la colère, Rykker regimba : « Aucun cor n’a sonné, messire, mes patrouilleurs l’auraient entendu. Je manque d’hommes pour multiplier les sorties à mon gré…, et c’est sur vos propres ordres que, depuis la disparition de Benjen, nous nous cramponnons au Mur bien plus étroitement que par le passé. »

Le Vieil Ours grommela. « Mouais. Bien. Advienne que pourra. » Il fit un geste d’impatience. « Sont morts de quoi ? »

Ser Jaremy s’accroupit près de celui qu’il avait identifié comme Jafer Flowers et l’empoigna par les cheveux. Cassants comme de la paille, ceux-ci lui restèrent dans la main. Avec un juron, le chevalier administra une pichenette à la face. Béante comme un four apparut, en travers du cou, une plaie boursouflée de caillots séchés. La tête ne tenait plus au corps que par quelques faisceaux de tendons blafards. « Coup de hache.

— Ouais, maugréa le bûcheron Dywen. Probablement celle que portait Othor, messire. »

Les dents déjà serrées pour réprimer l’émeute de son déjeuner, Jon se força tout de même à examiner le second cadavre. Apparemment, la hache avait disparu. Mais si le sieur Othor avait été gros et moche de son vivant, la mort ne l’améliorait pas. Jon se souvenait parfaitement de lui, beuglant des couplets obscènes le jour du départ. Révolu, son temps de chanter. De la bidoche blême, à l’exception des mains. Noires. Comme celles de Jafer. Des croûtes craquelées fleurissaient chacune des plaies qui, telles des cloques, lui constellaient torse, bas-ventre, gorge. Et ses yeux, grands ouverts, bleus d’un bleu de saphir, fixaient obstinément le ciel.

Ser Jaremy se releva. « Les sauvageons aussi possèdent des haches.

— Parce que vous croyez, l’apostropha Mormont, que c’est du boulot de Mance Rayder ? Si près du Mur ?

— Qui d’autre, sinon, messire ? »

Jon aurait pu le lui dire. Il savait qui, tous savaient qui, mais aucun d’entre eux ne voulait prononcer ce nom. Les Autres ? une fable, voilà tout, une fable tout juste bonne à faire trembler les marmots. A supposer qu’ils aient jamais vécu, ils n’étaient plus depuis huit mille ans. Il se sentait grotesque que d’y simplement songer. Il était un homme, à présent, un frère noir de la Garde de Nuit, que diable, et non plus le gamin qui, jadis, se blottissait aux pieds de Vieille Nan avec Bran, Robb et Arya !

Le lord commandant, cependant, ne se tenait pas pour battu, qui renifla : « Si Ben Stark avait essuyé une attaque des sauvageons à une demi-journée équestre de Châteaunoir, il serait venu chercher des renforts pour traquer les tueurs aux cent diables et m’en rapporter les têtes.

— A moins qu’ils ne l’aient eu également », objecta Rykker du tac au tac.

Comme un coup de couteau, ces mots, toujours et encore. Il semblait stupide, après tant de temps, de se raccrocher à l’espoir qu’Oncle Ben vivait, mais Jon Snow n’avait pas pour vertu première l’aisance à se résigner.

« Ça fait près de six mois qu’il nous a quittés, messire, poursuivait ser Jaremy. Vu l’immensité de la forêt, les sauvageons ont pu lui tomber dessus n’importe où. Je parierais que, seuls survivants du groupe, ces deux-ci regagnaient dare-dare l’abri du Mur…, mais l’ennemi les a interceptés. Hier au plus tard, les cadavres sont encore frais…

— Non », couina Samwell Tarly.

Qui fut sidéré, c’est Jon. Ce timbre énervé, pointu, était bien le dernier qu’il s’attendît d’entendre. La seule vue des officiers paralysait l’obèse, et la patience n’entrait pour rien dans la réputation de Rykker. Qui cingla, glacial : « Je ne t’ai pas demandé ton avis, mon gars.

— Laissez-le parler, ser », intervint Jon, machinalement.

Les yeux de Mormont voltigèrent de Sam à Jon et de Jon à Sam. « S’il a vraiment quelque chose à dire, soit. Viens par ici, garçon. A peine si on te voit, derrière ces chevaux. »

Aussitôt inondé de sueur, Sam se débusqua néanmoins. « Messire, c’est… ce n’est pas d’hier ou… regardez… le sang…

— Oui, et alors ? grogna Mormont, horripilé, quoi, le sang ?

— Plein sa culotte, qu’à y zyeuter ! » s’exclama Chett, et tous les patrouilleurs de se tenir les côtes.

Sam s’épongea le front. « Vous… vous voyez, là où Fantôme… le loup-garou de Jon… où il a arraché la… la main ? hé bien le… le moignon n’a pas saigné… regardez… » Il battit l’air, bizarrement. « Mon père…, l-l-lord Randyll, il m’ob… je l’ai pas mal de fois regardé écorcher les bêtes, quand…, après… » Comme affectée d’un fort roulis, sa tête ballottait sur un flan de fanons. Maintenant qu’il avait regardé les corps, il semblait incapable de s’en détourner. « Quand c’est… frais, le sang coule encore, messires. Plus tard…, plus tard, il se coagule comme une… une gelée, épaisse et… et… » Il verdissait à vue d’œil. « Cet homme…, regardez son poing, que des…croustillant… sec… comme… »

Et Jon comprit tout à coup. Dans la tranche blême du poignet déchiqueté, les veines se tordaient comme des vers de fer. Le sang s’y résolvait en une poudre noire. Mais ser Jaremy demeura sceptique. « S’ils étaient morts depuis plus d’un jour, mon gars, ils commenceraient à se décomposer. Ils ne sentent même pas. »

Fier de son flair au point de se targuer de prédire infailliblement la venue de la neige, le vieux Dywen se coula plus près des cadavres et huma. « Bon, c’ pas des jasmins mais…, m’sire a raison, bernique, c’ pue pas la carne.

— Ils… ils ne pourrissent pas. » Sam les désigna d’un index boudiné qui tremblait à peine. « Regardez, il n’y a pas… pas de vermine ou de… d’asticots ni rien… Ils sont restés là, dans les bois, par terre, et les… les bêtes n’y ont pas touché…, sauf Fantôme. A part ça, ils sont… ils sont…

— Intacts, acheva Jon en douce. Et Fantôme est un cas spécial. Les chiens et les chevaux refusent, eux, de s’en approcher. »

L’évidence, pour un chacun. La patrouille échangeait des regards anxieux. Les sourcils froncés, Mormont lorgnait les cadavres, lorgnait la meute. « Amène, Chett. »

Chett s’y employa, mais il eut beau tirer sur les laisses, tempêter, jurer, distribuer des coups de botte, rien n’y fit, les limiers s’arc-boutaient des quatre pieds en gémissant lamentablement. Il tenta de n’en forcer qu’un, une lice, elle résista, babines retroussées sur un grondement, se démena comme pour retirer son collier, finit par se jeter sur Chett qui, lâchant prise, tomba à la renverse, et, d’un bond par-dessus, détala ventre à terre dans le taillis.

« Tout… tout ça est faux de bout en bout », reprit Tarly, consciencieusement. « Le sang…, il y a bien des taches de sang sur leurs vêtements et sur… sur leur chair, du sang séché, durci, mais… il n’y en a pas une goutte par terre ni… nulle part. Avec ces… ces… ces… » Il s’efforça de déglutir, prit une longue goulée d’air. « Avec ces plaies… plaies terribles…, il devrait y avoir du sang de tous les côtés. Non ? »

D’une bonne succion, Dywen déblaya ses molaires en bois. « S’ pourrait qu’y sont pas morts ici. ’n a pu l’s apporter là pour nous, ’ne ’spéce d’avertiss’ment. » Puis, les yeux baissés d’un air méfiant. « Chuis p’t-êt’ couillon, mais j’ sais pas qu’ l’Othor, avant, l’avait l’s yeux bleus. »

Rykker s’ébahit, pour le coup. « Ni Flowers… », lâcha-t-il en se tournant vivement pour l’examiner.

Un silence de plomb tomba sur les bois. Seules l’émaillaient, mêlées au souffle poussif de Samwell Tarly, les succions juteuses de Dywen. Jon s’accroupit près de Fantôme.

« Brûlez-les », chuchota finalement quelqu’un. L’un des patrouilleurs, mais lequel ? « Ouais, brûlez-les », haleta un autre.

Le Vieil Ours branla une vigoureuse dénégation. « Pas encore. Je veux que mestre Aemon puisse se rendre compte. Nous les ramenons au Mur. »

Seulement, il est des ordres plus faciles à donner qu’à exécuter. On enveloppa bien les dépouilles dans des manteaux, mais lorsque Hake et Dywen prétendirent en ficeler une sur un cheval, la bête s’emballa, hennit, rua, se cabra, mordit même Ketter accouru à la rescousse, et l’on ne fut pas plus heureux avec les autres : la plus placide devenait folle dès qu’on tentait de lui imposer ce faix-là. Tant et si bien que force fut de couper des branches, d’improviser des brancards rudimentaires et de les charrier à pied. Et il était midi largement sonné quand put débuter le retour.

« Vous allez me fouiller ces bois, commanda Mormont à Rykker comme s’ébranlait le convoi. Chaque arbre, chaque rocher, chaque fourré, chaque pouce d’humus sur une étendue de dix lieues. Mettez-y tous vos hommes et, s’ils n’y suffisent, empruntez à l’intendance des chasseurs et des forestiers. Si Ben et ses compagnons sont par là, morts ou vifs, je veux qu’on me les retrouve. Et s’il s’y niche n’importe qui d’autre, je veux le savoir. Pistez-le, prenez-le, vivant si possible. Compris ?

— Compris, messire. On va s’y atteler. »

Là-dessus, Mormont se mit à ruminer, muet. Conformément à ses attributions, Jon ne le lâchait pas d’un sabot. Il faisait un temps gris, couvert et moite, le genre de temps à vous faire désirer la pluie. Pas un souffle ne faisait frissonner les feuilles et, dans cette atmosphère de buanderie, les vêtements vous collaient à la peau. Quelle chaleur. Excessive. Le Mur larmoyait à force, il le faisait depuis des jours et des jours. A se demander, parfois, s’il ne rétrécissait pas…

Les vieux appelaient été des esprits ce type de canicule ; à les entendre, la saison larguait, tout compte fait, ses spectres, et le froid ne tarderait pas à prendre la relève, un long hiver succédant forcément à un long été. Et cet été-ci durait depuis dix ans. Il avait débuté quand Jon marchait à peine.

Après avoir quelque temps trotté à leurs côtés, Fantôme finit par s’évanouir au fond de la futaie. Sans lui, Jon se sentait comme dévêtu. La moindre ombre entrevue éveillait un malaise et, malgré lui, les rabâchages de Vieille Nan revinrent l’assaillir, il entendait presque distinctement l’intarissable marmottement ponctué par le sempiternel clic clic clic du tricot. Des ténèbres, à cheval, surgirent alors les Autres. Ils étaient froids, ils étaient morts, ils exécraient le fer, le feu, le contact du soleil et toutes les créatures vivantes à sang chaud. Comme ils progressaient vers le sud, montés sur leurs cadavres de chevaux livides et menant les hordes d’assassinés, devant eux tombèrent un à un les places fortes et les villes et les royaumes des humains. Ils nourrissaient leurs serviteurs défunts avec la chair des enfants des hommes…

Lorsqu’enfin se profila le Mur, là-bas, vague silhouette encore à l’horizon sur les frondaisons torturées d’un chêne séculaire, Jon éprouva un soulagement indicible. Soudain, Mormont tira sur les rênes et, se retournant sur sa selle, aboya : « Tarly ? ici ! »

Sam poussa sa jument mais, à lire l’effroi de sa physionomie, nul doute qu’il ne s’attendît à quelque réprimande. « Si gras que tu sois, tu ne manques pas de jugeote, mon garçon, gronda le Vieil Ours. Du bon boulot, là-bas. Toi aussi, Snow. »

A voir Sam virer du vert à l’écarlate et s’empêtrer vainement la langue à bafouiller des politesses, Jon ne put réprimer un sourire.

Dès qu’ils eurent atteint l’orée, Mormont éperonna son rude bourrin pour le mettre au trot. Au même instant, Fantôme débouchait en trombe à leur rencontre, les babines rouges et se pourléchant. Là-haut, sur le Mur, les sentinelles saluèrent l’approche de la colonne au son lugubre et graillonneux du cor. Une seule note tenue qui, sur des milles et des milles, ébouriffa la forêt, que la paroi de glace répercuta – HouOuOuOuOuOuOuoooooooooooooooooooooooooo… – dont peu à peu s’éteignirent les vibrations. Une seule note. En code : retour de patrouille. Au moins j’aurai été patrouilleur pendant une journée, songea Jon. Et nul ne pourra, quoi qu’il advienne, me le dénier.

La figure congestionnée, Bowen Marsh les attendait, fébrile, à la première grille du boyau de glace. « Il est arrivé un oiseau, messire, haleta-t-il tout en la décadenassant, il vous faut venir, vite !

— Qu’y a-t-il encore ? » se hérissa le Vieil Ours.

Avant de répondre, Marsh décocha un regard torve du côté de Jon. « C’est mestre Aemon qui a la lettre. Vous le trouverez dans votre loggia.

— Bien. Jon ? Occupe-toi de mon cheval. Et dis à ser Jaremy d’entreposer les corps dans un magasin jusqu’à la visite du mestre. » Et il s’en fut à longues enjambées farcies de grommellements. Pendant qu’ils ramenaient les bêtes aux écuries, Jon se sentit avec un profond malaise la cible de tous les regards. Tout affairé qu’il fut à malmener ses recrues, dans la cour, ser Alliser Thorne s’interrompit lui-même, un demi-sourire aux lèvres, pour le dévisager. Planté sur le seuil de l’armurerie, Donal Noye le manchot lança, lui : « Les dieux te gardent, Snow ! »

Sent mauvais, se dit-il. Très mauvais.

On transporta les cadavres dans l’une des cambuses noires qui, creusées dans la glace à la base même du Mur, servaient à conserver la viande, le grain, voire la bière, quelquefois. Avant de panser le sien, Jon contrôla que, dûment étrillé, abreuvé, le cheval de Mormont disposait d’une mangeoire pleine et, sa tâche achevée, se mit en quête de ses amis. Grenn et Crapaud montaient la garde, mais il découvrit Pyp dans la salle commune. « Que se passe-t-il ?

— Le roi est mort », chuchota Pyp.

La nouvelle l’abasourdit. Si vieux et gras que lui eût paru Robert Baratheon, lors de sa visite à Winterfell, il l’avait trouvé passablement gaillard encore et, depuis lors, nulle rumeur de maladie n’avait circulé. « Tu tiens ça d’où ?

— Un garde a entendu Clydas lire la lettre à mestre Aemon. » Il se pencha d’un air confidentiel. « Désolé, Jon. Il était l’ami de ton père, n’est-ce pas ?

— Aussi proche qu’un frère, autrefois. » Une question le tarabustait : Joffrey garderait-il Père comme Main ? Probablement pas. Dans ce cas, lord Eddard regagnerait Winterfell, et les filles aussi. Peut-être lord Mormont lui accorderait-il la permission de leur rendre visite, alors ? Quel bonheur ce serait que de revoir Arya, de causer avec Père ! Je l’interrogerai sur ma mère, résolut-il. Maintenant que je suis un homme, il n’est que temps d’apprendre la vérité. Fût-elle une pute, je m’en contrefiche, je veux savoir.

« Hake prétend que les morts étaient des hommes de ton oncle, c’est vrai ?

— Oui. Deux des six qui l’accompagnaient. Un bon bout de temps qu’ils sont morts, seulement… les corps sont bizarroïdes.

— Bizarroïdes ? » Pyp brûlait de curiosité. « Comment ça, bizarroïdes ?

— Sam te dira. » Il n’avait aucune envie d’en parler. « Il me faut aller voir si le Vieil Ours a besoin de moi. »

En gagnant, seul, la tour de la Commanderie, une sourde appréhension le travaillait au point que, dans les yeux des frères en faction, il crut lire une exagération de solennité. « Le Vieil Ours est dans sa loggia, lui dit l’un. Il te réclamait. »

Jon acquiesça d’un hochement. Un peu contrit de n’être pas venu directement, il se hâta jusqu’à l’étage, non sans se répéter : Il veut du vin, ou du feu dans sa cheminée, voilà tout.

Le corbeau salua son entrée en criant : « Grain ! » d’un ton courroucé, «grain ! grain ! grain ! »

« N’en crois rien, maugréa Mormont, je viens juste de lui en donner. » Assis près de la fenêtre, il lisait une lettre. « Sers-moi une coupe de vin et emplis-en une pour toi.

— Pour moi, messire ? »

Mormont leva les yeux vers lui. D’un air compatissant, impossible de s’y méprendre. « Tu as bien entendu. »

Nullement dupe qu’il repoussait ainsi l’échéance, Jon se mit à verser avec un excès de soin mais, la chose faite – et elle le fut bien trop tôt –, plus moyen de se dérober. « Assieds-toi, mon garçon, commanda Mormont. Bois. »

Jon demeura debout. « C’est de mon père qu’il s’agit, n’est-ce pas ? »

Le Vieil Ours tapota la lettre du doigt. « De ton père et du roi, grogna-t-il. Je ne vais pas te mentir, c’est grave. Du diable si je m’attendais, à mon âge, à jamais voir un nouveau roi, quand Robert était deux fois moins vieux que moi et fort comme un taureau. » Il sirota une gorgée. « Il avait la passion de la chasse, à ce qu’il paraît. Nos passions nous détruisent toujours, petit. Rappelle-toi ça. Mon fils était fou de son tendron de femme. Une écervelée. Sans elle, jamais il n’aurait seulement songé à vendre ces braconniers. »

A tout cela, Jon n’entendait goutte. « Je ne comprends pas, messire. Qu’est-il arrivé à mon père ?

— Je t’ai dit de t’asseoir », éructa Mormont. « T’asseoir ! » glapit le corbeau. « Et de boire, crebleu. C’est un ordre, Snow. »

Jon prit un siège et trempa ses lèvres.

« Lord Eddard a été jeté en prison. On l’accuse de trahison. Il aurait comploté avec les frères de Robert pour écarter le prince Joffrey du trône.

— Non ! s’emporta Jon. Cela ne se peut. Jamais Père ne trahirait le roi.

— Vrai ou faux, je n’ai pas à me prononcer. Ni toi.

— Mais c’est un mensonge ! » s’enferra Jon. Comment pouvait-on ? Accuser Père de traîtrise…, étaient-ils tous devenus fous ? Comme si lord Eddard Stark pouvait jamais se déshonorer ! Comme…

Il a procréé un bâtard, insinua une petite voix. Quel honneur y avait-il là ? Et ta mère, dis ? Il n’en prononçait même pas le nom…

« Et maintenant, messire ? On va l’exécuter ?

— Ça, je l’ignore… Je compte envoyer une lettre. Dans le temps, j’ai connu certains des conseillers du roi : le vieux Pycelle, lord Stannis, ser Barristan… De quelque crime que soit coupable ou innocent ton père, il est un grand seigneur. On doit lui accorder licence de prendre le noir pour se joindre à nous. Les dieux savent à quel point nous manquons d’hommes de sa trempe. »

Effectivement, des grâces de cet ordre avaient été prononcées pour les cas similaires, par le passé… Pourquoi lord Eddard n’en bénéficierait-il pas ? Père ici ! L’idée faisait un drôle d’effet. Et un effet drôlement désagréable. Dépouiller Père de Winterfell ? le contraindre à endosser le noir ? mais cela serait monstrueux, tellement inique ! A moins que telle fut sa seule chance de salut…

Joffrey l’accorderait-il seulement ? Son outrecuidance à l’endroit de Robb et de ser Rodrik, dans la cour de Winterfell, n’annonçait guère de mansuétude. La présence de Jon ? bien beau déjà s’il l’avait remarquée, les bâtards ne méritant pas même l’hommage de ses mépris. « Le roi daignera-t-il vous écouter, messire ? »

Le Vieil Ours haussa les épaules. « Un roitelet… Je veux croire qu’il écoutera sa mère. Si seulement le nain se trouvait près d’eux ! Il est l’oncle du gosse, et son séjour ici lui a permis de mesurer notre dénuement. Une catastrophe, vois-tu ? qu’il soit prisonnier de madame ta mère.

— Lady Stark n’est pas ma mère ! » rappela-t-il vertement. Il n’avait eu personnellement qu’à se louer de Tyrion Lannister. Un véritable ami. Quant à elle… S’il arrivait malheur à lord Eddard, on pourrait autant le reprocher à Catelyn Tully qu’à Cersei Lannister. « Et mes sœurs, messire ? Arya et Sansa ? elles se trouvaient avec Père. Sauriez-vous… ?

— Pycelle ne les mentionne pas, mais il est impossible qu’on ne les traite pas avec égards. Je m’enquerrai d’elles dans ma lettre. » Il hocha longuement la tête. « Voilà qui nous tombe dessus au pire moment. Juste quand le royaume risque d’avoir le plus pressant besoin d’un roi à poigne… Cela nous promet des jours sombres et des nuits glacées, toute ma carcasse m’en avertit… » Puis, appesantissant sur Jon un regard aigu : « Et toi, garde-toi bien de faire une sottise, s’il te plaît. »

Il s’agit quand même de mon père ! avait-il envie de gueuler, mais à quoi bon ? Cet argument-là, Mormont se refuserait à l’admettre. Il se sentait la gorge sèche, s’imposa de boire une gorgée de plus.

« Ton devoir est ici, désormais, lui rappela son chef. Ton ancienne existence s’est achevée le jour où tu as pris la tenue noire.

Noire ! » lui fit écho, d’une voix rauque, son corbeau, mais il poursuivit, impavide : « Ce qu’ils feront à Port-Réal ne nous concerne nullement. » Faute de réponse, il termina son vin et reprit : « Tu peux t’en aller. Je n’aurai plus besoin de toi aujourd’hui. Demain, je compte que tu m’aideras à rédiger cette fichue lettre. »

Sans même s’en apercevoir, Jon se leva, quitta la loggia. Il ne reprit conscience que dans l’escalier, sur la pensée : Il s’agit de mon père, il s’agit de mes sœurs, et cela ne me concernerait nullement ?

L’un des gardes, dehors, lui dit avec un bon regard : « Courage, mon gars, les dieux sont cruels. »

Ils sont au courant, saisit-il. « Mon père n’est pas un traître ! » s’étrangla-t-il. Au fond de sa gorge, les mots eux-mêmes semblaient conspirer à le suffoquer. Le vent se levait, le froid, dans la cour, reprenait ses droits. L’été des esprits tirait à sa fin.

Le reste de l’après-midi s’écoula comme dans un rêve. Ses allées et venues, ses faits et gestes, ses paroles ou ses interlocuteurs, Jon eût été fort en peine d’en rendre compte. Il ne percevait nettement que la présence constante et muette de Fantôme à ses côtés. Elle le réconfortait. Les filles n’ont même plus ça, songeait-il. Leurs loups pouvaient les sauvegarder, mais Lady est morte et Nymeria perdue. Les voilà toutes seules au monde.

Vers le soir, le vent tourna carrément au nord, virulent. On l’entendait couiner contre le Mur et fustiger les parapets quand Jon pénétra dans la salle commune pour le dîner. Hobb avait concocté un civet de venaison riche de carottes, d’orge et d’oignons. Rien qu’à s’en voir servir une double portion et attribuer le quignon croustillant, Jon sut à quoi s’en tenir. Il est au courant. Un regard circulaire, et les têtes se détournèrent vivement, les yeux s’esquivèrent avec discrétion. Ils sont tous au courant.

Ses amis l’investirent, eux. « Nous avons demandé au septon d’allumer un cierge à l’intention de ton père », annonça Matthar. Et Pyp de carillonner : « C’est un mensonge, nous savons tous que c’est un mensonge, même Grenn sait que c’est un mensonge. » Grenn confirma d’un hochement convaincu. Sam lui étreignit la main. « Puisque tu es mon frère, maintenant, il est mon père, à moi aussi. Si tu veux ressortir prier les anciens dieux parmi les barrals, je t’accompagne. »

Une offre vraiment stupéfiante, de la part d’un Sam. Et sincère, partie du cœur.Ils sont mes frères. Autant que Robb, Bran et Rickon…

Un rire explosa, là-dessus, un rire aussi cinglant et cruel qu’un fouet, celui de ser Alliser Thorne qui lança à la cantonade : « Pas qu’un bâtard, holà ! un bâtard de traître ! »

Mais déjà Jon avait bondi sur la table, poignard au poing et, comme Pyp se cramponnait à sa jambe, la dégageait, dévalait entre les convives et envoyait valser le bol que tenait l’ennemi. Le civet vola de toutes parts, éclaboussant les frères. Thorne recula. On beuglait, autour, mais Jon n’entendait rien, qui, d’un coup direct à la face, en eût crevé les maudits yeux glacés si Sam ne s’était interposé a temps, tandis que, tel un singe, Pyp se cramponnait à ses épaules, que Grenn lui maintenait le bras et que Crapaud lui arrachait l’arme des doigts.

Plus tard, bien plus tard, après qu’on l’eut ramené sous bonne escorte à sa cellule, Mormont, son corbeau sur l’épaule, descendit le voir. « Je t’avais pourtant prévenu : pas de sottises, mon gars… !

Gars ! » fit chorus l’oiseau.

Mormont secoua la tête d’un air écœuré. « Quand je pense… Et je fondais tant d’espoirs sur toi. »

Il lui fit retirer son poignard, son épée, puis le consigna dans sa cellule jusqu’à ce qu’un conseil de guerre statue sur son sort, et, peu soucieux d’être désobéi, ordonna d’en garder la porte, interdit toutes visites mais, afin d’épargner au reclus le tourment d’une solitude trop rigoureuse, lui concéda Fantôme pour compagnie.

« Mon père n’est pas un félon », dit Jon au loup, après qu’on les eut laissés tête à tête. Les yeux sur lui, le loup, muet, ne cilla. Jon se laissa glisser à terre, le dos au mur et, les bras autour des genoux, se mit à fixer la chandelle placée sur la table près de son grabat. La flamme oscillait, vacillait, mobilisait l’ombre à l’entour, le froid semblait s’aggraver, l’obscurité s’accentuer. Je ne fermerai pas l’œil, cette nuit, songea-t-il.

Il dut s’assoupir néanmoins, car il s’aperçut brusquement que la chandelle s’était consumée, qu’il avait les jambes engourdies et nouées de crampes. Dressé sur ses pattes arrière, Fantôme grattait à la porte. Fou, ce qu’il avait grandi. « Qu’y a-t-il, Fantôme ? » appela-t-il tout bas. Le loup tourna la tête, le toisa, les crocs découverts sur un grondement silencieux. Il est fou ? ! « Fantôme…, c’est moi », murmura-t-il, le plus paisiblement qu’il put. Il tremblait, cependant, des tremblements irrépressibles. Depuis quand faisait-il si froid ?

Fantôme s’écarta de la porte. Ses griffes en avaient profondément entaillé le bois. Jon le regarda, de plus en plus anxieux. « Quelqu’un dehors, là, n’est-ce pas ? » chuchota-t-il. Aplati au sol, le loup rampait à reculons, l’échine hérissée.Le garde. Le garde qu’on a laissé sur le seuil. Fantôme le sent à travers la porte, voilà tout, rien d’autre.

Lentement, il se mit sur pied. Il grelottait sans y pouvoir mais déplorait de n’avoir plus d’épée. Trois pas rapides le menèrent jusqu’à la porte. Il saisit la poignée, tira sans ambages, le couinement des gonds faillit de peu le faire bondir.

Recroquevillé comme un pantin de son sur les marches étroites, le garde le dévisageait. Le dévisageait, oui, encore qu’à plat ventre. Mais sa tête était à l’envers.

Impossible. Impossible à la tour de la Commanderie. Gardée nuit et jour. Impossible. C’est un cauchemar. Je suis en train de faire un cauchemar.

Mais Fantôme se faufila dehors, grimpa quelques marches, s’arrêta pour regarder Jon qui, soudain, entendit la chose : un imperceptible crissement de botte contre la pierre, le bruit d’un loquet qu’on tourne. Cela provenait de l’étage au-dessus. Des appartements du lord commandant.

Un cauchemar ? sans doute, mais éveillé.

L’épée du garde se trouvait encore au fourreau. Jon s’agenouilla pour la dégainer. La solidité de l’acier dans son poing lui rendit un rien de hardiesse, et il commença à monter derrière Fantôme et ses pas feutrés. A chaque détour du colimaçon l’épiaient en tapinois des ombres. Aussi progressait-il avec circonspection, tâtant d’estoc chaque obscurité suspecte.

Tout à coup retentit, strident, le croassement du corbeau de Mormont. « Grain ! piaillait-il, grain ! grain ! grain ! grain ! grain ! grain ! » Fantôme ne fît qu’un bond, Jon le suivit à quatre pattes. La porte de la loggia béait, grande ouverte, le loup s’y précipita, mais Jon, lame en main, s’immobilisa sur le seuil, le temps d’accommoder. Les lourds rideaux tirés sur les fenêtres entretenaient dans la pièce des ténèbres d’encre. « Qui va là ? » cria-t-il.

Alors, il discerna la chose, ombre au sein des ombres, qui se glissait vers la porte de la cellule où couchait Mormont, la chose, une forme humaine vêtue de noir, manteau noir et capuchon noir…, mais dont les yeux, sous le capuchon, brûlaient d’un feu glacé, bleu, si bleu… !

Fantôme bondit. L’homme et le loup tombèrent, enchevêtrés, sans un cri, sans un grognement, roulèrent au sol en écrasant un siège, renversèrent une table chargée de papiers, tandis que le corbeau, dans des battements d’ailes affolés, persistait à piailler : « Grain ! grain ! grain ! grain ! », et qu’avec l’impression d’être aussi aveugle que mestre Aemon, Jon se glissait, le dos au mur, vers la première baie pour en arracher le rideau. Alors, à la faveur du clair de lune qui, d’un coup, inonda la loggia, il distingua des mains noires enfouies dans la fourrure blanche, de sombres doigts boursouflés qui serraient son loup à la gorge, et Fantôme avait beau claquer des mâchoires, se tortiller, flageller l’air de ses quatre pattes, il ne parvenait pas à se libérer.

Jon n’eut même pas le loisir d’une quelconque peur. Il se rua en hurlant et, de toutes ses forces, de tout son poids, abattit son arme. Mais si l’acier trancha bel et bien manche et peau et os, cela rendit un son si faux, l’odeur qu’exhala la chose était si puissante et si froide, si extravagante que Jon faillit en dégobiller. Surtout que le bras gisait bien au sol mais, dans une flaque de lune, les doigts noirs persistaient a se démener. Fantôme, enfin, parvint à dénouer l’étreinte de l’autre main et, toute langue hors, à ramper à l’écart.

Comme la chose au capuchon levait une face blême, Jon l’y frappa sans hésitation. L’épée fracassa la pommette et, arrachant la moitié du nez, fendit la joue suivante au ras des yeux, de ces yeux…, de ces yeux… qui persistaient à flamboyer d’un bleu si bleu, d’un bleu minéral, d’un bleu d’astre. Et, soudain, Jon le reconnut et recula épouvanté. Othor, bons dieux. Il est mort, il est mort. J’ai vu son cadavre. Vu, vu, vu, de mes propres yeux.

Il sentit quelque chose agripper sa cheville. Des doigts noirs se crispèrent sur son mollet. Le bras lui escaladait prestement la jambe en griffant la laine et la chair. Avec un cri de dégoût sauvage, Jon inséra vivement la pointe de l’épée entre sa cuisse et l’horrible bête et, d’une pesée, l’envoya baller. Elle persista à se convulser, les doigts à s’ouvrir et se refermer.

Une embardée propulsa le cadavre. Il ne saignait pas. Ne souffrait apparemment pas de son amputation ni de sa figure quasiment sectionnée en deux. Jon brandit à nouveau son arme. « Au large ! » ordonna-t-il, mais d’une voix devenue perçante. « Grain ! piaillait le corbeau, grain ! grain ! » A terre, tel un serpent blême à tête en forme de doigts noirs, le bras coupé gigotait toujours comme pour s’extirper de la manche en loques. Fantôme s’abattit dessus, y planta ses dents, les phalanges craquèrent, tandis que Jon, frappant le cadavre au col, sentait l’acier mordre et pénétrer à fond. Alors, le mort se jeta sur lui si brutalement qu’il le culbuta. La table renversée le cueillit entre les épaules, et le choc lui coupa le souffle. L’épée ? où était l’épée ? maudite épée ! il l’avait perdue… Sa bouche s’ouvrit sur un hurlement, la chose y engouffra ses doigts de charogne, et il eut beau, tout en dégueulant, tenter de se dégager, la chose était trop lourde, et la main ne cessait de s’enfoncer, glaciale, vers l’arrière-gorge, parmi les glaires, s’enfonçait à force, et la face hideuse se plaquait contre sa figure, emplissait le monde. Du givre couvrait ses yeux, des paillettes bleues. Les ongles de Jon éraflaient une chair glaciale, ses pieds ruaient en vain contre des jambes insensibles, et il mordait en vain, cognait en vain, cherchait l’air en vain…

… quand, tout à coup, plus de poids sur lui, et les doigts battaient en retraite, mais il ne parvint qu’à se laisser rouler sur le côté, dégueulant, tremblant. Fantôme avait pris le relais. Il regarda le loup enfouir ses crocs dans les tripes de la chose, les tirer, les déchiqueter, il regarda cette horreur pendant une éternité sans trop comprendre, à demi conscient, finit par se rappeler qu’il devait chercher son épée et vit lord Mormont qui, nu comme un ver, encore assommé de sommeil, se tenait sur le seuil avec une lampe à huile, et, au sol, le bras qui, tout mutilé, rongé qu’il était, tressautait spasmodiquement en direction de ses orteils.

Il voulut jeter un cri d’alarme, il n’avait plus de voix. Il se releva en chancelant, repoussa le bras d’un coup de pied et arracha si brusquement la lampe à Mormont que la flamme manqua s’éteindre. « Brûle ! croassa le corbeau, brûle ! brûle ! brûle ! »

Une pirouette, et Jon repéra le rideau abandonné sur le plancher. A deux mains, il y projeta la lampe. Le métal se creva, le verre explosa, l’huile se répandit, le tissu imbibé s’embrasa tout d’une pièce avec un somptueux vrombissement. Et plus douce qu’aucun baiser jamais reçu parut à Jon la chaleur qui lui rôtissait le visage. « Fantôme ! » cria-t-il.

Aussitôt, le loup lâcha sa proie pour le rejoindre, et comme la chose déjà se démenait pour se redresser, malgré les serpents noirs que déversait son ventre, Jon plongea sa main dans la fournaise, y saisit une bonne poignée d’étoffe enflammée et en parsema le cadavre. Faites qu’il brûle, ô dieux, priait-il ce faisant, pitié, pitié, faites qu’il brûle !

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