BRAN

Les Karstark arrivèrent par un matin venteux, frisquet. De leur château de Karhold, ils amenaient trois cents cavaliers et près de deux mille fantassins, dont la pâleur du soleil levant faisait au loin scintiller les piques. Un tambour les précédait, qui, sur une caisse plus grosse que lui, martelait, boum boum boum boum, une marche lente et caverneuse.

Juché sur les épaules d’Hodor, Bran lorgnait leur approche, depuis une échauguette du rempart, à travers la longue-vue de bronze de mestre Luwin. En tête venait, sous les bannières nocturnes frappées de la blanche échappée radieuse, lord Rickard en personne. A ses côtés caracolaient ses fils, Harrion, Eddard et Torrhen. Ils avaient du sang Stark dans les veines, à en croire Vieille Nan, depuis des centaines d’années, mais il n’y paraissait pas, trouva-t-il, avec leur aspect massif, leur mine farouche, la barbe drue qui leur dévorait le visage, les cheveux qui leur pendaient plus bas que la clavicule et leurs pelisses de peaux d’ours, de phoque ou de loup.

Avec eux, le ban serait au complet. Escortés chacun de ses propres troupes, les autres seigneurs se trouvaient déjà là. Bran mourait d’envie de se joindre à leurs chevauchées, d’aller voir de près les maisons d’hiver, désormais pleines à craquer, d’aller coudoyer la cohue qui, désormais, déferlait, le matin, sur la place du marché, bondait les rues défoncées par les roues, durcies par les sabots…, mais Robb lui avait interdit de quitter le château. « Nous ne pouvons gaspiller d’hommes pour assurer ta sécurité.

— J’emmènerais Eté…

— Ne fais pas ton gosse avec moi. Tu sais trop à quoi t’en tenir. Avant-hier encore, l’un des hommes de lord Bolton a poignardé l’un de ceux de lord Cerwyn à La Bûche qui fume. Mère ferait mégisser ma peau si je te laissais prendre le moindre risque. » Et comme, pour ce dire, il avait adopté le ton péremptoire du Robb seigneurial, affaire classée, point d’appel…

La mésaventure du Bois-aux-Loups motivait cette intransigeance, comment s’y tromper, lui qu’elle obsédait encore durant son sommeil ? Elle l’avait révélé démuni comme un nouveau-né, aussi incapable de se défendre que Rickon…, sauf que Rickon aurait au moins donné des coups de pied. Quelle humiliation. Robb étant presque un homme, lui-même l’était, vu le peu d’années d’intervalle entre eux. Il aurait dû pouvoir se protéger par ses propres moyens.

Voilà seulement un an – avant –, il l’aurait visitée, la ville d’hiver, quitte à s’esbigner, tout seul, en escaladant les remparts. A l’époque, rien ne l’empêchait de dégringoler quatre à quatre les escaliers, d’enfourcher son poney pas plus que de sauter de selle, ni de manier suffisamment bien son épée de bois pour faire mordre la poussière au prince Tommen. Et voici qu’il en était réduit à regarder, passivement, réduit à utiliser la lorgnette de mestre Luwin. Celui-ci lui avait appris à identifier chacune des bannières : Glover, le poing ganté de mailles, argent sur champ de gueules, et Mormont, l’ours noir, et Bolton de Fort-Terreur, l’écorché hideux, et Corbois, l’orignac, et Cerwyn, la hache de guerre, et Tallhart, les trois vigiers, et Omble, l’effroyable rugissement du titan aux chaînes brisées…

Quant aux têtes des lords, de leurs fils et de leur escorte de chevaliers, il eut tout loisir de se les assimiler durant les banquets de Winterfell. Comme la grand-salle elle-même n’était pas assez vaste pour accueillir tous les bannerets à la fois, Robb les traitait à tour de rôle et lui attribuait invariablement le siège placé à sa droite, honneur qui ne manquait pas de lui valoir, de-ci de-là, des regards de travers. De quel droit, s’il vous plaît, prenait-il le pas sur nos seigneuries, ce mioche, et infirme, en plus ?

« Ça en fait combien, maintenant ? demanda-t-il à mestre Luwin pendant que lord Karstark et les siens s’engageaient sous les portes d’enceinte.

— Douze mille hommes, ou peu s’en faut.

— Et de chevaliers ?

— Guère, dit le mestre avec une pointe d’agacement. On ne saurait être chevalier sans avoir d’abord monté la veille dans le septuaire puis reçu l’onction des sept huiles destinée à consacrer les vœux. Dans le nord, rares sont les grandes maisons qui adorent les Sept. La plupart persistent à honorer les anciens dieux et ne désignent pas de chevaliers…, mais ces seigneurs ni leurs enfants ni leurs lames liges n’en sont pour autant moins susceptibles de bravoure, d’honneur et de loyauté. Qu’un ser précède son nom ne préjuge pas de la valeur d’un homme, je te l’ai déjà dit et répété cent fois.

— Cependant, insista Bran, combien de chevaliers ? »

Le vieux soupira. « Trois cents, peut-être quatre…, contre trois mille lances d’armes qui ne sont pas ointes.

— Lord Karstark est le dernier, reprit Bran d’un air songeur. Robb va l’inviter, ce soir.

— Assurément.

— Et ils… ils partiront dans combien de temps ?

— Il faut que ce soit bientôt ou jamais. La ville d’hiver est archi-bourrée de soudards, et le pays finira dévoré si tout ce joli monde-là ne décampe incessamment. Afin d’opérer leur jonction avec Robb, d’autres – hobereaux des Tertres et gens des paluds, lord Manderly, lord Flint – stationnent déjà tout au long de la route royale. Les hostilités sont déjà ouvertes dans le Conflans, et le Conflans n’est pas la porte à côté, sais-tu ?

— Je sais… », dit Bran d’un ton presque aussi misérable que ses sentiments, tout en retournant le tube de bronze contre son interlocuteur. Fou, ce que le haut de son crâne s’était clairsemé. La peau transparaissait, rose. Ça faisait un effet bizarre, voir Luwin d’en haut quand vous l’aviez depuis toujours regardé d’en bas mais, avec Hodor pour monture, après tout, vous toisiez l’univers entier. « J’en ai assez de regarder. Remmène-moi au château, Hodor.

— Hodor ! » fit Hodor.

La manche de mestre Luwin engloutit la lunette. « Le seigneur ton frère n’aura pas de temps à te consacrer, Bran. Il lui faut accueillir lord Karstark et ses fils et leur souhaiter la bienvenue.

— Je ne compte pas le déranger. Je veux aller dans le bois sacré. » Il posa la main sur l’épaule d’Hodor. « Hodor ? »

Creusées à même le granit, des encoches tenaient lieu d’échelle à l’intérieur de l’échauguette. Sans cesser pour si peu de fredonner ses rengaines monocordes, Hodor entreprit gaillardement la descente, au risque de donner quelque vague à l’âme au gamin, calé sur son dos dans un siège d’osier. Pour confectionner celui-ci, mestre Luwin s’était inspiré de la hotte où les bonnes femmes charrient leurs fagots, et où il avait suffi de pratiquer des ouvertures pour les jambes, tout en renforçant le harnais de manière à répartir au mieux le poids de l’enfant. Pour avoir moins d’agrément que de monter Danseuse – mais Danseuse ne pouvait accéder partout –, ce moyen de locomotion vous mortifiait tout de même moins que d’être, comme un poupon… ! porté dans les bras. Hodor aussi semblait l’apprécier mais, avec Hodor, comment affirmer quoi que ce soit ? Le seul tintouin restait le passage des portes, car il arrivait à Hodor de vous oublier, et il s’y engouffrait à vous fracasser le crâne contre le linteau.

Depuis près de quinze jours que ne cessaient les allées et venues, les deux herses demeuraient relevées, sur ordre de Robb, et abaissé entre elles, même au plus fort de la nuit, le pont-levis qui les desservait. Une longue colonne de lanciers d’armes coiffés de morions de fer noir et drapés dans des manteaux de laine noire à la blanche échappée des Karstark franchissait les douves et pénétrait dans le château lorsque Bran atteignit le niveau de la cour. Avec un sourire béat qui ne s’adressait qu’à lui-même ou au tapage de ses bottes sur les madriers, Hodor la longea au trot, sans se soucier des regards torves des cavaliers. L’un d’eux s’esclaffa, mais Bran refusa de s’en formaliser. « Tu vas attirer les regards…, l’avait averti mestre Luwin lors de sa première sortie en tel équipage. On va te lorgner, jaser, certains se moquer. » Qu’ils se moquent, songea-t-il. Dans sa chambre, certes, les moqueries lui étaient épargnées, mais il n’allait pas passer sa vie au lit, non ?

Au moment de s’engager sous la voûte, il se fourra deux doigts dans la bouche, siffla, et son loup vint ventre à terre à sa rencontre, jetant la panique parmi les bêtes des lanciers. Un étalon qui se cabra en hennissant, l’œil fou, manqua même de désarçonner son maître dans un concert de cris et d’imprécations. A moins d’être accoutumés à l’odeur des fauves, les chevaux étaient tous pris de frénésie quand ils la flairaient, mais, bah, ceux-ci se calmeraient comme les autres, une fois Eté disparu. « Au bois sacré », rappela-t-il à Hodor.

Une indescriptible cohue bouleversait Winterfell lui-même. La cour retentissait du fracas des haches et des épées, du roulement des fourgons, d’aboiements de chiens. De sa vie, Bran n’avait vu tant d’étrangers, pas même lors de la visite du roi Robert. Dans l’antre béant de l’armurerie, il entraperçut Mikken qui, le torse luisant de sueur, forgeait à grands coups sonores de frappe-devant.

Après avoir tâché de ne point trop broncher lorsqu’Hodor avala de son trot allègre un seuil scabreux, il se retrouva suivre une longue venelle à peine éclairée. Quitte à soutenir sans peine l’allure, Eté levait par intermittence vers lui ses prunelles d’or fluide, mais le moyen, dites, de le caresser, depuis le faîte du colosse ? partie remise…

Au sein du chaos tapageur qu’était devenu le château, le bois sacré formait comme un îlot de paix dans la tempête. Hodor se faufila de fût en fût parmi le dru des vigiers, des chênes, des ferrugiers jusqu’à l’étang de l’arbre-cœur et, toujours fredonnant, s’immobilisa sous les branches noueuses de ce dernier. A deux mains, Bran en saisit une pour se hisser hors de la hotte, en extraire ses jambes mortes, et il demeura dans cette posture, oscillant en suspens, la face enfouie dans la lie des feuilles, jusqu’à ce qu’Hodor s’avisât de l’en tirer pour le déposer sur la pierre lisse, tout au bord de l’eau. « Je veux rester seul un moment, dit-il alors. Va te tremper, va.

— Hodor ! » acquiesça Hodor avant de s’évanouir dans l’ombre vers la lisière où, juste sous la façade de l’hostellerie qu’elle tapissait de mousse, fumait nuit et jour une source chaude assez abondante pour alimenter trois réservoirs. Or, si Hodor haïssait l’eau froide, si la menace du savon le rendait agressif comme un chat sauvage acculé, rien ne l’enchantait comme de s’immerger dans le plus bouillant des bassins, d’y trôner des heures durant, non sans offrir à la moindre bulle venue des fonds vert noir cloquer à la surface l’écho de rots tonitruants.

Quant à Eté qui, une fois désaltéré, s’était allongé près de lui, Bran se mit à le grattouiller sous la mâchoire, et tous deux goûtèrent de conserve un moment de sérénité. Ces lieux, Bran les avait toujours chéris, même avant, mais il éprouvait de plus en plus d’attrait pour eux. Le barral lui-même avait cessé de l’effrayer, et, tout obsédant qu’il demeurait, le regard sanglant de sa face blême lui procurait désormais une espèce de réconfort. Les dieux veillaient sur sa personne, se disait-il. Les anciens dieux, les dieux des Stark, des Premiers Hommes et des enfants de la forêt, les dieux de Père. Il puisait dans leur vue un sentiment de sécurité totale, et le silence absolu du bois favorisait l’essor de sa pensée. Il n’avait jamais tant pensé que depuis sa chute, tant pensé, tant rêvé, tant conversé avec les dieux.

« Faites que Robb ne parte pas », pria-t-il tout bas. Sa main songeuse balayait l’eau froide, ses yeux songeurs admiraient s’élargir les rides jusqu’à l’autre bord. « Faites qu’il reste. Ou, s’il faut vraiment qu’il s’en aille, faites qu’il nous revienne sain et sauf, ainsi que Mère et Père et les filles. Et faites…, oh, faites que Rickon comprenne. »

Depuis qu’il avait appris le départ incessant de Robb pour la guerre, le benjamin s’était ensauvagé comme orage hivernal, abattu tantôt, tantôt furibond. Après avoir refusé toute nourriture et, non content de pleurer, sangloter à longueur de nuit, fini par boxer Vieille Nan lorsqu’elle avait prétendu l’assoupir par une berceuse, le lendemain, il disparaissait. De sorte qu’il fallut mobiliser la moitié du château pour le retrouver, non sans mal, terré dans les cryptes. Encore voulut-il, armé d’une épée rouillée subtilisée à l’un des feus rois, tailler des croupières à ses libérateurs. Les assaillit également, tel un démon vomi par les ténèbres et aussi détraqué que son maître, Broussaille qui, babine baveuse, œil sulfureux, mordit Gage au bras, Mikken à la cuisse, et que seule l’intervention conjointe de Robb et Vent Gris réduisit à merci. Depuis lors, Farlen le tenait enchaîné au chenil, et Rickon, inconsolable de sa solitude, en profitait pour pleurer tant et plus…

Dans ces conditions, mestre Luwin déconseillait à Robb de quitter Winterfell, et Bran plaidait dans le même sens, tant pour lui-même que pour Rickon, mais peine perdue, Robb hochait seulement la tête et répétait, buté : « Je ne tiens pas à partir. Je le dois. »

Ce n’était pas entièrement faux. Quelqu’un devait effectivement aller tenir le Neck et appuyer les Tully contre les Lannister, Bran en convenait, mais ce quelqu’un n’était pas forcément Robb. Son frère aurait pu confier le commandement à Hal Mollen ou Theon Greyjoy ou l’un des principaux bannerets. Mestre Luwin l’en pressait du reste instamment, mais Robb ne l’entendait pas de cette oreille. « Jamais le seigneur mon père ne tolérerait d’envoyer des hommes à la mort en restant lui-même blotti comme un pleutre entre les murs de Winterfell. » Le ton, la pose, tout, Son Excellence Robb le lord.

Il lui semblait d’ailleurs presque un étranger, maintenant, métamorphosé, lord pour de vrai, quoiqu’il n’eût pas encore seize ans révolus. Même les vassaux de Père y paraissaient sensibles, qui, chacun à sa manière, le mettaient à l’épreuve : Roose Bolton et Robett Glover en revendiquant tous deux, l’un tout sourire et blagueur, l’autre d’un ton brusque, l’honneur de diriger les hostilités ; la corpulente Maege Mormont en lui rappelant vertement, forte de ses cheveux gris et de sa cotte de mailles virile, qu’il pouvait être son petit-fils, qu’elle n’avait pas d’ordre à recevoir de lui…, mais il se trouva qu’équipée d’une petite-fille elle eût été trop heureuse de la lui donner. De verbe onctueux, lui, lord Cerwyn s’était comme par hasard fait escorter de sa fille, accorte et dodue jouvencelle de trente printemps qui, toujours assise à la gauche de son papa, jamais ne détachait les yeux de son assiette. A défaut de donzelles à caser, le jovial lord Corbois se fendait en présents : un cheval tel jour, un cuissot de venaison tel autre, une trompe de chasse en argent repoussé le lendemain, cela sans rien réclamer en retour…, strictement rien, hormis, s’il vous plaît, messire, certain fortin pris à son grand-père et le privilège de giboyer au nord de certaine crête et la permission de barrer le cours de la Blanchedague.

A chacun, Robb répondait avec une courtoisie légèrement distante qui, digne à tous égards de Père, ployait les désirs à sa volonté.

Et lorsque lord Omble, que ses hommes surnommaient Lard-Jon, parce qu’aussi grand qu’Hodor il avait deux fois son ampleur, menaça de retirer ses forces s’il se retrouvait marcher derrière les Cerwyn ou les Corbois, « Vous auriez tort de vous en priver, répliqua Robb, avant d’ajouter, tout en grattant Vent Gris derrière les oreilles : Nous nous ferons un plaisir, sitôt débarrassés des Lannister, de remonter vers le nord vous débusquer de votre forteresse et de vous pendre comme parjure. » Hors de lui, Lard-Jon balança un pichet de bière dans l’âtre et, entre autres aménités, beugla qu’un bleu pareil devait pisser des myosotis puis, comme Hallis Mollen tentait de s’interposer, il le jeta à terre d’un coup de poing, renversa une table d’un coup de pied et dégaina la plus énorme et la plus laide des épées que Bran eût jamais contemplée, tandis que comme un seul homme se dressaient le long des bancs, prêts à l’imiter, ses fils, frères et lames liges.

Or, sans s’émouvoir pour si peu, Robb n’eut qu’un mot à dire et, le temps d’un clin d’œil et d’un grondement, lord Omble s’étalait à terre, son arme valsait à trois pieds de lui, deux doigts manquaient à sa main sanglante. « Le seigneur mon père, commenta Robb, m’a appris que dénuder l’acier contre son suzerain se payait de mort, mais sans doute vous proposiez-vous simplement de me couper ma viande ? » Les tripes liquéfiées, Bran regarda le colosse qui, vaille que vaille, se relevait, la lippe rougie de sucer ses moignons…, mais sa stupeur ne connut plus de bornes en l’entendant partir d’un rire colossal et rugir : « Ta viande… ! » entre deux hoquets, « bigrement coriace, ta viande ! »

Et de devenir, là-dessus, le bras droit de Robb, son champion le plus intraitable, et de clamer à tous échos que ce mouflet de seigneur-là, parole, c’était du pur Stark, que diable ! et qu’il serait avisé de plier les genoux devant, si l’on n’avait une furieuse envie de se les faire boulotter…

Triomphe inespéré mais triomphe coûteux. Le soir même, après que les feux s’étaient consumés dans la grande salle, Bran voyait survenir dans sa chambre un Robb blême et défait. « J’ai cru qu’il allait me tuer, confessa-t-il. Rien qu’à sa manière d’envoyer Mollen bouler comme il aurait fait de Rickon, hein ? bons dieux, je crevais de frousse ! Et il n’est pas le plus dangereux…, seulement le plus fort en gueule. Sais-tu ce qui m’obsède exclusivement quand, sans jamais piper mot, lord Roose se contente de me fixer ? l’idée de la pièce où, à Fort-Terreur, les Bolton suspendent la peau de leurs ennemis.

— Ce n’est qu’une fable de Vieille Nan ! » protesta Bran. Mais sa voix manquait quelque peu d’assurance. « Non ?

— J’ignore. » Il secoua la tête d’un air accablé. « Lord Cerwyn prétend emmener sa fille dans le sud. Pour n’être pas privé de ses petits plats, dit-il. Theon affirme que je la trouverai dans mon paquetage, une nuit. Et moi, je voudrais tellement… tellement que Père soit là… ! »

Le seul point sur lequel ils fussent entièrement d’accord, Bran comme Rickon et comme Robb le lord. Une même nostalgie de Père. Mais lord Eddard se trouvait à des milliers de lieues, captif en quelque cul-de-basse-fosse, ou traqué, fuyant au péril de ses jours, voire mort, déjà. Apparemment, nul ne savait au juste, chaque nouveau voyageur déballait sa version, de préférence plus horrible que la précédente. Empalées sur des piques, les têtes des gardes de Père pourrissaient aux créneaux du Donjon Rouge. Le roi Robert avait péri de la main même de lord Eddard. Les Baratheon assiégeaient Port-Réal. Lord Eddard s’était réfugié dans le sud avec cette canaille de Renly. Arya et Sansa avaient été assassinées par le Limier. Mère avait trucidé le Lutin et pendu son cadavre aux murs de Vivesaigues. Lord Tywin Lannister marchait sur les Eyrié, brûlant et massacrant tout sur son passage. Un soûlard allait jusqu’à claironner partout que, revenu d’entre les morts, Rhaegar Targaryen recrutait à Peyredragon une armée prodigieuse de héros mythiques pour revendiquer le trône de ses pères.

Et ni moins cruelle ni plus crédible ne parut la réalité lorsqu’un corbeau survint, chargé d’une lettre scellée du sceau personnel de Père et cependant rédigée de la main de Sansa. « Elle dit qu’avec ses complices, les frères du roi, il s’est rendu coupable de félonie… » La mine de Robb devant cet infâme torchon, jamais, jamais Bran ne l’oublierait. « Le roi Robert n’est plus. Mère et moi nous voyons sommés d’aller là-bas jurer fidélité à Joffrey. Sansa dit que nous devons nous montrer loyaux. Qu’elle se fait fort, lorsqu’elle aura épousé Joffrey, d’obtenir de lui la grâce de notre père. » Son poing se referma sur la lettre, en fit une boule. « Et elle ne dit rien d’Arya, rien, ne fût-ce qu’un mot, rien. Maudite soit-elle ! Elle est folle, ou quoi ? »

En son for, Bran se sentait glacé. « Elle a perdu son loup », dit-il, sans forces face au ressouvenir du jour où quatre des Stark avaient rapporté du sud les restes de Lady et où, dès avant qu’ils n’eussent franchi le pont-levis, Eté, Broussaille et Vent Gris s’étaient mis ensemble à hurler, hurler, hurler d’une voix tendue, désolée… A l’ombre du premier donjon s’étendait, ses stèles mouchetées de pâles lichens, le cimetière où, durant des éternités, les sires de l’Hiver avaient déposé leurs serviteurs fidèles, et c’est là qu’on ensevelit Lady, pendant qu’erraient, telles des ombres inapaisées, ses frères loups parmi les tombes. Elle était partie pour le sud, et voilà, seuls revenaient ses os.

Tout comme Grand-Père, le vieux lord Rickard, et l’oncle Brandon, son fils, et deux cents de ses meilleurs hommes. On n’en avait revu aucun. Et Père à son tour, parti pour le sud, avec Arya et Sansa et Jory et Hullen et Gros Tom et les autres. Et puis Mère avec ser Rodrik, et eux non plus n’étaient toujours pas revenus… Et voilà que Robb voulait partir aussi. Bon, pas pour Port-Réal, pas pour aller jurer fidélité, mais pour Vivesaigues, et l’épée au poing. Sous peine, sûr et certain, de faire exécuter Père, s’il était vraiment prisonnier. Une perspective qui terrifiait Bran au-delà de toute expression. « S’il faut absolument que mon frère parte, veillez sur lui, adjura-t-il les anciens dieux dont les yeux rouges ne le lâchaient pas, et veillez aussi sur ses hommes, sur Hal, sur Quent et sur leurs compagnons, sur lord Omble, sur lady Mormont et sur tous leurs pairs. Sur Theon, je suppose, également.Ô dieux, veillez sur eux, je vous en supplie, gardez-les de tout mal. Aidez-les à battre les Lannister, sauvez Père et ramenez-les tous à la maison. »

Un soupir de brise émut le bosquet, les feuilles sanglantes bruirent, chuchotèrent. Eté découvrit ses crocs. « Les entends, mon gars ? »

La voix fit tressaillir Bran. Sur la rive opposée se dressait, à l’ombre d’un vieux chêne qui dissimulait quelque peu ses traits, l’imposante Osha. Malgré les fers qui l’entravaient, la démarche de la sauvageonne savait demeurer aussi silencieuse que celle d’un chat. Contournant l’étang, Eté vint la flairer. Elle eut un geste de recul.

« Ici, Eté », appela Bran et, non sans la humer une dernière fois, le loup-garou bondit le rejoindre et se fourrer entre ses bras. « Que viens-tu faire ici,toi ? » Il ne l’avait pas revue depuis sa capture et savait seulement qu’elle travaillait aux cuisines.

« Ce sont aussi mes dieux, dit-elle. Il n’y en a pas d’autres, au-delà du Mur. » Déjà plus longs, châtains, touffus, ses cheveux lui donnaient, tout comme la vulgaire robe de bure brune qui avait supplanté la maille et le cuir, un air moins hommasse. « Gage me laisse parfois faire mes prières, quand le besoin m’en prend, et moi, je le laisse faire sous ma jupe, quand le besoin l’en prend. Ça compte pas, pour moi. J’aime bien l’odeur de la farine sur ses mains, puis il est pas brutal comme Stiv. » Elle esquissa une vilaine révérence. « Bon, je te quitte. Y a des chaudrons à récurer.

— Non, reste, commanda-t-il. Explique-moi ce que tu voulais dire avec “entendre les dieux”. »

Elle le scruta. « Tu demandais, ils répondaient. Ouvre tes oreilles, écoute, tu entendras. »

Il s’exécuta. « Ce n’est que le vent, reprit-il, sceptique, au bout d’un moment. Les feuilles qui frissonnent.

— Et c’est qui qu’envoie le vent, tu crois, si c’est pas les dieux ? » Un imperceptible cliquetis de fer, elle s’assit sur l’autre rive, en face de lui. Fixés par Mikken et reliés par une lourde chaîne, des anneaux de métal cerclaient ses chevilles ; à condition de mesurer ses pas, elle pouvait marcher mais dans aucun cas courir ni grimper ni monter à cheval. « Ils te voient, mon gars. Ils t’entendent parler. Ton frisson de feuilles, c’est quand ils répondent.

— Et ils disent quoi ?

— Ils sont tristes. Le seigneur ton frère, ils pourront rien pour lui, là où il va. Les anciens dieux n’ont aucun pouvoir, dans le sud. On a coupé tous les barrals, là-bas, depuis des milliers d’années. Comment veux-tu qu’ils veillent sur ton frère quand ils n’ont plus d’yeux ? »

Il n’avait pas envisagé les choses sous cet angle et en fut effrayé. Si les dieux eux-mêmes étaient impuissants à secourir son frère, de quel espoir se bercer, dès lors ? A moins qu’Osha n’entendît de travers… Il dressa l’oreille et, à nouveau, tâcha d’écouter. La tristesse, oui, peut-être, mais rien de plus.

Le frisson des feuilles s’amplifia, suivi de foulées feutrées, d’un fredonnement sourd, et Hodor émergea des arbres au petit bonheur, nu, hilare. « Hodor !

— Nos voix qui ont dû l’attirer, dit Bran. Tu as oublié de te rhabiller, Hodor.

— Hodor ! » acquiesça Hodor. Il ruisselait du col aux pieds, fumait dans l’air frais. La toison brune et drue qui couvrait son corps lui faisait comme une fourrure. Entre ses jambes dodelinait, copieuse, sa virilité.

Osha le jaugea d’un sourire acide. « Hé ben, ça, c’est du gros calibre ! S’il a pas du sang de géant, moi, je suis la reine.

— Des géants, mestre Luwin affirme qu’il n’y en a plus. Qu’ils sot tous morts, de même que les enfants de la forêt. Qu’à part les vieux os que les charrues déterrent par-ci par-là il n’en reste rien.

« Qu’il aille faire un tour au-delà du Mur, ton mestre Luwin, riposta-t-elle, et il en trouvera, ou eux le trouveront. Mon frère en a tué une. Dix pieds de haut qu’elle avait, et qu’une chétive, encore. On eu a su de douze et treize pieds. De fameux trucs, eux aussi, tout poil tout dents, que les femmes ont des barbes comme les maris, va faire un peu la différence. Elles prennent pour amants des mâles humains, et c’est de là que viennent les sang-mêlés. Avec nous, c’est beaucoup plus dur. Leurs hommes sont tellement gros qu’avant de lui faire un gosse ils t’ont fendu la fille en deux. » Elle lui sourit. « Mais tu sais pas de quoi je cause, hein, mon gars ?

— Si fait ! » protesta-t-il avec véhémence. L’accouplement, il connaissait, pour avoir vu cent fois les chiens, dans la cour, et regardé un étalon saillir une jument. Mais en parler lui causait un profond malaise. Il se retourna vers Hodor. « Retourne prendre tes vêtements, Hodor. Va t’habiller.

— Hodor ! » Empruntant le même chemin qu’à l’aller, Hodor se coula parmi les branches basses dans le taillis.

Il est décidément de taille monstrueuse, songea Bran en le regardant s’éloigner. « Il y a vraiment des géants, au-delà du Mur ? demanda-t-il, à demi convaincu.

— Des géants, et pire que les géants, mon petit seigneur. J’ai tenté d’avertir ton frère quand il m’interrogeait, lui et ton mestre et votre goguenard de Greyjoy. Les vents froids se lèvent, et les hommes qui s’éloignent de leurs feux ne reviennent pas… ou, s’ils reviennent, ils ne sont plus des hommes, seulement des choses animées, avec des yeux bleus et des mains noires et glacées. Pourquoi crois-tu que je filais vers le sud avec Stiv et Hali et cette bande d’imbéciles? Et ce brave doux dingue entêté de Mance qui se figure qu’il va tenir…, comme si les marcheurs blancs, c’était comme vos patrouilles, il en sait quoi ? Libre à lui, si ça l’amuse, de se titrer roi-d’au-delà-du-Mur, qu’est-ce qu’il est ? rien qu’une vieille corneille noire de plus évadée de votre Tour Ombreuse. Il n’a jamais goûté l’hiver. Tandis que moi, mon petit, j’y suis née, là-bas, comme ma mère et sa mère et la mère de sa mère, on en est, nous, du Peuple Libre, et on se souvient. » Elle se leva dans un cliquetis de ferraille. « Ton petit seigneur de frère, j’ai bien tenté de l’avertir, et hier encore, dans la cour. “M’sire Stark ?”, j’ai appelé, polie, déférente et tout, tu crois qu’il m’a vue ? transparente ! et cette andouille en sueur de Lard-Jon Omble me gargouille : “Pousse-toi !” Tant pis, je dis. Je vais traîner mes fers et fermer ma gueule, là. Pas pires sourds que ceux qu’écoutent pas.

— Amoi, dis-le ? Robb m’écoutera, je le sais.

— Maintenant? Verrons… Dis-lui toujours ceci, petit, dis-lui qu’il part du mauvais côté. C’est au nord qu’il devrait mener ses épées. Au nord, tu entends ? pas au sud. »

Bran hocha du chef. « Je le lui dirai. »

Mais Robb, ce soir-là, ne présidait pas le banquet dans la grande salle. Afin de mettre la dernière main aux plans de la longue marche à venir, il recevait à dîner dans la loggia lord Rickard, lord Omble et la fine fleur des bannerets. A Bran échut donc la tâche de le suppléer au haut bout de la table et d’y traiter les fils de lord Karstark et des amis triés sur le volet. Tous occupaient déjà leur place quand Hodor l’apporta à la sienne et s’agenouilla près de la cathèdre afin de permettre à deux serviteurs de l’extirper de sa hotte. Le silence s’était fait instantanément, l’assistance entière faite un seul regard des plus éprouvant quand Hallis Mollen annonça : « Brandon Stark de Winterfell, messires.

— Soyez les bienvenus dans nos foyers, dit Bran avec quelque raideur, et permettez-moi de vous offrir le pain et le vin en l’honneur de notre amitié. »

L’aîné des Karstark, Harrion, s’inclina, ses frères l’imitèrent, mais, comme ils se rasseyaient, Bran saisit, par-dessus le vacarme des coupes à vin, de cruelles bribes des propos qu’échangeaient à voix basse les deux cadets. « …mourir que vivre comme ça », marmonna l’homonyme de Père, Eddard, et Torrhen : « …bablement brisé dedans comme dehors, et trop lâche pour en finir. »

Brisé, songea-t-il avec amertume en prenant son couteau. N’était-il plus à présent que cela, brisé ? Bran le Brisé ? « Je refuse d’être brisé, chuchota-t-il d’un ton farouche à mestre Luwin, assis à sa droite. Je veux être chevalier.

— On appelle parfois mon ordre “les chevaliers de l’esprit”, répliqua Luwin. Tu es d’une intelligence hors norme quand tu t’y emploies, Bran. N’as-tu jamais envisagé l’éventualité de porter une chaîne de mestre ? Tu as des moyens d’apprendre illimités.

— C’est la magie que je veux apprendre. La corneille m’a promis que je volerais. »

Le vieillard soupira. « Je puis t’enseigner l’histoire, l’art de guérir, la botanique, je puis t’enseigner la langue des corbeaux, la manière de bâtir un château ou de diriger un bateau d’après les étoiles, je puis l’enseigner à marquer les saisons, mesurer les jours, et l’on pourrait l’enseigner mille autres choses encore à la citadelle de Villevieille. Quant à la magie, Bran, aucun homme ne serait en mesure de te l’enseigner.

— Les enfants, si ! protesta Bran. Les enfants de la forêt. » Cela lui remémora la promesse faite à Osha, et il informa Luwin de leur conversation dans le bois sacré.

Le mestre écouta poliment avant de déclarer : « Ta sauvageonne devrait donner à Vieille Nan des leçons de contes à dormir debout. Je lui reparlerai, si tu le désires, mais il vaudrait mieux ne pas ennuyer ton frère avec ces inepties. Bien assez de tourments l’accablent sans qu’il se ronge à propos de géants et de cadavres coureurs de bois. Ce sont les Lannister qui détiennent le seigneur ton père, Bran, pas les enfants de la forêt. » Il lui posa gentiment sa main sur le bras. « Songes-y sérieusement, enfant. »

Aussi, deux jours plus tard, Bran se retrouva-t-il, bien campé sur Danseuse grâce à ses harnais, faire dans la cour, sous les murs de la conciergerie, ses adieux à Robb, alors que l’aurore empourprait les nues fouettées par la bise.

« Te voici dorénavant le seigneur et maître de Winterfell », lui dit celui-ci. Il montait un étalon tout bourru de gris dont son écu gris et blanc de bois bardé de fer et frappé d’un mufle agressif de loup-garou barrait le flanc. Ceint d’une épée et d’un poignard, il portait, sous sa vaste pelisse, une cotte de mailles grise enfilée sur des cuirs blanchis. « A toi d’occuper ma place, comme j’ai fait celle de Père, en attendant notre retour.

— Je sais », répliqua Bran du fond de sa misère. Jamais il ne s’était senti si petit, si seul, si terrorisé. Il ignorait comment s’y prendre pour être lord.

« Suis les avis de mestre Luwin et prends soin de Rickon. Dis-lui bien que je reviendrai, sitôt achevée la guerre. »

Le petit avait refusé de descendre. Une flamme de défi dans ses yeux rougis, il campait dans sa chambre, là-haut. « Non ! avait-il opposé aux prières de Bran, PAS d’adieux ! »

« Je l’ai fait, gémit Bran, mais il répond que personne ne reviendra.

— Il ne peut tout de même pas rester éternellement un bambin. Il est un Stark, enfin, soupira Robb, et il aura bientôt quatre ans… ! De toute façon, Mère sera là sous peu. Et je ramènerai Père, promis. »

Sur ces mots, il fit volte-face et s’en fut au trot, flanqué de Vent Gris, sous la voûte sombre où les précédait Hallis Mollen avec la blanche enseigne de la maison Stark flottant tout en haut d’un grand étendard cendré. A sa droite et sa gauche chevauchaient Lard-Jon et Theon Greyjoy, derrière venaient en double file leurs chevaliers, et l’acier des lances étincelait dès l’orée de l’ombre et du soleil.

Bran, cependant, ruminait les propos d’Osha. Il part du mauvais côté, songeait-il avec un malaise accru. Une seconde, il eut envie de galoper à ses trousses pour crier gare, mais cette seconde d’hésitation permit à son frère de franchir la herse et de disparaître, il était trop tard.

De là-bas, derrière les remparts du château, monta, confuse, une clameur. Celle, il devina, des vivats par lesquels citadins et fantassins saluaient le passage de Robb ; saluaient lord Stark, saluaient le sire de Winterfell, sur son gigantesque étalon, dans sa longue pelisse enflée par le vent, le saluaient, lui et Vent Gris courant à ses côtés… Jamais, non, jamais ils ne me salueront de la sorte, moi, ne m’acclameront de la sorte, comprit-il avec désespoir. Le départ de Père, le départ de Robb pouvaient bien lui valoir le titre, jusqu’à leur retour, de seigneur et maître de Winterfell, il n’en demeurait pas moins Bran le Brisé. Même pas capable de descendre seul de sa propre selle. A moins de tomber.

Après que les acclamations lointaines se furent peu à peu éteintes dans le silence, après que le dernier homme eut quitté la cour, Winterfell prit un air de mort, un air d’abandon. D’un simple coup d’œil, Bran examina ce qu’il lui restait d’entourage. Des femmes, des enfants, des vieux et… Hodor. Hodor qui, malgré sa masse impressionnante, avait une mine égarée de gosse épouvanté. Qui demanda tristement : « Hodor ?

— Hodor », acquiesça Bran – mais ça signifiait quoi ?

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