Enfin ! lâcha Malicia en se débarrassant des cordes. Je croyais tout de même que des rats rongeraient plus vite.
— Ils se sont servis d’un couteau, lui rappela Keith. Et tu pourrais dire merci, non ?
— Oui, oui, dis-leur que je leur en suis très reconnaissante, fit Malicia en se relevant d’une poussée.
— Dis-leur toi-même !
— Pardon, je trouve ça tellement gênant de… parler à des rats.
— Ça se comprend, j’imagine. Si on t’a appris à les détester parce qu’ils…
— Oh, ce n’est pas ça, dit Malicia en se dirigeant vers la porte pour examiner le trou de serrure. C’est tellement… puéril, voilà. Tellement… cucul. Tellement… monsieur Lapinou.
— Monsieur Lapinou ? » couina Pêches. C’était vraiment un couinement, les mots étaient sortis comme une espèce de petit cri.
« Qu’est-ce qu’il a, monsieur Lapinou ? » demanda Keith.
Malicia mit la main dans sa poche et en sortit un paquet d’épingles à cheveux tordues. « Oh, des bouquins écrits par une imbécile, répondit-elle en triturant la serrure. Des histoires idiotes pour des gamins gnangnans. Il y a un rat, un lapin, un serpent, une poule et une chouette, ils passent leur temps à porter des habits et à parler aux hommes, et tout le monde est si gentil et correct qu’il y a de quoi en tomber carrément malade. Tu sais que mon père les a tous gardés depuis tout gamin ? L’Aventure de monsieur Lapinou, La Folle Journée de monsieur Lapinou, Rupert Ratichon tape dans le mille… Il me les a tous lus quand j’étais petite et il n’y a pas un seul beau meurtre dans aucun d’eux.
— Je crois que tu ferais mieux de te taire », dit Keith. Il n’osait pas baisser les yeux sur les rats.
« Pas de thème sous-jacent, pas d’observation sociale…» Malicia poursuivit, sans cesser de tripoter la serrure : « L’événement le plus grave, c’est quand Doris la cane perd une chaussure – un canard qui perd une chaussure, vous imaginez ? – et ils la retrouvent sous le lit après avoir passé toute l’histoire à la chercher. Tu appelles ça de la tension narrative, toi ? Moi pas. Si les auteurs doivent imaginer des histoires ridicules d’animaux qui jouent aux êtres humains, ils pourraient au moins y mettre un peu de saine violence…
— Oh là là », fit Maurice derrière la grille.
Cette fois, Keith ne baissa pas les yeux. Pêches et Pistou étaient partis. « Tu sais, je n’ai jamais eu le courage de leur avouer, fit-il comme pour lui seul. Ils croyaient que tout était vrai.
— Au pays de Fondapoil peut-être, dit Malicia qui se redressa alors que la serrure lâchait un ultime clic. Mais pas ici. Comment imaginer qu’on puisse trouver un nom pareil sans rigoler ? Allons-y.
— Tu les as fâchés.
— Écoute, on sort d’ici avant que les chasseurs de rats reviennent, oui ou non ? »
La particularité de cette fille, songea Maurice, c’est qu’elle n’entend pas sur quel ton on lui parle. Elle a du mal à entendre, pour tout dire.
« Non, fit Keith.
— Non quoi ?
— Non, je ne vais pas avec toi. Il se passe du vilain par ici, bien pire que des histoires de crétins qui volent des vivres. »
Maurice les regarda se disputer une fois de plus. Les humains, hein ? Se prennent pour les seigneurs de la création. Pas comme nous, les chats. Nous, on sait qu’on l’est. Déjà vu un chat donner à manger à un humain ? La preuve est faite.
Ça crie beaucoup, les humains, lui souffla une petite voix sous son crâne.
Est-ce ma conscience ? se demanda Maurice. Ses propres pensées lui répondirent : Qui ça, moi ? Non. Mais je me sens beaucoup mieux depuis que je leur ai avoué pour Additifs. Il passa d’une patte sur l’autre, mal à l’aise. « Bon, alors, murmura-t-il en se regardant le ventre, c’est toi, Additifs ? »
Il était perturbé depuis le moment où il s’était aperçu qu’il avait boulotté un Changé. Ils avaient des voix, pas vrai ? Admettons que tu en manges un. Admettons que sa voix te reste dans le ventre. Admettons que… le rêve d’Additifs se balade en toi. Un détail pareil a de quoi gâcher la sieste d’un chat, oh oui.
Non, fit la voix comme le bruit du vent dans les arbres au loin, c’est moi. Je suis… Araignée.
« Oh, tu es une araignée ? murmura Maurice la pensée. Je pourrais me faire une araignée avec trois pattes attachées dans le dos. »
Pas une araignée. Araignée.
Le mot faisait franchement mal. Il n’avait pas fait mal plus tôt.
Je suis maintenant dans ta tête, le chat. Les chats, les chats, mauvais comme les chiens, pires que les rats. Je suis dans ta tête et je ne m’en irai jamais.
La patte de Maurice se contracta.
Je serai dans tes rêves.
« Écoute, je ne fais que passer, chuchota un Maurice désespéré. Je ne cherche pas les ennuis. On ne peut pas compter sur moi ! Je suis un chat ! Moi-même, je ne me ferais pas confiance, et pourtant c’est moi ! Laisse-moi retrouver le bon air frais et je ne reste pas dans tes… pattes, tes cheveux, tes poils ou ce que tu veux ! »
Tu ne veux pas te sauver.
C’est vrai, se dit Maurice, je ne veux pas me sauver… Minute, si, je veux me sauver !
« Je suis un chat ! marmonna-t-il. Ce n’est pas un rat qui va me diriger. Tu as déjà essayé ! »
Oui, répondit la voix d’Araignée, mais alors tu étais fort. A présent ton petit esprit tourne en rond et il a envie qu’un autre pense à sa place. Je peux penser pour toi.
Je peux penser pour tout le monde.
Je serai toujours avec toi.
D’accord, se dit Maurice. C’est le moment de dire au revoir à Bad Igoince, alors. La fête est terminée. Les rats sont avec des tas d’autres rats, et même les deux jeunes humains sont l’un avec l’autre, mais moi je suis tout seul et j’aimerais bien m’emmener là où des voix étranges ne me parlent pas. « ’scusez-moi, dit-il en élevant la voix. On y va ou quoi ? »
Les deux humains se retournèrent pour regarder la grille.
« Hein ? fit Keith.
— J’aimerais mieux m’en aller, répondit Maurice. Retire-moi cette grille, tu veux ? Elle est complètement rouillée. Ça ne devrait pas poser de problème. Tu seras gentil. Et ensuite on se sauve…
— Ils ont fait appel à un joueur de flûte, Maurice, dit Keith. Et le clan est dispersé partout. Il sera là dans la matinée. Un vrai joueur de flûte, Maurice. Pas un faux comme moi. Ils ont des flûtes magiques, tu sais. Tu veux voir ça arriver à nos rats ? »
Sa nouvelle conscience flanqua un bon coup de pied à Maurice. « Ben, pas exactement, fit-il à contrecœur. Je ne veux pas le voir vraiment, non.
— D’accord. Alors on ne se sauve pas.
— Oh ? Et on fait quoi, alors ? demanda Malicia.
— On va parler aux chasseurs de rats quand ils reviendront », répondit Keith.
Il avait le regard songeur.
« Et qu’est-ce qui te fait croire qu’ils voudront nous parler ?
— S’ils ne nous parlent pas, ils mourront. »
Les chasseurs de rats arrivèrent vingt minutes plus tard. La porte de leur cabane fut déverrouillée, poussée violemment puis rabattue à la volée. Le second chasseur la referma aussi au verrou.
« Tu te souviens quand tu m’as dit qu’on allait se payer une soirée du tonnerre ? fit-il, hors d’haleine, en s’adossant contre le battant. J’aimerais que tu m’en reparles, parce que je crois avoir loupé cet épisode-là.
— La ferme, dit le premier chasseur.
— On m’a donné un coup de poing dans l’œil.
— La ferme.
— En plus, je crois que j’ai perdu mon portefeuille. Vingt piastres que je ne suis pas près de revoir.
— La ferme.
— Et je n’ai pas pu récupérer un seul des rats survivants du dernier combat !
— La ferme.
— Et on a aussi laissé les chiens ! On aurait pu s’arrêter pour les détacher ! Quelqu’un va les faucher.
— La ferme.
— Est-ce que les rats fendent souvent l’air comme ça ? A moins que ce soit un phénomène dont on entend seulement parler quand on est un chasseur de rats de grande ex-pé-rien-ce ?
— Je t’ai déjà dit de la fermer ?
— Oui.
— La ferme. D’accord, on s’en va tout de suite. On ramasse l’argent et on pique un bateau à quai, d’accord ? On va laisser ce qu’on a pas vendu et filer.
— Comme ça ? Jeannot Sans-les-mains et ses gars remontent la rivière demain soir pour récupérer le chargement suivant et…
— On s’en va, Bill. Je sens que ça tourne mal.
— Comme ça ? Il nous doit deux cents piast…
— Oui ! Comme ça ! Il est temps de partir ! C’est cuit, l’oiseau s’est envolé, on a d’autres chats à fouetter ! Le… C’est toi qui as dit ça ?
— Dit quoi ?
— T’as pas dit : « J’espère bien » ?
— Moi ? Non. »
Le chasseur fit du regard le tour de la cabane.
Personne.
« Bon, d’accord, reprit-il. La nuit a été longue. Écoute, quand ça commence à tourner mal, c’est qu’il est temps de partir. Sans éclats. On se tire, vu ? Je veux pas être là quand les autres viendront nous chercher. Et je veux surtout pas voir un seul de ces joueurs de flûte. Des malins, ces gars-là. Ils fouinent partout. Et ils coûtent beaucoup d’argent. Les gens vont poser des questions, et la seule que je veux qu’ils posent, c’est : « Où sont passés les chasseurs de rats ? » Compris ? Il faut savoir quand mettre les pouces. Pas de quoi se miner. Il nous reste combien dans la cagnotte… ? Qu’est-ce que t’as dit ?
— Hein ? Moi ? Rien. Une tasse de thé ? Tu te sens toujours mieux après une tasse de thé.
— T’as pas dit « Minet toi-même » ? fit le premier chasseur.
— Je t’ai demandé si tu voulais une tasse de thé, c’est tout ! Parole ! Tu vas bien ? »
Le premier chasseur regarda fixement son copain, l’air de chercher un mensonge sur sa figure. « Ouais, ouais, répondit-il. Je vais bien. Trois sucres, alors.
— C’est ça, fit le second chasseur en versant les cuillerées. Faut maintenir le taux de sucre dans le sang. Faut prendre soin de toi. »
Le premier saisit la chope, sirota son thé et en contempla la surface tourbillonnante. « Comment on s’est retrouvés dans cette histoire ? fit-il. Dans tout ça, je veux dire ? Tu comprends ? Des fois, je me réveille la nuit et je pense : Tout ça, c’est ridicule. Puis je vais au boulot et tout me paraît sensé, quoi. J’veux dire, voler des trucs, en accuser les rats, oui, en élever de gros bien coriaces pour les fosses, ramener les survivants pour en produire de plus gros encore, oui, mais… chaispas… j’étais pas un gars à ligoter des gamins…
— On a gagné un bon paquet de fric tout de même.
— Ouais. » Le premier chasseur touilla le thé dans sa chope et but une nouvelle gorgée. « Ça compte, j’imagine. C’est un nouveau thé, ça ?
— Non, c’est du Lord Green comme d’habitude.
— L’a un goût un peu différent. » Il vida sa chope et la posa sur l’établi. « D’accord, on va prendre…
— Ça suffit comme ça, fit une voix au-dessus d’eux. Maintenant, vous ne bougez plus et vous m’écoutez. Si vous vous sauvez, vous mourez. Si vous parlez trop, vous mourez. Si vous attendez trop, vous mourez. Si vous vous croyez malins, vous mourez. Des questions ? »
Quelques volutes de poussière tombèrent des chevrons. Les chasseurs levèrent les yeux et virent une tête de chat qui les observait.
« C’est le sale greffier du gamin ! fit le premier chasseur de rats. Je te l’avais bien dit qu’il me regardait d’un drôle d’air !
— À votre place, je ne me regarderais pas, dit Maurice sur le ton de la conversation. Je regarderais plutôt la mort-aux-rats. »
Le second chasseur se retourna vers la table. « Hé, qui nous a volé du poison ? lança-t-il.
— Oh, fit le premier chasseur qui avait l’esprit beaucoup plus vif.
— Volé ? dit le chat depuis les hauteurs. On ne vole pas, nous. Ce serait malhonnête. On déplace.
— Oh. » Le premier chasseur s’assit brusquement.
« C’est dangereux, ce produit, dit le second en cherchant un projectile. T’avais pas à y toucher ! Dis-moi tout de suite où il est ! »
Un choc sourd lui répondit lorsque la trappe par terre s’ouvrit et claqua sur le plancher. Keith sortit la tête puis monta l’échelle sous l’œil ahuri des chasseurs.
Il tenait un sachet en papier tout froissé.
« Oh là là, fit le premier chasseur.
— Qu’est-ce que t’as fait du poison ? demanda le second.
— Ben, fit Keith, maintenant que vous en parlez, je crois que j’en ai versé la majeure partie dans le sucre…»
Noir-mat reprit connaissance. Il avait le dos en feu et ne pouvait pas respirer. Il sentait le poids de la mâchoire du piège qui l’écrasait et la morsure terrible des dents d’acier sur son ventre.
Je ne devrais pas être vivant, songea-t-il. Je préférerais être mort…
Il essaya de se soulever, ce qui n’arrangea rien. La douleur revint un peu plus forte quand il retomba.
Fait comme un rat, se dit-il.
Je me demande de quel modèle il s’agit.
« Noir-mat ? »
La voix venait d’un peu plus loin. Noir-mat voulut parler, mais le plus petit mouvement le pressait davantage contre les dents du bas.
« Noir-mat ? »
Le rat réussit à émettre un faible couinement. Les mots lui faisaient trop mal.
Des pattes s’avancèrent à tâtons dans les ténèbres sèches.
« Noir-mat ! »
L’odeur était celle de Nutritionnelle.
« Gnh, parvint à lâcher Noir-mat en s’efforçant de tourner la tête.
— Tu es pris dans un piège ! »
C’était plus qu’il n’en pouvait supporter, même si chaque parole le mettait à la torture. « Oh… vraiment ? fit-il.
— Je vais aller chercher S-sardines, d’accord ? » bafouilla Nutritionnelle.
Noir-mat sentait monter la panique de la rate. Et ce n’était pas le moment de paniquer. « Non ! Dis… moi… haleta-t-il… quel… type… de… piège ?
— Euh… euh… euh…» fit Nutritionnelle.
Noir-mat prit une inspiration profonde et cuisante.
« Réfléchis, espèce de… pisseuse lamentable !
— Euh… euh… c’est tout rouillé… euh… De la rouille partout ! On dirait… euh… peut-être un… Casse-reins…» Noir-mat entendit des grattements derrière lui. « Oui ! J’ai rongé un peu de rouille ! C’est écrit : Frères Nogent Casse-reins série 1, chef ! »
Noir-mat s’efforça de réfléchir tandis que la pression constante et horrible l’écrasait davantage. Série 1 ? Ancienne donc ! Un modèle qui remontait à la nuit des temps ! Le plus vieux qu’il avait croisé était un Casse-reins amélioré série 7 ! Et pour l’aider il n’avait que Nutritionnelle, une parfaite drrtlt avec quatre pattes gauches.
« Tu peux… voir comment… ? » commença-t-il, mais des lumières violettes lui dansaient maintenant devant les yeux, un grand tunnel de lumières violettes. Il essaya encore alors qu’il se sentait dériver vers elles. « Tu… peux… voir… comment… les… ressorts… ?
— C’est tout rouillé, chef ! lui répondit la voix paniquée. Ça ressemble à un mécanisme à sens unique comme dans le Grand Broyeur de Jennequin Jennequin, chef, mais sans le crochet au bout ! À quoi sert ce machin-là, chef ? Chef ? Chef ? »
Noir-mat sentit la douleur s’en aller. C’est donc ainsi que ça se passe, songea-t-il confusément. Trop tard maintenant. Elle va paniquer et détaler. C’est ce qu’on fait tous. Au moindre pépin, on fonce vers le premier trou. Mais ça n’a pas d’importance. C’est comme un rêve, après tout. Pas de quoi s’inquiéter. Plutôt agréable, en fait. Peut-être existe-t-il vraiment un Grand Rat au Fond de la Terre. Ce serait bien.
Il se laissait aller avec bonheur dans le silence chaud. Il se passait des événements graves, mais très loin et ça n’avait plus d’importance…
Il crut entendre un bruit derrière lui, comme des griffes de rat sur des dalles de pierre. Peut-être Nutritionnelle qui se sauve, dit un recoin de son cerveau. Mais un autre objecta : C’est peut-être le rat squelette.
L’idée ne lui faisait pas peur. Rien ici ne pouvait lui faire peur. Tous les coups durs, c’était du passé. Il sentait que, s’il tournait la tête, il verrait quelque chose. Mais c’était plus facile de se laisser flotter dans ce grand espace chaud.
La lumière violette s’assombrissait maintenant en un bleu profond, et, au milieu du bleu, s’ouvrait un rond noir.
On aurait dit un tunnel de rat.
C’est là qu’il vit, se dit Noir-mat. C’est le tunnel du Grand Rat. Tout est très simple…
Un point blanc éclatant naquit au centre du tunnel et grossit rapidement.
Et le voici, songea Noir-mat. Il doit savoir beaucoup de choses, le Grand Rat. Je me demande ce qu’il va me dire.
La lueur grandit encore et se mit effectivement à ressembler à un rat.
C’est étrange, songea Noir-mat tandis que la lumière bleue se fondait dans le noir, de découvrir que tout est vrai. Donc on s’en va dans le tunn…
Un bruit retentit. Emplit le monde. Et la douleur, terrible, atroce, revint. Et le Grand Rat cria de la voix de Nutritionnelle :
« J’ai rongé le ressort, chef. Je l’ai rongé ! Un vieux ressort pas très solide, chef ! Sans doute pour ça que vous n’êtes pas coupé en deux, chef ! Vous m’entendez, chef ? Noir-mat ? Chef ? J’ai rongé le ressort, chef ! Vous êtes encore mort, chef ? Chef ? »
Le premier chasseur de rats, serrant les poings, bondit de sa chaise.
Du moins, il bondit au début. À mi-parcours, il se mit à tituber. Il se rassit lourdement en se tenant le ventre.
« Oh non. Oh non. Je le savais bien que ce thé avait un drôle de goût…» marmonna-t-il.
Le second chasseur avait viré au vert pâle. « Espèce de sale petit… commença-t-il.
— Et ne songez pas à nous sauter dessus, dit Malicia. Vous ne sortiriez pas d’ici vivants. On pourrait être blessés et oublier où on a mis l’antidote. Vous n’avez pas le temps de nous sauter dessus. »
Le premier chasseur tenta encore de se lever, mais ses jambes refusèrent de répondre. « C’était quoi comme poison ? marmonna-t-il.
— D’après l’odeur, c’est celui que les rats appellent « numéro trois », répondit Keith. Il était dans le sac étiqueté Tuenmasse !!!.
— Les rats l’appellent « numéro trois » ? fit le second chasseur.
— Ils connaissent tout sur les poisons, répondit Keith.
— Et ils vous ont parlé de l’antidote, hein ? »
Le premier chasseur lui jeta un regard noir. « On les a entendus parler, Bill. Dans la fosse, tu te souviens ? » Il se tourna vers Keith et secoua la tête. « Nan, dit-il. T’as pas l’air du gamin qui empoisonnerait un homme de sang-froid…
— Et moi ? lança Malicia en se penchant.
— Elle, oui ! Elle, oui ! fit le second chasseur en serrant le bras de son collègue. Elle est bizarre, celle-là. Tout le monde le dit ! » Il s’étreignit encore le ventre et se courba en gémissant.
« Tu as parlé d’un antidote, dit le premier chasseur. Mais y a pas d’antidote au Tuenmasse ! ! !
— Moi je vous dis qu’il y en a un, dit Keith. Les rats en ont trouvé un. »
Le second chasseur tomba à genoux. « S’il vous plaît, jeune homme ! Ayez pitié ! Pensez au moins à ma chère femme et à mes quatre enfants adorables qui seront privés de père !
— Vous n’êtes pas marié, lui rappela Malicia. Vous n’avez pas d’enfants !
— Je pourrais en vouloir un jour !
— Qu’est-ce qui est arrivé au rat que vous avez emmené ? demanda Keith.
— Chaispas, m’sieur. Un rat avec un chapeau est descendu du toit, puis il l’a attrapé et s’est envolé ! marmonna le second chasseur. Et, après, un autre gros rat est tombé dans la fosse, a crié contre tout le monde, a mordu Jacko aux… j’peux pas dire le nom, a sauté hors de la fosse et a piqué un sprint !
— On dirait que tes rats vont bien, fit Malicia.
— Je n’ai pas fini, reprit Keith. Vous avez volé tout le monde et accusé les rats, hein ?
— Oui ! C’est ça ! Oui ! C’est vrai, c’est vrai !
— Vous avez tué les rats », dit doucement Keith.
La tête du premier chasseur pivota sèchement. La voix du jeune homme avait un accent qu’il reconnaissait. Il avait déjà entendu ça près de la fosse. On y voyait parfois de ces gros flambeurs aux gilets fantaisie qui parcouraient les montagnes, gagnaient leur vie en pariant et donnaient la mort en poignardant. Ils avaient tous une lueur dans l’œil et un accent dans la voix. On les connaissait sous le nom de « gentilshommes tueurs ». On ne contrariait pas un gentilhomme tueur.
« Oui, oui, c’est vrai, on est d’accord ! bredouilla le second chasseur.
— Là, vas-y doucement, Bill, fit le premier sans quitter Keith des yeux.
— Pourquoi vous avez fait ça ? » demanda celui-ci.
Le second chasseur regarda son patron puis Malicia et ensuite Keith, comme s’il cherchait à décider lequel lui flanquait le plus la trouille.
« Ben, d’après Ronald, les rats mangeaient de toute façon les provisions, expliqua-t-il. Alors… il a dit que, si on se débarrassait de tous les rats et qu’on piquait les provisions nous-mêmes, ça serait pas exactement du vol, pas vrai ? Plutôt… de la redistribution. Ronald connaît un type qui remonte la rivière avec une péniche à voile en pleine nuit et qui nous paye…
— C’est un mensonge démoniaque ! cracha le premier chasseur qui parut alors sur le point de vomir.
— Mais vous avez pris des rats vivants et les avez entassés dans des cages sans leur donner à manger, reprit Keith. Ils mangent du rat, ces rats-là. Pourquoi vous avez fait ça ? »
Le premier chasseur se cramponna le ventre. « Il se passe des trucs, je le sens ! dit-il.
— C’est seulement votre imagination ! répliqua sèchement Keith.
— Ah bon ?
— Oui. Vous ne savez donc rien des poisons que vous utilisez ? Votre estomac ne va pas commencer à se dissoudre avant au moins vingt minutes.
— Terrible ! fit Malicia.
— Et après ça, poursuivit Keith, si vous vous mouchez, votre cerveau… ben, disons qu’il va vous falloir un très grand mouchoir.
— C’est génial ! dit Malicia en fourrageant dans son sac. Je vais prendre des notes !
— Et ensuite, si vous… N’allez pas aux toilettes, c’est tout. Ne me demandez pas pourquoi. Surtout pas. Tout sera terminé dans une heure, sauf pour les suintements. »
Malicia griffonnait à toute allure. « Est-ce qu’ils vont couler de partout ? demanda-t-elle.
— Oh oui, répondit Keith sans quitter les deux hommes des yeux.
— C’est inhumain ! s’écria le second chasseur.
— Non, c’est très humain. Extrêmement humain. Aucune bête au monde ne le ferait à un être vivant, mais vos poisons le font aux rats tous les jours. Maintenant vous allez me parler des rats dans les cages. »
La sueur dégoulinait sur la figure de l’assistant du chasseur de rats. Il avait lui aussi l’air pris au piège. « Voyez, les chasseurs ont toujours attrapé des rats vivants pour les fosses, gémit-il. C’est un petit à-côté. Rien de mal là-dedans ! Toujours fait comme ça ! Il nous fallait des réserves, alors on en a élevé. Fallait bien ! Pas de mal à leur donner à manger les rats morts des fosses. Tout le monde sait que les rats mangent du rat, du moment qu’on enlève le bout vert tout mou ! Et après…
— Oh ? Il y a un après ? fit Keith d’une voix calme.
— Ronald a dit que, si on élevait des rats à partir de ceux qui avaient survécu à la fosse, vous savez, ceux qui ont évité les chiens, ben, on obtiendrait des rats plus gros, plus efficaces, voyez ?
— C’est scientifique, ça, fit le premier chasseur.
— Quel intérêt ? demanda Malicia.
— Ben, mademoiselle, on… répondit Ronald, on s’est dit… je me suis dit… on s’est dit que… ben, c’est pas vraiment de la triche de mêler des rats plus coriaces aux autres, voyez, surtout si le chien qui entre dans la fosse est un peu limite. Quel mal y a à ça ? Ça donne du piment, voyez, quand il faut parier. Je me suis dit… il s’est dit…
— Vous n’avez pas l’air de bien savoir qui a eu l’idée, fit Keith.
— C’est lui », dirent ensemble les chasseurs de rats.
C’est moi, fit une voix dans la tête de Maurice. Le chat faillit tomber de son perchoir. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts, reprit la voix d’Araignée. L’espèce la plus forte.
« Vous voulez dire, remarqua Malicia, que sans chasseurs il y aurait moins de rats chez nous ? » Elle marqua un temps, la tête penchée. « Non, ça ne colle pas. Je ne le sens pas. Il y a autre chose. Quelque chose que vous ne nous avez pas dit. Les rats dans les cages sont… fous, déments…»
Je le serais aussi, songea Maurice, avec cette voix horrible dans la tête à chaque heure de la journée.
« Je vais dégobiller, dit le premier chasseur. Je vais… je vais…
— Ne faites pas ça, lui conseilla Keith en observant le second. Ça ne vous plaira pas. Alors, monsieur le chasseur assistant ?
— Demande-leur ce qu’il y a dans l’autre cave », dit Maurice. Il lança la phrase très vite ; il sentait la voix d’Araignée essayer d’empêcher sa bouche de s’ouvrir au moment où elle sortait.
« Qu’est-ce qu’il y a dans l’autre cave, alors ?
— Oh, d’autres bricoles, de vieilles cages, des trucs comme ça… répondit le second chasseur.
— Quoi d’autre ? insista Maurice.
— Seulement… seulement… c’est là que…» La bouche du chasseur s’ouvrit et se referma. Ses yeux lui sortirent des orbites. « Je peux pas dire, reprit-il. Euh… Y a rien. Oui, c’est ça. Y a rien dedans, que les vieilles cages. Oh, et la peste. Faut pas y entrer à cause de la peste. C’est pour ça qu’il faut pas y aller, voyez ? A cause de la peste.
— Il ment, fit Malicia. Pas d’antidote pour lui.
— J’étais obligé ! gémit le second chasseur. Il faut en faire un pour entrer à la Guilde !
— C’est un secret de la Guilde ! lui jeta le premier chasseur. On révèle pas les secrets de la Guilde…» Il s’interrompit pour étreindre son ventre qui gargouillait.
« Qu’est-ce que vous étiez obligé de faire ? demanda Keith.
— Un roi des rats ! s’écria le second chasseur.
— Un roi des rats ? répéta sèchement Keith. C’est quoi, ça, un roi des rats ?
— Je… je… je… bredouilla l’homme. Arrêtez ça, je… je… je veux pas…» Des larmes lui coulèrent sur la figure. « On… j’ai créé un roi des rats… Arrêtez ça, arrêtez ça… arrêtez ça…
— Et il vit toujours ? » demanda Malicia.
Keith, stupéfait, se tourna vers la jeune fille. « Tu connais ces trucs-là, toi ? lança-t-il.
— Évidemment. Il y a des tas d’histoires là-dessus. Les rois des rats sont terriblement malfaisants. Ils…
— L’antidote, l’antidote, s’il vous plaît, geignit le second chasseur. J’ai l’impression d’avoir des rats qui me courent dans le ventre !
— Vous avez créé un roi des rats, répéta Malicia. Oh là là. Ben, on a laissé l’antidote dans la petite cave où vous nous avez enfermés. Je me dépêcherais à votre place…»
Les deux hommes se relevèrent sur des jambes flageolantes. Le premier chasseur tomba par la trappe. Son assistant lui atterrit dessus. En jurant, en gémissant et, il faut l’avouer, en pétant abondamment, ils gagnèrent la cave.
La bougie de Pistou était toujours allumée. À côté trônait un gros tortillon de papier.
La porte claqua derrière les deux hommes. Ils entendirent qu’on coinçait un morceau de bois dessous.
« Il y a assez d’antidote pour une personne, fit la voix assourdie de Keith à travers la porte. Mais je suis sûr que vous vous débrouillerez… humainement. »
Noir-mat s’efforça de reprendre son souffle et crut ne jamais y arriver, même en inspirant pendant un an. Un étau de douleur lui broyait la poitrine et le dos.
« C’est incroyable ! dit Nutritionnelle. Vous étiez mort dans le piège et maintenant vous êtes vivant !
— Nutritionnelle ? fit tout doucement Noir-mat.
— Oui, chef ?
— Je te… remercie beaucoup, dit-il d’une voix encore sifflante, mais ne raconte pas de bêtises. Le ressort était tendu, faible et… les dents étaient émoussées et rouillées. C’est tout.
— Mais vous avez des traces de dents partout ! Personne ne s’est encore sorti d’un piège à part les Couinou, mais ils étaient en caoutchouc ! »
Noir-mat se lécha le ventre. Nutritionnelle avait raison. Il avait l’air transpercé. « J’ai eu de la chance, dit-il.
— Aucun rat n’est jamais sorti vivant d’un piège, répéta Nutritionnelle. Vous avez vu le Grand Rat ?
— Le quoi ?
— Le Grand Rat !
— Oh, ça. » Noir-mat allait ajouter : Non, je ne crois pas à ces niaiseries, mais il se retint. Il se rappelait la lumière, puis les ténèbres devant lui. Ça n’avait pas l’air méchant. Il avait failli regretter que Nutritionnelle le libère. Dans le piège, la douleur lui paraissait loin. Et il avait cessé de devoir prendre des décisions difficiles. Il se contenta donc de demander : « Pur-Porc va bien ?
— Plus ou moins. Je veux dire, on ne lui a pas trouvé de blessure inguérissable. Il a connu pire. Mais, enfin, il était vieux. Presque trois ans.
— Était ?
— Il est vieux, je veux dire, chef. Sardines m’a envoyée vous chercher parce qu’on va avoir besoin de vous pour nous aider à le ramener, mais…» Nutritionnelle lui jeta un regard incertain.
« Ça va, c’est moins grave que ça en a l’air, j’en suis sûr, dit Noir-mat en grimaçant. On remonte là-haut, d’accord ? »
Les vieux bâtiments ne manquent pas de prises pour les pattes des rats. Nul ne les remarqua tandis qu’ils grimpaient d’une mangeoire à une selle, d’un harnais à un râtelier de foin. D’ailleurs, personne ne les cherchait. Quelques-uns des autres rats avaient suivi la route Jacko vers la liberté, les chiens devenaient fous à force de les chercher et de se battre entre eux. Tout comme les hommes.
Noir-mat connaissait un peu la bière car il avait beaucoup rôdé sous les bistros et les brasseries, et les rats se demandaient souvent pourquoi les humains aimaient de temps en temps se déconnecter le cerveau. Pour les rats, vivre au centre d’un maelström de bruits, de lumières et d’odeurs n’avait aucun sens.
Noir-mat ne trouvait plus ça aussi bête, maintenant. L’idée qu’on puisse momentanément oublier le quotidien et ne plus avoir la tête bourdonnante de soucis… ma foi, ça paraissait séduisant.
Il ne se rappelait pas beaucoup sa vie d’avant le Changement, mais il était sûr qu’elle était moins compliquée. Oh, il avait connu des coups durs parce que la vie sur le dépotoir n’était pas de tout repos. Mais, une fois passés, ils retournaient au néant, et demain était un autre jour.
Les rats ne pensaient pas au lendemain. Ils sentaient confusément que d’autres événements allaient se produire.
Ce n’était pas de la réflexion. Et il n’existait ni « bon » ni « mauvais, ni « bien » ni « mal ». Tout ça, c’était des idées nouvelles.
Les idées ! Leur monde à présent ! De grandes questions et de grandes réponses. Sur la vie, sur la façon de la vivre, à quoi on servait. Les idées nouvelles se répandaient sous le crâne fatigué de Noir-mat.
Et parmi les idées, au milieu de son cerveau, il vit la petite silhouette de Pistou.
Noir-mat n’avait jamais beaucoup parlé au petit rat blanc ni à la petite femelle qui cavalait toujours à sa suite et dessinait les images de ce qu’il avait pensé. Noir-mat appréciait les individus dotés de sens pratique.
Mais il se disait à présent : C’est un dépiégeur ! Tout comme moi ! Il va en éclaireur, trouve les idées nouvelles, y réfléchit, les capture par des mots, les rend inoffensives et nous ouvre le chemin.
On a besoin de lui… on a besoin de lui maintenant. Sinon, on court tous comme des rats dans un tonneau…
Bien plus tard, quand Nutritionnelle serait vieille, grise autour du museau et qu’elle dégagerait une odeur un peu curieuse, elle dicterait le récit de l’escalade et raconterait qu’elle avait entendu Noir-mat marmonner tout seul. Le Noir-mat qu’elle avait sorti du piège, affirmerait-elle, était un rat différent. Comme si ses pensées s’étaient ralenties mais avaient pris de l’ampleur.
Le plus étrange, dirait-elle, c’était quand ils avaient atteint la poutre. Noir-mat s’était assuré que Pur-Porc allait bien puis avait ramassé l’allumette qu’il avait montrée à la rate. « Il l’a grattée sur un vieux bout de fer, raconterait-elle, puis il s’est avancé sur la poutre avec l’allumette allumée, et je voyais le monde en dessous, les râteliers de foin et la paille partout, et les hommes qui tournaient en rond comme… hah… comme des rats… et je me suis dit, si tu laisses tomber ça, mon vieux, l’écurie va se remplir de fumée, mais ils ont fermé la porte, alors, le temps qu’ils s’en aperçoivent, ils seront pris comme… hah… ouais, comme des rats dans un tonneau, et nous, nous serons loin dans les gouttières.
« Mais il est resté là, à regarder en dessous, jusqu’à ce que l’allumette s’éteigne. Alors il l’a reposée, nous a aidés à nous occuper de Pur-Porc et n’en a jamais reparlé. Je lui ai posé la question plus tard, après l’affaire du joueur de flûte et tout, et il m’a répondu : « Oui. Des rats dans un tonneau. »
« Et il en est resté là. »
« Qu’est-ce que tu as réellement mis dans le sucre ? demanda Keith tandis qu’il se dirigeait devant Malicia vers la trappe secrète.
— Cascara, répondit la fille.
— Ce n’est pas du poison, dis ?
— Non, c’est un laxatif.
— C’est quoi, ça ?
— Ça fait… aller.
— Aller où ?
— Pas « où », crétin. Tu… vas. Je ne tiens pas vraiment à te faire un dessin.
— Oh. Tu veux dire… aller.
— Voilà.
— Et tu en avais justement sur toi ?
— Oui. Évidemment. C’était dans le grand sac de médicaments.
— Tu veux dire que tu emmènes un truc pareil uniquement pour des cas de ce genre ?
— Évidemment. Ça peut toujours servir.
— Comment ça ? lança Keith en grimpant à l’échelle.
— Ben, admettons qu’on nous enlève. Admettons qu’on se retrouve en mer. Admettons que des pirates nous capturent. Les pirates ont un régime très monotone, et c’est peut-être pour ça qu’ils sont toujours en colère. Ou alors admettons qu’on s’échappe, qu’on nage jusqu’à la côte et qu’on se retrouve sur une île où il n’y a que des noix de coco. La noix de coco, ça constipe drôlement.
— Oui, mais… mais… il peut se passer n’importe quoi ! Si tu continues, tu vas finir par emporter n’importe quoi des fois qu’il arriverait n’importe quoi !
— Voilà pourquoi c’est un grand sac », dit Malicia d’une voix sereine en se hissant par la trappe et en s’époussetant.
Keith soupira. « Combien tu leur en as donné ?
— Beaucoup. Mais ça devrait aller s’ils ne prennent pas trop d’antidote.
— Qu’est-ce que tu leur as donné comme antidote ?
— Cascara.
— Malicia, tu as un mauvais fond.
— Ah oui ? Toi, tu voulais les empoisonner avec le vrai poison et tu ne manquais pas d’imagination pour décrire leur ventre en train de se dissoudre.
— Oui, mais les rats sont mes amis. Certains poisons font vraiment cet effet-là. Et… comme qui dirait… donner en antidote une nouvelle dose de poison…
— Ce n’est pas du poison. C’est un médicament. Ils vont se sentir délicieusement nettoyés après ça.
— D’accord, d’accord. Mais… leur en donner aussi comme antidote, c’est plutôt… plutôt…
— Malin ? Satisfaisant sur le plan narratif ?
— Je suppose », reconnut Keith à contrecœur.
Malicia regarda autour d’elle. « Où est ton chat ? Je croyais qu’il nous suivait.
— Des fois, il va faire un tour. Et ce n’est pas mon chat.
— Oui, c’est toi qui es son garçon. Mais un jeune homme avec un chat malin peut faire son chemin, tu sais.
— Comment ça ?
— Il y a le Chat botté, bien sûr, répondit Malicia, et tout le monde connaît évidemment Dick Livingstone et son chat merveilleux, non ?
— Pas moi, fît Keith.
— C’est une histoire célèbre !
— Pardon. Je ne lis pas depuis très longtemps.
— Ah bon ? Ben, Dick Livingstone était un garçon sans le sou qui est devenu maire d’Ùbergargl parce que son chat était très fort pour attraper… euh… les pigeons. La ville était envahie de… pigeons, oui, et plus tard il a même épousé la fille d’un sultan parce que son chat a chassé tous les… pigeons du palais royal de son père…
— C’étaient des rats en réalité, non ? dit Keith d’une voix morne.
— Oui, pardon.
— Et ce n’est qu’une histoire. Écoute, est-ce qu’il existe vraiment des histoires sur les rois des rats ? Les rats ont des rois ? Je n’en ai jamais entendu parler. Comment ça marche ?
— Pas comme tu le penses. On connaît ça depuis des années. Ça existe vraiment, tu sais. Tout comme sur le panneau dehors.
— Quoi ? Les rats avec leurs queues nouées toutes ensemble ? Comment est-ce que…»
Il y eut des coups sonores et insistants à la porte. Certains donnaient l’impression d’avoir été frappés du pied.
Malicia s’approcha du battant et actionna les verrous. « Oui ? » lança-t-elle d’un ton glacial tandis que l’air de la nuit entrait à flots.
Un groupe d’hommes en colère se pressaient dehors. Le meneur, qui paraissait le meneur uniquement parce qu’il se tenait devant les autres, fit un pas en arrière en voyant Malicia.
« Oh… c’est vous, mademoiselle…
— Oui. Mon père est le maire, vous savez.
— Euh… oui. On le sait.
— Pourquoi vous avez tous des bâtons ?
— Euh… on veut parler aux chasseurs de rats », répondit le porte-parole. Il s’efforçait de regarder derrière la jeune fille qui s’écarta.
« Il n’y a que nous ici, dit-elle. Sauf si vous croyez qu’il y a une trappe qui donne sur un labyrinthe de caves souterraines où des animaux désespérés sont enfermés dans des cages et où de grosses réserves de provisions volées sont stockées. »
L’homme jeta un nouveau coup d’œil nerveux. « Vous et vos histoires, mademoiselle, dit-il.
— Des ennuis ? demanda Malicia.
— On croit qu’ils étaient un… un peu vilains…» répondit l’homme. Il blêmit sous le regard qu’elle lui lança.
« Oui ? fit-elle.
— Ils nous ont roulés à la fosse aux rats ! dit dans son dos un homme que la présence d’un collègue entre Malicia et lui enhardissait. Ils ont dû entraîner ces rats-là ! Y en a un qui volait au bout d’une ficelle !
— Et un autre a mordu mon Jacko aux… aux… aux ce que j’pense ! protesta encore quelqu’un plus loin. Me dites pas qu’on l’a pas entraîné pour faire ça !
— J’en ai vu un ce matin avec un chapeau, ajouta Malicia.
— Il y a eu beaucoup trop de rats bizarres aujourd’hui, dit un autre homme. Ma m’man en a vu un qui dansait sur les étagères de la cuisine, elle m’a dit ! Et quand mon grand-père s’est levé pour prendre son dentier, un rat s’en est servi pour le mordre, il m’a dit. L’a mordu avec ses propres dents !
— Comment ça ? Il avait le dentier dans la gueule ? demanda Malicia.
— Non, il l’a fait claquer en l’air ! Une dame dans notre rue aussi, en ouvrant son garde-manger, a vu des rats qui nageaient dans la jatte de crème. Ils faisaient pas que nager, d’ailleurs ! Ils étaient entraînés. Ils se déplaçaient suivant des espèces de motifs, ils plongeaient dessous et agitaient leurs pattes en l’air, des trucs comme ça !
— Vous voulez dire qu’ils faisaient de la natation synchronisée ? s’étonna Malicia. Qui raconte des histoires maintenant, hein ?
— Vous êtes sûre de pas savoir où sont ces hommes ? demanda le meneur d’un ton soupçonneux. On nous a dit qu’ils venaient par ici. »
Malicia roula des yeux.
« D’accord, oui, fit-elle. Ils sont venus ici, un chat parlant nous a aidés à leur donner du poison et ils sont maintenant enfermés dans une cave. »
Les hommes la regardèrent. « Ouais, c’est ça, dit le meneur en faisant demi-tour. Ben, si vous les voyez, prévenez-les qu’on les cherche, d’accord ? »
Malicia referma la porte. « C’est terrible de ne pas être crue, dit-elle.
— Maintenant parle-moi des rois des rats », demanda Keith.